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Concluant son livre écrit en réponse à Orientalism d’Edward Said (1978), Bernard Lewis peint l’étonnement de l’historien égyptien Djabartî (1753-1825) qui, après l’invasion de son pays par Bonaparte, consulte dans un centre d’études de l’armée française au Caire des ouvrages européens sur la culture arabe : « Djabartî avait découvert l’existence de l’orientalisme européen » (Lewis 1984 : 281). En effet, rien d’équivalent n’existait dans les pays d’Islam : l’Europe occidentale, ses langues et son histoire n’y étaient pas étudiées. Edward Said propose de comprendre l’orientalisme comme une entreprise d’imposition du pouvoir de l’Occident sur l’Orient, en somme une forme savante du colonialisme. Pour mieux le contredire, B. Lewis met en avant l’ignorance d’un Djabartî et demande si l’absence de curiosité pour la culture de ses voisins n’indique pas un mépris de l’étranger autrement plus grave que celui qu’on reproche à l’Europe. Il affirme que jusqu’au XIXe siècle, les musulmans ne manifestent « aucun intérêt » pour la si proche Europe, en contraste avec l’ « extraordinaire curiosité » pour l’étranger des habitants de cette dernière, issus de l’élite ou du reste de la population (Lewis 1984 : 285).

Passant en revue des récits de voyages arabes en Europe écrits avant le XIXe siècle, Daniel Newman se réclame de B. Lewis et ne se montre guère plus nuancé (Newman 2001) ; il confirme l’indifférence à l’égard de l’Europe, due selon lui à l’hostilité religieuse et au mépris d’une région trop longtemps considérée comme arriérée. Pourtant, D. Newman examine nombre d’oeuvres ignorées par B. Lewis, souvent écrites par des Marocains depuis le XVIe siècle (Al-Qaddûrî 1995). Mais, selon lui, ces récits d’ambassade relatent des voyages en service commandé qui n’impliquent pas un vrai désir d’ouverture à l’autre ; en fait, ces musulmans ne supportent qu’avec peine d’entretenir des rapports avec les infidèles qui leur inspirent une « haine rageuse » [rabid hatred] (Newman 2001 : 33). D’autre part, D. Newman trouve à redire à la qualité de ces textes, les jugeant de manière quelque peu obscure « soit purement descriptifs, soit fantaisistes [the purely descriptive, or the fanciful] » (Newman 2001 : 51).

Au-delà des expressions outrancières, le fond des arguments, concernant le savoir sur l’autre et le rôle qu’y tient le récit de voyage, est à prendre au sérieux. On admet généralement que les déplacements et leur narration, dont la place est grande dans la culture musulmane presque depuis ses origines, se limitent pour l’essentiel à l’aire culturelle musulmane, inspirés par le désir de visiter des centres intellectuels et religieux du dâr al-Islâm, la « maison de l’Islam » (Touati 2000). Ils visent ainsi l’approfondissement de la connaissance de soi, plutôt que l’ouverture vers des cultures étrangères. La différence est nette avec l’Europe moderne qui cherche aussi dans les civilisations même lointaines comment se définir. À l’opposé, dit-on, les Arabes ne se penchent sur la culture de l’Europe que lorsque le danger politique et militaire qu’elle représente ne peut plus être ignoré. Ainsi, c’est un récit de voyage, publié en 1834, qui est parfois considéré comme un des textes fondateurs du renouveau de la littérature arabe ; son auteur, al-Tahtawî, avait été envoyé étudier à Paris par son gouvernement, bénéficiant des réformes tentées en réponse à l’expédition d’Égypte (1998), et sa longue carrière de traducteur et d’éducateur fera mieux connaître la culture européenne dans son pays. Est-il vrai, comme le rappelle D. Newman, qu’aucun de ses prédécesseurs ne manifeste de curiosité pour l’Europe ? Il est certain que le corpus de voyages arabes en Europe à la Renaissance est sans commune mesure avec celui des voyageurs européens en Afrique du Nord et au Levant[1]. Mais il n’est pas absent, et il est bien plus passionnant que ne le suggère D. Newman. Ce dernier s’intéresse à deux auteurs, rapidement à Léon l’Africain, et plus longuement à al-Hajarî, omis par B. Lewis. Ces écrivains importants permettent de renouveler les termes de ce débat sur l’orientalisme, sur le rapport entre les civilisations européennes et islamiques, et sur le rôle qu’y joue le récit de voyage.

Le 10 mars 1526, Jean Léon l’Africain met à Rome la dernière main à une oeuvre en langue italienne, à laquelle il se réfère sous le titre de Libro della Cosmographia dell’Affrica[2] ; publiée en 1550 par Gian Battista Ramusio dans ses Navigazioni e viaggi[3], et par lui intitulée Descrizione dell’Africa, elle exercera une influence importante et durable sur la culture européenne (Zhiri 1991, Zemon Davis 2006). Plus d’un siècle plus tard, Ahmad Ibn Qâsim al-Hajarî achève le 12 septembre 1637 à Tunis son Kitâb Nasîr al-dîn ‘alâ qawm al-kâfirîn [« Le Livre du défenseur de la foi contre les infidèles »], texte arabe bien connu des historiens des Morisques. La stature de Léon dans l’étude des rapports entre l’Europe et l’Afrique du Nord est aujourd’hui considérable ; le texte d’al-Hajarî, quant à lui, n’a été que récemment édité[4], et sa notoriété commence seulement à franchir les cercles de spécialistes.

Léon, figure désormais emblématique des rapports entre le nord et le sud de la Méditerranée à la Renaissance, est né sous le nom de Hassan al-Wazzân à Grenade entre 1489 et 1494. La conquête du dernier royaume musulman de la péninsule ibérique par les Rois Catholiques conduit sa famille à émigrer à Fez, où il étudie le droit et la théologie, et goûte l’histoire et la poésie. Très jeune, il accompagne dans ses périples son oncle ambassadeur, puis, au service du sultan wattaside, il est souvent envoyé dans les régions marocaines. Se dirigeant vers Istanbul pour une mission officielle, il traverse le Maghreb. Il revient par l’Égypte ; le bateau qui le ramène vers le Maroc est saisi par des corsaires siciliens en 1518. Livré au pape Léon X, Hassan, après une année de captivité, se convertit au christianisme et reçoit le nom de Giovanni Leone. Protégé par le cardinal Egidio da Viterbo, kabbaliste et amateur de langues orientales, il lui enseigne l’arabe, et l’aide à étudier le Coran (Burman 2007). Il écrit de nombreux ouvrages historiques et linguistiques, dont seule une partie nous est parvenue. On présume qu’il est retourné au Maghreb en 1529 et qu’il y est mort, peut-être vers 1554.

Al-Hajarî portait aussi un nom chrétien, Diego Bejarano. Né en Estrémadure en 1569 ou 1570, il est baptisé et fait partie de la communauté crypto-musulmane morisque dans une Espagne où la pratique de l’Islam est interdite (Harvey 2005). Contrairement à nombre de Morisques à cette époque, sa langue maternelle est l’arabe, dont il étudiera la forme classique à l’adolescence, bravant les lois en vigueur. En 1599, il s’embarque pour Mazagan, préside espagnol sur la côte atlantique du Maroc, d’où il prend la fuite. Ses relations lui valent d’être reçu à Marrakech à la cour d’Ahmad al-Mansûr. Il restera longtemps au service des sultans saadiens, remplissant les fonctions de secrétaire et de traducteur de textes diplomatiques et savants. La dramatique expulsion des Morisques d’Espagne, entre 1609 et 1614, a un grand retentissement sur sa carrière et sa vie intellectuelle. Certains réfugiés, embarqués sur des vaisseaux français pour rejoindre le Maroc, se font voler par les armateurs. Avec l’autorisation du sultan Mulay Zaydân, al-Hajarî part pour la France afin de négocier le dédommagement des victimes. Il s’embarque pour le Havre en 1611. L’affaire se prolonge pendant un an et demi ; al-Hajarî séjourne dans plusieurs villes, dont Paris, Bordeaux et Saint-Jean-de-Luz. Une fois la mission menée à bien, il se dirige vers les Provinces-Unies, avec lesquelles le Maroc saadien entretenait des rapports commerciaux et diplomatiques cordiaux. Il y demeure de juin à septembre 1613, y fréquente savants et hommes d’État, et y est reçu plusieurs fois par le Prince d’Orange, avec lequel il discute de l’expulsion des Morisques et d’une possible alliance contre l’Espagne. De retour au Maroc, il continue de travailler pour la cour saadienne. Vers 1634, il se dirige vers l’Orient. Au Caire, à la demande d’un lettré de la ville, il écrit une relation de voyage, aujourd’hui perdue, puis l’abrégé de ce récit, le Nasîr al-dîn. Enfin, il s’installe à Tunis, où il termine son texte en 1637, et où il serait mort après 1640.

Au-delà du siècle qui les sépare, la vie et l’oeuvre des deux écrivains ont été façonnées par les turbulences des rapports entre l’Europe et l’Afrique du Nord à l’âge moderne, qui ont souvent été violentes, parfois aussi culturellement fécondes. Ayant fui la péninsule ibérique dans des circonstances dramatiques, tous deux ont trouvé au Maroc l’occasion d’une carrière au service de la dynastie régnante qui les a menés aux honneurs, aux responsabilités et aux voyages. Tous deux, sans être des érudits, ont une culture étendue, qui les a rompus à la pratique de l’écriture, et les a préparés à leur rôle d’officiels proches des rois. En Europe comme au Maghreb, ils ont fréquenté des milieux lettrés ; ils ont laissé, outre leurs textes majeurs, les traces d’une activité intellectuelle considérable. Enfin, tous deux ont joué un rôle important dans le développement des études orientales en Europe, par leur collaboration soutenue avec des personnages éminents dans cette histoire. C’est un élément essentiel de leur trajectoire et de leur oeuvre, et de la réception qui en est faite de nos jours. Leurs textes trouvent une de leurs clés dans la nécessité où leurs auteurs se sont trouvés d’assurer à un niveau intellectuel la liaison entre deux civilisations dont les rapports historiques sont marqués à la fois par la proximité, voire la connivence, et par un antagonisme souvent renouvelé. Chacun de ces auteurs met en pratique certaines modalités du commerce des cultures, et, à sa manière, mesure, exacerbe ou efface la distance qui les sépare. Chacun conçoit des stratégies pour atteindre ses lecteurs et assurer le passage des savoirs. Ainsi, cet écart et son abolition potentielle deviennent la matière et le creuset de l’oeuvre.

Léon et al-Hajarî n’abordent pas leur tâche de manière identique. La moindre des différences entre eux n’est pas que le texte d’al-Hajarî appartient plus évidemment au genre du récit de voyage que celui de Léon. Le Nâsir al-dîn est de fait l’abrégé d’un récit de voyage aujourd’hui perdu[5], qui fait la part belle aux controverses religieuses avec des juifs et, surtout, des chrétiens (d’où son titre), et il en a gardé l’organisation narrative. On a vu que Léon pour sa part adopte comme titre le mot européen de cosmographia, à comprendre évidemment dans son acception la plus descriptive et la moins mathématique (Lestringant 1991, Milanesi 1994). De plus, se référant souvent dans son texte à des auteurs génériquement appelés « doctori, cosmographii, hystoriographii », il s’inscrit dans la tradition d’un savoir qui dépasse le récit de voyage et l’utilise comme une source parmi d’autres, y compris la chronique historique et le manuel juridique. Reste que, depuis que Ramusio l’a incluse dans ses Navigazioni e viaggi jusqu’à nos jours, la Cosmographia a été lue et comprise comme appartenant à la littérature de voyage.

Sans doute convient-il de distinguer entre le récit de voyage, structuré même lâchement par un itinéraire et la narration d’un périple, et « la littérature issue du voyage », qui peut échapper à cette organisation, mais s’y réfère dans son économie et son horizon (Gomez-Géraud 2000 : 73). Ainsi, la Cosmographia est traversée par le voyage. La voix qui habite cet ouvrage de géographie descriptive, et qui n’est pas un « je » mais une troisième personne, « il compositore », est celle du dépositaire d’un savoir séculaire et de la mémoire d’un pays (Zhiri 2000). En même temps, ancrée dans une expérience singulière, cette voix évoque en pointillés les périples au cours desquels l’auteur a vu les lieux qu’il décrit, après avoir parcouru à cheval les distances entre les villes de l’Afrique du Nord et traversé le Sahara à dos de chameau. Loin de dédaigner le vénérable topos du péril, elle esquisse la possibilité d’un récit d’aventures dangereuses[6]. Anecdotes héroïques ou prosaïques scandent le texte, mettant souvent en scène les personnages rencontrés au gré des pérégrinations.

Voilà qui marque la Cosmographia comme littérature de voyage. Cette qualification est également tributaire des circonstances dans lesquelles elle a été écrite et lue. Cette description géographique est aussi un ouvrage écrit en Europe à l’usage de l’Autre, et déborde ainsi les limites du genre tel que Léon a pu le connaître dans la culture maghrébine de son temps. Ainsi, une bonne moitié de la Cosmographia se consacre aux villes et aux régions marocaines et se réfère souvent à des voyages de l’auteur, qui, personnels ou officiels, sont bien moins prestigieux que ceux auxquels s’attachent de préférence les relations de l’époque. Cette description du Maroc offre une précision et une abondance que l’on chercherait en vain dans les récits des voyageurs marocains qui ont précédé Léon[7]. Un tel contraste avec les règles du genre s’explique sans doute par le fait que l’auteur s’adresse à un public curieux de détails qui, concernant un pays étranger, ne lui paraissent pas trop ordinaires pour être intéressants. L’attente du lecteur aide aussi à constituer la Cosmographia comme littérature de voyage, et conduit son auteur à évoquer, au-delà des périples héroïques où il a affronté une nature et des hommes hostiles, des voyages bien plus banals et à se présenter dans le texte comme un homme constamment en mouvement. Rien d’étonnant donc à ce que, du XVIe au XXIe siècle, les biographies de Léon, brèves ou étendues, informées ou fictionnelles, se retrouvent sous bien des plumes. Lorsqu’elles introduisent des citations du texte, elles valident sa qualité par le rappel des voyages, grands et petits, de l’auteur.

Un des traits essentiels de la Cosmographia qui atteste son appartenance à la littérature de voyage est son écriture en italien, ce qui pourrait la définir comme une traduction dont l’original n’existe pas – ou plus. L’effort de dire dans l’idiome européen la réalité africaine est consubstantiel du projet de l’auteur, et inscrit ce dernier dans une marginalité qui se lit dans la maîtrise incertaine de la langue (Ramusio devra d’ailleurs réécrire le texte en italien correct pour le publier). A priori, le cas d’al-Hajarî est entièrement différent, puisqu’il s’adresse en arabe à des lecteurs arabophones. La situation n’est pas si simple, et al-Hajarî n’est pas nécessairement de plain-pied avec la culture dans laquelle il se situe. Arabophone, il connaissait pourtant si bien l’espagnol qu’il passait pour un Vieux-Chrétien, et put ainsi fuir l’Espagne malgré les grandes restrictions imposées à la liberté de mouvement des Morisques. Quant à l’arabe classique, qu’il apprit à l’adolescence, il ne le maîtrisait pas assez pour éradiquer de son texte de nombreux dialectalismes[8]. Rien n’interdit de penser que pour lui l’espagnol avait une résonance affective. Il constituait certainement un lien avec la communauté morisque, dont les membres, pour la plupart, avaient perdu l’usage de l’arabe, et communiquaient en espagnol après leur départ volontaire ou forcé de leur pays, provoquant parfois la suspicion de leurs nouveaux concitoyens. Une bonne partie du travail intellectuel d’al-Hajarî, surtout dans la dernière phase de sa carrière, consiste en traductions espagnoles de textes religieux, destinée aux Morisques émigrés, dont la connaissance de l’Islam était fréquemment lacunaire. À l’inverse, une de ses traductions les plus répandues, attestée par de nombreux manuscrits, est celle, de l’espagnol à l’arabe, d’un traité d’artillerie écrit par un Morisque de Tunis (James 1978). Plus clairement encore que pour Léon, la traduction est un élément essentiel de l’identité de l’auteur al-Hajarî. Profondément, son oeuvre est au service de la « nation » morisque exilée, dont il était un membre éminent. C’est ce que suggère un manuscrit en espagnol conservé à Bologne qui contient plusieurs de ses textes[9], dont une paraphrase de certains passages du Nâsir al-dîn, et une longue lettre adressée à des Morisques installés à Constantinople (Wiegers 1988). Al-Hajarî veut contribuer à l’intégration des Morisques dans leur culture d’accueil en Afrique du Nord par ses traductions, mais aussi dans le Nâsir al-dîn. D. Newman, frappé par la place importante qu’y tiennent les controverses religieuses, le considère comme un « virulent pamphlet anti-chrétien » (Newman 2001 : 41). Mais dans le contexte de l’engagement d’al-Hajarî pour l’insertion des Morisques exilés, la défense de l’Islam contre les autres religions s’inscrit aussi dans une stratégie sociale et psychologique. Au Maghreb, les Morisques « ne sont pas toujours en odeur de bon Islam. Ils parlent trop souvent l’espagnol entre eux, et regardent plus qu’ils ne devraient du côté de l’Andalousie » (Berque 1982 : 100). Ici, face à un ennemi extérieur, chrétien et juif, le Morisque sous les traits d’al-Hajarî est le champion de l’Islam, en partie grâce à sa connaissance intime d’un christianisme auquel il a appartenu, au moins en apparence, grâce aussi à une tradition polémique qui est le résultat de la longue confrontation sur la terre d’Espagne et à laquelle il emprunte ses thèmes (Cardaillac 1977). Ce savoir est une arme contre des ennemis qui ne sont pas seulement doctrinaires mais aussi politiques et militaires, et dont la puissance devient redoutable dans les pays de la Méditerranée occidentale.

En outre, le thème religieux est loin d’épuiser le Nâsir al-dîn, et l’intérêt d’al-Hajarî pour la culture européenne est évident, notamment en ce qui concerne l’astronomie et la cosmographie. Al-Hajarî y décrit les documents, textes, cartes et globes qu’il a consultés, et qui lui ont fait prendre conscience des progrès de l’exploration du monde par les Européens, surtout en Amérique et en Asie.[10] Au sujet de cette dernière, il cite l’ouvrage du Portugais Pedro Teixeira, publié en 1610[11]. Dans sa lettre aux Morisques de Constantinople, il mentionne la Descripción general de Africa publiée en 1573 par l’Espagnol Marmol (Wiegers 1988 : 38). Il s’intéresse en Hollande aux expéditions de Willem Barentsz, qui avaient eu lieu quelques années auparavant[12]. Pour le service de Mulay Zaydân, il a traduit non seulement des documents diplomatiques mais aussi des ouvrages savants, dont un texte de l’astronome juif Abraham Zacuto (1452- v. 1515)[13], et une géographie universelle française[14] : l’édition de 1997 suggère qu’il s’agirait des États du monde de Pierre Davity (1614). Cette traduction n’a pas été retrouvée, pas plus que celle d’un traité latin, pour laquelle al-Hajarî avait sollicité l’aide d’un captif lettré[15]. Ce versant de l’activité traductrice d’al-Hajarî préfigure al-Tahtawî. Il faut souligner qu’al-Hajarî n’est pas complètement isolé : quelques autres traduisent des textes savants européens dans le Maroc de son temps (al-Manûnî 1967), invalidant les affirmations péremptoires de B. Lewis et D. Newman sur la complète indifférence des Arabes à l’égard de l’Europe.

Par la force des choses, c’est uniquement dans l’autre sens que Léon a été diffusé. Presque toutes les oeuvres que nous connaissons de lui sont des textes de frontière, traduisant et adaptant des formes et des contenus issus de la culture du Maghreb à l’usage des Européens. Son succès dans ce domaine, sans doute le fruit de son talent personnel, était facilité par le fait que, à cette époque, le fossé n’était pas gigantesque entre le nord et le sud de la Méditerranée, où historiographie et géographie avaient leurs lettres de noblesse, et parfois des références partagées, surtout pour la seconde. Peut-être plus important, la carrière de Léon en Europe, au-delà des oeuvres, le montre en mesure de nouer des relations intellectuelles fructueuses, avec notamment Egidio da Viterbo (Jones 1988), auquel il enseigne l’arabe, et le médecin juif bien connu, Jacob Mantino (Derenbourg 1883, Kaufman 1893), auquel est dédié le glossaire arabe-hébreu-latin conservé à l’Escurial et qui possédait la grammaire arabe écrite par Léon[16].

Certains aspects de la Cosmographia ne s’expliquent que par ces relations intellectuelles. Conçue entièrement comme un dialogue avec l’autre, l’oeuvre de Léon ne répond pas seulement aux souhaits des « signori e principi » que mentionne Ramusio dans sa préface. Elle détaille certes forces et richesses, mais elle s’adresse aussi aux curieux de la vie intellectuelle et culturelle, qui peuvent y trouver beaucoup de renseignements. Dans un passage très intéressant, Léon montre qu’il envisageait de faire circuler le savoir dans l’autre sens : il évoque son retour prochain au Maghreb, et le travail qu’il compte y accomplir, lorsque, « par la grâce de Dieu revenu sain et sauf de son voyage d’Europe, il ordonnera son livre de bonne façon. Il commencera par la partie la plus digne et la plus noble, l’Europe, puis il poursuivra avec le plus grand soin d’abord avec l’Asie, c’est-à-dire la partie qu’il en a vue, puis en troisième lieu il mettra le présent petit ouvrage »[17]. Ainsi, son plan d’ensemble est une cosmographie universelle, qu’il achèvera au Maghreb, et dont fera partie la Cosmographia, probablement traduite en arabe. Cette cosmographie universelle, qui aurait précédé celle de Sebastian Münster, aurait suivi l’ordre déjà habituel en Europe – notons que l’Amérique en est omise. Elle aurait introduit dans la géographie du Maghreb la division du monde par continents, qui aurait remplacé l’organisation par « climats », héritage grec qui continuera pendant des siècles d’être en usage dans la géographie arabe.

Le cercle savant dans lequel évolue al-Hajarî en Europe est plus étendu que celui de Léon, en partie sans doute parce qu’il retrouve des relations qu’il a déjà établies au Maroc. Parmi les plus érudits, on trouve le médecin Étienne Hubert, qui passa un an au Maroc au service du sultan Ahmad al-Mansûr et apprit l’arabe, avant d’occuper de 1600 à 1613 la chaire d’arabe au Collège Royal (Castries 1911). L’aide que lui a apportée al-Hajarî dans ses études est attestée par de nombreux manuscrits[18]. Par son intermédiaire, il se lie avec un des personnages les plus importants dans l’histoire de l’étude des langues orientales en Europe, Thomas Erpenius, qui deviendra professeur à l’Université de Leyde. Il travaille avec lui en France, puis en Hollande. À travers Erpenius et sa Grammatica arabica (1613), qui sera plusieurs fois rééditée, il influencera l’étude de l’arabe en Europe pendant deux siècles. Il collabore aussi avec Jacob Golius, élève d’Erpenius qui lui succèdera à Leyde. Lorsque Golius séjourne sur la côte atlantique du Maroc entre 1622 et 1624, il est en contact épistolaire avec al-Hajarî qui, de Marrakech, aide le savant hollandais à obtenir des manuscrits, parfois en les copiant lui-même (Wiegers 1988, Jones 1988). Une de ses lettres indique que l’information et l’intérêt pour l’étranger ne circulaient pas en sens unique : sachant que Golius possédait un texte d’astronomie, il lui demande de lui en faire parvenir une traduction espagnole ou arabe (Witkam 2008 : 80).

Les carrières intellectuelles de Léon et d’al-Hajarî trouvent leur sens dans leur qualité de passeurs de cultures, qui ont oeuvré à créer des liens entre les civilisations, selon les modalités qui leur étaient offertes sur l’une ou l’autre rive. De ces formes, certaines sont des tentatives très approfondies de créer de véritables syncrétismes, pour de complexes raisons politiques, religieuses et culturelles. Léon et al-Hajarî se sont trouvés en contact avec des efforts, certes très différents, d’intégration des civilisations et des religions. Le principal protecteur du premier, Egidio da Viterbo, faisait partie du courant de la kabbale chrétienne ; cette entreprise extrêmement complexe est inséparable de l’essor de l’intérêt européen pour les langues et les cultures orientales et contribue à les inclure, aussi bien que l’héritage gréco-latin, dans la Renaissance des Lettres (Secret 1964). Ainsi, Guy Le Fèvre de la Boderie, dans sa préface à sa traduction du texte d’un autre auteur originaire de l’Espagne musulmane, Juan Andrés, « estime que nous avons aujourd'huy la despouille non seulement des Latins et des Grecs, qui sont les deux dernières monarchies permissives, mais aussi des Perses, Arabes, Caldez, Egyptiens, & Hebrieux » (Le Fèvre de la Boderie 1574 : f. Aij vo). Le mouvement de la Renaissance inclut des civilisations qui, par la suite, seront considérées comme orientales et étrangères, et expulsées de la généalogie de l’Europe moderne. Voilà un aspect trop souvent ignoré des études orientales des XVIe et XVIIe siècles : en dépit de leur indéniable aspect apologétique et polémique, elles visent aussi à intégrer les cultures du Proche-Orient et de l’Afrique du Nord dans le renouvellement de la civilisation européenne. Cela surprend peut-être quand on pense aux efforts conceptuels consentis plus tard pour couper l’Europe moderne des racines sémitiques de sa religion, élément essentiel de la sécularisation de l’idée de l’Europe et, de façon concomitante, du champ de l’orientalisme (Olender 1989). À la Renaissance, la Kabbale chrétienne fonctionne en fait comme une archive mondiale des langues et des cultures, présentée par Claude Duret dans son Thresor de l’histoire des langues des cest univers (1613), véritable « bibliographia kabbalistica » (Secret 1964 :17) qui cite abondamment Léon comme Juan Andrés. Léon, qui ne pouvait ignorer qu’il participait à la création de cette archive, utilise deux fois le mot “cabala” dans sa présentation de la culture à Fez au livre III de la Cosmographia.

L’entreprise syncrétiste dans laquelle al-Hajarî fut impliqué est plus controversée. Le premier chapitre du Nâsir al-dîn évoque la fascinante affaire du parchemin et des reliques trouvés en 1588 dans le minaret de la mosquée de Grenade, puis la découverte entre 1595 et 1600 de disques de plomb gravés dans le mont voisin de Valparaiso, appelé plus tard Sacromonte. Ces documents, dont la plupart était en arabe, auraient été écrits au premier siècle par des martyrs arabes chrétiens, compagnons de saint Jacques. Il est aujourd’hui admis qu’ils furent forgés par des Morisques, dans l’objectif d’affirmer la présence très ancienne des Arabes et de leur langue en Espagne. Ils présentaient une vision du christianisme fortement islamisée, passant sous silence la Trinité ou la divinité du Christ. Une longue controverse s’ensuivit, qui ne prit fin qu’avec la condamnation des « Livres de Plomb » en 1682 par le Pape Innocent IX, pour faux et hérésie (Barrios Aguilera, García-Arenal 2006, 2008 ; García-Arenal, Rodriguez Mediano 2010 : 151-60). Entretemps, beaucoup de savants furent invités à les examiner, dont seule une minorité conclurent à leur authenticité. Ce fut le cas des Morisques Alonso de Castillo et Miguel de Luna, interprètes au service de la couronne espagnole ; il est vrai que certains les soupçonnent d’avoir mis la main aux faux.

Un aspect essentiel de ces documents est qu’ils sont presque entièrement en langue arabe. Malgré une longue lutte, les Morisques n’avaient pas retrouvé le droit de la parler ou de l’écrire. Dans l’affaire de Sacromonte, l’arabe est un enjeu crucial : si les documents avaient été acceptés comme authentiques, ils auraient affirmé son antiquité dans la péninsule et sa capacité à exprimer les vérités chrétiennes[19]. Cette affaire est d’une grande importance dans l’histoire de la communauté morisque d’Espagne pendant les deux décennies précédant l’expulsion, et il n’est pas étonnant qu’al-Hajarî en parle longuement. D’ailleurs la première mention faite à al-Hajarî par un historien européen l’associe aux livres de plomb[20]. Sollicité par l’archevêque de Grenade pour traduire le parchemin découvert en 1588, al-Hajarî exprime sa joie de pouvoir faire état de sa maîtrise de l’arabe sans crainte d’être arrêté. Après son départ, il a l’occasion de lire à Marrakech et à Tunis des transcriptions des « livres de plomb », qui, comme le Nasîr al-dîn, montrent l’intérêt que certains continuaient de porter à cette affaire dans les pays arabes. Son opinion est nette : ces textes sont authentiques et expriment une vision juste du christianisme, en accord avec l’Islam, débarrassée des distorsions apportées par la tradition chrétienne. C’est en somme un christianisme auquel un musulman pourrait adhérer. G.A. Wiegers, examinant le témoignage d’al-Hajarî sur le parchemin, conclut que « it is essentially an Islamic document meant to impress and convince a Muslim rather than a Christian readership » [il s’agit essentiellement d’un document islamique conçu pour impressionner et convaincre un public musulman plutôt que chrétien] (Wiegers 1989 : 200). Comme plus tard les livres de plomb, le parchemin représentait sans doute une tentative désespérée des Morisques de sauver leur situation de plus en plus précaire en Espagne en leur présentant un christianisme qu’ils pourraient professer sans réserve.

Ce premier chapitre du Nâsir al-dîn confirme l’engagement essentiel d’al-Hajarî dans la cause morisque, et inaugure les thèmes essentiels qui vont structurer le texte, le malheur de la nation morisque, la controverse avec les autres religions du Livre dans laquelle un Morisque est le champion de l’Islam orthodoxe et l’importance de la langue arabe. C’est là qu’al-Hajarî évoque son apprentissage héroïque de l’arabe, malgré les dangers qu’il lui faisait courir, puis la manière dont la découverte du parchemin lui permet d’acquérir une certaine notoriété quand l’archevêque Castro sollicite son aide. L’affaire du Sacromonte est une tentative syncrétiste apparemment plus locale et plus directement et étroitement politique que la Kabbale chrétienne. Elle n’en joue pas moins, comme cette dernière, un rôle dans l’essor de l’étude des langues et cultures orientales en Europe, une histoire à laquelle Léon et al-Hajarî ont apporté une contribution importante.

Lorsque Djabartî, vers la fin du XVIIIe siècle, est admis au centre d’études du Caire, la grammaire d’Erpenius est toujours le texte de référence pour l’apprentissage de l’arabe en Europe, et elle n’a pas encore été remplacée par l’ouvrage de Silvestre de Sacy (1810). L’historien égyptien n’avait aucun moyen de savoir que les études arabes d’Erpenius avaient été considérablement aidées par le Morisque al-Hajarî, et, qu’avant ce dernier, Léon avait lui aussi apporté sa pierre à l’édifice des études orientales. Les situations sont bien différentes entre Léon, un captif qui doit négocier les possibilités de sa liberté, et al-Hajarî, un quasi-ambassadeur qui peut s’autoriser de la puissance d’un sultan. Les moments sont aussi à distinguer : Léon intervient dans la création par quelques francs-tireurs des études orientales, alors qu’al-Hajarî peut constater les premiers effets d’une institutionnalisation croissante du champ, la mise en place d’un dispositif universitaire et éditorial, et la création de collections et de bibliothèques. Ils ne sont pas isolés : bien d’autres Orientaux jouèrent leur rôle de professeurs de langue et de passeurs de culture, musulmans ou chrétiens, parfois humbles et presque anonymes et parfois plus prestigieux, comme les Libanais maronites Gabriel Sionita (1577-1648) et Abraham Ecchellensis (1605-1664), qui succédèrent à Étienne Hubert à la chaire d’arabe du Collège Royal.

Qu’à l’aube des temps modernes, la littérature de voyage soit beaucoup plus nombreuse dans le sens de l’Europe vers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord que l’inverse ne fait pas de doute. Mais les documents existent et leur donner une juste importance permet de mieux comprendre les rapports entre l’Orient et l’Occident, et aussi de voir que ces termes mêmes n’ont pas la fixité qu’on leur prête parfois. Ainsi, l’orientalisme, comme on commencera de dire vers la fin du XVIIIe siècle, est une entreprise non seulement transnationale entre les pays d’Europe, mais aussi, dans une mesure plus large qu’on ne le considère d’habitude, transculturelle entre l’Europe et les pays de cet Orient proche. Originaires du Levant ou de l’Afrique, nombre de ressortissants de ces derniers ont infléchi l’évolution de ce domaine. Ils ont parfois été accueillis dans ses institutions les plus centrales, comme le Collège Royal, ou dans d’autres cas, dans des régions plus périphériques de la République des Lettres. Leur oeuvre et leur carrière mettent à mal la notion d’un Orient replié sur soi et jaloux de son identité, comme celle d’un orientalisme européen uniquement inventé pour servir les desseins des colonisateurs.

Ceux qui, comme Léon et al-Hajarî, ont illustré la littérature de voyage permettent aussi de modifier notre lecture du genre dans la civilisation de langue arabe, et dans ses zones de passage avec celle de l’Europe. Leurs textes sont peut-être marginaux par rapport aux grands courants de la culture du Maghreb de leur temps, qui privilégient longtemps le voyage intérieur à l’aire musulmane ; il n’en demeure pas moins que, à cette aube des temps modernes, ils deviennent plus nombreux qu’ils ne l’étaient auparavant, comme D. Newman le reconnaît lui-même. Cette résurgence mérite d’être examinée, et permettra peut-être de comprendre la place du récit de voyage dans cette culture, aussi bien que la manière dont cette dernière, dans ses formes savantes, a été modifiée par son contact avec l’Europe à ce moment de leur histoire.