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Au xixe siècle, la vie parisienne gravite autour de la Seine et les oeuvres littéraires témoignent à leur façon de cet état de fait : on y bute fréquemment contre les quais pour ensuite les longer, lorgnant de haut cette barrière incontournable mais néanmoins franchissable. Cependant, même quand la Seine est présentée ainsi comme un simple obstacle propre à l’espace parisien, sa fonction n’est pas uniquement topographique. On chercherait peut-être en vain les occurrences où elle sert tout au plus de décor figé, tandis qu’abondent les exemples bien connus des rôles variés qu’elle prend sous la plume des écrivains. Gustave Flaubert en fait le seuil de Paris et du récit dans L’Éducation sentimentale. Honoré de Balzac la transforme en péage irritant dans La Rabouilleuse. Victor Hugo l’associe à l’oubli et à la mort que l’on recherche dans Les Misérables. La Seine est tout aussi protéiforme sous la plume des poètes, que l’on pense à son serpentement menaçant chez Alfred de Vigny (« Paris »), à sa douce plainte chez Théophile Gautier (« Soleil couchant ») ou à son morne roulement chez Paul Verlaine (« Nocturne parisien »).

Malgré les multiples visages de la Seine dans l’identité littéraire de Paris, et malgré sa centralité (géographique, économique, hygiénique, poétique, mythologique), cet espace hydrographique n’avait pas encore fait l’objet d’une étude d’envergure. Bien qu’il s’agisse, de loin, du cours d’eau français le plus représenté en littérature à partir du xixe siècle, on ne recensait pas avant aujourd’hui de travaux consacrés à l’analyse de ce vaste corpus de textes. Pourtant, des fleuves à valeur plus régionale, comme la Loire, la Garonne ou le Rhône, ont, eux, fait l’objet d’ouvrages collectifs examinant leur traitement littéraire, leur géographie mythique ou leur composante identitaire (Petit et Sanguin 2003 ; Rossiaud 2002 ; Rossiaud 2007). Le présent dossier propose une première approche qui contribuera à pallier ce manque.

On y scrute la présence de la Seine au sein de sept corpus français fort différents en nature, en facture et en étendue. Néanmoins, la teneur des écrits examinés conduit à l’appréciation des rapports du réel au texte et à l’interrogation de médiations qui s’intercalent entre ces deux instances : regard, culture, écriture… Chaque fois, on sera à même de conclure avec Michel Collot qu’« il n’y a pas de coupure entre la perception, qui est toujours déjà sélective et significative, et l’imagination, qui en prolonge le travail » (2005 : 181). Se trouveront donc à l’avant-plan les questions qui sont l’apanage habituel, mais non exclusif, de la géocritique, de l’écocritique, de l’écopoétique et des autres disciplines se donnant pour but « d’étudier l’interaction du littéraire et de l’environnement naturel », selon la formule de Pierre Schoentjes (2016 : 86). À cette dernière, nous ajouterons trois mots – le tracé de la Seine nous y convie : « le milieu urbain ». C’est le propre de ce fleuve, sans doute plus que de tout autre cours d’eau au xixe siècle[1], de conjuguer les charmes de la nature et ceux de l’environnement bâti. Nos efforts s’en font l’écho.

En 2013, la revue Arborescences a publié un numéro intitulé « Lire le texte et son espace : outils, méthodes, études ». Dans leur introduction, Antje Ziethen, Caroline Lebrec et Janet Paterson expliquent que leur dossier « a pour objet de lire l’espace sous ses formes multiples » (2013 : §2). Ce programme s’applique tout aussi bien au présent numéro : chacune des contributions s’emploie à considérer l’espace fluvial séquanais tel qu’il est donné à lire dans les textes, sans toutefois manquer d’inscrire cet espace dans le contexte géographique, historique et littéraire auquel il se réfère. En effet, la perspective ici privilégiée se veut interdisciplinaire tout en demeurant « résolument problématisante et tournée vers la lettre du texte littéraire », ainsi que le propose l’écopoétique défendue par Schoentjes (2016 : 86). Ce parti pris prémunit l’analyse contre l’écueil qui consisterait à sacrifier le texte (sa forme et sa signification) au profit de son référent ou de son contenu, tort que Michel Collot impute tant à la « géographie culturelle » et au « tourisme littéraire » qu’à l’« enquête purement “thématique” » (2005 : 177), laquelle conserve depuis le structuralisme le titre peu enviable de tête de Turc des études littéraires.

Puisque chacun des corpus étudiés dans les pages qui suivent crée de toutes pièces (langagières) sa propre Seine, le but collectivement poursuivi par les contributeurs n’est pas de partir en quête des sites fluviaux mentionnés dans les oeuvres. Il s’agit plutôt, comme le suggère Collot (2005 : 177), d’envisager « les textes eux-mêmes comme autant d’images » de la Seine et de mettre en relief les transformations à l’oeuvre. Il n’est pas inutile de rappeler quelques évidences. Le fleuve est, pour les Parisiens du xixe siècle, une réalité familière mais sémantisée différemment selon qu’on le fréquente (en le longeant ou le franchissant au quotidien), qu’on l’observe (le long d’un quai), qu’on le pratique (au ras du flot en bac ou même à la nage) ou qu’on le consomme (son eau, les produits de la pêche). La Seine est aussi – mais ceci résulte en partie de cela – un référent langagier connu, usité, commun, neutre ou connoté. Ce travail sémiotique, qui fait de la Seine un objet de langage utilisable et immédiatement évocateur, s’accomplit aussi, évidemment, dans et par les textes, qui présentent des « images » du fleuve, selon le mot de Collot. Cependant, si la Seine existe (hors des textes, littéraires ou non), on ne peut faire abstraction du fait que la littérature contribue à la rendre lisible en tant que réalité fantasmée et en tant qu’objet réel. Comme l’écrit Schoentjes (2016 : 88), « [e]n chargeant les lieux d’imaginaire, la littérature leur donne un sens », et leur confère une identité, même une mythologie. Ce que donnent à voir les contributions qui composent ce dossier, ce sont les modalités des reconfigurations, voire les transfigurations, que proposent les oeuvres.

Si Bertrand Westphal fonde sa géocritique sur une réflexion attachée d’abord aux « arts mimétiques » (2007 : 15-17), l’incursion de la Seine littéraire dans l’univers de l’allégorie (baudelairienne), de l’écriture artiste (goncourtienne), du symbolisme décadent (chez de Fleury), des mystères urbains (feuilletonnesques), de la reconstitution historique (mériméenne, balzacienne et michélienne) montre par l’exemple combien la présence de cette réalité géographique dans le texte littéraire engage des questions qui dépassent le seul problème de l’évocation du réel par le langage. Pourtant, on ne saurait faire l’impasse sur lui. Car, comme le souligne Westphal (2007 : 145), « [q]uel que soit le niveau de représentation, le réel constitue immanquablement le référent du discours ». Réciproquement, l’acte de création littéraire, qu’il soit en prose ou en vers, est « tout entier […] empreint de la composante spatiale – du contenu du texte à sa structure » (Ziethen, Lebrec et Paterson 2013 : §2).

À la lecture de ce dossier, on remarquera que les contributeurs jouent fréquemment de l’homophonie Seine-scène. C’est que ce fleuve dans la prose et la poésie françaises du xixe siècle s’impose nettement comme un espace où l’on déploie le spectacle d’une intrigue, avec toute une série d’« acteurs ». Non seulement il accueille la scène en la désignant immédiatement comme telle, à la manière des tréteaux, en tant que cadre reconnaissable, propice à la présentation d’un spectacle, mais il interagit aussi avec les personnages, avec leur sensibilité, leurs affects. Comme si sa seule apparition dans le récit suffisait à doter la Seine d’un triple pouvoir : celui d’annoncer que se trame quelque chose, celui d’héberger l’action et celui d’en être partie prenante. Sur le pont Saint-Michel dans Notre-Dame de Paris, la rumeur de l’eau annonce à Frollo qu’il pourra fuir par une fenêtre donnant sur le fleuve ; la promenade funèbre du héros suicidaire au début de La Peau de Chagrin est l’occasion de méditer amèrement le commerce qu’on fait des noyés ; au pied de « Notre-Dame » chez Gautier, l’eau s’allume et la Seine devient une reine aux innombrables joyaux ; le même flot, dans le poème en prose « La barque » d’Henri Heine, échoue le Poète sur ses berges après le naufrage ; sous le pont Royal, la noce de Gervaise descendue au bord de l’eau trouve un refuge amusant qui incite à de grotesques jeux dans L’Assommoir. On observe ainsi que les écrivains du xixe siècle – poètes ou prosateurs – font de la Seine une partie intégrante du mythe de Paris dont la critique (Benjamin 2000 [1935], 2002 [1938] ; Citron 1961) a depuis longtemps montré l’inépuisable richesse. Or, ce dossier a le mérite de mettre en évidence la surprise récurrente – et pourtant chaque fois différente – qu’on éprouve en découvrant une Seine littéraire jamais simplement ou exclusivement romantique, idyllique ou même pittoresque, jamais conforme à ce à quoi on pouvait s’attendre.

Chacun des articles témoigne en effet de cet étonnement. Le fleuve « carte postale » s’éclipse inopinément. Non pas qu’il soit catégoriquement absent de la littérature du xixe siècle : on le rencontre aisément chez Zola, Daudet ou Maupassant canotiers, de même que chez certains précurseurs, par exemple les frères Goncourt. Seulement, cette figuration si attendue, qui trouve son pendant pictural chez les peintres impressionnistes, s’avère un cliché littéraire étonnamment tardif au sein d’un siècle que ce dossier embrasse largement. Il y a déjà plusieurs années, Pierre Citron avait observé que, hormis « [l]’amour des vieux livres et celui des flâneries sur le quai », les notations des charmes du Paris fluvial « restent rares et brèves » dans la poésie française avant 1850 (1961 : t. II, 176). Son enquête avait permis de montrer que ce silence perdurait au-delà chez plusieurs poètes, notamment Baudelaire, dont le Paris « se caractérise d’abord par une absence presque totale de géographie » (Citron 1961 : t. II, 358). On en dira autant ou presque des romanciers, bien que çà et là il se trouve un Balzac pour entonner, le temps d’une rare page enthousiaste, la louange de « l’un des plus magnifiques lieux de Paris » : « Le pont d’Austerlitz, la Seine dans sa plus grande largeur, Notre-Dame, le Jardin des Plantes, la Halle aux Vins, l’île Saint-Louis […], tout y est grandiose » (Balzac 1846, « Histoire et physiologie des boulevards de Paris » : 103-104).

Les contributions de ce dossier corroborent ainsi l’idée que, mis à part quelques cas isolés, la Seine n’accède véritablement à ce que Michel Collot appelle « l’expérience romantique du paysage » (2005 : 30) qu’à partir de l’avènement du naturalisme en littérature, dont les descriptions foisonnantes prolongent, exacerbent et systématisent le réalisme balzacien. Ce constat peut étonner dans la mesure où, selon Collot, la relation « émotionnelle et spirituelle » qu’instaure le romantisme entre le sujet regardant et l’espace contemplé « éloigne toute prétention à l’objectivité au profit de l’expression d’une vérité intensément subjective » (Collot 2005 : 30) : a priori, dira-t-on, le roman réaliste et à plus forte raison le roman naturaliste doivent exclure cette « participation affective de l’énonciateur » (Collot 2005 : 30). On en viendrait à croire que l’indéniable popularité des vues de Seine, éminemment romantiques, parmi les principaux écrivains du naturalisme constitue une aporie. Il n’en est rien. La description naturaliste, on l’oublie trop souvent, est romantique au sens où l’entend Collot : seulement, elle a élargi de beaucoup le spectre des référents susceptibles d’être ainsi esthétisés par l’écriture, jusqu’à englober tout le réel. Tel n’est pas son moindre mérite. La prolifération de l’indirect libre aidant, ces romanciers ont assigné à leurs personnages le rôle de la contemplation des espaces (Hamon 1998 : 82) – paysages bucoliques ou lieux sordides –, en sorte qu’ils ont aisément repris à leur compte l’insistance sur le point de vue et la mutuelle interpénétration de l’homme et de la nature qui signent, comme le montre Collot (2005 : 30-31), la représentation romantique des espaces pittoresques.

De telles remarques nous conduisent forcément à nous interroger sur ce qu’est la Seine littéraire, si elle n’est pas d’abord « carte postale ». Les contributions qui suivent offrent diverses réponses. Ainsi, si l’engouement littéraire toujours grandissant pour la Seine naît entre 1837 et 1840 (Citron 1961 : t. II, 177), lors même que se cristallise le grand mythe de Paris, dont il est l’une des principales modalités (Citron 1961 : t. II, 87-88), certains des articles proposent l’analyse d’oeuvres antérieures, comme la Chronique du règne de Charles IX de Mérimée (article de Janine Gallant) ou La Dernière Fée de Balzac (article de Silvia Baroni). Ici, la Seine est, plus que toute autre chose, un seuil dont le franchissement porte à conséquence, un lieu où se déploient des puissances insoupçonnées.

La seconde partie du dossier s’attache à l’étude de corpus apparemment demeurés insensibles à l’attrait poétique du fleuve, comme les mystères urbains (article de Nicolas Gauthier), les poèmes que Baudelaire a réunis sous le titre de Tableaux parisiens (article de Sébastien Roldan) ou le récit historique consacré à La Commune par Louise Michel (article de Valérie Narayana). On fréquente alors une Seine faussement indifférente dont le potentiel sémantique est tel que la seule mention du cours d’eau, même indirecte, suffit à engager le texte dans une chaîne de considérations (socioéconomiques, esthétiques, sociopolitiques) qui s’enchevêtrent et se réverbèrent à travers l’espace urbain transfiguré.

Enfin, après avoir souvent été cantonnée à un registre de l’abject – « boueuse, gémissante et truffée de cadavres », note Pierre Citron (1961 : t. II, 175) –, la Seine acquiert dans la seconde moitié du siècle certaines lettres de noblesse, avec entre autres les nombreux et généreux efforts descriptifs d’Edmond et Jules de Goncourt, qui récusent, en même temps qu’ils la développent, une représentation de la Seine magnifiée, idyllique, splendide (article de Peter Vantine). Il en va de même plus avant dans le siècle, alors que ce motif réaliste mineur, dont l’enthousiasme naturaliste a fait un lieu commun, est réinvesti et reconfiguré par le travail de surcharge symbolique entrepris par la réaction décadente de la fin du siècle (article de Lola Stibler). En ces cas, la beauté naturelle (trompeuse) ou le transport onirique (malsain) incarnés par le fleuve grandiose et menaçant rejoignent le plaisir textuel de la description, en sorte que la matière langagière mise au service de la représentation de la matière fluviale et cette matière fluviale elle-même sont sublimées en même temps.

Au-delà de la diversité de « ces Seines », chacun des articles permet donc de constater que le fleuve, même lorsqu’il semble réduit au rang de référent idoine, quelconque ou banal, s’avère en réalité détenteur de clés sociologiques, esthétiques, symboliques, poétiques ou téléologiques de premier ordre, qui font de lui un objet curieux, digne de l’attention la plus soutenue, car porteur de sens, éloquent dans sa rumeur, intarissable en suggestions. La Seine constitue ainsi un signifié qui, quelle que soit la circonstance, fonctionne poétiquement comme un passe-partout ouvrant des mondes de sous-entendus que nos contributeurs ont cherché à éclairer et à élucider.