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L’oeuvre d’Hubert Robert recèle un terrain qui fait matières à concept avec la philosophie du temps qui se déploie dans les si nombreux paysages et ruines peints. Pour en voir la richesse, il faudrait idéalement étudier des centaines de compositions ; notre défi dans ce court essai consistera à prélever un échantillon pertinent au sein d’un oeuvre gigantesque[1]. Car, face à la production prodigieuse de Robert, on ne saurait se comporter comme si, de manière miraculeusement métonymique, il suffisait de regarder quelques toiles et quelques dessins pour les saisir tous. Vu la variété et la multiplicité des oeuvres d’Hubert Robert, l’humilité pousse le spectateur à ralentir son regard pressé en même temps qu’elle exige de lui qu’il accepte l’impossibilité de connaître toute la merveilleuse multiplicité du répertoire produit par ce grand artiste des Lumières.

Étudier les images du temps composées par Robert comporte non seulement la nécessité, du côté du spectateur, de s’interroger sur son propre temps de contemplation mais aussi celle de tenir compte de la narrativité que le peintre thématise explicitement dans son oeuvre. Que, déjà à son époque, ce peintre soit affectueusement connu sous le nom de « Robert des ruines » souligne à quel point il s’intéresse à la fuite du temps et aux diverses traces qu’il laisse dans les paysages et dans l’architecture peints ainsi que dans les contrastes suggérés entre la vie éteinte du passé et le mouvement si visible de la vie du présent.

Il appert que la philosophie culturelle de Mikhaïl Bakhtine, et surtout sa notion de chronotope, peut servir d’instrument précieux pour prendre en compte la puissance des temps et des espaces rendus visibles par l’oeuvre de Robert. On doit en effet comprendre la capacité de ses paysages peints à se transformer en véritables regards philosophiques sur le passage du temps dans l’espace. Dans beaucoup de représentations, le temps est étiré par l’espace, comme on peut le voir dans notre premier exemple (illustration 1) qui souligne la difficulté pour une jeune femme de franchir un espace vide. Le passage est rendu périlleux par une planche de bois tout à fait instable. À mi-chemin sur le pont quasi naturel sur lequel elle essaie, non sans mal, de marcher, elle paraît paralysée soit par la peur de tomber, soit par celle de ne pas y arriver, peut-être même par celle suscitée par le grand cerf qu’elle est en train de fuir. Tout se passe comme si, par une image d’apparence anodine, Robert voulait insister sur l’impression humaine, tout à fait normale, qui fait que quelques courtes secondes peuvent être parfois vécues comme une éternité.

Hubert Robert, Personnages près d'une cascade dans un paysage rocheux, huile sur toile (vente Christie’s, Paris, 24 juin 2004, n˚84), 149,6 x 91,4 cm (tableau resté invendu)

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L’étude qui s’ouvre ici voudrait insister sur le pouvoir qu’a Hubert Robert, sinon de figer le temps, du moins d’en prendre un moment et de l’étirer pour donner l’impression d’une plage temporelle beaucoup plus grande qu’il ne l’est. Notre instrument principal se trouvera dans la notion bakhtinienne de chronotope, et plus spécifiquement dans celle de seuil. Pour des raisons heuristiques, notre texte se divise en cinq parties de longueur plus ou moins égale : (1) après avoir présenté les notions bakhtiniennes de seuil et de crise (des sous-espèces de chronotope dans la pensée esthétique de Bakhtine) ; (2) l’escalier servira de premier exemple d’un seuil ; (3) les notions d’instant décisif et d’instant prégnant respectivement empruntés à Denis Diderot et à Gotthold Ephraim Lessing permettront de commencer à cerner le penser-en-images d’Hubert Robert ; (4) et le pont servira de second exemple de seuil, cette fois-ci un seuil donnant à voir une crise ; (5) on finira par un exemple éloquent de la réflexion d’Hubert Robert sur le temps et l’espace avec un tableau de la National Gallery of Art (Washington, D.C.).

Notre regard demeurera centré sur Hubert Robert que l’on peut qualifier de véritable « philosophe », au sens que le XVIIIe donne à ce terme, à savoir celui de penseur engagé dans « les luttes idéologiques de son époque » et « homme éclairé qui se sert de sa propre raison et sait agir en conséquence » (Schlobach 2007 : 279). Nous nous intéresserons tout particulièrement aux multiples façons dont cet artiste instrumentalise le temps et l’espace pour présenter de manière visuelle la notion de crise. Évidemment, on comprend que, si Hubert Robert n’invente pas le genre pictural bien aimé des amateurs et des collectionneurs du XVIIIe siècle que sont les ruines, son objet de prédilection se prête merveilleusement bien à une réflexion sur les multiples façons dont le temps habite l’espace et dont les espaces se mettent parfois à engendrer du temps, voire à diriger le passage du temps. Les nombreux petits personnages qui peuplent les espaces peints de Robert, comme par exemple les milliers de lavandières qu’il représente dans son oeuvre, contribuent à articuler espace et temps ; très caractéristiques de l’art d’Hubert Robert, ces lavandières ajoutent une valeur en suggérant, conformément à l’esprit des Lumières, que l’être humain devrait lui-même contribuer à la transformation du temps et de l’espace humains.

1. Le seuil et la crise

Nous nous appuierons sur Mikhaïl Bakhtine : moins le Bakhtine qui théorise le dialogisme et l’interdiscursivité que celui qui explore l’importance des chronotopes dans le fonctionnement esthétique des oeuvres, à savoir dans la capacité des discours esthétiques (littéraires comme picturaux) de donner une forme concrète, plus ou moins tangible, à des principes abstraits[2]. Plusieurs oeuvres puisées dans le vaste répertoire d’Hubert Robert permettront de souligner notre point de vue selon lequel l’idée de « seuil », proposée par Bakhtine dans son livre sur Dostoïevski (1970a ; 1970b), doit figurer parmi les formes les plus intrigantes de toutes celles que nous pouvons classer sous la rubrique des « chronotopes ». On s’en souvient, le terme de chronotope «exprime la nature inséparable du temps et de l’espace» tels que ceux-ci se présentent souvent comme unités signifiantes dans une oeuvre artistique (Bakhtine 1975 : 237). Dans les écrits regroupés par ses éditeurs russes sous le titre « Forme du temps et du chronotope » (ces textes n’ont jamais été conçus par le penseur russe comme faisant partie d’un seul ensemble), ainsi que dans l’essai « Le roman d’apprentissage » (Bakhtine 1984 : 211-261, même si le «mot» chronotope n’y paraît pas explicitement[3]), le critique repère certaines unités sémiotico-sémantiques qui servent non seulement au spécialiste de la littérature à classer les oeuvres selon une perspective historique mais aussi à comprendre certains mécanismes signifiants au coeur d’une oeuvre. Se focalisant sur l’art littéraire, Bakhtine laisse explicitement ouverte la possibilité d’étudier le fonctionnement des chronotopes dans d’autres formes esthétiques[4].

Son étude de Dostoïevski est remplie de réflexions sur l’importance des moments littéraires où l’espace et le temps se combinent de manières parfois étonnantes. Dans ce livre, on constate que la terminologie utilisée pour parler d’espaces-temps est différente de celle d’autres écrits : Bakhtine y utilise le mot « seuil ». Qui plus est, le penseur russe voit la notion de seuil comme intimement liée à celle de crise. Pour lui, les grands moments contenus dans les romans de Dostoïevski sont littéralement des moments paroxystiques : « Dostoïevski, en effet, peint toujours l’homme au seuil de l’ultime décision, au moment de la crise et du retournement de l’âme, que l’on ne peut ni achever ni prédéterminer » (Bakhtine 1970a : 99-100). On comprend dès lors que son point de vue revêt une importance capitale pour notre propos. Le seuil n’est pas en effet n’importe quelle combinaison indissoluble de temps et d’espace ; c’est une combinaison particulière qui a pour première caractéristique la dimension d’une crise. Un seuil est par conséquent un espace de l’entre-deux : il montre non seulement le passage d’un (grand) moment, toujours en devenir, vers autre (grand) moment, mais il comporte aussi un élément dramatique qui peut mener à la tragédie. Étymologiquement liée à l’idée de décision, la crise se constitue dans l’incertitude, dans la peur, voire dans l’angoisse (Rey 1998 : 952). La figure antique la plus connue de la crise est peut-être celle d’Hercule au carrefour, l’homme qui doit choisir entre Athéna et Aphrodite[5]. Le temps du seuil est partiellement comme celui d’Hercule qui, dans l’indécision, semble ne vivre dans aucun temps car les minutes semblent infiniment longues pendant qu’il essaie de choisir. Dans la crise du seuil, le temps ralentit sa course et l’espace indéfinissable participe de son jeu : si l’on peut dire que les grands moments «arrivent» dans le no-man’s-land du seuil, c’est sans doute parce que celui-ci est fécond en moyens permettant au grand moment de trouver une place, c’est-à-dire de prendre une forme concrète pour ne pas demeurer une simple possibilité sans suite. Le seuil prépare toujours une suite, mais la crise empêche de savoir à quoi elle ressemblera.

Disons par conséquent que le seuil est à la fois espace et temps, temps et espace ; non pas l’un ou l’autre, mais les deux à la fois, donnant forme au passage qui relie un instant à un autre (pas nécessairement au « suivant ») et un lieu à un autre (pas nécessairement au « prochain »). En d’autres mots, le seuil peut se présenter sous de multiples formes, et la « liste » de celles-ci semble aussi hétéroclite que surprenante. Selon Bakhtine, quelques-uns des seuils critiques explorés par Dostoïevski peuvent se décliner comme suit : «l’entrée, le couloir, le palier, l’escalier, ses marches, les portes ouvertes sur l’escalier, les portes des cours, et, en dehors de cela, la ville : ses places, ses rues, ses façades, ses cabarets, ses bouges, ses ponts, ses canaux» (Bakhtine 1970b : 201). Presque sans queue ni tête, ainsi que sans début ni fin apparents[6], cette drôle de liste se termine chez Bakhtine par une espèce de coda qui n’en est pas une : « c’est l’espace de ce roman » (Bakhtine 1970b : 201). Poreuse et incomplète, la liste du penseur russe fonctionne presque comme le problème du dernier mot développé dans le même ouvrage. Nous faisons face, dans ce cas-ci, à l’impossibilité de donner le dernier membre d’une liste. Une des grandes difficultés d’une traduction de la langue russe, l’épineux problème des déterminants, fait surface dans notre passage, dans la mesure justement où les mots « l’espace de ce roman » peuvent aussi se faire comprendre comme l’espace du roman (en général).

2. L’escalier

De cette liste hautement curieuse, nous retiendrons dans un premier temps deux membres, l’escalier et ses marches. À certains égards, on peut postuler que ces objets ne constituent pas seulement des unités sémantiques qui peuvent « faire arriver » des événements ; ce ne sont pas non plus seulement des lieux aptes à donner forme à une crise (illustration 2) puisqu’ils représentent aussi des lieux propices pour marquer le fonctionnement parallèle entre les arts visuel et littéraire. Nous le verrons bientôt, l’escalier tel que peint par Hubert Robert donne une forme visuelle au passage normalement invisible du temps en marquant des mouvements irréguliers, des chassés-croisés, des moments d’hésitation, des pauses, de même que des arrêts et des moments d’indécision. Le long des marches, c’est comme si la personne empruntant l’escalier se trouvait dans le courant discontinu du vent : le temps passe et passe, mais il agit par bourrasques, c’est-à-dire de façon irrégulière.

Hubert Robert, Personnages dans des ruines romaines (Chanteurs populaires), 1759, dessin (pinceau, encres grise et bleue, plume, encres brune et grise sur traits à la pierre noire), Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, 25,6 x 40,7 cm

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Nous ne voyons ni le temps ni le vent : nous ne percevons que quelques-uns des effets de leur passage, disposant de peu d’indices à propos des choses à venir. Nous savons seulement que c’est à cause de ce même passage que ces mêmes choses adviendront. Dans le cas du vent, les traces de son existence passée se présentifient dans les feuilles qui bruissent, dans les branches qui craquent sous sa force, par les trous se formant dans les toits et sur d’autres surfaces encore ; quelques idées de ce qui va bientôt advenir se dessinent également à partir des fentes dans un mur sur le point de s’écrouler, dans les barrières vétustes ayant l’air de vouloir s’affaisser, par les petites plantes germant dans les anfractuosités. Ne pourrions-nous pas avancer que l’art visuel – nous en donnerons sous peu un nouvel exemple – est apte à montrer la façon dont certains espaces, ici ceux de l’escalier, se laissent merveilleusement bien décrire en termes des temps qui s’y déploient ?

La série très connue de tableaux peints par Marcel Duchamp durant les années 1910 (illustration 3), tous désignés du nom Nu descendant un escalier[7], frappe par la façon spectaculaire dont l’espace de l’escalier est, sinon carrément temporalisé, du moins inextricablement combiné avec le passage du temps, et ce par plusieurs opérations sémiotiques dont certaines méritent que nous nous y attardions. On dit souvent du Nu descendant un escalier que Duchamp rend hommage, à travers lui, aux problèmes posés à la représentation classique par la chronophotographie de son époque et surtout par le jeune cinéma. Duchamp se dit lui-même intéressé par la difficulté de montrer le mouvement dans la peinture ; il est peut-être aussi fasciné par le paradoxe antique du mouvement qui montre que, dans l’analyse des petites « particules » de mouvement, nécessitée par un examen abstrait ou même pictural de ce qui bouge, on arrive inéluctablement à un point où le mouvement disparaît complètement, laissant à sa place – au mieux – un fantôme de mouvement ou – au pire – une nanoseconde imprégnée de paradoxes insolubles. On peut aussi soutenir que l’exploration de l’espace et du temps de l’escalier entreprise par Duchamp n’est pas dépourvue d’une importante dimension anxiogène, génératrice d’incertitude.

Marcel Duchamp, Nu descendant un escalier n˚2, 1912, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art, 147 x 89,2 cm

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Un examen des premières versions de cette oeuvre célébrissime suggère que Duchamp a d’abord conçu le mouvement et le temps selon une verticalité, renforçant par là les liens déjà évoqués avec la chronophotographie de son époque et surtout avec la mise en place de l’illusion selon laquelle un grand nombre de moments consécutifs en viennent à se laisser représenter dans une seule image fixe. Mais déjà la version n˚2 de la composition, celle que nous illustrons ici, étend sensiblement vers la gauche et vers la droite l’espace de la représentation, faisant croire que le moment relativement court, censément représenté par l’oeuvre, est, sinon beaucoup plus « épais » que celui que nous avons vu dans l’espace de la première version, du moins beaucoup plus long et peut-être aussi beaucoup plus large que ce qu’il a été au départ. La version n˚3 de cette composition suggère elle aussi un tel agrandissement du moment censé figurer au centre du Nu descendant un escalier. Ici, l’agrandissement de l’espace donne littéralement lieu à de plus grandes possibilités d’incertitude.

Plus près de nous (si l’on peut concevoir que le XVIIIe siècle soit à certains égards plus proche de nous que ne l’était Marcel Duchamp au début du XXe), il est facile de voir dans l’oeuvre grandiose d’Hubert Robert beaucoup d’escaliers, plusieurs d’entre eux se prêtant étonnamment bien à un examen de l’espace devenu un lieu provoquant des rencontres et des crises. Comme toujours avec Robert, un des premiers problèmes se posant à l’analyste est celui de constituer un corpus valable. Parmi les seules représentations d’escaliers dans l’oeuvre de notre artiste, nous trouvons pas loin de 800 tableaux et dessins. Pour la plupart d’entre eux, on sent que le passage du temps, pour ne pas dire le temps du passage, que donnent à voir les marches d’un escalier peut relever d’une temporalité étrange (illustration 4). S’arrêtant assez régulièrement à l’horizon, son début ainsi que sa fin restant (devenant) invisibles, l’escalier ainsi conçu ne permet pas toujours au spectateur de comprendre où doit exactement mener la longue série de marches que l’artiste et ses personnages sont en train d’emprunter (illustration 5[8]). Souvent accompagné de lavandières qui, symboliquement, lavent le temps et l’espace[9], l’escalier semble prendre sa source dans l’eau originaire dans laquelle les lavandières trempent leur linge pour partir ensuite vers un ailleurs que nous ne saurions ni voir ni même deviner. Le passage de haut en bas, ou de bas en haut, d’un grand et magnifique escalier peut sembler très long, surtout pour un petit enfant ou une personne faible ; on gravit l’escalier et on s’arrête au milieu lorsqu’on croise une autre personne de sa connaissance (illustration 6). L’escalier comporte plusieurs dimensions chronotopiques car c’est à la fois un lieu de rencontre et une aire d’attente ; l’escalier donne donc lieu et place à d’autres chronotopes que celui qu’il matérialise par lui-même. En haut de l’escalier, ou plus souvent encore en bas, on s’arrête, on reprend son souffle et ses forces, et le temps semble lui-aussi s’arrêter au fur et à mesure que l’espace de l’escalier semble s’éterniser.

Hubert Robert, L’Escalier tournant, 1763, huile sur toile, Luxembourg, Musée d'art et d'histoire, collection Bentinck-Thyssen, 40 x 84,5 cm

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Hubert Robert, L'Escalier des lavandières, 1796, huile sur papier marouflé sur toile, Boston, Museum of Fine Arts, 60 x 41,9 cm

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Hubert Robert, Escalier monumental (Escalier sous une voûte), vers 1770-1775, huile sur toile (vente Christie's, New York, 26 mars 1987, n˚148), 55 x 64 cm

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3. Le moment décisif

Un grand artiste comme Duchamp est tout à fait conscient de ce que ses propres questions sur le temps et l’espace participent du vieux débat initié au XVIIIe siècle par les philosophes tels (en France) Diderot et (en Allemagne) Lessing. Ces débats participèrent en leur temps à la naissance d’une nouvelle discipline dans les sciences humaines : l’esthétique (Trottein 2000). Notre peintre Hubert Robert n’est pas étranger aux nombreuses controverses qui font rage à son époque dans les plus grands cercles intellectuels de sa ville natale, Paris. Nous savons qu’il participe non seulement aux célèbres soirées du lundi organisées par Madame Geoffrin, où se retrouvaient de nombreux artistes, peintres, sculpteurs et architectes, mais assez souvent aussi – puisqu’il était le préféré de la grande salonnière, jouissant de toutes sortes de privilèges exceptionnels – aux soirées du mercredi auxquelles assistaient les gens de lettres et les savants[10].

C’est justement dans ce contexte de houleuses discussions sur le rôle du temps et de l’espace dans les arts que nous avons voulu situer la toile d’Hubert Robert qui a constitué la première illustration de notre essai. Il y a lieu d’évoquer une fois de plus la situation chronotopique, pleine de périls, dans laquelle se trouve la jeune femme peinte par l’artiste au moment précis où elle se trouve comme suspendue en l’air – tout comme si elle était aussi suspendue dans le temps – au-dessus d’un torrent dangereux. Certes, ce personnage se retrouve dans plusieurs autres oeuvres qui auraient toutes pu servir d’emblème pour l’enquête que nous menons ici. Avant toute autre chose, ce genre de figure donne un visage humain à la notion de crise. Dans une toile comparable, conservée à Avignon, une autre petite fille peureuse, coincée entre la gauche et la droite, hésite à avancer de crainte de tomber, ayant peur de l’eau qui coule sous elle avec tant de bruit (illustration 7). Son père a beau l’encourager à avancer, rien ne peut diminuer son angoisse. Derrière elle, ni la mère ni sa campagne n’arrivent à la pousser vers l’avant. Le temps semble s’arrêter pour la petite demoiselle, une seconde semble s’étendre infiniment ; elle est comme le pauvre boxeur, dans un ring hostile, pour qui une minute de pugilat peut ressembler à plusieurs heures.

Hubert Robert, La Passerelle, huile sur toile, Avignon, Musée Calvet, 245 x 240 cm

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La force avec laquelle une configuration spatio-temporelle réussit, sinon à suspendre complètement le temps, du moins à l’étirer de façon à ce qu’il semble se figer, suggère qu’il y a chez le peintre des Lumières une conception bien établie. Avant de nous aventurer plus avant dans cette conception et dans la manière dont celle-ci se montre dans sa peinture, il est sans doute utile de rappeler les prises de positions esthétiques les plus importantes qui circulaient parmi les savants et les artistes du XVIIIe siècle en ce qui concerne la représentation du temps et de l’espace dans la peinture. Celles-ci fondaient en grande partie la pensée-en-images de Robert. Les deux conceptualisations les plus connues appartiennent à Diderot, d’une part, et à Lessing, d’autre part. Commençons par examiner les idées promues par le philosophe français.

Diderot théorise dans un premier temps la représentation d’un grand moment telle qu’elle devrait se faire, selon lui, dans la vénérable peinture d’histoire. Une première prise de position est formulée dans l’article «Composition» qu’il écrit en 1753 pour L’Encyclopédie (1996 : 120-126). À la différence de la littérature qui, comme l’explique Diderot, peut représenter de manière vraisemblable de multiples moments, et ce dans de multiples endroits et circonstances, la peinture n’a qu’un moment à partir duquel elle peut mener ses réflexions esthétiques. Par conséquent, il faut absolument que le moment peint par l’artiste soit un moment important dans l’histoire racontée, peut-être même le petit moment qui a tout fait basculer. Le problème esthétique se résume dans la tête de Diderot entre, d’une part, la représentation d’un petit moment qui, dans la réalité, aurait pu – à lui seul – montrer in nuce toute l’importance d’un grand événement connu de l’Histoire (cas extrêmement rare) et, d’autre part, la construction artistique, c’est-à-dire artificielle, d’un moment composite constitué de plusieurs petits moments qui n’étaient pas vraiment liés dans la réalité. Le grand artiste sait créer ce moment complexe comme s’il s’agissait d’un seul moment dans la réalité – et les événements les plus marquants d’une aventure historique se trouvent comme magiquement résumés par un seul d’entre eux. Celui-ci n’est donc pas nécessairement celui de la fin, et pas nécessairement non plus celui du début.

Plus tard, dans le Salon de 1767, Diderot passera, dans sa réflexion sur le temps esthétique, de la peinture d’histoire à l’art du portrait, pirouette philosophique d’un grand intérêt dans la mesure où il arrive à voir les effets du temps dans la représentation fixe d’une personne humaine. Ici encore, le philosophe français croit que seul l’artiste doué est capable, sinon de trouver, du moins d’imaginer, parmi les dix mille changements physionomiques qui arrivent à un être humain au cours d’une seule journée, un moment clef qui livre le plus grand nombre possible d’informations à propos de la personne représentée. Tout cela s’explique du fait que, pour Diderot, le peintre est un travailleur intellectuel, et pas un simple artisan qui copierait bêtement, sans réflexion, tout ce qu’il voit. On se souvient des passages extrêmement drôles qu’il écrit dans le Salon de 1767 à propos du portrait qu’a peint de lui l’artiste Louis-Michel van Loo (Diderot 1995). Diderot accuse l’artiste d’avoir mal choisi son moment : d’abord Van Loo le laisse trop longtemps, avant de commencer à peindre, en compagnie de la très belle veuve de son oncle ; le résultat en est que le philosophe se met tout naturellement à parler à celle-ci de manière avenante, et peut-être aussi, malgré lui, avec un tantinet de «mignardise» (Diderot 1995 : 81). Et voilà que l’artiste a décidé de commencer à peindre au pire moment car il a choisi un des instants ridicules pendant lesquels notre Philosophe a « l’air d’une vieille coquette qui fait encore l’aimable » (Diderot 1995 : 81). Qui plus est, cette seconde détestable devient ensuite le centre de tout le portrait. S’il est mal choisi, ce n’est pas seulement, selon le Philosophe, parce qu’il est le moins ressemblant, mais plutôt parce que cet instant ne contient aucun drame, ne révèle aucun changement à venir, mais se présente comme s’il constituait à lui seul l’essence permanente du Philosophe.

Les réflexions de Lessing concernent en large partie la sculpture mais les leçons qu’il formule à propos du moment important que doit choisir l’artiste – Lessing l’appelle le « moment prégnant » – sont fondées, comme c’était le cas chez Diderot, sur un don de discernement que doit posséder le vrai créateur[11]. Un tel moment ne peut en aucun cas être le fruit d’une imitation servile de la nature telle qu’elle se présenterait dans sa pure superficialité. Il n’est pas sûr d’ailleurs si Lessing développe ses propos à la suite de Diderot (qui était d’ailleurs assez bien suivi en Allemagne) ou parallèlement à lui. Ce qui est sûr, c’est qu’il s’intéresse intensément à la spécificité sémiotique des arts visuels qui utiliseraient le temps et l’espace tout autrement que ne le font la littérature et le théâtre.

En cela, il diffère énormément de Diderot qui, comme on le sait, croit encore à la doctrine classique d’une unité profonde au coeur de tous les arts. Le philosophe français souligne les mêmes principes de changements constants dans la nature humaine lorsqu’il parle, d’une part, du moment choisi par le portraitiste[12] et, d’autre part, lorsqu’il se met à écrire ses fameuses descriptions du Neveu de Rameau[13]. Que les apparences physiques du Neveu soient toujours sujettes à des changements multiples, signifie que le héros bohémien ressemble à n’importe quel autre humain. Pour Diderot, les mêmes principes s’appliquent au portrait verbal et au portrait pictural : il faut tenir compte des métamorphoses sans cesse renouvelées de chaque personnage et il faut savoir choisir parmi les mille changements ceux qui livrent le plus grand nombre de renseignements utiles.

En revanche, Lessing conteste non seulement la thèse d’un même principe esthétique qui réunirait tous les arts, mais également la pensée esthétique d’un Winckelmann lorsqu’il affirme que l’air laid et l’expression douloureuse que nous voyons sur le visage du père Laocoon sont moins le résultat d’une philosophie stoïcienne que celui, direct, du moment prégnant choisi par le sculpteur pour représenter Laocoon et ses fils, c’est-à-dire à la seconde précise où le père est mordu par le serpent.

4. Le pont

Grâce en partie à Lessing, la statue antique du Laocoon, qui avait déjà été découverte plus de deux siècles auparavant, est devenue dans la seconde moitié du XVIIIe une espèce d’oeuvre culte pour les philosophes et savants s’intéressant aux grandes questions (esthétiques) du temps[14]. Fidèle participant aux soirées de Madame Geoffrin, Robert ne pouvait pas ne pas connaître ces débats. Plusieurs fois, nous trouvons dans son art des représentations de la statue du Laocoon, parfois dans le passé, mais surtout dans le présent[15]; on peut la voir dans la belle salle du Louvre qui lui a été spécialement consacrée comme et on peut la surprendre dans des espaces extérieurs que l’artiste invente de toutes pièces[16]. Or, comme on le sait, le Laocoon est important pour l’esthétique des Lumières car cette oeuvre donne corps à la notion de crise.

Dans un dessin, qui n’est pas sans importance pour nos propos, Robert représente une vue fantaisiste où il donne à voir la statue du Laocoon sous l’arche de ce qui pourrait être un grand pont (illustration 8). Il est évident que ce capriccio combinant statue et voûte n’est pas le fruit du pur hasard esthétique. La crise au coeur de la statue en marbre accompagne celle que les ponts voûtés peuvent souvent évoquer dans l’art de notre artiste des Lumières. Si nous nous proposons, dans cette quatrième partie de notre texte, de passer à un examen rapide de quelques ponts et passerelles que représente souvent Hubert Robert, c’est que, chez lui, le pont revêt une importance cardinale en regard de la question de l’extension du temps et de l’espace que nous avons brièvement évoquée à propos de l’escalier. Les ponts constituent des matérialisations extrêmement riches de moments de passages critiques.

Hubert Robert, Capriccio architectural avec le Laocoon, dessin (lavis noir et gris, aquarelle sur traits à la pierre noire), Cambridge (Massachusetts), Fogg Art Museum, Harvard University, 33,2 x 48 cm

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Dans la liste des seuils contenue dans la Poétique de Dostoïevski, Bakhtine inclut aussi les ponts. Sans doute encore plus que les escaliers, les ponts revêtent chez Robert une capacité inépuisable de suggérer des dangers, des pièges, bref des crises. En ce qui concerne son utilisation de ponts, Robert s’avère encore une fois un artiste travaillant dans le multiple : il y a le plus souvent plusieurs variantes des ponts magnifiques qu’il étudie depuis plusieurs angles, inventant de nouveaux détails ou en laissant tomber des parties importantes. Il imagine tantôt des ponts totalement reconstruits alors que le vrai pont qui l’inspire est encore en parfait état[17]; tantôt il fait naître un tout nouveau pont, déjà tombant en ruines, alors qu’en réalité, là où il place son pont, il n’y en a aucun[18]. Il est même capable de peindre des monuments disparus depuis longtemps comme s’ils étaient encore debout au moment où il est en train de les faire renaître.

Lieux de passage et outils de communication indispensables, les (vieux) ponts d’Hubert Robert portent non seulement le temps en eux, c’est-à-dire dans leur bois et dans leurs pierres fatiguées par l’usure, mais ce sont aussi des lieux insolites qui permettent au temps de passer, et aux êtres humains et à leurs animaux de les traverser (illustration 9). Partout dans son art, ce créateur d’images éloquentes affiche un grand intérêt pour le temps qui passe dans l’espace en même temps qu’il se montre, selon Jean-Jacques Lévêque, « attentif aux menus détails de l’événement » (1979 : 32). Dans les vieux ponts de l’artiste Robert, la crise vit dans la matière même de la construction vétuste. En outre, Robert peint magnifiquement bien le temps de la traversée, insistant sur les pauses, les arrêts, le désir de profiter du beau point de vue que peuvent adopter les passeurs, surveillant le temps et l’espace devant eux, ou même sous eux. Le long d’un pont délabré, les secondes se transforment parfois en minutes et les minutes deviennent des heures ; les instants de transition ont l’air de se figer conformément à la nature fixe du dessin et de la peinture sur toile. Les vieux ponts sont eux-mêmes prêts à s’écrouler à n’importe quel moment, transportant certes personnes, bestiaux et matériaux, mais laissant également passer sous eux, ou même à leurs côtés, le temps ayant maintenant pris la forme de torrents, de cascades et de rapides dangereuses (illustration 10). Sous les ponts, les gens travaillent et le temps passe ; sur le pont les gens passent de gauche à droite et de droite à gauche, imitant latéralement le mouvement venant du fond de la toile, à l’horizon, vers nous les spectateurs. Sous le pinceau de Robert, le pont n’est presque plus que passage mais ce passage est d’une nature bien particulière car elle permet au passage de s’accomplir devant nos yeux.

Hubert Robert, Le Pont sur le torrent, vers 1780, huile sur toile (vente Christie’s, New York, 27 janvier 2010, n˚33), 416 x 616 cm (tableau resté invendu)

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Hubert Robert, Ruines d’un pont romain, vers 1783, huile sur toile, Troyes, Musée des Beaux-Arts (Musée de Saint-Loup), 255 x 290 cm

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Dans l’art d’un paysagiste fasciné par les ruines, l’interrelation entre temps et espace est hautement pertinente à la constitution visuelle du sens. Dans l’embrasure des portes, par des entrées secrètes, par le biais de fenêtres et d’ouvertures de toutes sortes, Robert peint dans son propre présent beaucoup de personnages «vivants» qui sont paradoxalement vêtus comme s’ils vivaient à une autre époque. Ils sont assez souvent en train d’admirer des ruines qui, à leur époque, n’étaient pas encore des ruines. La jeunesse de ces gens anonymes, de jeunes hommes, de belles jeunes filles, des enfants aussi, proposent un contraste on ne peut plus net entre, d’une part, la vivacité et l’énergie de leur présent et, d’autre part, la décadence des bâtiments et des monuments avec lesquels l’artiste les juxtapose. Et malgré la poussière et l’état fragmentaire de ces monuments, une partie de leur splendeur et de leur gloire passées réussit à faire surface.

Hubert Robert, Le Pont Salario, vers 1775, huile sur toile, Washington, National Gallery of Art, 91,3 x 121 cm

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5. Un tableau à la National Gallery de Washington

On comprend maintenant que le pont dans l’art d’Hubert Robert permet de voir la transformation de l’espace en temps et celle du temps en espace, les deux dimensions étant inextricablement liées dans une seule oeuvre d’art. Les seuils de Robert s’accompagnent presque toujours de petites gens, le plus souvent des lavandières, des pêcheurs, des enfants. Nous nous proposons, dans cette dernière partie de notre enquête, de nous arrêter un peu devant un tableau conservé dans la National Gallery de Washington, oeuvre connue tantôt sous le titre Le Vieux Pont, tantôt comme le Pont Salario(illustration 11). Peintes durant les années 1775-1785, plusieurs versions existent de cette importante composition[19].

Par le tableau aujourd’hui conservé à Washington, Robert réfléchit avec ses images sur les complexités chronotopiques d’un vieux pont romain qui, déjà à son époque, était en train de tomber en morceaux. Admettons que, lorsque Robert voit ce pont près de Rome, ce n’était pas la première fois durant sa longue histoire qu’il était en ruines. Plus tôt, vers la fin du Moyen Âge, le pont avait déjà connu quelques transformations radicales, d’où le beffroi militaire construit durant le XIIIe ou XIVe siècle, qui occupe presque toute la partie gauche de la toile. Cette tour militaire, ajoutée au pont plus de mille ans après sa première reconstruction, était elle-même en train de tomber en ruines au XVIIIe siècle lorsque Robert se met à l’admirer. L’artiste l’imagine habitée par des paysans qui, au milieu de la campagne romaine, semblent appartenir à une famille typiquement française du XVIIIe siècle. Le pont peint par Robert ne semble pas du tout constituer une représentation réaliste d’un monument historique. Il suffit, pour s’en convaincre, de jeter un coup d’oeil sur la gravure produite par le maître italien de Robert lorsqu’il était encore élève à Rome (illustration 12). Servant de maison, la tour sert aussi à ralentir la circulation sur le pont ; sur le plan métaphorique (on dirait presque métonymique), on dirait qu’elle fonctionne comme une chicane entravant le passage du temps et des passeurs ; elle permettrait ainsi au peintre d’insister sur une transformation chronotopique où le temps se ralentit au maximum, d’où l’impression selon laquelle les personnages bougent à peine. Pour résultat, ils ont l’air presque coincés sur le pont qui, à n’importe quel instant, pourrait s’écrouler, leur propre poids accroissant ce même risque.

Giovanni Battista Piranesi, Veduta del Ponte Salario, vers 1756-1757, gravure (eau-forte), 38 x 62 cm (illustration dans Roseline Bacou, Piranèse. Gravures et dessins, Paris, Éditions du Chêne, 1974, p. 144)

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Dans cette représentation, Robert explore également l’intérêt qu’il y aurait à peindre, au-delà du pont, et précisément sous le pont, une belle perspective s’étalant dans le lointain. Le spectateur se trouve à un endroit où son regard est dirigé vers un paysage qui s’étend presque infiniment vers l’horizon. Par une telle utilisation d’un deuxième espace, visible à travers un premier, Robert affiche sa connaissance très intime des meilleurs peintres flamands de la Renaissance. On aura vite compris que ce qui est montré par l’artiste au loin, « sous » le pont, participe beaucoup moins d’un espace et d’un temps réels, que d’un chronotope imaginé qui doit nécessairement appartenir à un autre temps et sans doute aussi à un autre lieu. Peut-être utopiques, ces espaces-temps que nous voyons sous le pont pourraient également appartenir au passé ou – pourquoi pas ? – à l’avenir. C’est peut-être la «crise» du vieux pont qui nous empêche d’y arriver.

Les amateurs de l’art flamand connaissent bien les façons dont Rogier van der Weyden utilise des espaces dans les espaces afin de montrer plus d’un épisode de la même histoire biblique sur un seul panneau de bois. Dans son magnifique autel de saint Jean-Baptiste, aujourd’hui à la Gemäldegalerie de Berlin (illustration 13), Rogier montre au premier plan le corps décapité du Baptiste comme si celui-ci se trouvait dans notre présent, alors que l’espace que nous voyons au fond du tableau est censé nous montrer un épisode ultérieur de la fin de saint Jean, à savoir le moment où Salomé, après avoir demandé la tête du Baptiste en récompense à sa danse prodigieuse, se voit en train de recevoir son cadeau horrifique. Les mêmes connaisseurs apprécient une illustration peinte par Jan van Eyck pour illustrer un livre d’heures (illustration 14). Ici, le présent de la première salle montre la naissance de Jean-Baptiste alors que les salles contiguës qui s’enfilent, comme autant de poupées matriochka, vers le fond de l’image représentent des moments passés : d’abord Zacharie qui est réduit à l’écriture après avoir perdu sa langue, et plus loin encore Elizabeth, sans doute au moment où elle apprend que, malgré son âge avancé, elle va donner naissance à un enfant prodigieux[20]. Il y a dans cette peinture dont s’inspire Robert une remarquable continuité qui relie divers espaces par l’effet unificateur d’un récit biblique.

Rogier van der Weyden, Autel de saint Jean-Baptiste (panneau droit), vers 1455, huile sur panneau de chêne, Berlin, Gemäldegalerie, 77 x 48 cm

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Jan van Eyck (attribué), La Naissance de saint Jean-Baptiste, vers le début du XVIe siècle, peinture miniature illuminant un Livre d’heures, Turin, Museo Civico, folio 93v

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Hubert Robert, Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruine, 1796, huile sur toile, Paris, Louvre, 32,5 x 40 cm

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Étonnamment semblables à la porte magique au centre de la vieille série télévisée Star Gate, les espaces que nous voyons sous les ponts délabrés d’Hubert Robert donnent forme au passage du temps, mais d’une autre manière. Le pont est le signe du temps qui passe et ce passage se fait visible par la présence d’un autre lieu et d’un autre temps. Toute la différence par rapport à la peinture flamande se loge dans la discontinuité entre l’espace du pont et les espaces lointains qu’on aperçoit à travers lui. Qu’un homme qui a connu les tumultes de la Révolution ait pu être fasciné par la non-permanence du présent, lui-même destiné à tomber en ruines, cela se laisse apercevoir lorsque le peintre français fait à plusieurs reprises du Louvre, récemment devenu un musée public, la victime des ravages du temps instable et dangereux (illustration 15[21]). Sa fascination se laisse également deviner lorsqu’il dessine, non sans humour, plusieurs archéologues de l’avenir, curieusement habillés à l’antique, qui découvrent sa propre tombe[22]. Mi-sérieuses, mi ironiques, ces représentations rappellent une oeuvre dans laquelle l’artiste, déjà dans la prison Sainte-Pélagie, imagine quelques révolutionnaires en train de piller les tombes des rois français dans la basilique de Saint-Denis[23]. Ici encore, Robert suggère un temps de crise lorsqu’il imagine que la France, elle aussi, sera bientôt en ruines, exactement comme on peut le sentir lorsque l’on voit les transformations incroyables déjà en train de s’effectuer dans la ville de Paris avant la Révolution : maintenant Robert témoigne de la puissance destructrice dirigée vers les maisons qui autrefois couvraient les ponts de Paris (illustration 16). Et voilà que Robert recourt à la technique flamande des espaces emboîtés lorsque, sous les ponts, il choisit de peindre le passage du temps, susceptible de tout détruire, sous forme de la Seine qui passe sous les maisons en train de disparaître (illustration 17). Il n’est pas sans pertinence de savoir que Robert a peint cette scène plusieurs fois et qu’il a exécuté de nombreux dessins préparatoires[24].

Nous sommes sûrement en présence d’un phénomène artistique proche de ce que, dans son travail des années 1920, Aby Warburg a autrefois qualifié de palimpseste visuel[25]. Dans les milliers de paysages en ruines de Robert, nous voyons aussi que l’artiste français s’engage dans une réflexion de nature philosophique sur le passage du temps et sur la façon dont le passé laisse ses traces dans les espaces du présent. Ses ruines contiennent tant de personnages qui, par leurs mouvements et leurs gestes, injectent un peu de vie dans des monuments censément morts. Certains gestes désignent les eaux qui descendent en trombe, constituant par là des signes envoyés dans le direction du temps qui fuit dans un grand lieu de rencontre ; d’autres gestes désignent des écriteaux, comme si le personnage voulait qu’on écoute les voix du passé qui, dans une langue antique, essaient encore de nous parler. On comprend par les couleurs vives dont se sert Hubert Robert qu’on ne peut guère séparer l’énonciation esthétique de l’artiste des lieux et temps, passés et futurs, qu’il représente dans ses oeuvres et vers lesquels il veut nous conduire.

Hubert Robert, La Démolition des maisons sur le pont Notre-Dame, 1787, huile sur toile, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, 81 x 154 cm

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Un dernier regard du tableau de la National Gallery nous permettra de proposer quelques conclusions. Quoique construit il y a longtemps en Italie, près de Rome, le très vieux pont Salario est maintenant habité par de jeunes Français pleins de vie. Des arbres vivants poussent dans les fentes que le passage violent du temps a ouvertes dans les pierres durant une période de plus de mille cinq cents ans. Les gens risquent leur vie quand ils empruntent ce pont pour transporter leurs lourdes cargaisons. Non seulement le pont est rompu chez Robert, c’est-à-dire délabré et tombé en déchéance, mais il faut aussi dire du temps qu’il est lui-même cassé, « sorti de ses gonds », comme dirait Hamlet. Au loin, sous le pont, un paysage à l’italienne, utopique, s’étale devant nos yeux comme la terre promise devant ceux de Moïse, inatteignable. Pour y entrer, il aurait fallu mieux nettoyer le temps sale du présent, il aurait également fallu le débarrasser de ses trop nombreuses impuretés et de sa violence destructrice. Est-ce possible ? Telles sont les complexités des seuils les plus travaillés par l’artiste Hubert Robert. Ses ponts soulignent à quel point il est important de comprendre que le temps et l’espace travaillent conjointement, inséparablement, comme dans une seule unité, celle d’un chronotope chargé de multiples sens et possibilités d’interprétation.

Hubert Robert, La Démolition des maisons sur le pont Notre-Dame, 1787, huile sur toile, Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe, 81 x 154 cm (détail)

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Parmi un grand nombre d’autres formes de seuils activement présentes dans l’art d’Hubert Robert, nous nous sommes concentrés sur l’escalier et le pont. On aura compris que l’étude des chronotopes ne se réduit pas nécessairement à un regard formaliste et pointilleux des oeuvres, qu’elle peut mener l’oeil du spectateur vers le coeur des oeuvres et, en l’occurrence, vers les zones les plus signifiantes des magnifiques représentations de ruines que produit partout Hubert Robert dans son art. Par le petit corpus que nous avons constitué pour cette étude, nous avons voulu sonder les seuils et leurs crises, voyant dans les nombreux espaces-temps peints par l’artiste des Lumières des formes concrètes d’un danger, d’une incertitude, de la surprise et de la mort. Ainsi qu’il est montré dans ces oeuvres, le temps est crise ; par ses trous et par ses cassures, l’espace donne à voir de multiples formes de crise qui, sans l’art d’Hubert Robert, auraient pu rester dans une invisibilité inaccessible.