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1. Introduction

La crise pandémique de 2020 à 2022 a généré un foisonnement d’études sur les diverses manières dont l’enseignement a été affecté, reconfiguré et parfois enrichi par la technologisation de la conduite de classe (Boudokhane-Lima, Felio, Lheureux et Kubiszewski, 2021; Smith et Arnott, 2022). Des offres pédagogiques quasi inédites d’enseignement comodal, c’est-à-dire lorsqu’un cours est délivré simultanément en classe et par le biais de technologies synchrones comme la visioconférence pour des élèves restés chez eux, se sont fait jour. Bricolée dans l’urgence par les enseignants soucieux d’assurer une certaine continuité éducative à leurs élèves, cette solution technopédagogique a soulevé un certain nombre de questions sur les ressources de divers ordres (pédagogique, technologique, sémiotique, psychologique) orchestrées par les enseignants (Caron et coll., 2020) et sur le soutien institutionnel et technique nécessaire à sa mise en oeuvre (Guichon et Roussel, 2021).

La plupart des études publiées à ce jour sur l’enseignement comodal pendant la pandémie concernent l’enseignement universitaire (voir par exemple Gobeil-Proulx, 2019; Ploj-Virtič, Dolenc et Šorgo, 2021) et adoptent généralement la perspective des enseignants (Boudokhane-Lima et coll., 2021). Pour cette étude qualitative sur la comodalité en classe, nous cherchons à compléter la perspective enseignante, en proposant une méthode propice à examiner les perceptions d’élèves de l’école primaire sur cette situation à travers l’étude conjointe de leurs discours et de leurs dessins. Ce sont en particulier les dimensions attentionnelles et socioaffectives liées à l’enseignement comodal qui seront examinées car, dans la lignée de Bozkurt et Ramesh (2020, p. iii), nous pensons que « lorsque les choses reviendront à la normale, les gens ne se souviendront pas du contenu éducatif dispensé, mais ils se souviendront de ce qu'ils ont ressenti, de la manière dont nous nous sommes occupés d'eux et dont nous les avons soutenus »[1]. Nous nous interrogeons donc sur les éléments sur lesquels portent l’attention des élèves dans cette situation, l’attention étant envisagée pour nous dans sa dimension cognitive (à quels savoirs, à quelles ressources les élèves font-ils attention ?) et dans sa dimension socioaffective (comment les acteurs font-ils attention les uns aux autres ?).

Après avoir présenté quelques éléments théoriques sur l’attention aux savoirs et les enjeux de l’enseignement comodal nous revenons sur la méthodologie d’analyse des dessins que les élèves ont faits pour rendre compte de leur expérience comodale et que nous avons retenus pour cette étude. Les données sont ensuite analysées selon une démarche qualitative, croisant dessins d’enfants et verbatim des élèves.

2. Repères théoriques

2.1 Attention en situation comodale

La question de l’attention aux savoirs en situation d’enseignement comodal est une question récurrente dans les recherches qui s'intéressent aux situations d’enseignement comodal (Gobeil-Proulx, 2019; Guichon et Roussel, 2021; Vangrunderbeeck, 2020). Ces chercheurs rappellent que l’enjeu consiste à maintenir l’attention de tous les élèves (en présence et à distance) face à la démultiplication des ressources qu’ils ont sous les yeux, en raison notamment des artefacts technologiques mobilisés. En d’autres termes, lorsque l’enseignante est dans la classe, mais que son image est simultanément projetée au tableau dans l’application Zoom, puisqu’elle échange aussi avec les élèves à distance, sur quels éléments l’attention des élèves en classe porte-t-elle ou devrait-elle porter?

Les travaux en psychologie cognitive (Cowan, 1995; Baddeley, 2002) montrent que l’attention est un système à capacité limitée qui permet de sélectionner les informations issues de l’environnement, pour les traitements suivants. L’attention fait office de « projecteur sélectif » (Baars, 1997, p. 292), qui éclaire une partie et une partie seulement des informations perçues par l’individu de manière auditive ou visuelle. La théorie de la charge cognitive (Sweller, Ayres et Kalyuga, 2011) qui s'intéresse à la répartition des ressources attentionnelles des apprenants a mis en évidence trois effets de la présentation d’informations sur l’apprentissage, qui nous semblent particulièrement devoir être pris en compte dans des situations de comodalité : l’effet de redondance (redundancy effect), l’effet de l’attention partagée (split attention effect) et l’effet de modalité (modality effect).

On parle de redondance lorsque les apprenants doivent traiter des informations qui ne sont pas directement pertinentes pour l’apprentissage ou doivent traiter les mêmes informations sous de multiples formes (par exemple, un texte, une image et un diagramme ou un texte et une image). Le traitement d’informations redondantes gêne l’apprentissage car celles-ci surchargent la mémoire de travail (Sweller, 2016). L’effet de l’attention partagée survient justement lorsque l’apprenant doit partager son attention entre différentes sources d’information (un texte et un diagramme ou une image par exemple). Les apprenants doivent alors faire porter leur attention sur une source d’information pour la traiter, avant de basculer leur attention sur une autre source d’information et ainsi de suite, ce qui peut également conduire à surcharger la mémoire de travail. Pour favoriser l’apprentissage, il semblerait qu’il faille éviter de multiplier les sources d’information, notamment si elles sont redondantes (Sweller, Ayres et Kalyuga, 2011). Dans les modèles de mémoire de travail (Cowan, 1995; Baddeley, 2002), les informations de nature auditive et de nature visuelle font l’objet d’un traitement séparé. Cette séparation des traitements implique que si les deux informations sollicitent le même canal perceptif, alors les apprenants vont devoir traiter deux fois la même information. L’« effet de modalité » permet, quant à lui, de contourner l’effet de redondance et l’effet de l’attention partagée. Il apparaît lorsque l’information à apprendre est présentée à la fois de manière visuelle et auditive, ce qui produirait de meilleurs résultats d’apprentissage qu’une présentation seulement visuelle par exemple (Puma et Tricot, 2019). La situation d’enseignement comodale, dans laquelle se trouve le groupe classe examiné pour cette étude, nous semble particulièrement propice à favoriser la redondance des informations, l’attention partagée des apprenants, mais aussi la multimodalité, puisque les ressources placées par l’enseignante sous la caméra-document se retrouvent en même temps projetées au tableau tout en étant également parfois sous les yeux des enfants sous forme papier. Par le biais des dessins des enfants, nous espérons avoir accès à ce qu’ils perçoivent et donc à ce sur quoi porte leur attention dans cette situation de classe particulière.

2.2 Les perceptions des élèves à distance et sur site pendant l’enseignement comodal

Une enquête de Zheng et coll. (2022) sur le vécu des élèves, de leurs parents et de leurs enseignants à Hong Kong pendant la pandémie montre que les difficultés pour faire face au téléenseignement d’urgence (remote online teaching) tel qu’il a été mis en place pourrait avoir été plus complexe pour les élèves du primaire étant donné que leurs compétences de gestion attentionnelle et d'autorégulation des apprentissages sont toujours en cours de construction. Leur étude, basée sur des questionnaires, s'appuie sur la prémisse que l’attention des élèves décline rapidement lorsqu’ils suivent les cours depuis chez eux, en particulier s’ils sont peu engagés dans des interactions avec leurs enseignants et leurs pairs et si des stimuli dans leur environnement provoquent des distractions.

Une première publication sur les données recueillies dans la classe pendant la pandémie (Guichon et Roussel, 2021) a mis au jour que cette situation de comodalité engendre une désynchronisation progressive entre élèves à distance et élèves sur site qui, parce qu’ils ne voient ni n'entendent exactement la même chose, vivent certes une situation identique, mais l'éprouvent de manière différente. Nous n’avons pas réussi à repérer d’étude investiguant le sentiment de bien-être ou le niveau d’engagement attentionnel pour des classes hybrides dans lesquelles une partie des élèves auraient été en présence tandis que l’autre était à distance. Nous écartons d’emblée toute tentation comparatiste des deux perspectives qui nécessiterait des données d’une autre nature que celles recueillies dans le projet Français Plus, mais cherchons plutôt à documenter la manière dont cette « écologie fracturée » (Seuren et coll., 2021) a été perçue par les élèves.

3. Méthodologie

3.1 Contexte du recueil des données

Les données analysées dans la présente étude ont été recueillies dans le cadre de la recherche Français Plus (voir Miguel Addisu et coll., 2020)[2], un projet franco-canadien de recherche collaborative dont l’objectif est de documenter les pratiques numériques en classe en contexte de crise sanitaire. Il s’agit pour l’équipe de chercheurs de connaître les pratiques didactiques émergentes, et d’interroger leurs effets potentiels sur les apprentissages, afin de soutenir le perfectionnement professionnel des praticiens.

Pour cette étude qualitative, une collaboration s’est nouée avec un lycée français situé à l’est des États-Unis qui accueille des élèves de 3 ans à la terminale (K-12). Marion, une enseignante de dernière année de l’école élémentaire de cette école, a accepté de participer au recueil de données en enregistrant sa classe, en recueillant des artefacts de recherche (des dessins d’enfants), et en facilitant des entretiens d’explicitation entre elle, les enfants et les chercheurs. Au moment de la recherche (de novembre 2020 à avril 2021), la classe de Marion comprend 21 élèves dont 19 suivent les cours en présentiel et 2 autres effectuent leur scolarité à distance en suivant la classe de manière synchrone (par le dispositif de visioconférence Zoom) et par le biais de la plateforme Google Classroom qui permet un travail asynchrone en autoformation. Quatre fois dans la journée, les élèves à distance se connectent à Zoom pour une durée de trente minutes afin de suivre une leçon en même temps que leurs camarades en classe.

La Figure 1 présente une photographie d’un enregistrement de sa classe par Marion et permet de comprendre l’écologie de la situation pédagogique.

Figure 1

Photographie de la classe

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Dès les premières semaines de la pandémie au printemps 2020, ce lycée a pu fournir un accompagnement technopédagogique à la communauté éducative. Les salles de classe de ce lycée étaient déjà équipées d’ordinateurs connectés et de vidéoprojecteurs. Les enseignants volontaires se sont vus doter de caméras documents permettant de projeter l’image de pages de manuels ou celle d’une ardoise effaçable. Lorsque l’on écrit sur cette ardoise ou que l’on pointe des éléments sur le manuel, le contenu est à la fois partagé par Zoom avec les élèves à distance et projeté au tableau pour les élèves en classe.

3.2 Recueil et analyse des données

Dans la présente étude, les analyses portent sur deux types de données : dix-huit dessins d’élèves et un entretien de trente-cinq minutes avec quatre élèves de la classe qui commentent leurs dessins.

Nous disposons donc tout d’abord de dix-huit dessins d’élèves. La consigne était la suivante : « Dessine une séance Zoom. Pense à t’inclure dans le dessin ainsi que Marion et les différents outils qu’elle manipule pendant la séance ». Nous avons demandé aux enfants de s’inclure dans le dessin pour comprendre quelle place chacun et chacune avait dans cette écologie. Les dessins révèlent alors l'ordre perçu et l'importance accordée à certains éléments (les artefacts, l'enseignante, les élèves à distance). À la suite du dessin, les élèves devaient indiquer en entourant la réponse qui leur convenait sur quels éléments ils se concentraient le plus pendant la séance Zoom. Les choix suivants leur étaient alors proposés : la voix de Marion, ce qu’il y a à l’écran (tableau/ordinateur), ce qu’il y a sur ma table, autre (explique). Les dessins ont été produits en classe avec la médiation de l’enseignante qui a dû parfois réexpliquer les consignes. 

Le recours aux dessins d’enfants relève, en éducation, des méthodologies visuelles pour l’étude des représentations (Kalaja et Melo-Pfeifer, 2019; Moore, 2001) offrant, en particulier pour de jeunes participants, la possibilité d’exprimer (graphiquement et discursivement en parlant) leurs propres interprétations de leur expérience et contextes d’apprentissages. Le dessin, ici soutenu par des discours d’explicitations croisés (plusieurs enfants discutent ensemble des dessins de leurs pairs), permet une redistribution des rôles dans la recherche et l’interprétation réflexive, ici partagée, du sens. Le recours au dessin repose sur des protocoles de recherche visant, au travers de la médiation sémiotique qu’ils offrent aux participants, l’élucidation du point de vue des enfants et la validation de leurs conceptions du monde (Moore et Castellotti, 2014; Razafi, 2009) au sein d’une écologie particulière, la leur, ici dans leur classe (en ligne ou en présentiel). Le maillage des points de vue (entre enfants, entre enfants et enseignantes, et avec les chercheurs) ouvre une « zone interprétative partagée » (Moore et Castellotti, 2014, p. 178).

Un entretien de groupe, conduit par l’une des auteurs (SR) et en compagnie de l’enseignante, a ainsi permis de recueillir les discours oraux de quatre élèves, deux élèves (Julien et Shyla[3]) qui suivent l’enseignement en présentiel et deux qui le suivent à distance sur leurs propres dessins (Sylvain et Dorian) et ceux des autres. Dans cet entretien semi-guidé, les dessins ont été soumis aux enfants et deux questions principales leur ont été posées : « peux-tu nous raconter ton dessin » et « à quoi fais-tu attention dans la classe pendant les séances zoom? ». Ainsi dans cet entretien de trente-cinq minutes, chaque enfant parle de son dessin et les trois autres le commentent aussi.

L’analyse descriptive des dessins y est ainsi complétée par une analyse interprétative des discours des enfants, selon « une démarche collaborative intégrant les connaissances expérientielles des praticiens et leurs analyses du contexte et des actions » (Clerc, 2014, p. 117; voir aussi Aguilar et coll., 2017; Blanchet et Chardenet, 2014).

4. Résultats. La classe comodale : des régimes de visibilité et d’attention contrastés

Lorsqu’ils sont à la maison, les enfants doivent maîtriser les outils, gérer leur environnement (bruits, présence des membres de la famille et des animaux de compagnie), suivre sur leur ordinateur (et sur l’écran pour les enfants en présentiel) les éléments de la leçon en cours guidés par la voix de leur enseignante (13 des 18 enfants ayant produit un dessin y notent se concentrer prioritairement sur la voix de Marion pendant la classe, tandis que 4 stipulent se concentrer sur « ce qu’il y a à l’écran », soit le tableau ou l’ordinateur). La question de la multimodalité et de la présentation des informations prend donc ici une saillance particulière.

Lors de l’entretien visant à recueillir les explicitations des enfants sur leurs propres dessins, l’un des enfants, qui était présent en classe, explique : « Quand Marion parle, je concentre sur sa voix, quand elle partage quelque chose au tableau, je concentre sur ça », tandis qu’un autre explique « je concentre sur tout *de[s] fois, Marion *defois l’écran et aussi *defois les chose[s] sur ma table » ou encore sur le « travail »[4]. L’exemple 1 met en regard deux dessins d’enfants présents en classe et qui représentent la classe de manière remarquablement similaire, avec les enfants assis solitairement à leur table, séparés les uns des autres et face au bureau de l’enseignante (représentée une fois assise, l’autre debout) et face à l’écran (où les deux élèves à distance sont représentés en gros plan ou alors la page de la leçon est mise en exergue sur l’écran). Tout se passe ainsi, à l’avant de la classe, dans une mise en face-à-face statique où l’écran se trouve sous l’angle de vue et les lignes de regard directrices, par les effets de composition, vont de l’écran à la classe et de la classe à l’écran. Les verbatim recueillis auprès des enfants permettent de confirmer ainsi que leur attention est parfois dirigée par la voix de Marion (ou des autres enfants sur l’écran) mais aussi par l’image (comme le recours au partage d’écran). On note ainsi une forme de face-à-face entre les enfants dans la classe et les deux élèves à distance, ces derniers apparaissant surdimensionnés sur l’écran.

Les deux dessins, réalisés par des enfants en classe, présentés dans l’exemple 2 montrent une représentation de la classe en gros plan, essentiellement focalisée sur l’enseignante (masquée), les outils technologiques et l’écran. Le reste de la classe a ici disparu et ces deux dessins sont assez représentatifs de la façon dont les enfants de cette classe se voient (ou plutôt ne se voient pas) dans cette écologie centrée sur la technologie. En effet, sur les 18 dessins, tandis qu’absolument tous représentent l’écran Zoom et que seulement 2 omettent de représenter l’enseignante (soit par un dessin d’elle, une croix avec son nom, ou la représentation de son bureau et qu’un seul la représente en mouvement debout devant l’écran), les enfants eux-mêmes sont absents de ces représentations ou sont présentés de dos seulement. Ainsi, comme dans l’exemple 2, 13 dessins représentent la classe par la présence seulement du mobilier (des bureaux, un dessin ajoutant avec des étiquettes avec les noms des enfants), des triangles fantomatiques (du mobilier avec une flèche indiquant « mon bureau » ou « moi »), ou bien encore des croix. En revanche, les deux élèves en distanciel sont représentés 8 fois, soit par un dessin d’eux de face (sans masque), souvent avec leur nom présenté dans une étiquette sous le dessin de l’enfant (comme dans l’interface de Zoom), soit par le biais d’une flèche indicative. Marion, l’enseignante, est elle-même représentée plusieurs fois sur l’écran, de même qu’elle l’est à son bureau (ou devant l’écran), ce qui fait qu’on voit alors l’enseignante dédoublée sur les dessins (dans une version en buste et une version où tout son corps est représenté, le plus souvent assise à son bureau (et une fois debout) (comme dans les Exemples 1 et 2 ici présentés et mis en regard avec la Figure 1 présentant la situation pédagogique).

Le masque, en revanche, tandis qu’il reste très thématisé dans les discours d’enseignants de manière générale, est fort peu représenté dans les dessins d’enfants et pas du tout dans leurs discours. Dans les dessins, Marion (qui pourtant, on le voit dans la Figure 1, porte le masque en permanence) n’est représentée masquée que deux fois, tandis qu’elle est représentée le reste du temps sans, et avec le sourire. Les enfants en distanciel sont représentés sans masque (ils n’en portent pas chez eux). Les enfants de la classe, quand ils sont représentés (ce qui est peu le cas bien que la consigne l’ait encouragé : « Pense à t’inclure dans le dessin »), le sont à la fois loin de l’enseignante et de son bureau, loin de l’écran et loin des autres enfants et toujours très isolés. Par ailleurs, comme les enfants dans la classe s’auto-représentent de dos, le masque n’est pas, là non plus, un élément significatif. On remarque ainsi une différence essentielle dans ce que les enfants « voient » en classe, par rapport à leurs enseignants, dans ce face-à-face interactionnel où les collaborations entre élèves sont mises en berne au moment de la distanciation sociale.

Les outils technologiques sont représentés dans leur diversité (la consigne encourageait à s’y intéresser). Parmi ceux-ci, le tableau blanc, l’écran, l’ordinateur (« l’ordi *a Marion »), d’autres ordinateurs, la caméra, l’oreillette (pour écouter) mais aussi, de manière plus traditionnelle, « l’ardoise de Marion »; « des stylos ». Pourtant, c’est la voix de Marion qui paraît l’élément le plus déterminant dans l’acte d’apprentissage (notée 12 fois par les enfants, parfois avec un autre élément important, comme « l’écran » ou « ce qu’il y a sur ma table »). Le mobilier de la classe est aussi important, les bureaux et les chaises (à roulettes), les étagères, la fenêtre, la porte. En ce qui concerne la distribution de l’espace, c’est toujours l’écran, avec parfois le bureau de l’enseignante placé à gauche de celui-ci du point de vue des enfants qui remplissent majoritairement la page de l’écran.

L’écrit est aussi représenté dans les dessins comme dans l’exemple 4 représentant une leçon de mathématiques (des chiffres, des multiplications, des graphes), avec des bulles des enfants pour qualifier des éléments de leurs dessins (« Moi »; « Marion »; « ordi »; « mon bureau »; « le tableau »; « ma gourde »; « ma trousse »). Les autres enfants sont généralement représentés par leur bureau (des tables et des chaises), des croix dispersées sur l’espace de la page, des triangles ou des rectangles vides, une fois par des étiquettes portant leur nom, des bâtonnets et seulement trois fois par un dessin des autres vus de dos, comme nous avons pu le voir déjà dans les exemples précédents.

5. Discussion. Représentations de la comodalité pour les enfants : En remote, c’est très lonely

Les dessins et les entretiens, en permettant de recueillir le ressenti des enfants eux-mêmes sur la situation de comodalité, montrent que cette situation est plus ou moins bien vécue par les enfants qui y voient aussi bien des avantages (généralement marqués par leur autonomisation dans l’acte d’apprendre) que des inconvénients (dans le bouleversement des relations sociales, en particulier avec les pairs).

On note ainsi une remise au centre de l’enseignante et des savoir enseignés tandis que les formes de collaborations ordinaires des enfants entre eux et les autres formes de relations sociales se trouvent bousculées en périphérie de cette écologie redessinée par la crise sanitaire.

On note aussi dans ces exemples un éclatement des frontières temporelles et spatiales de la classe, avec une hyper-centration de l’attention sur ce qui se passe à l’écran et sur les personnes qui s’y trouvent représentées (dans/hors classe, comme l’enseignante et les deux enfants en distanciel, l’un au même endroit que les autres, à Chicago, l’autre très loin, au Costa Rica). En même temps qu’une redéfinition de l’espace classe (du dedans et du dehors, le sapin de Noël à Chicago, le palmier et le soleil au Costa Rica, le mobilier scolaire pour les uns, le mobilier du quotidien pour les autres), on note aussi une redéfinition de la gestion des gestes, des regards, du temps (les enfants qui étudient de la maison insistent sur le fait qu’ils « gagnent du temps », qu’ils peuvent « jouer aux jeux vidéo » ou « aller manger dans la cuisine »).

Ce qui frappe alors est la tension entre un hypercadrage de l’attention délimité par l’écran et la fluidité entre toute sorte de frontières (maison/école, localisation (les enfants sur place)/internationalisation (les enfants à distance, parfois hors du pays); scolaire/ordinaire, etc.) qui s’accompagne par une grande prise d’autonomie des enfants dans la gestion de leur espace et de leur temps (école/maison/écran). On observe aussi une hyper-focalisation sur le savoir à apprendre (mis en gros plan sur l’écran) et sur les apprenants à distance qui, lorsqu’ils parlent, prennent toute la place sur l’écran. Le savoir et la distribution d’expertise sont ainsi « cadrés » (au sens photographique) et visualisés par l’écran qui en délimite à la fois les frontières et les différentes formes de mises en abyme.

Enfin, et cette remarque constitue sans doute une piste à explorer dans de prochains travaux, tout le rapport au corps (le sien, celui des autres) se trouve altéré dans et par l’expérience comodale : l'organisation des tables en rang d'oignons, en raison des risques de contamination, semble en effet, on le voit au travers des dessins, créer des ensembles humains désincarnés, en tout cas en ce qui concerne les enfants en présence, ou ubiquitaire pour ceux à distance (qui ne disparaissent jamais de l’écran ou lorsqu’ils le font, laissent un écran vide). Privés de travaux de groupe et de contacts rapprochés avec leurs pairs, les corps des élèves sont presque rendus abstraits alors que ceux de leurs homologues à distance sont démasqués, plus libres (on voit sur les films que les deux élèves n'hésitent pas à bouger sur leur chaise, disparaître un moment) et surdimensionnés par le biais de leur image projetée en gros sur le tableau.

6. Conclusion

Dans cette étude qualitative, nous avons cherché à mieux comprendre comment des élèves du Primaire ont vécu la situation de comodalité d’urgence, en mettant l’accent sur les mises en attention que l’écran interposé aux interactions et la démultiplication des ressources technologiques mobilisées encouragent et recomposent.

À cette « écologie fracturée » semble correspondre une « attention fracturée » (Pegrum et Palalas, 2021). Les enfants disent faire attention à l’enseignante, mais aussi à ce qui est projeté à l’écran, et aux enfants à distance devenus des acteurs proéminents de la situation. On assiste ainsi à un dédoublement des ressources, de l’enseignante, bien entendu, mais aussi des exercices, des supports, des modalités visuelles et auditives. La situation d’enseignement comodal crée une sorte d’écho, écho de la voix et de l’image de l’enseignante dans la classe qui se répercute à distance, car les élèves en présence font attention à ce que l’enseignante dit aux élèves à distance. Il apparaît donc que la comodalité pourrait engendrer une plus grande division de l’attention pour les élèves en classe qui doivent gérer simultanément une pluralité de canaux, davantage redondants que complémentaires, alors que, pour les enfants à distance, les différents canaux convergent sur leur écran d’ordinateur. On peut alors se demander s’il ne serait pas bénéfique de ne donner accès qu’à l’image produite avec la caméra document pendant les activités de travail en comodal et de supprimer temporairement l’image des élèves distants pour ne pas créer de distractions pour les élèves présents en classe.

En outre, la comodalité semble interroger toute la géographie des apprentissages (Plowman, 2016) et l’organisation des territoires : la représentation spatiale de la classe (le-en-classe/hors-classe), la gestion de plusieurs tâches, du temps et de l’écran, mais aussi la relation interpersonnelle et les comportements proxémiques (maintenir la distance, ne pas toucher). La comodalité engendre une redistribution des ressources plurisémiotiques à disposition pour enseigner et pour apprendre et renouvelle en partie le « jeu des postures dans la classe » (Bucheton et Soulé, 2009).

Finalement, si l’enseignement comodal s’est présenté comme une solution temporaire à un problème urgent (Golden, 2020) et si, avec d’autres chercheurs, il reste à se demander ce qui persistera de cette expérience une fois la crise passée (Bozkurt et Sharma, 2020), il n’en demeure pas moins que c’est la résilience, des enseignants et des élèves, et leur capacité à mettre en place des micro-stratégies d’adaptation pour continuer à apprendre que cette étude met singulièrement au jour.