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1. Introduction

Dans l’imaginaire collectif, les langues sont considérées comme des entités homogènes, fixes dans l’espace et dans le temps, dont la connaissance (idéalement parfaite et complète) est partagée par l’ensemble des locuteurs natifs (Milroy et Milroy 1985). Malgré cette conception à priori rigide, tous arrivent à percevoir la présence de différents accents ou de différents niveaux de langue dans l’usage quotidien. C’est grâce à la sociolinguistique, et notamment aux travaux fondateurs de Labov (1972), que l’on a reconnu qu’à l’intérieur d’une seule langue, certaines formes morphosyntaxiques, lexicales, phonétiques, discursives ou pragmatiques ne correspondent pas à cet idéal imaginé, et que ces « déviations » sont en réalité ordonnées en fonction de groupes sociaux, du degré de formalité de la situation de communication ou de territoires géographiques donnés (p. ex. : présence ou absence de la particule ne dans les énoncés à la forme négative) (voir également Gadet 2003). Plus récemment, on note également que cette variation (ou « variantes sociolinguistiques », en termes laboviens) peut être manipulée stratégiquement pour jouer avec l’image sociale que l’on désire projeter (p. ex. Eckert 2000 ; Podesva 2007 ; Zhang 2005). Ces phénomènes variationnels, évoluant aux côtés des traits relativement stables de la langue, sont inhérents à toute langue. La connaissance de ces variantes en réception et en production fait partie intégrante de l’acquisition de la langue, qu’il s’agisse de la langue maternelle (L1) ou d’une langue additionnelle (Lx)[1] (Barbu, Nardy, Chevrot et Juhel 2013 ; Mougeon, Nadasdi et Rehner 2010).

En ce sens, l’apprentissage d’une Lx implique donc l’acquisition d’un système hétérogène, mais ordonné, qui, en plus de ses traits stables, aura des particularités nationales, régionales, locales ou situationnelles. Cependant, l’enseignement des Lx a traditionnellement laissé peu de place à la diversité des usages. Cet enseignement porte principalement sur l’acquisition des traits stables de la langue ou des traits sociolinguistiques qui appartiennent au standard écrit (Auger 2002 ; Beaulieu et Dupont Rochette 2014 ; Etienne et Sax 2009 ; Mougeon, Nadasdi et Rehner 2002). De plus, les enseignants se montrent souvent réfractaires à l’enseignement des variantes sociolinguistiques informelles, craignant que les apprenants surgénéralisent leur emploi à des contextes où les formes formelles seraient attendues (Monerris Oliveras 2015). Malgré la place minime accordée à la variation en salle de lasse, on note une volonté, depuis quelques années, d’inclure la diversité linguistique dans l’enseignement-apprentissage d’une Lx (p. ex. pour l’anglais : Lefkowitz et Gass 1995 et pour le français : Violin-Wigent, Miller et Grim 2013). Cette récente attention accordée à la variation s’observe également dans les études empiriques qui mesurent l’efficacité d’interventions pédagogiques visant le développement de connaissances de la variation sociolinguistique. Celles-ci, qui étaient relativement rares avant les années 2010 (à l’exception notable de Lyster 1994), se font maintenant plus présentes (p. ex. pour le français Lx seulement : Blanchet et Kennedy 2014 ; French et Beaulieu 2016 ; van Compernolle et Williams 2012).

La présente étude s’inscrit dans ce même courant de recherche. Elle vise à explorer le lien entre l’enseignement explicite de traits sociolinguistiques appartenant au français laurentien et les attitudes linguistiques que développent les apprenants de français Lx suite à cet enseignement. À ce titre, cet article esquisse quelques considérations concernant la perception des apprenants de français Lx envers la variation sociolinguistique (section 2) et précise ensuite les objectifs de la présente étude qui en découlent (section 3). Le contexte de l’étude et la méthodologie de recherche sont ensuite décrits (section 4) avant d’exposer les résultats de l’analyse qualitative (section 5). La discussion (section 6) porte sur le potentiel pédagogique du type d’intervention employé pour traiter de variation de façon explicite.

2. Perceptions d’apprenants de français Lx

En didactique des langues, il existe un courant d’études empiriques qui s’intéresse aux perceptions[2] d’apprenants Lx quant aux variétés nationales ou pratiques situationnelles de la langue cible. Ces recherches montrent que les apprenants Lx portent des jugements de valeur sur certains traits variationnels géographiques, sociaux ou situationnels de la langue cible, tout comme les locuteurs natifs le font sur leur L1 (p. ex. pour la L1 : Aboud, Clément et Taylor 1974 et pour la Lx : Rindal 2014). Ces prises de position mènent souvent à la valorisation de certaines pratiques langagières ou variétés nationales par rapport à d’autres. En effet, Garrett (2010 : 7) souligne que les attitudes linguistiques sont dominées par des positions fortement ancrées dans « l’idéologie du standard », idéologie qui amène les locuteurs à croire qu’il n’existe qu’une seule version « correcte » de la langue et que celle-ci correspond uniquement au standard écrit décrit dans les ouvrages de référence jugés valides.

La croyance en l’existence d’un standard « correct » à l’oral peut notamment s’observer chez les apprenants de français Lx au Québec. Par exemple, Calinon (2009) s’est intéressée à la perception du français parlé au Québec qu’ont les nouveaux arrivants (N = 110) inscrits dans un programme de francisation à Montréal. L’analyse des entretiens individuels semi-dirigés a démontré que les apprenants avaient des représentations négatives du français québécois[3] et qu’ils considéraient cette variété comme une langue autre que le français ou comme un dialecte associé aux strates moins instruites de la population. Ces résultats font écho à ceux de Kircher (2012) qui a sondé l’attitude de cégépiens montréalais (N = 147), dont 48 d’entre eux étaient allophones[4], à l’égard du français québécois. Son analyse a révélé que de tous les participants, ce sont les allophones qui avaient l’image la plus négative du français québécois. Alors que les mots patois, joual, fran/glais et anglicisé ont été fréquemment utilisés pour décrire le français québécois, les allophones ont eu recours aux adjectifs rustres, ignorants et habitants pour faire référence aux locuteurs de cette variété, révélant, comme le souligne Preston (2013) que les attitudes envers les variétés de langue sont étroitement liées aux attitudes envers les locuteurs de la variété à l’étude. Les résultats ont, de plus, montré que la nature des perceptions était corrélée à la durée de résidence au Québec ; plus les cégépiens allophones habitaient depuis longtemps à Montréal, plus leurs attitudes envers le français québécois étaient positives. Il semble donc que les allophones, toujours en formation linguistique et récemment arrivés à Montréal, ont une vision très monocentrique de la langue française, c’est-à-dire qu’ils semblent considérer le français comme une langue à norme unique (Pöll 2005) et les écarts perçus face à cette norme sont jugés de façon négative. Le français québécois, pour eux, serait associé uniquement à ses usages les plus informels, ou les plus socialement marqués. Ceci peut laisser entendre qu’ils sont peu conscients du fait que le français québécois comporte également un nombre de particularités phonétiques, lexicales ou morphosyntaxiques qui ne portent pas ou très peu de stigma social (voir, par exemple, Bigot et Papen 2013 ; Reinke et Ostiguy 2005, 2016 ; Remysen 2003).

En contexte d’apprentissage où le français est une langue étrangère (FLE), on remarque que si une vision pluricentrique de la langue française est adoptée en salle de classe, c’est-à-dire qu’une vision dans laquelle on reconnaît la coexistence de plusieurs normes (Pöll 2005), et que l’enseignement est dirigé de façon explicite vers la présentation de certaines normes situationnelles du français oral (absence/présence du ne), les étudiants réagissent de façon positive à ces notions, appréciant savoir comment les locuteurs L1 utilisent la langue dans la vie quotidienne (van Compernolle et Williams 2012). En effet, dans leur étude, une participante, qui avait clairement l’intention de se faire des amis francophones et de voyager en France, a intentionnellement cessé d’utiliser la particule ne dans ses interactions informelles. Cependant, il est intéressant de noter que l’attitude positive envers l’usage informel ne s’est pas manifestée chez tous les participants. Par exemple, une participante qui affirmait apprendre le français principalement pour pouvoir lire des oeuvres littéraires dans cette langue ne désirait pas intégrer l’absence du ne à son répertoire sociolinguistique. Dans le cadre d’une étude portant sur l’effet de l’enseignement explicite de la variation sociolinguistique sur la production orale spontanée de deux traits sociolinguistiques (présence ou absence du ne et présence ou absence du/l/dans les pronoms sujets), French et Beaulieu (2016) ont observé ce désir d’éviter un usage informel chez des apprenants de français Lx au Québec. Selon les auteurs, certains apprenants, conscients des normes d’usage à l’oral grâce à l’enseignement explicite, ont affirmé ne pas avoir l’intention d’intégrer les traits informels à leur répertoire, et ce, de manière stratégique et non parce qu’ils jugeaient que les formes informelles appartenaient à un français qu’il ne fallait pas adopter. Ils affirmaient que les locuteurs natifs avaient du mal à les comprendre en raison de leur accent et ils avaient l’impression que, pour le moment, l’usage de traits formels améliorait leur compréhensibilité. Ainsi, il appert que la réaction anticipée des locuteurs L1 semble constituer un facteur déterminant dans la constitution du répertoire sociolinguistique des apprenants.

En somme, l’enseignement explicite basé sur une vision pluricentrique de la langue française semble avoir le potentiel de développer une appréciation pour la diversité des usages. Cependant, les attitudes positives envers la variation n’amènent pas forcément les apprenants à vouloir adopter l’ensemble des usages des locuteurs L1. Chez ces apprenants, le choix des ressources sociolinguistiques à intégrer ou non au répertoire n’est pas le reflet d’une naïveté, ni d’un choix reposant sur l’idéologie du standard, mais bien d’une stratégie guidée par des objectifs communicationnels propres à chaque individu.

3. Objectif de la présente étude

Les perceptions négatives du français québécois retrouvées chez les participants de Calinon (2009) et Kircher (2012) semblent souvent fondées sur l’idéologie du standard et les amènent à considérer l’ensemble de cette variété comme étant hors-norme et corrompue. Pour cette raison, il est permis de croire que ces perceptions font en sorte qu’ils ne voudraient pas intégrer les usages propres au français québécois à leur répertoire sociolinguistique. Suite aux résultats obtenus par van Compernolle et Williams (2012) et French et Beaulieu (2016), il semble que l’enseignement explicite favorise une attitude d’ouverture chez les apprenants quant aux différents usages appartenant au français spontané. Il serait donc intéressant de vérifier si, après avoir reçu un enseignement explicite visant à faire prendre conscience de l’hétérogénéité ordonnée du français laurentien spontané, des apprenants de français Lx au Canada veulent adopter ces usages.

Cette étude porte plus spécifiquement sur l’effet de l’enseignement explicite des variantes de la forme interrogative totale en français laurentien sur les choix sociolinguistiques que les participants prévoient faire à l’extérieur de la salle de classe. L’intérêt pour cette variable sociolinguistique s’explique par le fait que l’une de ses réalisations peut s’effectuer grâce à une variante qui est caractéristique du français laurentien et qui est disparue ou en voie de disparition dans le reste du monde francophone (Léard 1996) : l’intonation montante suivie de la particule interrogative –tu. En choisissant cette variable sociolinguistique, qui comporte une variante laurentienne, il est possible de sonder les opinions des apprenants sur cet aspect du français laurentien, et tout particulièrement sur leur intention ou non d’intégrer cette forme à leur répertoire sociolinguistique.

Ainsi, cette étude vise à déterminer ce que des étudiants de français Lx affirment vouloir faire des connaissances portant sur l’intonation montante suivie de la particule interrogative –tu dans leurs interactions quotidiennes, et ce, après avoir reçu un enseignement explicite sur cette forme.

4. Méthodologie

Cette étude exploratoire fait partie d’un projet plus vaste s’intéressant aux liens qui existent entre l’enseignement explicite de variables sociolinguistiques et la production orale chez des apprenants de français Lx. La collecte de données a été menée dans le cadre d’un cours avancé de français Lx offert dans une université francophone canadienne, conçu et enseigné par l’auteure principale.

4.1 Le cours

L’objectif du cours était d’initier les apprenants aux variables morphosyntaxiques, lexicales et phonologiques les plus fréquemment utilisées dans la francophonie (p. ex. présence ou absence du ne dans les énoncés à la forme négative, présence ou absence du/l/des pronoms sujets de la 3e personne), notamment en français laurentien (p. ex. expression du futur périphrastique à la première personne du singulier ; m’as + infinitif).

Le contenu du cours a été organisé en suivant l’approche Awareness-Practice-Feedback[5] (APF) proposée par Ranta et Lyster (2007). Cette approche, notamment utilisée par Lyster (1994) pour l’enseignement explicite des formules d’adresse en français Lx, fournit un cadre d’apprentissage qui favorise la prise de conscience des structures cibles et leur mise en pratique. Il est important de souligner que l’objectif de la mise en pratique, visant le développement de connaissances sur la diversité des usages en français, différait de celui de Ranta et Lyster (2007), qui portait sur l’amélioration de la production orale. Ainsi, dans notre cas, cette phase s’est faite uniquement en réception (c’est-à-dire qu’il n’a jamais été demandé aux apprenants de reproduire les structures ciblées dans des activités de production orale, par exemple). Cela s’explique par le fait que l’objectif du cours était de donner aux apprenants les outils nécessaires afin de rendre leur usage des variantes personnel et stratégique, et de le faire correspondre à leurs besoins communicatifs. En d’autres mots, les usages sociolinguistiques propres aux locuteurs L1 n’ont pas été présentés comme un nouvel ensemble de règles obligatoires à adopter, mais, plutôt, comme des options disponibles qui pourraient être utilisées pour véhiculer avec plus de précision leurs intentions sociales.

4.2 La forme ciblée

Les apprenants ont reçu trois heures d’enseignement explicite sur la forme interrogative totale en français laurentien. La phase de « prise de conscience » consistait en une présentation magistrale pendant laquelle les quatre variantes étaient présentées sur le continuum de Koch et Oesterreicher (2001)[6]. Les différentes réalisations de la forme interrogative totale ont été présentées pour chacun des pronoms personnels sujets. Il leur a aussi été mentionné que bien que toutes ces formes portent le même sens dénotatif, chacune présente des particularités et véhicule des sens sociaux qui lui sont propres. Celles-ci sont ont été présentées sous forme de tableau (voir Figure 1) commenté par l’enseignante. Il importe de noter que bien que la présentation explicite de la variable repose sur une vision pluricentrique de la langue, son contenu n’est pas sans faille. En effet, le fait que l’inversion est courante et informelle en français laurentien à la deuxième personne (tu/vous) (voir Elsig et Poplack 2006) ne ressort pas clairement de la représentation graphique qui est faite, et il en est de même pour les différences de fréquence dans l’utilisation des variantes entre les différentes variétés de français. Il va sans dire que la phase « prise de conscience » se devrait d’être basée sur des études de corpus récentes pour s’assurer de la justesse des usages contemporains des différentes variantes.

Figure 1

Particularités des variantes de la forme interrogative totale

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Les phases « mise en pratique » et « rétroaction » ont été réalisées de manière combinée à l’intérieur de deux activités. La première activité de mise en pratique consistait en un questionnaire en ligne dans lequel les participants devaient établir quels énoncés interrogatifs pouvaient leur permettre de déterminer l’origine géographique du locuteur (voir Figure 2). Une fois le questionnaire complété, ils recevaient le corrigé et une discussion avec l’enseignante avait ensuite lieu pour clarifier les incompréhensions (phase de « rétroaction »). Grâce aux connaissances explicites vues lors de la phase précédente, les participants avaient à prendre conscience qu’une seule des variantes était géographiquement marquée et que la grande majorité des usages étaient partagés par tous les francophones, incluant les Franco-Canadiens.

Figure 2

Exemple de mise en pratique 1

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Pour la deuxième activité de mise pratique, deux vidéos ont été sélectionnées sur la base de la récurrence de la forme interrogative totale et pour s’exercer à distinguer les différentes réalisations de la variable dans différents contextes. Ces clips ont été transcrits et les phrases interrogatives totales remplacées par des indices lexicaux permettant de les recréer (voir Figure 3). Ces deux textes ont été remis aux participants qui avaient, en dyade, à établir les énoncés interrogatifs manquants. Puis tous ont fait l’écoute des vidéos et ont noté les différences entre leurs prédictions et l’usage des protagonistes. Enfin, l’enseignante a animé une discussion de groupe portant sur les différents sens sociaux véhiculés par la forme interrogative totale. Tous sont arrivés à la conclusion que l’on ne pouvait pas déterminer une seule bonne réponse, les choix sociolinguistiques étant régis par des paramètres de la situation de communication et les préférences personnelles des locuteurs.

Figure 3

Exemple de mise en pratique 2

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4.3 Les participants

Les participants (N = 46) provenaient des trois classes différentes (cohortes 2013 à 2015). Quinze des participants étaient des hommes. Quatorze des participants étaient des étudiants en échange ; les autres (n = 32) étaient établis ou avaient l’intention de s’établir dans la région (ils avaient le statut de résident permanent du Canada ou étaient en attente de réception de ce statut). Aucun participant n’avait le français comme langue maternelle[7]. Ils avaient reçu une note minimum de 73 sur 100 au test de classement Laval (CIRB 1976), les identifiant comme des apprenants de niveau avancé. Ils avaient tous déjà reçu de l’instruction formelle en français Lx dans leur pays ou province d’origine, mais avaient rapporté ne jamais avoir reçu d’enseignement explicite portant sur la variation sociolinguistique.

4.4 L’instrument de collecte de données

À la fin de la phase de rétroaction, les participants avaient à réfléchir à la variable ciblée, la forme interrogative totale en français laurentien. Ils avaient à remplir un questionnaire composé de questions ouvertes, qui leur demandait s’ils connaissaient déjà les quatre variantes et leur usage respectif avant le cours et ce qu’ils voulaient faire des connaissances acquises pendant le cours, à l’extérieur de la salle de classe[8].

4.5. L’analyse des données

Une analyse de contenu (Fortin et Gagnon 2010) a été effectuée sur les données qualitatives obtenues à partir des questionnaires afin de répondre à notre question de recherche. Pour rappel, celle-ci se formule ainsi : Après avoir reçu un enseignement explicite portant sur les variantes de la forme interrogative totale en français laurentien, qu’affirment vouloir faire les participants des connaissances portant sur l’intonation montante suivie de la particule interrogative –tu dans leurs interactions quotidiennes ? Tout d’abord, les participants ont été séparés en deux grandes catégories à partir de leurs réponses : ceux qui voulaient intégrer l’intonation montante suivie de la particule interrogative –tu à leur répertoire et ceux qui ne le voulaient pas. Ensuite, nous avons analysé les raisons que les participants ont invoquées pour justifier leurs intentions. À partir de ces raisons, les thèmes saillants ont été dégagés. Enfin, pour faire ressortir les tendances, nous avons mené une analyse statistique descriptive.

5. Résultats

L’analyse des données révèle que l’enseignement basé sur l’approche APF (Ranta et Lyster 2007), décrite à la section 3.1, semble avoir rendu les participants plus conscients des nuances associées aux différentes formes de l’interrogation. En effet, il est possible de constater que plusieurs participants ont développé une vision pluricentrique de la langue française reconnaissant que les diverses façons de formuler un énoncé interrogatif ne sont pas interchangeables (voir exemples 1 et 2)[9].

De plus, l’enseignement explicite a permis de développer des connaissances sur la variante laurentienne. Certains participants ont pu faire la découverte de cette forme en particulier (voir exemple 3) ou ont pu répondre à des questionnements pratiques ou théoriques portant sur les particularités de la forme laurentienne (voir 4 et 5).

Bien que l’enseignement explicite ait contribué à améliorer les connaissances de la forme interrogative et de ses usages, les participants n’envisageaient pas tous faire usage de ces connaissances de la même façon dans leurs interactions quotidiennes. En effet, 26 participants ont déclaré vouloir ajouter l’intonation montante suivie de la particule interrogative –tu à leur répertoire et les 20 autres ont affirmé l’inverse. Il ne faut cependant pas voir ces deux groupes comme étant homogènes puisque, dans les deux cas, les raisons invoquées par les participants étaient variées.

5.1 Raisons mentionnées pour utiliser l’intonation montante suivie de la particule interrogative –tu

Parmi les raisons mentionnées par les participants pour motiver leur choix, trois se démarquent particulièrement par la fréquence à laquelle elles ont été évoquées. La première de ces raisons, pour 37 % des participants (n = 17), est qu’ils avaient l’intention d’ajouter la forme laurentienne à leur répertoire puisque ceci leur permettrait d’adapter leurs énoncés aux différentes situations de communication de leur vie quotidienne (voir exemples 6 et 7).

L’apprentissage fait quant à la norme situationnelle a déclenché chez plusieurs participants une remise en question de leurs usages de la forme interrogative. Plusieurs participants (n = 8) ont jugé qu’ils s’exprimaient de manière trop formelle. Pour changer cette perception de leur communication, ils ont cru bon d’ajouter la forme laurentienne à leur éventail sociolinguistique (exemple 8).

De plus, six participants ont vu dans l’intonation montante suivie du morphème postverbal –tu un moyen permettant de favoriser leur intégration dans leur nouvelle communauté linguistique. Il apparaît que, selon eux, l’appartenance à une nouvelle communauté passe entre autres par l’adoption des usages sociolinguistiques de celle-ci, les aspects sociaux et linguistiques étant intimement liés (voir 9 et 10).

De manière plus anecdotique, plusieurs autres raisons ont été mentionnées par les participants. Certains (n = 2) pensaient commencer à formuler des questions à l’aide de la particule interrogative –tu jugeant que cette dernière faciliterait la compréhension de leurs énoncés (voir exemple 11).

Quatre ont même affirmé qu’il était normal de tenter de reproduire le plus fidèlement possible les usages sociolinguistiques des locuteurs natifs (voir exemple 12).

Finalement, une participante qui, avant le cours, percevait la forme laurentienne comme agrammaticale, a changé sa vision et a maintenant l’intention d’en faire usage (voir exemple 13).

En somme, les énoncés précédents révèlent que, après avoir suivi un enseignement explicite sur la forme interrogative totale, plus de la moitié des participants ont jugé qu’intégrer la forme laurentienne à leur répertoire sociolinguistique leur permettrait de satisfaire leurs besoins communicatifs personnels. Selon eux, l’utilisation de la forme laurentienne pourrait entre autres mener à une amélioration de leur capacité de s’entretenir efficacement avec des locuteurs natifs dans diverses situations de communication de la vie quotidienne.

5.2 Raisons mentionnées pour ne pas utiliser l’intonation montante suivie de la particule interrogative –tu

Certains participants ont quant à eux exprimé le désir de ne pas utiliser cette forme. Parmi les raisons mentionnées par ces participants, quatre ont été plus fréquemment évoquées : (1) la perception que cet usage est réservé aux locuteurs natifs, (2) le sentiment que les besoins communicatifs sont déjà satisfaits grâce aux ressources sociolinguistiques actuelles, (3) la perception que leur compétence globale est trop faible pour apporter des changements de ce genre à leur production, et (4) le jugement que cette forme appartient à un « mauvais » français.

Tout d’abord, 15 % des participants (n = 7) ont affirmé avoir peur de ne pas paraître naturels s’ils utilisaient cette forme. Selon eux, ce trait est réservé aux locuteurs francophones du Canada et, n’appartenant pas à ce groupe linguistique et ayant un statut de non-francophones, ils considèrent qu’ils ne peuvent s’approprier cet usage particulier (exemple 14) ou qu’ils seraient mal vus s’ils se l’appropriaient (exemple 15).

Cinq participants ont déclaré ne pas vouloir utiliser la forme interrogative laurentienne parce que les formes actuellement présentes dans leur répertoire sociolinguistique répondaient déjà à leurs besoins communicatifs. Ils ne ressentaient donc pas le besoin de modifier la façon dont ils formulaient des questions (voir exemple 16).

De plus, quatre participants ont affirmé qu’étant donné leurs connaissances actuelles du français (c.-à-d. faiblesses perçues en français oral spontané, habitudes langagières bien ancrées), il leur serait difficile d’apporter des modifications à leur répertoire sociolinguistique (voir exemples 17 et 18).

Une participante disait également que puisque dans sa langue maternelle elle préférait s’exprimer à l’aide des variantes formelles, elle voulait tenter de garder ce même style en français et rejetait donc l’idée d’intégrer la forme interrogative suivie de –tu (voir exemple 19).

Finalement, trois participants, dont l’une qui se destine à l’enseignement du français Lx dans sa province d’origine, ont justifié leur refus d’assimiler l’usage laurentien par la perception que celui-ci relève d’un « mauvais français ». En effet, ils croyaient que les communautés de pratique auxquelles ils appartenaient ou auxquelles ils souhaitaient se greffer ne valorisaient pas cet usage (exemples 20 et 21).

Bref, en regroupant l’ensemble des éléments justifiant l’intention de ne pas intégrer la forme laurentienne, il est possible de constater que certains fondaient leur choix sur la perception que les formes qu’ils connaissaient répondaient déjà à leurs besoins communicatifs, d’autres percevaient chez eux une incapacité à intégrer cette forme pour l’instant en raison de leurs habitudes langagières déjà bien ancrées. Enfin, quelques-uns jugeaient que l’utilisation de ce trait pourrait avoir un impact négatif sur l’image projetée d’eux-mêmes, cela incluant à la fois les participants qui voyaient cette forme réservée à l’usage exclusif des locuteurs natifs du français laurentien et ceux qui percevaient que celle-ci représentait un usage inapproprié dans la communauté à laquelle ils appartenaient ou souhaitaient appartenir.

6. Discussion

Rappelons que, par la présente étude, nous cherchions à répondre à la question suivante : Après avoir reçu un enseignement explicite portant sur les variantes de la forme interrogative totale en français laurentien, qu’affirment vouloir faire les participants des connaissances portant sur l’intonation montante suivie de la particule interrogative tu dans leurs interactions quotidiennes ? Cet enseignement explicite avait lieu dans le cadre d’un cours universitaire ayant pour but de développer des connaissances en réception sur la diversité des usages en français. Afin d’accéder aux perceptions des participants, nous avons créé un questionnaire qui exigeait d’eux d’avoir une réflexion consciente sur la langue. En d’autres mots, nous leur demandions de mener une « réflexion métalinguistique » (Gombert 1992). Selon ce dernier, la réflexion métalinguistique peut porter sur différents aspects de la langue tels que la phonologie, le lexique et la syntaxe, qui sont les métacatégories sur lesquelles la vaste majorité des recherches se sont penchées ; celles-ci regroupées laissent entendre que la préoccupation première des apprenants est la formation d’énoncés précis (accuracy) (voir notamment Simard et al. 2007). Dans notre cas, les remarques des apprenants sont allées au-delà d’une réflexion portant sur la formulation syntaxique de la forme interrogative totale pour inclure davantage une réflexion sur les éléments liés à l’usage. En effet, les commentaires émis par les participants portaient sur les différentes réalisations sociolinguistiques et les contraintes sociales de la forme interrogative, ou encore jetaient un regard critique sur leurs habitudes sociolinguistiques actuelles et futures. Nous voyons là la réalisation de réflexions d’ordre « métasociolinguistique[10] », résultat intéressant qui souligne que les apprenants de français Lx peuvent mener une réflexion de haut niveau sur la place, l’importance et l’impact de la variation sociolinguistique si l’occasion leur est offerte.

L’analyse des commentaires métasociolinguistiques nous a permis de constater que, à la suite d’un enseignement explicite, les participants pouvaient justifier les raisons qui les incitaient à vouloir faire usage ou non de la variante laurentienne. Nous avons observé que, des 46 participants, plus de la moitié (n = 26) ont affirmé vouloir faire usage de la forme laurentienne afin de satisfaire leurs besoins communicatifs personnels et de s’entretenir avec plus d’efficacité avec des locuteurs natifs. Chez les autres participants, l’intention de ne pas utiliser ce trait était très majoritairement (17/20) basée sur des choix utilitaires ou stratégiques et non sur la perception que cet usage était « mauvais ». En effet, seulement trois participants avaient une perception négative de l’interrogation totale formulée à l’aide du morphème postverbal –tu ; ils estimaient qu’elle ne correspondait pas aux usages attendus par leur communauté, dont les membres auraient des attentes normatives.

L’ensemble des résultats obtenus fait écho aux recherches de van Compernolle et Williams (2012) et French et Beaulieu (2016), qui avaient démontré qu’en adoptant une vision pluricentrique de la langue en salle de classe les apprenants développent une appréciation pour la diversité des usages de la langue française. En effet, on remarque que les commentaires portant sur la variété laurentienne, contrairement aux participants de Calinon (2009) et Kircher (2012), ne sont que très rarement des jugements de valeur ancrés dans l’idéologie du standard, selon laquelle toute forme n’appartenant pas au standard écrit est perçue comme fautive, et donc, à ne pas utiliser. Les remarques sont plutôt basées sur des jugements faits en fonction d’avoir ce qu’ils considèrent être la meilleure communication possible.

À la lumière de ces résultats, il est possible de croire que la traditionnelle résistance à enseigner les éléments qui n’appartiennent pas au standard écrit rapportée plus haut par Monerris Oliveras (2015) n’est pas fondée. Il ne semble pas à craindre que les apprenants produisent des énoncés comportant des traits appartenant à l’oral spontané alors que le standard serait de mise. En effet, le type de pédagogie basé sur le développement de la conscience sociolinguistique qui a été préconisé dans cette étude donne aux apprenants les outils qui leur permettent de faire des choix qui correspondent le plus à leurs intentions de communication et à l’image sociale qu’ils désirent projeter. En d’autres mots, l’enseignant ne semble pas à avoir à tracer une frontière entre les formes qu’il juge acceptables et les autres pour les apprenants puisque ces derniers démontrent qu’ils peuvent le faire eux-mêmes, et ce, en fonction de leurs propres besoins communicatifs.

7. Conclusion

Alors que les français québécois et laurentien semblent généralement perçus de façon négative chez les apprenants de français Lx au Québec (Calinon 2009 ; Kircher 2012), les mêmes perceptions n’ont pas été observées chez les 46 participants de notre étude à qui il a été demandé, après avoir reçu un enseignement explicite, de se prononcer sur une forme caractéristique du français laurentien : l’interrogation totale formée à l’aide du morphème postverbal –tu. En portant un regard plus large sur les commentaires émis en réponse à un questionnaire, il a été possible d’avoir accès aux perceptions des participants sur la variété laurentienne. Celles-ci ne sont pas négatives, et ce, même chez la vaste majorité des participants qui ont déclaré ne pas vouloir s’aligner sur la norme laurentienne. Les commentaires des participants, qui pour la plupart ont fait preuve de nuance en adoptant une vision pluricentrique de la langue, nous démontrent la présence d’une capacité de réflexion métasociolinguistique qui leur permet de faire des choix éclairés quant à leur production orale. Puisque cet aspect de l’apprentissage explicite a été peu exploré jusqu’à présent, il serait maintenant utile que de nouvelles recherches s’intéressent à comprendre le lien qui existe entre la capacité de réflexion métasociolinguistique et les attitudes linguistiques qui en résultent. En plus de ce trait individuel, d’autres pourraient aussi être pris en considération, dont la culture d’origine du participant, son niveau de compétence en français ou encore son intention de s’établir au Québec ou non.

De plus, à notre connaissance, notre étude est la première à s’intéresser à des perceptions d’apprenants de français Lx sur un élément sociolinguistique précis du français laurentien. Il serait pertinent de poursuivre dans la même veine avec de nouvelles variantes lexicales et phonétiques dont certaines plus socialement marquées (telle que la prononciation [we] de la diphtongue < oi >). De même, puisque plusieurs participants ont placé la réaction des locuteurs natifs du français laurentien au coeur de leur justification d’intégrer ou non la forme laurentienne à leur répertoire sociolinguistique, des recherches pourraient être menées afin de voir si les hypothèses qu’ils ont émises sont justes.

Comme toute étude, celle-ci n’est pas sans ses limites. Tout d’abord, puisque le cours dans lequel la collecte de données a eu lieu portait sur la variation, que l’auteure principale était à la fois l’enseignante et une locutrice native du français laurentien et que l’outil de recherche était un questionnaire, il est possible que certains participants, pour un ensemble de raisons, se soient sentis obligés de faire preuve d’ouverture envers la variété laurentienne. De plus, pour mieux cerner l’impact de l’enseignement explicite, il aurait été intéressant d’adopter une méthodologie de recherche dans laquelle les perceptions des apprenants auraient été recueillies avant et après l’intervention pédagogique.

Malgré ces limites, cette étude est, à notre connaissance, la première à proposer de dresser, à partir d’une analyse de réflexions métasociolinguistiques d’apprenants de français Lx, un portrait des raisons pour lesquelles ces derniers veulent ou non s’aligner sur un aspect de la norme laurentienne. La diversité des raisons invoquées par les participants nous permet de constater que les besoins communicatifs des apprenants sont diversifiés. Ainsi, afin que l’enseignement du français Lx puisse permettre aux apprenants de produire des énoncés qui correspondent le mieux à leurs intentions de communication, nous croyons que l’enseignement doit faire en sorte que les apprenants puissent faire leurs propres choix sociolinguistiques. Dans le cas qui nous préoccupe, cela implique que didacticiens de Lx, linguistes de corpus et sociolinguistes unissent leurs forces afin de proposer du matériel qui présentera les usages contemporains de la langue française dans sa réalité pluricentrique, hétérogène, mais ordonnée.