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Dans la littérature sur l’acquisition des langues secondes/étrangères (L2), une question souvent relevée concerne la façon dont les apprenants de L2 arrivent à utiliser correctement la morphologie flexionnelle à l’écrit ainsi qu’à l’oral. Pour ceux qui commencent l’apprentissage d’une L2 après le début de la puberté (qu’on appelle apprenants « tardifs »), le traitement de la langue seconde est plus difficile que celui de la langue maternelle (L1), et des difficultés de traitement peuvent persister même quand les structures linguistiques de la langue cible ont des équivalents dans la L1 (p. ex. Hopp 2010). Notons, par exemple, que le français et l’anglais partagent certains types de marqueurs d’accord en nombre entre le sujet et le verbe, mais que les apprenants (tant du français que de l’anglais) font tout de même souvent des erreurs d’accord en nombre.

Les difficultés qu’éprouvent les apprenants tardifs à utiliser la morphosyntaxe comme le font les locuteurs natifs et la variabilité qui caractérise leurs performances ont donné lieu à différentes théories tentant d’expliquer le traitement de la morphosyntaxe en L2 : (1) le modèle de mémoires déclarative et procédurale (Declarative/Procedural Model ; Ullman 2001, 2005) ; (2) l’hypothèse de structure de surface (Shallow Structure Hypothesis ; Clahsen et Felser 2006) ; et (3) la théorie du traitement cognitif non linguistique (McDonald 2006).[1] En outre, des études récentes ont examiné certains traits individuels des apprenants (p. ex. le niveau de compétence, la capacité de mémoire de travail, l’aptitude langagière) afin d’expliquer pourquoi différents apprenants sont plus ou moins capables de détecter les erreurs de morphosyntaxe telles que l’accord dans différentes conditions (p. ex. DeKeyser 2000 ; Abrahamsson et Hyltenstam 2008 ; McDonald et Roussel 2010 ; Bond et al. 2011).

La présente étude cherche à explorer les facteurs qui contribuent à la sensibilité à l’accord en nombre chez les apprenants tardifs. S’inspirant des études antérieures qui se focalisent sur le traitement de l’accord à l’écrit (p. ex. Jiang 2004, 2007 ; Keating 2009 ; Sagarra et Herschensohn 2010 ; Coughlin et Tremblay 2011, 2013 ; Foote 2011), notre étude aborde la sensibilité aux erreurs d’accord dans la modalité orale avec une tâche de jugement d’acceptabilité auditive. En général, les tests demandant des jugements d’acceptabilité dans la modalité orale sont plus difficiles pour les apprenants que les mêmes tests à l’écrit (ex. Murphy 1997 ; Bialystok et Miller 1999), mais ils permettent de comprendre à quel point les apprenants sont sensibles aux informations morphosyntaxiques dans les intrants auditifs, ce qui pourrait avoir des conséquences pour la compréhension et l’apprentissage de la langue. De plus, cette étude vise à explorer les caractéristiques des apprenants qui pourraient expliquer la variabilité dans l’attention qu’ils prêtent à l’accord dans le traitement de la parole, telles que le niveau de compétence (angl. proficiency) en français, le degré de familiarité avec les verbes employés dans l’expérience, la mémoire de travail auditive en L1 et L2 et les aptitudes linguistiques non spécifiques au français.

Pour ce faire, la présente étude examine le traitement de l’accord en nombre chez les apprenants anglophones tardifs du français L2. Contrairement aux études sur les représentations grammaticales des apprenants tardifs (p. ex. Hawkins et Chan 1997 ; Hazdenar et Schwartz 1997 ; Lardiere 1998 ; Franceschina 2001), notre étude porte sur le traitement de l’accord, qui relève du domaine de la performance. Le français et l’anglais requérant tous les deux l’accord sujet–verbe, nous présumons que les anglophones possèdent les traits abstraits nécessaires pour acquérir une excellente compétence grammaticale (au sens chomskyen) de l’accord sujet–verbe en français. Nous nous concentrons donc plutôt sur un facteur linguistique qui contribue à augmenter la charge de traitement à la mémoire de travail (notamment la distance entre le sujet et le verbe) et sur des facteurs caractérisant les apprenants ci-haut mentionnés qui pourraient prédire la variabilité dans leur traitement de l’accord. En d’autres mots, la présente étude n’a pas pour but de déterminer si les apprenants peuvent ressembler aux locuteurs natifs dans leur sensibilité à l’accord, mais plutôt d’examiner le rôle de différents facteurs pouvant expliquer la sensibilité des apprenants à l’accord en français. L’identification de ces facteurs servira à appuyer ou à réfuter les théories susmentionnées tentant d’expliquer le traitement de la morphosyntaxe en L2.

Cet article est structuré comme suit : un survol de la littérature reprendra d’abord les questions du traitement de l’accord chez les apprenants tardifs de L2 ; ce survol sera suivi d’une description de la méthodologie employée dans cette étude ; nous présenterons ensuite les résultats de l’expérience principale et des autres tests linguistiques ; et, finalement, ces résultats feront place à une discussion des implications théoriques pour le traitement de l’accord chez les apprenants tardifs de L2.

1. Traitement de l’accord en L2

Les difficultés qu’éprouvent les apprenants tardifs de L2 à maîtriser la morphologie d’accord sont bien documentées par Johnson et Newport (1989), qui voulaient déterminer si l’hypothèse de la période critique pour l’acquisition d’une langue maternelle, proposée par Penfield et Roberts (1959) et Lenneberg (1967), s’appliquerait également à l’acquisition des langues secondes. Dans l’étude de Johnson et Newport, des locuteurs d’anglais L2 provenant de la Corée ou de la Chine et arrivés aux États-Unis alors qu’ils avaient entre 3 et 39 ans ont jugé l’acceptabilité de phrases présentées auditivement. Ces phrases contenaient douze types d’erreurs morphologiques ou syntaxiques, y compris l’omission du suffixe –s pour marquer les verbes à la troisième personne du singulier en anglais. Les résultats ont montré que la performance des arrivants hâtifs diminuait de façon linéaire en fonction de l’âge auquel ils étaient arrivés aux États-Unis (entre trois et quinze ans) ; par ailleurs, la performance des apprenants tardifs (arrivés entre 16 et 39 ans) était nettement inférieure à celle des arrivants hâtifs et beaucoup plus variable, et elle ne montrait aucune corrélation avec l’âge d’arrivée des apprenants aux États-Unis. Johnson et Newport (1989) se sont servis de ces données pour argumenter en faveur de l’hypothèse de la période critique (mais voir Bialystok et Hakuta 1994).[2] Cependant, une réplication de cette étude menée par Birdsong et Molis (2001) avec des apprenants hispanophones de l’anglais L2 a aussi montré une corrélation entre la performance des apprenants tardifs et l’âge de leur arrivée aux États-Unis. De plus, peu d’apprenants tardifs ont manifesté des taux d’exactitude comparables à ceux des locuteurs natifs. Ces données suggèrent que le traitement de la morphosyntaxe en L2 peut être très variable chez les apprenants tardifs et que leurs performances pourraient être influencées par de nombreux facteurs, y compris la proximité typologique entre la L2 et la L1, l’espagnol ressemblant davantage à l’anglais que le coréen ou le chinois.

Différentes théories de traitement de la L2 ont été proposées afin d’expliquer le manque apparent de sensibilité à l’accord et la variabilité dans le traitement de la flexion morphologique chez les apprenants tardifs de L2. Selon Ullman (2001, 2005), ce phénomène peut s’expliquer par un modèle de mémoires déclarative et procédurale. La mémoire déclarative, ou explicite, est le système de mémoire à long terme qui permet l’apprentissage conscient des faits et des évènements et qui établit le lien arbitraire ou associatif entre la forme des mots et leurs significations dans l’acquisition du vocabulaire. La mémoire procédurale, ou implicite, est le système de mémoire à long terme qui concerne l’acquisition des compétences, habiletés et habitudes inconscientes, telles que l’utilisation des structures grammaticales qui font partie de la morphosyntaxe ou de la phonologie. La théorie d’Ullman propose que les apprenants tardifs utilisent d’abord la mémoire déclarative pour formuler les énoncés, mais, avec plus d’expérience dans la L2 et à mesure que leur niveau de compétence augmente, les apprenants peuvent s’appuyer de plus en plus sur la mémoire procédurale, ce qui représente un traitement linguistique qualitativement différent du traitement basé sur la mémoire déclarative (voir aussi Paradis 2004, 2009). Si les apprenants ne sont pas sensibles aux erreurs d’accord dans les intrants linguistiques, c’est parce qu’ils dépendent toujours de la mémoire déclarative, qui est moins efficace pour l’analyse ou la formation systématique des structures grammaticales. Cette théorie prédit donc que les apprenants devraient montrer davantage de sensibilité à l’accord au fur et à mesure que s’améliore leur compétence dans la L2.

Une autre explication possible pour les difficultés que pose l’accord aux apprenants de L2 est l’hypothèse de structure de surface (Shallow Structure Hypothesis) de Clahsen et Felser (2006). Cette hypothèse suppose que le traitement de la langue cible des apprenants tardifs diffère de façon qualitative de celui des locuteurs natifs, peu importe le niveau de compétence des apprenants. Ces chercheurs fondent leur argument en partie sur des études montrant que les apprenants tardifs ont tendance à utiliser l’information lexico-sémantique ou pragmatique plutôt que l’information syntaxique dans le traitement des phrases contenant des ambigüités syntaxiques temporaires et dans le traitement des phrases contenant des déplacements syntaxiques (angl. filler-gap dependencies). Selon cette théorie, dans le traitement de la L2, les apprenants établissent des structures morphosyntaxiques moins complexes que celles des locuteurs natifs. Ces structures permettent de démontrer certaines compétences, comme la sensibilité à l’accord quand les éléments à accorder sont en positions adjacentes. Cependant, lorsqu’une phrase devient plus complexe et que les dépendances d’accord sont plus éloignées, les apprenants auront du mal à établir l’accord de manière fiable, même s’ils sont à un niveau de compétence avancé.

Une troisième explication pour le manque de sensibilité aux erreurs d’accord chez les apprenants tardifs est la théorie de traitement cognitif non linguistique proposée par McDonald (2006 ; voir également Hopp 2010). Cette théorie maintient que les apprenants ont des déficiences dans la computation de la L2 par rapport aux locuteurs natifs. Bien que les apprenants puissent avoir les mêmes types de représentations de la structure de la langue cible que les locuteurs natifs, leur performance est limitée par une capacité de mémoire de travail réduite, une capacité réduite à décoder les intrants auditifs et une vitesse de traitement inférieure dans la L2. La mémoire de travail comprend l’ensemble de systèmes responsables de garder de l’information (verbale ou non verbale) dans la mémoire à court terme tout en effectuant d’autres tâches (linguistique ou autre ; pour une discussion plus détaillée, voir Baddeley et Hitch 1974 ; Baddeley 2000). La théorie de McDonald stipule que, comparativement aux locuteurs natifs, les apprenants tardifs ont davantage de difficulté à garder les mots des phrases en mémoire pendant qu’ils établissent des liens syntaxiques et sémantiques entre ces mots. Cette théorie se base sur des expériences qui ont comparé la performance des locuteurs natifs et des apprenants tardifs de l’anglais dans trois tâches mesurant les capacités de mémoire de travail, de décodage auditif et de vitesse de traitement. En plus de la performance réduite des apprenants de L2, l’étude de McDonald a démontré que pour les locuteurs natifs exposés à différents types de stress conçus pour surcharger leur capacité de traitement, la performance dans les tâches grammaticales a été réduite de façon semblable à celle des apprenants tardifs. McDonald en a conclu que la manifestation des compétences grammaticales en L2 est liée aux capacités plus générales de traitement cognitif.[3]

Tout comme l’hypothèse de structure de surface, la théorie de McDonald (2006) prédit que les apprenants tardifs seront moins sensibles aux erreurs qui dépendent d’une relation à longue distance entre le sujet et le verbe, mais le mécanisme expliquant cet effet est différent : le sujet étant éloigné du verbe, ces erreurs d’accord surchargent la capacité de la mémoire de travail des apprenants. De plus, les apprenants qui ont une plus faible capacité de mémoire de travail démontreront moins de sensibilité aux erreurs d’accord en général, car ils doivent maintenir le sujet (et son nombre) en mémoire pendant qu’ils établissent des liens syntaxiques et sémantiques entre les mots de la phrase. Enfin, si une connaissance plus automatique de la grammaire impose une moins grande charge à la mémoire de travail, la performance des apprenants s’améliorera à mesure que leur niveau de compétence dans la L2 augmentera. En d’autres mots, la théorie de McDonald sous-entend une interdépendance entre le niveau de compétence en L2 et le degré de charge à la mémoire de travail lors du traitement de la L2 (pour des études documentant ce lien, voir Scott 1994 ; Baddeley et al. 1998 ; Coughlin et Tremblay 2013).

En tenant compte des théories susmentionnées, on peut donc examiner le rôle que joue la distance entre les divers éléments sujets à l’accord dans la sensibilité des apprenants de L2 à l’accord. Plusieurs études ont examiné le traitement de l’accord en employant des tâches de lecture mot à mot (angl. self-paced reading) non cumulative. Dans ce type de tâche, les participants appuient continuellement sur une touche de clavier pour révéler le mot ou le groupe de mots suivant. À chaque fois qu’un nouveau mot ou groupe de mots apparait à l’écran, le mot ou groupe de mots précédent disparait de l’écran, le temps de lecture pour chaque mot ou chaque groupe de mots étant enregistré. Si les participants ralentissent à un certain point dans la phrase, cela indique qu’ils éprouvent une certaine difficulté à traiter cette partie de la phrase parce que l’élément ne se conforme pas à leurs attentes pour des raisons sémantiques, syntaxiques ou morphologiques.

Jiang (2004) a examiné la sensibilité à l’accord en nombre chez les apprenants chinois de l’anglais L2 utilisant une telle tâche. Contrairement aux locuteurs natifs, les apprenants de L2 n’ont pas montré des temps de lecture plus longs pour les verbes qui ne s’accordaient pas en nombre avec leur sujet (p. ex. The bridge to the island *were about ten miles away. ‘Le pont pour l’île *étaient environ dix miles plus loin.’). Jiang en a conclu que les apprenants ne sont pas sensibles au morphème du nombre dans leur traitement automatique de l’anglais, en dépit de leur performance parfaite dans un test écrit de la connaissance explicite des règles d’accord en nombre (pour des résultats semblables, voir Jiang 2007). Ce chercheur a attribué ce manque de sensibilité à la langue maternelle des apprenants, celle-ci n’ayant pas de règle d’accord entre le sujet et le verbe. Selon Jiang, ces résultats impliquent que les apprenants n’ont simplement pas internalisé les règles d’accord en nombre en anglais. Notons, cependant, que dans les phrases qu’il a utilisées, les sujets et les verbes n’étaient pas en positions adjacentes. Il se peut donc que ces phrases aient reflété les limites de la capacité de mémoire de travail des participants plutôt que leur compétence en anglais (pour une étude semblable, voir Jiang 2007).

La technologie de l’oculométrie permet également d’examiner la sensibilité à l’accord de façon naturelle et non invasive, car les participants lisent les phrases expérimentales à leur propre rythme et, si nécessaire, peuvent revenir sur les mots leur posant des difficultés. Dans une tâche de compréhension de lecture où l’on enregistre les mouvements oculaires, on présume que les participants sont sensibles aux erreurs d’accord s’ils passent davantage de temps à lire les mots contenant des erreurs d’accord que ceux qui sont grammaticaux, les plus longs temps de fixation s’expliquant par une charge de traitement plus lourde. Les lecteurs sont également sensibles aux erreurs d’accord si leurs mouvements oculaires régressent plus souvent au mot avec lequel le deuxième mot doit s’accorder lorsque celui-ci contient une erreur d’accord que lorsqu’il est grammatical.

Keating (2009) a mené une étude d’oculométrie afin de déterminer si la distance structurale entre des noms et des adjectifs post-nominaux affecterait la sensibilité aux erreurs d’accord en genre chez les apprenants anglophones tardifs de l’espagnol L2. Il a trouvé que la distance entre les noms et les adjectifs post-nominaux a en effet influencé les apprenants avancés, qui semblaient détecter les erreurs d’accord pour les adjectifs dans le syntagme de déterminant (p. ex. Una casa *pequeño/pequeña cuesta mucho en San Francisco. ‘Une *petit/petite maison coûte cher à San Francisco.’) mais pas pour les adjectifs plus éloignés syntaxiquement du nom (p. ex. La casa es bastante *pequeño/pequeña y necesita muchas reparaciones. ‘La maison est assez *petit/petite et nécessite beaucoup de réparations.’). Ces résultats sont compatibles non seulement avec l’hypothèse de structure de surface de Clahsen et Felser (2006), qui prédit que les apprenants manifesteront une sensibilité à l’accord égale à celle des locuteurs natifs seulement dans les domaines d’accord locaux, mais également avec la théorie de traitement cognitif non linguistique de McDonald (2006), qui stipule que les structures où le sujet est éloigné du verbe imposent une charge de mémoire de travail additionnelle et sont donc plus difficiles pour les apprenants de L2. L’étude de Keating (2009) ne permet pas de trancher entre les deux théories, car comparativement à la condition où le nom et l’adjectif sont en proximité, la condition où le nom est éloigné de l’adjectif non seulement possède une structure syntaxique plus complexe mais augmente aussi la charge de traitement, le lecteur devant se souvenir du genre du nom plus longtemps. Pour appuyer la théorie de Clahsen et Felser (2006), il faudrait que la structure syntaxique des deux conditions soit différente mais que la distance entre les deux éléments s’accordant soit identique, l’effet ne pouvant ainsi être attribué à la charge de traitement créée par la distance linéaire entre les deux éléments devant s’accorder.

Par ailleurs, une étude de Foote (2011) adoptant la méthodologie de Jiang (2004) a trouvé que les apprenants anglophones tardifs de l’espagnol L2 ont montré une sensibilité à l’accord verbal non seulement dans des conditions d’accord local (p. ex. Veo que tu padre *son/es de Texas. ‘Je vois que ton père *sont/est du Texas.’), mais également dans des phrases où le sujet et le verbe étaient en positions syntaxiques non adjacentes (p. ex. El reloj del hombre *son/es de Suiza. ‘La montre du vieil homme *sont/est de la Suisse.’), l’effet d’accord étant cependant moins prononcé dans cette dernière condition que dans la première. Il semble donc possible que les apprenants tardifs de L2 montrent une sensibilité à l’accord verbal même lorsque le sujet n’est pas à proximité du verbe, contrairement à ce que prédit l’hypothèse de structure de surface de Clahsen et Felser (2006).

La recherche de Coughlin et Tremblay (2011, 2013) a également examiné le traitement de la morphologie d’accord en nombre chez les apprenants anglophones tardifs du français L2 et l’effet de la distance entre les éléments à accorder (un pronom clitique et son antécédent ; p. ex. Ces fruits, Marie *le/les mangera pour sa collation avant l’entretien.), utilisant aussi le paradigme de lecture mot à mot. Dans la première étude (2011), la sensibilité aux erreurs d’accord n’a pas diminué en fonction de la distance entre le clitique et son antécédent. Après chaque phrase, les participants devaient déterminer si la phrase qu’ils venaient de lire avait un sens. Il se peut donc que les participants aient prêté attention aux erreurs grammaticales afin de répondre à cette question, ce qui expliquerait leur tendance égale à détecter les erreurs d’accord dans les conditions à courte et à longue distance. L’étude de suivi (2013) a donc remplacé la question de compréhension du sens par des questions de type vrai ou faux à la fin de chaque phrase. Cependant, un effet de distance significatif n’a toujours pas été trouvé chez les apprenants avancés. Il est donc possible que pour observer ce type d’effet il faille augmenter davantage la distance entre le clitique et son antécédent pour rendre la tâche plus difficile.[4]

En plus des propriétés des stimuli expérimentaux telles que la distance entre le sujet et le verbe, les caractéristiques des apprenants, par exemple le niveau de compétence en L2 et la capacité de mémoire de travail, peuvent avoir des effets importants sur le traitement de l’accord. Sagarra et Herschensohn (2010) ont examiné l’effet du niveau de compétence chez les apprenants anglophones tardifs de l’espagnol L2, tel que mesuré par un test de closure à choix multiples, sur la sensibilité aux désaccords en genre et en nombre dans des tâches de lecture mot à mot (p. ex. El ingeniero presenta el prototipo famoso/*famosa/*famosos en la conferencia. ‘L’ingénieur présente le prototype célèbre/*célèbre [f.]/*célèbres à la conférence.’). Les apprenants de niveau intermédiaire, mais pas ceux de niveau débutant, ont démontré une sensibilité aux deux types d’erreurs d’accord dans cette expérience. De plus, pour les apprenants intermédiaires, la capacité de mémoire de travail en L1 était corrélée de façon positive à la sensibilité à l’accord en genre mais pas à la sensibilité à l’accord en nombre, ce qui suggère que la première était plus exigeante sur le plan cognitif. Tout comme Sagarra et Herschensohn, Coughlin et Tremblay (2011) ont trouvé des effets de compétence en L2 : dans la tâche de lecture mot à mot, les apprenants avancés ont démontré une sensibilité aux erreurs d’accord en nombre plus tôt dans leur lecture que les apprenants de niveau intermédiaire. Dans Coughlin et Tremblay (2013), seuls les apprenants avancés et les locuteurs natifs étaient sensibles aux erreurs d’accord en nombre dans leurs temps de lecture, et la sensibilité à l’accord était corrélée de façon positive à leur capacité de mémoire de travail en L2, celle-ci n’étant pas corrélée à leur niveau de compétence en L2. Ces résultats soutiennent la théorie de McDonald (2006), selon laquelle les capacités de traitement cognitif sont en partie responsables de la sensibilité à la morphologie de l’accord chez les apprenants tardifs de L2.

En plus du niveau de compétence en L2 et de la capacité de mémoire de travail, d’autres études ont examiné les effets des aptitudes linguistiques plus générales sur le traitement de l’accord. McDonald et Roussel (2010) ont étudié des facteurs pouvant influencer la maîtrise du temps du passé chez les apprenants tardifs de l’anglais L2 (diverses L1).[5] Plus précisément, ils ont mesuré les compétences phonologiques des apprenants dans deux tâches. Dans une tâche de reconnaissance de phonèmes à partir de données minimales (angl. gating task), les participants ont entendu un segment correspondant aux 100 millisecondes initiales de dix mots polysyllabiques, et ils ont dû deviner le mot qu’ils avaient entendu (p. ex. television, kaleidoscope, encyclopedia) ; pour chaque mot, ils ont reçu un nombre de points égal au nombre de phonèmes qui étaient pareils entre la première syllabe du mot qu’ils ont deviné et celle du mot cible. Ensuite, ils ont fait une tâche auditive de discrimination de paires minimales (p. ex. roll/rolled), et les temps de réaction pour les jugements exacts ont été mesurés. En général, la compétence phonologique était corrélée de façon positive à la performance dans une tâche de jugement d’acceptabilité, où les stimuli auditifs contenaient des verbes conjugués au passé (seules les phrases utilisant des verbes réguliers dans les conditions grammaticales ont été considérées ; p. ex. Yesterday, the boy filled the bucket. ‘Hier, le garçon a rempli le seau.’). De plus, la compétence phonologique était légèrement corrélée de façon positive à la performance dans une tâche de production orale des formes du passé des verbes. Ces résultats suggèrent que la compétence phonologique serait un prédicteur possible de la variabilité individuelle dans la sensibilité à l’accord chez les apprenants tardifs de L2.

En outre, plusieurs études ont montré un lien entre l’aptitude verbale et le taux d’exactitude des apprenants tardifs dans des tâches de jugements de grammaticalité (p. ex. DeKeyser 2000 ; Abrahamsson et Hyltenstam 2008 ; Granena et Long 2013), mais très peu d’études se sont concentrées sur l’accord. Bond, Gabriele, Fiorentino et Bañón (2011) ont mené une étude de potentiels évoqués (angl. event related potentials) avec des apprenants anglophones tardifs de l’espagnol L2 qui ont lu et jugé des phrases grammaticales et agrammaticales. Certaines phrases contenaient des erreurs d’accord en genre ou en nombre entre les adjectifs et les noms (p. ex. La isla es rocosa/*rocoso/*rocosas y la península también. ‘L’île est rocheuse/*rocheux/*rocheuses et la péninsule aussi.’) et d’autres phrases contenaient des erreurs d’accord en nombre entre les sujets et les verbes (p. ex. El barco vacío flota/*flotan en la laguna. ‘Le bateau vide flotte/*flottent sur la lagune.’). Les participants ont également fait des tests d’aptitudes verbales (toutes les parties du Modern Language Aptitude Test) et d’intelligence générale (les matrices progressives de Raven). Bond et al. ont trouvé une corrélation positive et significative entre le score total du MLAT (et entre le score obtenu dans la section MLAT 4 : Words in Sentences) et la sensibilité aux erreurs d’accord entre le sujet et le verbe dans les jugements d’acceptabilité mais pas dans les potentiels évoqués. Ces résultats indiquent que l’aptitude verbale pourrait prédire la sensibilité à l’accord chez les apprenants tardifs de L2 dans les mesures comportementales.

En résumé, les études du traitement de l’accord chez les apprenants tardifs de L2 montrent que la sensibilité à l’accord de ceux-ci peut être influencée par des facteurs tels que la distance entre le sujet et le verbe, le niveau de compétence dans la L2 (phonologique et plus générale), la capacité de mémoire de travail en L1 et L2, la capacité de décodage en L2 et l’aptitude verbale. Cependant, il reste à déterminer s’il existe un lien précis entre ces facteurs et l’effet de distance entre le sujet et le verbe sur la sensibilité des apprenants tardifs à l’accord en L2. La présente étude vise donc à étudier de plus près le rôle de différents facteurs affectant la sensibilité à l’accord sujet–verbe chez les apprenants tardifs de L2. Avec une tâche auditive de jugements d’acceptabilité de phrases, cette étude cherche à déterminer si la sensibilité aux erreurs d’accord en nombre entre le sujet et le verbe dépend entre autres de la distance entre les éléments à accorder dans la phrase. S’appuyant sur les recherches précédentes, la présente étude a également pour but d’explorer les différences individuelles dans la sensibilité aux erreurs d’accord dans le traitement de la parole telles qu’expliquées par le niveau de compétence en français, le degré de familiarité avec les verbes employés dans l’expérience auditive, la mémoire de travail auditive en anglais (L1) et en français (L2), et deux formes d’aptitudes linguistiques non spécifiques au français : la capacité de mémoire phonologique et la capacité de déduction grammaticale.

2. Méthodologie

Cette section décrit les participants, les stimuli, les procédures et l’analyse de données de la présente étude.

2.1. Participants

Les participants étaient 24 apprenants anglophones du français L2 et huit locuteurs natifs du français habitant aux États-Unis ou en France. Les apprenants avaient tous appris le français comme L2 à l’école et certains avaient par la suite passé du temps en France. En échange de leur participation, les participants ont reçu des points supplémentaires dans leurs cours de français ou des pâtisseries.[6] Les participants ont rempli un questionnaire sur leur connaissance des langues, et les apprenants de L2 ont également fait un test de closure pour mesurer leur niveau de compétence en langue française (Tremblay et Garrison 2010 ; Tremblay 2011). Les données descriptives du questionnaire pour les apprenants et pour les locuteurs natifs sont présentées au tableau 1.[7]

Tableau 1

Renseignements sur les participants

Renseignements sur les participants

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2.2. Stimuli

Les participants ont fait une tâche de jugement d’acceptabilité auditive. L’expérience comprenait 48 phrases expérimentales qui ont été lues à une vitesse normale et enregistrées en format WAV à 44,1 kHz et 16 bits par une locutrice native du français de la région de Bordeaux en France. Pour chacune des 48 phrases expérimentales de base, il y avait quatre conditions créées par deux manipulations : le nombre du sujet (singulier ou pluriel, ce qui rendrait la phrase grammaticale ou agrammaticale selon l’accord ou le désaccord du sujet avec le verbe au singulier) et la distance entre le sujet et le verbe (courte si la locution adverbiale précédait le sujet et longue si elle se trouvait entre le sujet et le verbe). Chaque participant a donc entendu chaque phrase expérimentale dans une des quatre conditions suivantes : sujet singulier + sujet–verbe adjacents (grammaticale et courte), sujet pluriel + sujet–verbe adjacents (agrammaticale et courte), sujet singulier + sujet–verbe non adjacents (grammaticale et longue) ou sujet pluriel + sujet–verbe non adjacents (agrammaticale et longue). Aucune phrase n’a été entendue dans plus d’une condition, et nous avons contrebalancé les phrases correspondant aux quatre conditions dans quatre listes. L’exemple en (1) ci-dessous illustre ces quatre versions d’une phrase expérimentale (voir l’annexe pour une liste complète des phrases expérimentales).

Toutes les phrases avaient la même structure : un sujet, un verbe avec un complément et une locution adverbiale qui était placée soit en tête de la phrase, soit directement entre le sujet et le verbe. Dans les phrases expérimentales, le verbe était conjugué à la 3e personne du singulier. Les verbes employés dans cette expérience se terminaient tous en –ir, –oir ou –re afin de rendre la prononciation des verbes au singulier nettement différente de celle des verbes au pluriel, qui aurait nécessité au moins l’ajout d’une consonne finale prononcée (p. ex. la distinction entre finit et finissent). De cette façon, il était clair que le verbe prononcé était au singulier, indépendamment du nombre du sujet. Les sujets au singulier étaient précédés des déterminants de deux syllabes « un seul » ou « une seule » afin de souligner que ces sujets étaient singuliers (ce qui peut être difficile à entendre dans un déterminant monosyllabique inaccentué). Les sujets au pluriel étaient précédés des déterminants également de deux syllabes, tels que plusieurs, tous les/toutes les ou vingt-cinq, afin de souligner que ces sujets étaient pluriels et de contrôler le nombre de syllabes dans chaque version des phrases. Des 48 phrases expérimentales, 35 avaient un sujet masculin et treize avaient un sujet féminin.

Dans l’expérience, les phrases expérimentales ont été mélangées en ordre pseudo aléatoire avec 96 phrases de remplissage dont une moitié était correcte et l’autre moitié contenait d’autres types d’erreurs grammaticales. Ces erreurs comprenaient le mauvais ordre des pronoms et adjectifs ou des verbes et adverbes, le mauvais choix de prépositions après certains verbes, le mauvais mode verbal (p. ex. le subjonctif au lieu de l’indicatif), le mauvais auxiliaire dans les verbes aux temps composés et le mauvais accord en genre des adjectifs et des participes passés. Parmi les phrases de remplissage, 48 phrases utilisaient les mêmes verbes que les phrases expérimentales mais au pluriel, et les autres 48 phrases utilisaient des verbes différents conjugués au singulier.

2.3. Procédures

Les participants ont d’abord fait la tâche de jugement d’acceptabilité à l’oral à l’ordinateur en utilisant un programme créé dans E-Prime (www.pstnet.com ; Schneider et al. 2002). Ils ont lu les directives de cette tâche à l’écran en français, et la chercheure (première auteure) a également expliqué les directives oralement en anglais aux apprenants anglophones. Les participants ont compris qu’ils allaient écouter des phrases présentées une par une, que certaines phrases contiendraient des erreurs grammaticales et qu’il faudrait juger l’acceptabilité de chaque phrase. Après avoir écouté chaque phrase, les participants ont répondu à la question « Est-ce que cette phrase est acceptable ? » en appuyant sur « y » pour oui ou « n » pour non. Deux secondes après leur réponse, la phrase suivante a été présentée, et ce processus s’est répété jusqu’à ce que toutes les 144 phrases (48 phrases expérimentales et 96 phrases de remplissage) aient été présentées. Les réponses «oui» ou «non» et le temps de réaction pour chaque jugement d’acceptabilité ont été enregistrés (les analyses présentées ci-dessous portent sur l’exactitude des jugements).

Les participants ont ensuite fait un test de mémoire de travail auditive en français, basé sur les méthodes de Waters et Caplan (1996) et sur les phrases utilisées dans Coughlin et Tremblay (2013). Dans cette tâche, ils ont écouté 56 phrases en français présentées l’une après l’autre. La moitié des phrases étaient acceptables au niveau sémantique et l’autre moitié étaient sémantiquement inacceptables parce qu’elles ne respectaient pas les règles d’animéité des verbes employés car la relation attendue entre le sujet et l’objet était inversée (p. ex. *C'était la femme que le fruit achetait à la pause.). Après chaque phrase, les participants ont répondu à la question « Est-ce que cette phrase est acceptable ? » en appuyant sur « y » ou « n ». Les phrases ont été présentées en groupes de deux à cinq phrases et, après la dernière phrase de chaque groupe, les participants ont dû se rappeler le dernier mot de chacune des phrases dans le groupe et écrire tous les mots finals suivant l’ordre dans lequel les phrases avaient été présentées. Les mots finals que les participants ont dû se rappeler avaient une longueur moyenne de 5,4 graphies et une fréquence moyenne de 101 mots par million de mots, telle qu’établie d’après la base de données Lexique (New et al. 2001 ; pour plus de détails, voir Coughlin et Tremblay 2013). Les mots que les participants ont écrits et leurs jugements d’acceptabilité ont été enregistrés.

Après avoir fait le test de mémoire de travail en français, les participants ont rempli le questionnaire sur leur connaissance de langues (voir le tableau 1). Les apprenants ont également rempli un formulaire où ils ont indiqué, sur une échelle de 1 à 5, leur degré de familiarité avec chacun des 48 verbes employés dans l’expérience principale, ‘1’ indiquant qu’ils n’avaient aucune idée de la signification du verbe et ‘5’ indiquant qu’ils savaient exactement ce que le verbe signifiait.

Ensuite, les apprenants anglophones ont fait un test de mémoire de travail auditive en anglais en suivant exactement les mêmes procédures que celles du test en français, sauf que les phrases étaient en anglais. Les phrases en anglais comprenaient les mêmes verbes que dans le test en français, mais les autres éléments lexicaux étaient différents pour réduire la possibilité d’effets de pratique entre le test en français et le test en anglais. Les mots que les participants ont dû se rappeler à la fin des phrases avaient une longueur moyenne de 5,4 graphies et une fréquence moyenne de 103 mots par million de mots, tel qu’établie d’après la base de données Corpus of Contemporary American English (Davies 2008 ; pour plus de détails, voir Coughlin et Tremblay 2013).

Après les tests de mémoire, les participants ont tous fait deux tests d’aptitudes linguistiques non spécifiques au français. Ces tests font partie de la série des Llama Language Aptitude Tests (www.lognostics.co.uk/tools/llama/), basés sur le Modern Language Aptitude Test et utilisant des stimuli qui ne sont pas liés aux langues que les participants connaissent. Le premier exercice était un test de mémoire phonologique, le Llama_D. Les participants ont d’abord écouté une série de dix mots d’une langue artificielle qui avaient été créés par un synthétiseur vocal. On leur a dit d’écouter les mots attentivement afin de pouvoir les reconnaître dans la phase de test qui suivrait. Dans celle-ci, ils ont entendu une série de vingt mots prononcés l’un après l’autre, dont la moitié comprenait de nouveaux mots et l’autre moitié comprenait des mots qu’ils avaient déjà entendus dans la première phase. Les participants ont dû indiquer pour chaque mot s’il s’agissait d’un ancien ou d’un nouveau mot. À la fin, on leur a attribué un score sur 100 points indiquant leur taux d’exactitude.

Le deuxième test d’aptitudes linguistiques était un test de déduction grammaticale, le Llama_F. Dans cette tâche, les participants ont eu cinq minutes pour étudier la grammaire d’une nouvelle langue artificielle en lisant vingt phrases dans cette langue (p. ex. « unak-ek eked-ilad ») et en regardant une image associée à chaque phrase. On leur a dit d’essayer de déduire la structure ou les règles de cette langue afin de pouvoir déterminer, dans la phase de test, si une phrase contiendrait une erreur grammaticale. Après la phase d’étude, les participants ont commencé la phase de test, dans laquelle une image était présentée avec deux phrases, l’une étant correcte et l’autre contenant une erreur grammaticale. Les participants ont dû choisir la bonne phrase de chaque paire de phrases présentée. Comme pour le test précédent, ils ont reçu un score sur 100 points représentant leur taux d’exactitude.

Enfin, après les tests d’aptitudes linguistiques, les apprenants ont fait le test de closure pour mesurer leur niveau de compétence en français. Les expériences et les tests qu’ont faits les participants sont résumés au tableau 2. Au total, l’expérience a pris environ 90 minutes pour les apprenants et 60 minutes pour les locuteurs natifs.

Tableau 2

Résumé des expériences et des tests qu’ont faits les participants

Résumé des expériences et des tests qu’ont faits les participants

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2.4. Analyse des données

Pour la tâche de jugement d’acceptabilité des phrases, nous avons utilisé les taux d’exactitude dans les quatre versions des phrases expérimentales pour calculer des scores d-prime afin de tenir compte de la tendance qu’ont les participants à répondre « oui » pour les phrases dont ils ne sont pas certains. Ce processus permet d’analyser leur sensibilité à l’accord sans qu’elle ne soit masquée par ce biais de réponse affirmative. Pour calculer les scores d-prime, nous avons d’abord calculé la proportion de réussites dans les phrases à courte distance et les phrases à longue distance pour chaque participant. Les proportions de réussites représentent la probabilité d’identification des phrases agrammaticales comme telles. Ensuite, nous avons calculé la proportion de fausses alarmes dans les phrases à courte et à longue distance pour tous les participants, c’est-à-dire la probabilité que les phrases grammaticales soient incorrectement identifiées comme étant agrammaticales. Dans les cas où un participant avait une proportion de réussites ou de fausses alarmes égale à 0 ou à 1, on l’a ajustée à respectivement 0,01 ou 0,99 pour que les nombres puissent tous figurer dans le calcul des scores z. Finalement, les proportions de réussites et de fausses alarmes ont été transformées en scores z, et les scores z obtenus pour les proportions de fausses alarmes ont été soustraits des scores z obtenus pour les proportions de réussites. Cette différence correspond au score d-prime, lequel est obtenu dans la condition des phrases à courte et à longue distance séparément pour chaque participant. Un score de 4,65 représente une sensibilité parfaite à la grammaticalité, alors qu’un score de 0 représente une insensibilité à la grammaticalité.

Le calcul des scores de mémoire de travail auditive en français et en anglais a été fait à partir des méthodes de Waters et Caplan (1996). Trois variables dépendantes ont été enregistrées : les réponses aux questions de jugement d’acceptabilité, les temps de réaction pour faire ces jugements et les mots finals que les participants se sont rappelés à la fin de chaque groupe de phrases. Pour chaque participant, nous avons calculé le taux d’exactitude pour l’ensemble des jugements d’acceptabilité ainsi que la moyenne des temps de réaction et le score de rappel de mots. Pour ce dernier, nous avons examiné combien de fois le participant a correctement rappelé tous les mots dans le bon ordre pour chaque taille d’empan (de deux à cinq phrases). Puisque l’expérience comprenait quatre groupes de phrases pour chaque taille d’empan, nous avons accordé à chaque participant un nombre de points égal à la plus grande taille d’empan pour laquelle il s’est correctement rappelé tous les mots dans le bon ordre pour au moins 3/4 groupes de phrases. Nous avons ajouté un demi-point supplémentaire si le participant s’est rappelé tous les mots dans le bon ordre pour 2/4 groupes de phrases de la prochaine taille d’empan. Par exemple, si un participant s’est rappelé 3/4 mots pour la taille d’empan de 3, et s’il s’est rappelé 2/4 mots pour la taille d’empan de 4, le participant a obtenu un score de 3,5. Les trois variables dépendantes ont ensuite été transformées en scores z.[8] Les scores des apprenants ont été calculés avec ceux des locuteurs natifs pour la présentation des données descriptives (aux fins de comparaison entre les deux groupes) mais indépendamment des scores des locuteurs natifs pour les analyses de régression. La moyenne des trois scores z calculés pour chaque participant constitue son score de mémoire de travail. Les apprenants ont reçu un score de mémoire de travail auditive en français et un autre score de mémoire de travail auditive en anglais, mais les locuteurs natifs ont obtenu seulement celui-là. Dans les analyses ci-dessous, nous nous concentrons surtout sur les scores de mémoire de travail des apprenants.

Afin de déterminer le degré de familiarité des apprenants avec les verbes employés dans l’expérience principale, nous avons calculé, pour chaque participant, la moyenne des scores qu’ils ont attribués (de 1 à 5) aux 48 verbes dans les phrases expérimentales.

Pour les tests d’aptitudes linguistiques, les scores bruts du Llama_D et du Llama_F ont été conservés tels quels pour l’analyse de régressions multiples. Les scores du test de closure, qui représentent le nombre de trous sur 45 que les apprenants ont correctement remplis dans un article tiré de la presse française (évalués selon les indications de Tremblay et Garrison 2010, et Tremblay 2011), ont également été employés sous forme brute pour cette analyse.

3. Résultats

3.1. Sensibilité à l’accord

La première analyse était celle de la sensibilité à l’accord en fonction de la distance entre le sujet et le verbe dans la phrase. Les scores d-prime des locuteurs natifs et des apprenants sont représentés à la figure 1 (locuteurs natifs à gauche, apprenants à droite).

Figure 1

Scores d-prime et erreurs standards pour les locuteurs natifs (gauche) et les apprenants (droite) dans les phrases expérimentales lorsque la distance entre le sujet et le verbe était courte (S-V adjacents) ou longue (S-V non adjacents)

Scores d-prime et erreurs standards pour les locuteurs natifs (gauche) et les apprenants (droite) dans les phrases expérimentales lorsque la distance entre le sujet et le verbe était courte (S-V adjacents) ou longue (S-V non adjacents)

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Malgré le nombre inégal de participants dans chaque groupe, les scores d-prime des locuteurs natifs et ceux des apprenants de L2 ont été analysés ensemble dans une analyse de variance à mesures répétées, le test de Levene ne révélant pas de différence significative dans l’homogénéité de variance des deux groupes. Cette analyse a révélé un effet marginal de distance (F(1,30)=3,48, p<,072), un effet significatif de groupe (F(1,30)=35,45, p<,001) et une interaction significative entre l’effet de distance et l’effet de groupe (F(1,30)=4,46, p<,043).

Étant donné cette interaction, des analyses de variance à mesures répétées supplémentaires ont testé l’effet de distance séparément pour les locuteurs natifs et les apprenants. L’effet de distance ne s’est pas révélé significatif chez les locuteurs natifs (F<1). En effet, la sensibilité à l’accord des locuteurs natifs dans les conditions à courte distance et à longue distance était uniformément élevée, tel qu’illustré dans la figure 1.

Par ailleurs, l’effet de distance s’est révélé significatif chez les apprenants (F(1,23)=19,46, p<,001). Ainsi, en plus de montrer une sensibilité moins élevée à l’accord entre le sujet et le verbe comparativement aux locuteurs natifs (effet significatif de groupe), les apprenants se sont montrés moins sensibles à l’accord dans les phrases où le sujet et le verbe étaient non adjacents que dans les phrases où le sujet et le verbe étaient à proximité l’un de l’autre, comme le montre la figure 2.

En résumé, alors que les locuteurs natifs démontrent une sensibilité plus élevée à l’accord dans les conditions à courte et à longue distance que les apprenants de L2, ceux-ci montrent une plus faible sensibilité à l’accord dans la condition à longue distance que dans la condition à courte distance.[9] Ces résultats confirment que la distance linéaire entre le sujet et le verbe affecte l’habileté des apprenants à détecter les erreurs d’accord dans la parole.

3.2. Variabilité individuelle

Les résultats présentés ci-dessus révèlent des différences significatives entre les apprenants et les locuteurs natifs. Toutefois, étant donné l’hétérogénéité des participants quant à leur expérience du français (voir le tableau 1), il se peut que certains apprenants arrivent à détecter les erreurs d’accord aussi bien que les locuteurs natifs. La figure 2 présente les scores d-prime individuels des apprenants et des locuteurs natifs séparément pour les conditions à courte et à longue distance.

Figure 2

Scores d-prime individuels des participants dans les phrases expérimentales où la distance entre le sujet et le verbe était courte (S-V adjacents) ou longue (S-V non adjacents)

Scores d-prime individuels des participants dans les phrases expérimentales où la distance entre le sujet et le verbe était courte (S-V adjacents) ou longue (S-V non adjacents)

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Tel qu’il est illustré à la figure 2, la distribution des scores d-prime des apprenants et celle des locuteurs natifs se chevauchent davantage lorsque le sujet et le verbe sont près l’un de l’autre que lorsqu’ils sont séparés par un syntagme adverbial : dans la condition à courte distance, tous les scores des locuteurs natifs chevauchent ceux des apprenants, alors que dans la condition à longue distance un seul locuteur natif a obtenu un score chevauchant ceux des apprenants. La moyenne des locuteurs natifs dans la condition à courte distance étant de 3,61 et l’écart-type étant de 1,15, on remarque que quatre apprenants ont obtenu des scores d-prime de moins d’un écart-type de la moyenne des locuteurs natifs. Or, la moyenne des locuteurs natifs dans la condition à longue distance étant de 3,54 et l’écart-type étant de 1,10, aucun des apprenants n’a obtenu des scores d-prime se trouvant à moins d’un écart-type de la moyenne des locuteurs natifs. L’apprenant ayant obtenu un score d-prime parfait dans la condition à courte distance n’a obtenu un score d-prime que de 2,06 dans la condition à longue distance, ce score étant le plus élevé des apprenants dans cette condition. Il faut cependant se rappeler qu’un tel score, quoique beaucoup moins élevé que la moyenne des locuteurs natifs, reflète quand même une certaine sensibilité à l’accord, étant un peu moins qu’à mi-chemin entre une sensibilité parfaite à l’accord (4,65) et aucune sensibilité à l’accord (0). Il est également intéressant de noter qu’un locuteur natif a obtenu des scores d-prime plus bas que certains apprenants ; comme ceux-ci, ce locuteur natif a obtenu un score moins élevé dans la condition à longue distance (1,18) que dans celle à courte distance (1,93). Ce locuteur ayant été testé en France, l’exposition à l’anglais ne peut pas expliquer ces résultats.

L’énorme variabilité dans les résultats des apprenants soulève la question des facteurs qui pourraient expliquer la variabilité individuelle dans leur sensibilité à l’accord. Les facteurs considérés étaient leurs niveaux de compétence en français (tels qu’indiqués par leurs scores dans le test de closure), leurs degrés de familiarité aux verbes employés dans les phrases expérimentales, leurs capacités de mémoire de travail auditive en français et en anglais, leur mémoire phonologique (Llama_D) et leur capacité de déduction grammaticale (Llama_F). Aux fins de comparaison, les données descriptives de ces mesures de variabilité individuelle pour les apprenants ainsi que pour les locuteurs natifs se trouvent au tableau 3, sauf pour celles du niveau de compétence, qui sont présentées au tableau 1. Il est important de noter que, contrairement aux autres variables, le degré de familiarité avec les verbes de l’expérience n’est pas une mesure expérimentale, mais plutôt une mesure évaluative que les participants ont eux-mêmes rapportée. De plus, il faut se rappeler que les scores de mémoire de travail en français au tableau 3 ont été calculés à partir des scores des locuteurs natifs et des apprenants, alors que ceux qui ont été utilisés dans les analyses de régression (présentés ci-dessous) ont été calculés seulement à partir des scores des apprenants (voir la section de l’analyse de données).

Tableau 3

Données descriptives des mesures de variabilité individuelle

Données descriptives des mesures de variabilité individuelle
10

Si les scores de mémoire de travail du test français et du test anglais sont calculés ensemble, la moyenne des apprenants pour le test français est de –0,6 (écart type : 0,5) et celle pour le test anglais est de 0,6 (écart type : 0,4). Pour des résultats semblables, voir Coughlin et Tremblay (2013).

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Des analyses de variance sur les mesures des locuteurs natifs et des apprenants révèlent un effet significatif de groupe sur les scores de mémoire de travail en français (F(1,31)=51,32, p<,001) et sur les scores de déduction grammaticale (F(1,31)=4,52, p<,042), mais pas sur les scores de mémoire phonologique (F<1). Ces résultats indiquent que les locuteurs natifs ont une plus grande capacité de mémoire de travail en français que les apprenants anglophones (voir aussi Coughlin et Tremblay 2013), mais qu’ils ont une plus faible capacité de déduction grammaticale telle que testée dans le test Llama_F.

Avant de passer aux analyses de régression, il faut s’assurer que les facteurs qui feront partie de ces analyses comme prédicteurs des scores d-prime ne soient pas corrélés. Une matrice de corrélation de Pearson a donc été créée avec tous ces facteurs pour déterminer s’ils étaient corrélés l’un à l’autre. D’une part, les corrélations entre le degré de familiarité avec les verbes et à la fois le niveau de compétence en français et la mémoire phonologique se sont avérées significatives (r=,52 et r=,49). Nous avons donc obtenu les scores résiduels pour le degré de familiarité avec les verbes à partir du niveau de compétence en français. Ces scores représentent la variabilité individuelle dans le degré de familiarité avec les verbes n’étant pas déjà prédite par le niveau de compétence. D’autre part, la corrélation entre le niveau de compétence en français et le score de mémoire de travail en français s’est révélée significative (r=,41). De la même façon, nous avons obtenu les scores résiduels pour le score de mémoire de travail en français à partir du niveau de compétence en français. Ces scores représentent donc la variabilité individuelle n’étant pas déjà prédite par le niveau de compétence en français. Finalement, une matrice de corrélation de Pearson a été à nouveau créée afin de vérifier si la transformation du degré de familiarité avec les mots et du score de mémoire de travail a éliminé les corrélations significatives. Aucune des nouvelles corrélations entre ces variables ne s’est avérée significative. Les scores résiduels seront donc utilisés dans l’analyse des données.

Des analyses de régression entre chacune des variables et les scores d-prime des participants dans les conditions à courte et à longue distance ont révélé des liens significatifs entre les scores de closure et les scores d-prime pour les deux conditions (courte distance : y = –2,797 + 0,331x – 0,006x², r² = 0,274, p<,035 ; longue distance : y = –0,879 + 0,034x + 0,001x², r² = 0,495, p<,001) et un lien marginal entre les scores de mémoire phonologique et les scores d-prime de la condition à longue distance (y = –1,175 + 0,098x – 0,001x², r² = 0,221, p<,072). Ces liens sont représentés aux figures 4 et 5. Les autres analyses ne se sont pas révélées significatives (p>,1), indiquant que seuls le niveau de compétence en français et la mémoire phonologique arrivent à prédire les scores d-prime des apprenants dans la présente étude.

Figure 4

La relation entre les scores de closure (compétence en français L2) et les scores d-prime pour les phrases à courte distance et à longue distance ; Poly = équation polynomiale

La relation entre les scores de closure (compétence en français L2) et les scores d-prime pour les phrases à courte distance et à longue distance ; Poly = équation polynomiale

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Figure 5

La relation entre les scores du test de mémoire phonologique et les scores d-prime pour les phrases à courte distance et à longue distance ; Poly = équation polynomiale

La relation entre les scores du test de mémoire phonologique et les scores d-prime pour les phrases à courte distance et à longue distance ; Poly = équation polynomiale

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4. Discussion générale

Les résultats présentés ci-dessous démontrent trois types d’effets sur la sensibilité des apprenants à l’accord dans la modalité orale : un effet de la distance entre les éléments à accorder et deux effets expliquant la variabilité de la performance des apprenants : un effet du niveau de compétence, tel que mesuré par les scores du test de closure, et un effet de la mémoire phonologique, tel que mesuré par les scores du test Llama_D.

Dans la tâche de jugement d’acceptabilité auditive, les apprenants du français ont démontré un faible taux d’exactitude, possiblement dû à la nature orale de la tâche (mais voir Coughlin et Tremblay 2013, où l’effet de grammaticalité sur les temps de lecture des apprenants avancés du français L2 était plutôt faible). De plus, les apprenants ont manifesté une plus grande sensibilité à l’accord dans les phrases où le sujet et le verbe étaient adjacents ; quand le sujet et le verbe n’étaient pas côte à côte, la sensibilité à l’accord des apprenants était moins élevée. Notons que c’est peut-être le niveau de difficulté de la tâche qui a permis que la distance entre le sujet et le verbe joue un rôle significatif, cet effet de distance ne s’étant pas révélé significatif dans des études précédentes sur le français L2 (p. ex. Coughlin et Tremblay 2011, 2013). Par ailleurs, le déclin de performance dans les conditions aux dépendances de longue distance s’apparente à ceux observés dans Keating (2009) et Foote (2011), qui ont également trouvé que les participants étaient plus sensibles aux erreurs d’accord lorsque les éléments à accorder étaient adjacents ou très proches.

En général, la plus grande sensibilité à l’accord des apprenants dans la condition à courte distance que dans celle à longue distance est compatible avec l’hypothèse de structure de surface de Clahsen et Felser (2006), qui suggère que les apprenants ne devraient pouvoir établir des dépendances d’accord que dans des domaines syntaxiques locaux. Cependant, certains apprenants sont arrivés à montrer une certaine sensibilité à l’accord même dans la condition à longue distance (voir la figure 3), ce qui indique que les apprenants tardifs pourraient en fait montrer une certaine sensibilité à l’accord lorsque les éléments s’accordant sont éloignés (voir aussi Foote 2011). De plus, il est important de noter que, sur le plan syntaxique, l’accord qui devait se faire dans les deux conditions était identique, soit entre le sujet et le verbe de la proposition principale. Il est donc fort improbable que des difficultés au niveau des représentations syntaxiques soient responsables du plus faible taux d’exactitude dans la condition à longue distance que dans celle à courte distance. Nous croyons que l’effet de distance observé dans cette étude soutient de façon plus convaincante la théorie du traitement cognitif de McDonald (2006), qui prédit que la distance entre le sujet et le verbe imposera une plus grande charge à la capacité de mémoire de travail auditive des apprenants.

Après avoir tenu compte de plusieurs caractéristiques des apprenants, la présente étude a également démontré que le niveau de compétence en français, tel que mesuré par le test de closure, a permis de prédire la sensibilité à l’accord sujet–verbe de façon significative, et dans la condition à courte distance, et dans la condition à longue distance. L’effet de compétence est conforme aux résultats de recherches précédentes, tels que ceux de Sagarra et Herschensohn (2010) et de Coughlin et Tremblay (2011, 2013), qui ont trouvé des effets de niveau de compétence sur la sensibilité à l’accord dans la L2. Pour la condition à longue distance, cet effet va à l’encontre de la théorie de structure de surface proposée par Clahsen et Felser (2006), qui prédit que les apprenants tardifs de L2 ne devraient pouvoir établir des dépendances syntaxiques non locales, peu importe leur niveau de compétence dans la L2. Par ailleurs, si l’on considère ces résultats sous l’angle du modèle de mémoires déclarative et procédurale d’Ullman (2001, 2005) (voir aussi Paradis 2004, 2009), la plus grande sensibilité à l’accord des apprenants ayant un niveau de compétence plus avancé et donc davantage d’expérience en français pourrait s’expliquer par le fait que ces apprenants sont arrivés à traiter l’accord entre le sujet et le verbe de façon plus systématique et automatique en utilisant davantage le système de mémoire procédurale. Ces résultats suggèrent possiblement un changement développemental qualitatif quant aux mécanismes de la mémoire à long terme qui sous-tendent le traitement de l’accord chez les apprenants tardifs. Cependant, il faudrait utiliser des mesures précises des systèmes de mémoires déclarative et procédurale afin d’appuyer plus fermement le modèle d’Ullman (2001, 2005).

En même temps, les effets de compétence sur les jugements d’acceptabilité des apprenants peuvent apporter un soutien supplémentaire à la théorie du traitement cognitif de McDonald (2006). Celle-ci prédit que les apprenants qui sont plus compétents dans la L2 pourront prêter plus facilement attention à l’accord que les apprenants moins compétents parce que leur mémoire de travail auditive ne sera pas aussi surchargée par tous les éléments de la phrase. Rappelons que la théorie de McDonald sous-entend une interdépendance entre le niveau de compétence en L2 et le degré de charge à la mémoire de travail lors du traitement de la L2 (pour des études documentant ce lien, voir Scott 1994 ; Baddeley et al. 1998 ; Coughlin et Tremblay 2013). Les différences individuelles observées par rapport au niveau de compétence en français indiquent que soit les apprenants tardifs de L2 voient leurs représentations verbales changer de façon qualitative au fur et à mesure que leur compétence en français s’améliore, soit que ces représentations sont déjà semblables à celles des locuteurs natifs mais que la capacité de mémoire de travail et de traitement phonologique limitée des apprenants (en raison de leur niveau de compétence limitée en français) affecte leur sensibilité à l’accord, particulièrement lorsque le sujet et le verbe ne sont pas en positions adjacentes. Quoique les données de la présente étude ne permettent pas de trancher entre ces deux hypothèses, nos résultats s’expliquent mieux par la seconde, car le français et l’anglais ont tous les deux les traits abstraits permettant l’accord en nombre entre le sujet et le verbe, et les apprenants montrent une certaine sensibilité à l’accord dans la condition à courte distance.

Cependant, les analyses de régressions n’ont pas révélé de liens significatifs entre la mémoire de travail auditive en anglais ou en français et les scores d-prime des apprenants. Ces résultats diffèrent donc des résultats émergeant des expériences de lecture, qui ont bien démontré des liens entre la sensibilité à l’accord et la mémoire de travail en L1 (p. ex. Sagarra et Herschensohn 2010) et entre la sensibilité à l’accord et la mémoire de travail en L2 (p. ex. Coughlin et Tremblay 2013). Même si ces résultats semblent s’opposer à la théorie de McDonald (2006), il est difficile de tirer des conclusions de résultats nuls. Il se peut, par exemple, que l’échantillon d’apprenants que nous avons testés ait été trop petit pour que ces analyses soient significatives, la tâche de mémoire de travail étant très difficile et ne générant peut-être pas suffisamment de variabilité dans les scores de mémoire de travail.

Par ailleurs, la capacité des apprenants à décoder les intrants auditifs joue peut-être un plus grand rôle que la capacité de mémoire de travail dans le traitement de la morphologie flexionnelle dans la parole. La tâche étant auditive, il se peut que le décodage du signal en phonèmes, l’établissement de liens entre ces phonèmes et les représentations lexicales et syntaxiques, et le maintien de ces représentations dans la mémoire phonologique ajoutent un niveau de difficulté supplémentaire à la détection d’erreurs grammaticales. Nos résultats ont révélé une relation significative entre la sensibilité des apprenants à l’accord et leur mémoire phonologique telle que mesurée par le test Llama_D. Ce test de mémoire mesure la capacité des participants à se rappeler les mots phonologiques qu’ils ont entendus pendant une courte phase d’entraînement. Ce test représente donc une mesure de la mémoire phonologique à court terme (plutôt qu’à long terme), ce système de mémoire faisant partie du concept plus général de mémoire de travail (Baddeley et Hitch 1974 ; Baddeley 2000). En ce sens, le lien significatif entre la mémoire phonologique et la sensibilité des apprenants à l’accord appuie également la théorie de traitement cognitif de McDonald (2006), car cette capacité de mémoire phonologique devrait aider les participants à prêter attention aux phonèmes marquant l’accord pendant le traitement des phrases dans la parole. Le fait que la mémoire phonologique n’ait prédit la sensibilité à l’accord de façon significative que dans la condition à longue distance renforce l’idée que cette condition impose une plus grande charge de traitement et, par conséquent, nécessite des capacités de mémoire phonologique plus élevées. Le lien observé entre la mémoire phonologique et la sensibilité à l’accord souligne également l’importance des aptitudes linguistiques et verbales dans le traitement de la L2, comme l’ont montré les études de McDonald et Roussel (2010) et de Bond et al. (2011). Il faut toutefois reconnaître que ce lien n’est pas aussi fort que celui entre le niveau de compétence et la sensibilité à l’accord. Nous pouvons conclure de ces résultats que le système de mémoire à court terme ne peut, à lui seul, expliquer une grande proportion de la variabilité des apprenants tardifs à détecter les erreurs d’accord dans la parole.

5. Conclusion

Cette étude visait à examiner les facteurs qui pourraient influencer la sensibilité à l’accord en nombre entre le sujet et le verbe dans le traitement de la parole chez les apprenants tardifs du français L2, cherchant à approfondir les conclusions des études antérieures afin de mieux appuyer ou de réfuter les théories qui tentent d’expliquer pourquoi le traitement de la morphologie flexionnelle demeure difficile pour les apprenants tardifs de L2. Les résultats d’une tâche de jugement d’acceptabilité auditive ont montré que les apprenants sont moins sensibles aux erreurs d’accord lorsque le sujet et le verbe ne sont pas en positions adjacentes. En outre, le niveau de compétence en français tel que mesuré par un test de closure, ainsi que la capacité de mémoire phonologique peuvent prédire de manière significative la performance des apprenants dans cette tâche. Le fait que la distance entre les éléments à accorder, le niveau de compétence en français et la mémoire phonologique non spécifique au français influencent la performance des apprenants suggère que le manque de sensibilité à l’accord pourrait être dû en partie à l’usage du système de mémoire déclarative qui n’est pas encore capable de traiter de manière systématique ou efficace de longues dépendances syntaxiques et en partie aux difficultés qu’ont les apprenants tardifs à décoder les intrants auditifs et à les garder en mémoire. Les résultats de cette étude semblent donc davantage compatibles avec les théories d’Ullman (2001, 2005 ; voir aussi Paradis 2004, 2009) et de McDonald (2006) qu’avec celle de Clahsen et Felser (2006). En plus de tester un échantillon plus grand, des études ultérieures pourraient inclure des apprenants à de plus hauts niveaux de compétence en français et employer d’autres tests d’aptitudes linguistiques afin de découvrir si de nouveaux liens pourraient être établis entre les caractéristiques des apprenants et la capacité de traitement de la parole en L2.