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L’espace, c’est ce qui arrête le regard, ce sur quoi la vue bute : l’obstacle : des briques, un angle, un point de fuite : l’espace, c’est quand ça fait un angle, quand ça s’arrête, quand il faut tourner pour que ça reparte. Ça n’a rien d’ectoplasmique, l’espace ; ça a des bords, ça ne part pas dans tous les sens, ça fait tout ce qu’il faut faire pour que les rails de chemins de fer se rencontrent bien avant l’infini.

Georges Perec, « L’espace », Espèces d’espaces, Paris, Galilée, 2000 [1974], p.159-160

Une manière d’aborder la littérature sous son aspect formel est de considérer le texte comme un objet qui relève du « construit ».[1] Lorsque l’auteur est membre de l’Oulipo, le dispositif textuel est un dispositif doublement construit à partir de contraintes d’écriture, donc il est un texte dit « hyperformaliste ».[2] Les contraintes d’écriture sont des règles que l’auteur s’est imposées à lui-même, et qui sont proches ou éloignées de celles que lui impose le discours social selon un contexte culturel donné.[3] Ainsi, l’anagramme est dite proche car elle redistribue les lettres d’un mot selon un nouvel ordre mais le lipogramme est éloigné car il modifie le code en supprimant une lettre de l’alphabet. Dans le champ des littératures à contraintes, le discours à contraintes des oulipiens combine généralement deux discours et donc deux imaginaires : le littéraire et le mathématique. Il manie en cela deux langages, l’alphabétique et le numérique, qui se combinent pour construire le dispositif textuel.

Dans cette étude qui porte sur l’imaginaire urbain d’un écrivain oulipien contemporain, Ian Monk, qui écrit sur la représentation d’une ville périphérique de la banlieue lilloise (nord de la France), nous partons du questionnement de Daniel Laforest sur la manière dont la littérature contemporaine peut amalgamer le discours de l’urbaniste au discours poétisé en intégrant les « données factuelles ».[4] Alors que Laforest constate que le roman réaliste a largement écarté la topique périurbaine, il considère qu’il existe « un rôle épistémologique de la périurbanité dans le mariage originel entre ville et roman » (Laforest 2011 : 219). L’étude de Laforest est intéressante pour notre propos car elle donne un statut au périurbain, à la différence des études qui traitent le périurbain dans sa relation périphérique avec la ville et non pas comme une entité. Or, ce n’est pas le cas du texte d’Ian Monk. Plouk Town n’est jamais abordé comme un lieu périphérique mais comme un espace isolé que le poète essaye tant bien que mal d’habiter, à la recherche des codes culturels de la « condition urbaine » dans laquelle il évolue.[5] Pour Olivier Mongin, la condition urbaine se définit en termes de « parcours » ou de mobilité urbaine qui prend la forme d’une « expérience spirituelle en spirale » (Mongin 2005 : 39 et 46). Cette définition offre un cadre intéressant à la polyphonie discursive du texte oulipien dont les dispositifs prennent le plus souvent la forme d’une configuration géométrique. L’idée de « parcours » oulipiens désigne en fait spécifiquement les dispositifs textuels qui rendent la contrainte « lisible, visible [et] omniprésente ».[6] Nous posons donc comme hypothèse de lecture un lien entre les notions mongienne et oulipienne de parcours, en réunissant l’expérience spirituelle de la spirale, à celui du dispositif contraint du texte oulipien, à partir de la notion d’« opérations » ou de « manières de faire » de Certeau. Pour Certeau, la ville est en effet à deux niveaux : celle de la spatialité géométrique et celle de la ville transhumante dénotant une « expérience anthropologique, poétique et mythique de l’espace » (Certeau 1990 : 142). Pour ce faire, nous prenons comme objet d’étude la manière d’être dans l’urbain dans Plouk Town, en nous appuyant sur l’agencement de trois composantes : un imaginaire, une rhétorique et des figures textuelles.

1. Imaginaire urbain

Qu’est-ce que l’espace urbain ? Olivier Mongin consacre une étude fort intéressante qui soulève la question du déséquilibre entre flux et lieux, au profit de la création de réseaux, symbole d’une culture de « l’informe » en milieu urbain (Mongin 2005 : 13). Trouvant son origine dans les notions d’« urbs (la forme urbaine et architecturale) » et de « civitas (les relations humaines et les liens politiques) » (Mongin 2005 : 13), l’ère de l’urbain se déclinerait aujourd’hui sur le mode du post-urbain ou de l’informe. L’intérêt de l’ouvrage de Mongin est de recentrer le propos en s’interrogeant sur la notion de condition urbaine selon un principe de complémentarité entre deux entités : la nature de « l’expérience urbaine et l’état actuel de l’urbain » (Mongin 2005 : 15). À la distinction moins convaincante qu’il propose entre « les villes de l’écrivain et de l’ingénieur urbaniste » (Mongin 2005 : 22-32), nous privilégions sa notion de « mobilité urbaine » qu’il définit comme une « expérience spirituelle en spirale », en ce qu’« elle permet d’entrer dans un espace, de se couper d’un dehors, mais aussi de pouvoir se libérer de cet espace, et de retourner vers le dehors » (Mongin 2005 : 46). La ville reste ainsi, pour Mongin, un « lieu [avant tout] pratiqué » (Mongin 2005 : 28). Son étude se situe en cela dans l’héritage des « pratiques » de Certeau (Certeau 1990 : 142). Pour Certeau, plutôt que de parler d’un espace social ancré dans le disciplinaire selon l’héritage de Michel Foucault, il vaut mieux privilégier les « pratiques de l’espace » (Certeau 1990 : 146), comme autant de :

[…] procédures — multiformes, résistantes, rusées et têtues — qui échappent à la discipline sans être pour autant hors du champ où elle s’exerce, et qui devraient mener à une théorie des pratiques quotidiennes, de l’espace vécu et d’une inquiétante familiarité de la ville.

Certeau 1990 : 146

Dans le domaine urbain, la mise en jeu des concepts disciplinaires permet d’atteindre le niveau des opérations d’une ville envisagée comme « transhumante, ou métaphorique [qui] s’insinue ainsi dans le texte clair de la ville planifiée et lisible » (Certeau 1990 : 142). Chez Certeau, on trouve très explicitement formulé deux niveaux de l’urbanité : les « réseaux » qui sont le résultat des trajectoires (ou « pratiques organisatrices de la ville habitée ») et les « opérations » qui sont les « manières de faire dans une spatialité donnée » (Certeau 1990 : 141-142). Comment passer de l’un à l’autre, alors même que l’étude de Mongin reste évasive sur le principe de morphogenèse qui est pourtant essentiel à la polyphonie discursive du texte oulipien, à la fois alphabétique de la « ville-écrivain » et numérique de la « ville-urbaniste » (Mongin 2005 : 22-32)? Serait-ce que le nombre y signifie autre chose que des données factuelles sur l’urbain ?[7]

Ainsi, en fonction de notre objet d’étude, à savoir les spiralités urbaines envisagées comme une routine du quotidien dans Plouk Town, nous privilégions la distinction de Certeau entre la « ville-concept » et la « vie urbaine » (Certeau 1990 : 145), plutôt que celle de Mongin entre « les villes de l’écrivain et de l’ingénieur-urbaniste » (Mongin 2005 : 24). En effet, ce n’est pas tant la ville qui est décrite dans le long poème narratif écrit par l’auteur oulipien Ian Monk, que la manière de l’habiter et d’y coexister au quotidien. Notre étude portera donc sur la manière dont un sujet habite une ville elle-même sujet, c’est-à-dire un lieu à la fois habité et vécu de l’intérieur.

Dans le long poème narratif conçu sur le principe de la permutation en spirale de la sextine, le texte dessine les contours d’une « francitude »[8] à laquelle l’immigré d’outre-manche ne s’attendait pas, comme le montre une adresse obsessionnelle à un narrataire absent : « elle », celle qui se refuse comme « ville habitée », mais qui n’existe pas non plus comme « ville-panorama ». À la configuration textuelle de la spirale ferait écho une spirale de l’exclusion, qui finit sa course dans une défenestration burlesque, sorte de métaphore entre un dedans et un dehors qui ne communiquent pas. La spirale est rythmée tout au long du texte par une confrontation entre l’intime et le social, à travers un imaginaire du déchet. Il se traduit dans le texte par une rhétorique scabreuse qui passe par les figures métaphoriques de l’urine et du vomi, omniprésentes dans le texte monkien. La ville est ici totalement aliénante et elle est en cela écrite à partir de ses « factures d’espace » qui sont des sortes de « [récit quotidien racontant] ce que, malgré tout, on peut y fabriquer et en faire » (Certeau 1990 : 180). L’espace pour les oulipiens est toujours le résultat d’une appropriation des contraintes sociales (ce qui est là) pour libérer un espace de création (ce qu’on fait de ce qui est là).

De quel imaginaire urbain le texte monkien dresse-t-il le portrait ? L’imaginaire urbain de Plouk Town, c’est celui de la banlieue périphérique de Lille où habite l’auteur Ian Monk dans la vraie vie. Pourtant, un recours à une documentation réelle (Fig. 1 et 2) montre vite l’écart entre l’imaginaire des tours dépeintes dans Plouk Town et la réalité du quartier périphérique de la banlieue lilloise (Fives) décrite dans le texte monkien :

Fig. 1

Les tours des cités de La Courneuve (aujourd’hui détruite donc appartenant à un passé historique) et de Sarcelles, dans la banlieue parisienne, respectivement en Seine-Saint-Denis (département du 93) et dans le Val-d’Oise (département du 94).

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Fig. 2

Le quartier de Fives, dans la banlieue populaire de Lille (département du Nord, 59), avec sa principale artère décrite dans Plouk Town et son café, un des lieux clés du texte d’Ian Monk.

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À Fives, les tours qui peuplent le texte monkien ne font pas partie de l’architecture urbaine de la ville réelle. Il y a pourtant une raison à les avoir inventées.

Fives s’inscrit dans la tradition architecturale des villes ouvrières, qui a été conçue en fonction des routines de l’usine : c’est une ville ouvrière comme beaucoup d’autres. Elle a connu ses heures de gloire au moment des locomotives à charbon mais depuis que les usines ont fermé, la ville a perdu ce qui a construit son identité. À cela s’est ajouté un renouvellement de sa population par l’arrivée conjointe d’une population immigrée et d’une classe sociale plus aisée qui quitte la ville bruyante (Lille) pour venir s’installer dans une banlieue tranquille (Fives). Cette situation n’a rien à voir avec la réalité des cités ghettos métaphorisées par leurs tours et la marginalisation de leurs habitants, éléments qui sont pourtant un motif constant du texte monkien. En fait, derrière l’idée de « tour » se trouve en filigrane celui des tours ou shifts des ouvriers se relayant selon les trois huit (3/8) du rythme imposé par l’usine. Ainsi, d’une ville ouvrière, Fives est passée à une ville dortoir. Ce nouveau flux, pour reprendre la terminologie d’Oliver Mongin, marque une rupture avec le lieu tel qu’il a été conçu. Pourtant, la rupture apparente porterait plutôt les traces d’une continuité puisque le transfert du rythme ternaire de l’usine n’est pas si loin de l’univers ternaire du métro-boulot-dodo des cités dortoirs. Dans un premier temps, le texte de Monk oeuvre donc à repousser toute conclusion hâtive entre l’identification du plouk (l’habitant de la ville imaginaire) à une classe sociale, au profit d’un ancrage identificateur dans son lieu d’habitation. La référence à la réalité de la ville marque un imaginaire urbain qui prend ses distances avec un réel trop souvent jugé sur un lieu et non sur un vécu, pourtant seul à pouvoir créer un récit d’espace. La spirale qui laisse place à une création-appropriation relaie ici la notion de cycle et d’enfermement dans sa condition, non pas sociale, mais spatiale, voire ici urbaine. En conséquence, l’espace péri-urbain de Plouk Town n’est pas celui de la réalité de l’auteur mais la manière dont il a choisi de la décrire et de la poétiser : son art de faire sens d’une ville autrement désorientée par l’omniprésence de la cadence, non plus ouvrière mais routinière du quotidien. Sur quel(s) langage(s) s’appuie-t-il pour créer ce décalage entre le réel et l’inventé ?

2. Rhétorique de l’urbain

Dans le concept opératoire de la ville instauré par le discours utopique des urbanistes, Certeau voit que la représentation de la ville se coupe de la réalité de l’espace pratiqué par les habitants de la ville, et non pas seulement comme un espace théorisé. Le concept détient trois composantes qui aboutissent à la création de « “La ville”, à la manière d’un nom propre » (Certeau 1990 : 143).

La première composante est « la production d’un espace propre [dont] l’organisation rationnelle doit […] refouler toutes les pollutions physiques, mentales ou politiques qui la [compromettent] » (Certeau 1990 : 143). L’imaginaire du déchet dans lequel s’inscrit le texte monkien se positionne à l’inverse de ce concept utopique et se déploie de manière tentaculaire dans les isotopies du déchet, notamment à travers les figures de l’urine, de l’excrément et du vomi, mais aussi dans l’isotopie de la violence, notamment avec la figure de l’inceste. Nous n’indiquerons que quelques courts extraits  malgré qu’ils se reproduisent pratiquement à chaque page, en en sélectionnant les plus marquants, notamment par la fréquence de leur répétition et leur chevauchement :

  • L’urine

    on aime

    on boit

    on pisse

    ploucque puis

    17

    poubelle crotte voiture

    voiture poubelle crotte

    crotte voiture poubelle

    poubelle canette crotte

    crotte poubelle canette

    canette crotte poubelle

    pisse canette crotte

    crotte pisse canette

    canette crotte pisse

    18

    le silence de nuit

    s’assoit comme chienne

    qui pisse sur le

    trottoir de tes rêves

    19

    […]

    tu pleures plus ici

    sur ton sort surtout

    pas ici tu suintes

    tout simplement comme chienne

    qui s’accroupit pisse

    sur le trottoir de

    tes pensées de merde

    20
  • L’excrément

    je leur demande de garder

    la maison si le facteur

    toque fin bref ils avaient

    mes clés et ben quand

    je rentre le soir imagine

    qu’est-ce que je

    trouve ben je te dis

    ma piaule dans un état

    ben ils avaient pas mieux

    trouvé que de tirer un coup

    la meuf et son beauf

    tu sais qu’ils attendaient

    que ça paremment comme occase

    dans mon plume ils laissent

    les draps mais dans un

    état et puis en plus

    ils ont chié dans ma

    corbeille non mais moi je

    te dis faut être vicieux

    22

    on sort le clebs pisser

    on se promène fait beau

    on taffe on taffe encore

    on regarde le clebs pisser

    on retaffe regarde retaffe regarde

    on voit le clebs chier

    on constate une légère constipation

    on voit que ça débloque

    on laisse une traînée fumante

    on va vers le parking

    on traverse le terrain vague

    on voit le vide ensoleillé

    on voit les crottes desséchées

    on voit le caddy cassé

    on voit les fleurs bleues

    on retourne par la rue

    on voit les crottes fraîches

    on voit les mégots morts

    on voit le mur tagué

    on voit un papillon écrasé

    on voit les mégots morts

    on rentre regarder les voisins

    on voit toujours personne merde

    23
  • Le vomi

    évier cradingue égouttoir poisseux bouteilles vides

    cendrier plein tapis cramé table foutue

    chaise bancale télé naze chiottes bloqués

    papier plus tampons plus couches plus

    on essuie ce qu’on peut

    de tout ça ça suinte toujours

    de partout d’ici de là

    ça s’inscruste autour des robinets

    ça dégouline plouque de la gazinière

    tellement noir marron tellement qu’on

    pourrait en faire du café express

    plancher sableux orteils gratouillés lit chaud

    lendemain là évier rempli frigo là

    mômes là mômes tellement école bientôt

    vêtements distribués fessées distribuées mains tremblantes

    yeux vaseux doigts poisseux café plus

    on les chasse de là ces putains de mômes on les tire

    paire de claques de devant la

    télé on leur fout leurs chaussures

    leurs manteaux leurs bonnets leurs raclées

    paire de claques de devant la

    télé on leur fout leurs chaussures

    leurs manteaux leurs bonnets leurs raclées

    ta gueule toi pendant que je

    cause puis on roule sale con

    rue vaseuse mégot écrasé mômes déposés

    évier retrouvé vomi essuyé vaisselle essuyée

    miroir vu gueule vue teint rose

    cheveux gras nez cassé joues bouffies

    yeux vitreux points noirs iris ensanglantés

    on vomit encore un bon coup

    puis on regarde encore les

    larmes coulent plouquent dans l’évier

    diluent le vomi dont les bouts

    ont du mal à être avalés

    par le trou avec son grillage

    où sont coincés poils et morve

    doigt sondant ongle lisse narine curée

    29-30
  • L’inceste

    Jennifer dit j’ai peur la nuit je chiale seule

    et Jennifer dit j’ai peur le jour de maman

    et Jennifer dit j’ai peur le soir de papa

    et Jennifer dit j’ai peur le matin de tonton

    et Jennifer dit je dors l’aprèm à l’école

    et Jennifer dit pourquoi papa me fait ça le soir

    et Jennifer dit pourquoi tonton me le fait le matin

    et Jennifer dit qu’est-ce que je suis naze

    et Jennifer dit fous-moi la paix bande de connards

    […]

    et Jennifer dit merde papa putain tu me fais mal

    et Jennifer dit merde tonton doucement merde doucement putain mal

    et Jennifer dit merde j’ai encore sali mes draps

    et Jennifer dit des bonbons je veux des bonbons moi

    et Jennifer dit je veux que maman dit quelque chose

    et Jennifer dit je veux que maman comprend quelque chose

    et Jennifer dit je veux que tonton me laisse tomber

    […]

    et Jennifer dit et si papa me lâchait la grappe

    […]

    et Jennifer dit en cloque comme une pauvre conne quoi

    et Jennifer dit jamais le même goût du sperme

    89-90-91

Parmi tous ces exemples,[9] ce qui frappe d’emblée, c’est l’omniprésence des injures et de la violence, plus que de la vulgarité. On y voit une manifestation de ce « langage humilié [qui agit] comme l’indice d’une situation générale ».[10] D’une manière générale, le modus operandi du texte monkien oeuvre dans ce langage qui révèle des cassures familiales : la violence physique sur les enfants dans l’extrait du vomi ainsi que dans celui sur l’inceste, la violence physique que l’on s’inflige à soi-même (ce que Jennifer pense d’elle-même, le père qui vomit sa douleur psychologique et sa dégénérescence physique), les conflits générationnels dans l’extrait du vomi et de l’inceste et enfin les conflits de proximité dans l’extrait consacré à l’excrément (les voisins qui marquent leur territoire en souillant l’espace emprunté). Plus généralement, la rhétorique urbaine s’appuie ici sur ce que Certeau définit comme « un langage de la violence », conséquence des actes d’humiliation (Certeau 1980 : 81-91). L’imaginaire du déchet est donc relayé au niveau discursif par un discours de l’humilié vivant dans un espace urbain sale. Littéralement, il s’agit d’une rhétorique de la défection, selon laquelle « le produit du système violent qui, saisi sous sa forme culturelle, désarticule la parole et le langage, contraignant l’une à se taire et l’autre à proliférer indéfiniment ».[11]

La deuxième composante correspond à la « substitution d’un non-temps ». Pour Certeau, ces concepts rationnalisateurs ont été conçus à des fins d’exclusion en « privilégiant le progrès » et en refoulant les « déchets » (Certeau 1990 : 144). La conséquence est de perdre « sa condition de possibilité, l’espace lui-même, qui devient l’impensé d’une technologie scientifique et politique » (Certeau 1990 : 144).[12] Un tel engagement de la part de Certeau peut faire sourire, de par la teneur idéologique qui semble appartenir au passé. Pourtant, il est un fait que les villes continuent d’être un lieu d’exclusion, si ce n’est d’humiliation tant la densité humaine impose un « art de coexister » sur le mode de la « répétition » et de la « proximité », mais rarement sur celui du choix (Certeau 1990 : 16). Il faut souvent tout un carcan de bonnes mains associatives ou communautaires pour compenser, par un peu d’humanité, ce que le fonctionnel de la perspective urbaniste a oublié de prévoir : la ville est un espace habité de multiples manières, aussi bien par un ingénieur, par un urbaniste que par un écrivain ou un sans-abri, par des hommes, par des femmes, par des enfants et par différentes générations dont les besoins différent.

Ainsi, cette partie de notre étude consacrée à la rhétorique urbaine montre des manières de vivre au quotidien dans un espace à partager où il faut trouver un espace pour créer sa propre routine, ce que le texte de Monk exemplifie dans l’expression de ses plus basses routines : l’urine et le vomi, conséquences d’un alcoolisme forcené qui inscrit le texte monkien dans la tradition des récits populaires zoliens, reliant la classe ouvrière à la consommation d’alcool. Ceci se manifeste dans le rythme textuel qui se déplace des 3/8 de l’usine et du rythme du métro-boulot-dodo à celui de « bistro bistro bistro » (Monk, Plouk Town : 27), le « salon du pauvre » (Certeau 1990 : 38). La partie boulot dans le texte monkien est réduite à une quasi-absence, à part dans les sections consacrées au supermarché, notamment dans celle où le protagoniste vient pointer deux fois par jour, comme une figure urbaine qui est venue se substituer à celle de l’usine. La topique du chômage est ainsi évitée car elle aurait relié le protagoniste à une communauté socio-économique, celui des chômeurs, alors que le portrait du protagoniste est le signe d’une aliénation complète. La partie du métro est refoulée car le quartier est traité de manière isolée, et non pas par son existence en périphérie d’une ville, une ville qui n’est jamais nommée ni mentionnée dans le texte mokien. La partie du dodo est, par contre, omniprésente, conséquence de l’alcoolisme forcené du protagoniste, qui se fait ainsi dormir en état d’abrutissement avancé. Loin d’être réparateur, le sommeil crée un moment d’oubli, une échappatoire à une réalité abrutissante. Dans cette spirale du refoulement et de l’aliénation complète, aussi bien du protagoniste que des lieux dans lesquels il dépérit, la seule alternative socialisante qui se présente est la fréquentation du bistro.

La troisième composante concerne la « création d’un sujet-universel ».[13] Nous pouvons certes nous interroger sur ce qui ressort des actes de violence physique et psychologique omniprésents dans l’écriture ? Serait-ce la figure d’un anti-héros ou le poids du quotidien ? À Plouk Town, il semblerait que l’habitant qui n’est pas atteint par la spirale de la violence serait le chien. Promené à heures régulières, il est l’objet de beaucoup d’attentions et n’a pas les problèmes de braguette du protagoniste, qui fait le plus souvent sur lui ou sur le tapis de son appartement selon son degré d’alcoolémie, ou lorsque l’évier a déjà servi à maintes reprises. Le chien marque son territoire à chaque fois qu’il urine, comme une manière de s’approprier les lieux, alors que c’est un écart flagrant de convenance pour les habitants humains de la ville. Pourtant, le texte monkien est jonché de signes d’une ville où les humains cherchent à marquer leur territoire de la même manière que le font les chiens.[14] Là où on doit « faire avec » son entourage de proximité, le texte monkien reflète toutes les situations où on compose avec l’humiliation, à défaut de composer par un « art de coexister avec des partenaires » (Certeau 1990 : 17), ce dont le chien, lui, s’accomode très bien. Dans le portrait de la ville monkienne, il manque toujours le procès de « l’appropriation » qui est rendu impossible par l’absence de « reconnaissance » de l’autre (Certeau 1990 : 19 et 24). Le portrait rhétorique de l’urbain marque ainsi moins une perte identitaire entre l’espace du dedans et du dehors qu’un effet généralisé d’inventer un discours de l’anti-convenance, ce que Certeau désigne comme « le renversement carnavalesque des codes de la convenance » (Certeau 1990 : 52) : « le haut et le bas, la naissance et l’agonie, la nourriture et l’excrément, la louange et le juron, le rire et les larmes » (Certeau 1990 : 51). L’omniprésence de l’urine et des excréments sert ainsi à dresser le portrait d’une ville animalisée, à défaut d’être anthropomorphisée. La manière de poétiser le sujet est de le dé-poétiser en lui donnant un langage de la violence, comme seule « manifestation » possible de l’humilié, comme les restes d’un discours qui n’existe plus qu’au niveau de la « protestation » (Certeau 1980 : 87 et 89), alors même qu’il a perdu toute forme de combativité ou de réactivité. Ce type de langage, pour Certeau, est celui même qui n’articule pas une force distincte et avouée parmi d’autres [mais qui] est un signe. [Celui d’ouvrir] des possibles » (Certeau 1980 : 89), dans la manière de coexister dans un univers de proximité (le quartier) et de répétition (le rythme ou la cadence urbaine) qui exclut. Voyons comment s’ouvre un espace des possibles dans le texte monkien.

3. Forme textuelle de l’urbain

Le texte monkien est porté par son idéologie des pratiques et procédures telles que Certeau les définit. Une idéologie de la « ruse », en quelque sorte, qui détourne le disciplinaire des lois par l’invention de pratiques personnalisées.[15] Cette section de notre étude explicite maintenant la manière dont l’imaginaire urbain du déchet et la rhétorique urbaine de l’humilié se réinventent par la distorsion du cycle en spirale au niveau de la configuration textuelle.

Écrivain membre de l’Oulipo, Monk est un expert de la traduction (du français à l’anglais), de la poésie orale et de l’invention de nouvelles variations de la sextine, cette forme poétique héritée des troubadours provençaux qui inventèrent la forme au xiiie siècle. Elle reste, selon l’oulipien Jacques Roubaud, « la première forme, dans une langue dite moderne, à reposer entièrement sur le jeu des rimes, c’est-à-dire sur leur “mouvement” plutôt que sur leur “disposition fixe” »[16]. La sextine est un poème à forme fixe reposant sur le principe de permutation de ses mots-rimes. Le système d’écho rimique est le lieu d’un double jeu. Le premier consiste en un écho maximal puisque ce n’est plus la syllabe finale du vers qui porte la rime mais le mot entier, dit mot-rimé. Le second est celui d’un écho minimal puisque le mot-rimé n’est pas repris au(x) vers suivant(s) mais à chaque strophe. Voici un double schéma repris de l’ouvrage de Roubaud indiquant le choix d’un exemple de six mots-rimes et de l’ordre de leur pemutation dans une sextine qui contient six strophes de six vers chacune :

Fig. 3

Le mouvement en spirale des mots-rimes de la sextine. (Roubaud, La Fleur inverse..., 310)

-> Voir la liste des figures

Comme le montre ce double schéma, le nombre de six strophes permet d’éviter le cycle en s’arrêtant lorsque l’ordre des mots-rimés de la première strophe reviendrait. Ainsi, s’il y avait une septième strophe à l’exemple ci-dessus, celle-ci reprendrait à l’identique le schéma rimique des six premières strophes. Ce n’est pas exclu du point de vue de la forme, mais elle ne s’appellerait plus sextine.[17] En effet, s’il y avait une septième strophe, le mouvement reviendrait à l’identique de la première strophe, alors que la forme poétique s’appuie sur un écho distordu, puisque la rime ne se situe jamais à la même place, et pourtant récurrent, puisque les mêmes sons reviennent à chaque strophe. Dans le texte monkien, on retrouve la forme de la sextine à plusieurs reprises, comme par exemple réinventée en neuvine (neuf mots-rimes) aux pages 85-87 avec le choix des mots-rimes suivants : Plouk Town, Eden, New York, Ur, Rio, Athènes, Londres, Tombouctou, Bombay, avec par exemple la rime Plouk Town reprise aux vers 1, 11, 22, 35, 39, 60, 70, 77 et 100.

ben merde encore nouvellement élue une Miss Plouk Town (1)

la pauvreté te cogne la gueule à Plouk Town (11)

nous avons les vigiles au Champion de Plouk Town (22)

rien à foutre on boit tout à Plouk Town (35)

on se dit tabouk’n muk à Plouk Town (39)

tu croques monsieur madame puis merde à Plouk Town (60)

on vend les bagnoles les portables à Plouk Town (70)

on embauche les vigiles au Champion à Plouk Town (77)

mais rien de tout ça pas à Plouk Town (100)

La régularité est là du vers 1 au vers 100 dans cette section de Plouk Town, tandis que la distorsion s’installe dans le rythme sur lequel s’appuie la régularité selon l’indice de fréquence des reprises : 10 (du vers 1 au vers 11, etc.), 11, 11, 13, 14, 4, 11, 10, 7, 33. Le calcul est précis mais ne règle pas seulement la rime finale du vers, comme on peut le constater en observant le texte du point de vue de ses collocations. Ainsi, autour du vers 11, on trouve ceci :

la pauvreté s’étale comme destin absolu à Bombay (10)

la pauvreté te cogne la gueule à Plouk Town (11)

la pauvreté parlons même pas la peine à Tombouctou (12)

la pauvreté a débuté grâce au patron d’Eden (13)

la pauvreté c’est avoir deux boulots à Londres (14)

la pauvreté c’est trois boulots à New York (15)

la pauvreté c’est être ouvrier turc à Athènes (16)

la pauvreté c’est être pas exclave à Ur (17)

mais vraiment rien de tout ça à Rio (18)

En fait, dans le texte monkien, la rime s’appuie principalement sur un double rythme, celui de la permutation des mots-rimes de la neuvine et celui des reprises anaphoriques, avec le changement anaphorique au vers marquant la séparation des strophes (9, 18, etc.). Ainsi, malgré l’absence de l’espacement habituel entre les strophes, l’organisation strophique nécessaire à l’effet d’écho distordu de la sextine reste intacte, adaptée à une forme neuvine par une amplitude de 9 vers au lieu des 6 vers de la sextine.

Une autre autre forme de permutation dans le texte monkien se manifeste à un niveau généralisé dans certaines sections. Nous avons déjà vu celui de la page 18 qui permute les mots-rimes au sein de chaque vers :

poubelle crotte voiture

voiture poubelle crotte

crotte voiture poubelle

poubelle canette crotte

crotte poubelle canette

canette crotte poubelle

pisse canette crotte

crotte pisse canette

canette crotte pisse

18

Le mouvement permutationnel s’amplifie au maximum dans une sous-section de la section des neuvines qui comporte 81 vers, dont en voici un extrait (p.25) :

baise quoi toi encore merde la moi bière plouk

plouk baise bière quoi moi toi la encore merde

merde plouk encore baise la bière toi quoi moi

moi merde quoi plouk toi encore bière baise la

moi la merde toi plouk bière baise encore quoi

quoi moi encore la baise merde bière toi plouk

plouk quoi toi moi bière encore merde la baise

baise plouk la quoi merde toi encore moi bière

Nous pourrions multiplier de tels exemples qui ponctuent un texte autrement exempt de toute ponctuation, tout au long du poème de 110 pages. Toutefois, ce n’est pas notre but d’inventorier toutes les régularités et dérèglements de la forme, mais de les rattacher à la raison du choix de la sextine comme dispositif textuel à l’imaginaire urbain et à la rhétorique urbaine du texte monkien. Dans les deux exemples, le mouvement de permutation des mots-rimes de la sextine est présent, comme on le voit dans l’exemple 1 entre les vers 1 et 4, avec la reprise de « poubelle » et dans l’exemple par la reprise de « baise » au vers 1 et 8 de l’extrait. Ces reprises marquent le début d’une nouvelle strophe au vers 4, dans l’exemple 1, et au vers 8, dans l’exemple 2, malgré que celles-ci ne soient pas marquées selon la convention typographique du saut de ligne. Dans ces deux exemples, on trouve aussi le procédé de l’enchaînement, avec les mots en fin de vers qui se retrouvent au début des vers suivants. Cet écho entre la rime traditionnelle et la rime anaphorique porte en soi le mouvement de la spirale, caractéristique du rythme propre à la routine quotidienne.

La configuration algorithmique qui sous-tend ces multiples formes et fréquences permutationnelles sont, en fait, autant d’expérimentations sur les possibles de la forme sextine et sur les moyens de retrouver de l’invention dans un quotidien englué dans ses routines humiliantes. Le principe est celui d’un enchaînement par amplification :

1 mot forme: 1877348n.jpg

1 vers (p.17)

répété une fois

2 mots

4 vers (p.17)

2 fois = 2 x 4 x 2

3 mots

9 vers (p.17-18)

3 fois = 3 x 9 x 3

4 mots

16 vers (p.18-20)

4 fois = 4 x 16 x 4

5 mots

25 vers (p.21-25)

5 fois = 5 x 25 x 5

6 mots

36 vers (p.25-33)

6 fois = 6 x 36 x 6

7 mots

49 vers (p.33-45)

7 fois = 7 x 49 x 6

8 mots

64 vers (p.45-62 )

8 fois = 8 x 64 x 8

9 mots

81 vers (p.62-87)

9 fois = 9 x 81 x 9

10 mots

100 vers (p.87-121)

10 fois = 10 x 100 x 10

11 mots

121 vers (p.121-167)

11 fois = 11 x 121 x 11

Construite à partir d’un principe de permutation mise au carré, la sextine devient une monkine, une variante de la sextine qu’Ian Monk a mise au point d’une manière virtuosement réglée puisqu’on peut noter la précision de la construction à la section 11 qui comporte 11 fois 121 vers commençant à la page 121. Ainsi, le mouvement amplificatoire des 39974 mots du poème est une marque du dispositif textuel en spirale et non en cercle pour lequel le dispositif ne serait pas celui de l’amplification mais celui de la régularité. Mais qu’est-ce au fond qu’un texte en spirale ?

Pour Jan Baetens, spécialiste des études culturelles en général et de l’écriture à contraintes en particulier, un texte en spirale fonctionne sur le principe du cycle, mais à la différence d’une poétique de la boucle, la fin du texte ne revient pas à son début, ce qui entrainerait une relecture de type mécanique. Au contraire, le texte prend un « nouveau départ » entrainant ainsi, une relecture de type productif.[18] Pour Baetens, il y a plusieurs manières de programmer un texte circulaire en spirale. Le principe fondateur est celui de « la répétition », dont nous avons déjà montré le mode permutationnel de la sextine. Le second principe est celui de « l’extension des reprises » comme l’a montré la permutation tantôt ponctuelle, tantôt maximale. Le troisième principe est celui du « degré d’analogie » qui permet de maintenir ou de sacrifier le principe même de circularité afin de « se soustraire à la stérilité d’une prolifération sans fin », comme le ferait la circularité parfaite du cycle (Baetens, 2001 : 66). Pour exemplifier les deux dernières catégories, nous nous concentrerons brièvement sur les échos entre le début et la fin du texte, lieu où la spirale se fait évidente :

quand on regarde

par la fenêtre

on voit les

rideaux des vieux

d’abord puis

le monde là

le cul de

la voisine là

famille de plouks

17

Le début du poème instaure une fonction traditionnelle à la fenêtre : celle de relier un dedans et un dehors, un espace intime à un espace public par l’intermédiaire du regard. Le texte commence en adoptant une focalisation interne afin de décrire ce que le protagoniste voit. Le « on » évite d’emblée l’isolement du protagoniste mais c’est un pluriel illusoire puisque le protagoniste se heurte à une solitude totale. À la fin du texte, la fonction de la fenêtre s’est déplacée, même si elle permet toujours un lien entre le dedans et le dehors. Elle devient le modus operandi du suicide du protagoniste alcoolisé :

on sent que enfin quoi on sent qu’on se réveille

un peu on a vaguement la sensation voilà qu’on bouge

qu’on va quelque part quelque part d’autre que le

fauteuil que le sol on sent des bras autour et on

gigote rien à faire on sent les bras qui poussent qui

poussent son corps qui le poussent par la fenêtre

on sent le sait pas trop pourquoi on sent le vide sous ses

pieds et le bord de la fenêtre entre ses doigts qui

glissent un peu puis les douleurs putain mal on lâche on

sait même pas pourquoi on saura peut-être bandant la chute

167

Le début et la fin du texte se font écho par l’analogie de la fenêtre, mais ne sont pas identiques : du regard désabusé et révolté du début, on aboutit à un discours incohérent, mimant le delirium tremens du personnage qui se sent poussé vers la fenêtre, qui s’y tient un temps accroché, entre la vie et la mort, entre le dedans et le dehors, puis qui se laisse choir dans le vide, à la recherche d’une ultime sensation parmi toutes celles qui lui ont échappées. À un autre moment du texte, la fenêtre était tantôt un lieu récurrent du débraillement pour uriner ou pour observer la voisine, par défaut de solitude, plutôt que par envie suscitée par ses formes flasques. Tout au long du texte, la fenêtre tient donc sa fonction traditionnelle de véhicule du regard entre l’intérieur et l’extérieur. Ce qui change, c’est la manière dont elle est utilisée par le protagoniste. Au début, elle permet le regard, l’état d’observation de ce qui est autour de soi. À la fin, elle permet la chute dans le vide, l’échappatoire au delirium tremens, par un passage de la verticalité à l’horizontalité qui est métaphorisé par l’impact du corps au sol.

Puisque le protagoniste, en désespoir de cause, termine son agonie par un suicide, qu’est-ce qui marque le fait que ce soit le suicide qui vienne terminer le cycle de la vie et le cycle distordu en spirale du texte ? Le suicide ne serait-il pas une manière de mettre fin aux humiliations, par le fait de planifier les termes de sa propre mort ? Le suicide est bien un ultime geste de révolte du protagoniste qui cette fois-ci s’appuie non seulement sur une violence faite au langage, mais une violence qui est aussi faite à soi-même, par les actes. Puisque le suicide est un choix, voire tout un art, quel forme prend-il dans le texte ? Celui d’un enjambement généralisé des vers puisque non seulement le poème narratif ne comporte pas de signes de ponctuation, mais ses phrases sont également coupées par un retour constant à la ligne, ce qui est le signe d’appartenance du récit à la forme poétique versifiée.

Sans réelle surprise à cette issue fatale, le texte aboutit à une libération du protagoniste qui libère ainsi son agonie alcoolisée dans une défenestration, symbole ultime d’un lien perdu entre l’espace privé, puisque la fenêtre est celle de l’appartement du protagoniste et l’espace public du quartier où le protagoniste peine à se faire reconnaître et reste même dans l’invisibilité et l’anonymat. Autrement dit, le spectaculaire du suicide vient remplacer l’ordinaire de la routine urbaine dans laquelle personne ne faisait attention au protagoniste. Le texte monkien s’inscrit donc dans une dénonciation de l’imaginaire urbain telle que l’oulipien Georges Perec l’a exposé dans L’infra-ordinaire et s’oriente ainsi vers une recherche anthropologique de l’endotique au lieu de celle de l’exotique. Dans cet interstice généré par le cycle distordu de la spirale se révèle le potentiel créatif de la forme dans laquelle s’inscrit le vécu du poète, sa rhétorique du quotidien, redoublée par l’espace créatif offert par la sextine dont chacune des sections s’appuie sur un catalogue de contraintes supplémentaires, comme une fuite en avant jusqu’à heurter le sol final, en même temps que le dernier vers du texte. Une spirale de la fuite, certes, mais qui passe par le désir de mettre fin à l’humiliation, qui autrement n’en finit pas.

Notre étude a montré comment l’esthétique oulipienne, à travers la poétique auctoriale d’Ian Monk, construit des configurations textuelles reposant à la fois sur le formel, le rhétorique et l’imaginaire, à partir d’un montage réglé d’éléments homogènes et hétérogènes. Dans Plouk Town, ce montage s’offre au lecteur selon un discours au ras des paquerettes, ou devrions-nous dire au ras du bitume et du béton : celui des besoins routiniers, notamment celui d’uriner qui revient comme un refrain dans le poème et comme l’invention d’un quotidien animalisé car rythmé seulement par le déchet : les besoins primaires de tout un chacun, en l’absence de coexistence possible avec l’autre. Le protagoniste est dans un univers de la purge (vomi, urine, excrément) qui rejette l’idée de la ville-propre, comme le texte l’exemplifie avec les étalages du supermarché, pour s’ancrer dans un univers de saleté qui inverse la définition de la condition urbaine. La figure de la spirale, en tant que cycle déformé et en cela hautement réglé, permet de mettre en place une « [facture] d’espace » ou un « [récit quotidien racontant] ce que, malgré tout, on peut y fabriquer et en faire » (Certeau 1990 : 180), ce qui y est finalement possible. L’imaginaire urbain devient dès lors une transcendance du réel en éloignant la pratique « infra-ordinaire » de son ancrage biographique,[19] selon « un cocktail textuel de lisibilité, d’immédiateté, et d’étrangeté, dont l’intention peut être d’égarer, de perturber l’ordonnancement séculaire de la ville assoupie » (Le Tellier 2006 : 278). La ville qui est moins mise sous tension selon Mongin, que mise en jeu sous les regards et les plumes des oulipiens, un « jeu qui […] pousse simplement chacun à s’interroger sur sa place dans la cité. L’encre fait ancre » (Le Tellier 2006 : 280), selon une attitude de « défi » (Certeau 1980 : 89) qui passe par « une expérience spirituelle en spirale […] d’affranchissement » (Mongin 2005 : 46). Ainsi, malgré l’écriture à contraintes qui semble mettre à distance le vécu, ce vécu est pourtant au coeur du jeu oulipien. Contrairement aux idées reçues en matière d’écriture à contraintes, le sujet a beau se mettre à distance, il « est partout ».[20] La pratique de la contrainte dans une poétique auctoriale s’avère ainsi être une étape nécessaire pour s’inventer un discours situé entre convenance et défi, ce que Monk fait à sa manière en prenant la métaphore de la ville sale comme symbole d’une condition urbaine en dérive face à la condition de la ville qui n’est plus habitée que par des cadences rythmées, de vie à trépas.