Corps de l’article

1. Introduction

Champ de recherche et de création transdisciplinaire, la géopoétique permet de poser sur le récit de voyage un triple regard, à la fois scientifique, philosophique et poétique. Nous rappellerons tout d’abord les bases sur lesquelles le mouvement géopoétique s’est édifié en donnant un aperçu des différents travaux menés dans le cadre de l’Institut international de géopoétique fondé par Kenneth White, lequel institut s’est archipélisé à partir de 1996. La prédominance de certains principes tels que le dehors, le nomadisme et la critique radicale rejoignent plusieurs préoccupations propres au genre du récit de voyage, celui-ci étant situé au croisement de la littérature et de la géographie. L’approche géopoétique du récit de voyage que nous proposons ici accorde autant d’attention à la posture créatrice, reposant sur un rapport intrinsèque entre le voyage vécu et l’écriture du voyage, qu’à la posture lecturale, dans laquelle la subjectivité du lecteur et son rapport au monde doivent être pris en considération. L’examen de quelques Écrits sur le sable d’Isabelle Eberhardt, appartenant à la fois aux littératures suisse, française et maghrébine, donnera l’occasion d’explorer d’autres notions importantes en géopoétique telles que le mouvement, le paysage et la polysensorialité.

2. La géopoétique et le dehors

Débordant des cadres de la théorie littéraire, la géopoétique est un champ de réflexion qui allie recherche et création tout en faisant dialoguer science, philosophie et littérature. Il s’agit de décloisonner les savoirs et d’ancrer la poétique dans l’existence même afin de faire avancer la pensée. Développant depuis les années 1980 cette idée de géopoétique, le poète, essayiste et voyageur Kenneth White a fondé en 1989 l’Institut international de géopoétique. Dans le texte inaugural de l’Institut, il souligne quelques aspects fondamentaux de sa réflexion :

[La géopoétique] offre un terrain de rencontre et de stimulation réciproque, non seulement, et c’est de plus en plus nécessaire, entre poésie, pensée et science, mais entre les disciplines les plus diverses, dès qu’elles sont prêtes à sortir de cadres souvent trop restreints et à entrer dans un espace global (cosmologique, cosmopoétique) en se posant la question fondamentale : qu’en est-il de la vie sur terre, qu’en est-il du monde ?

White 1989, [En ligne]

L’introduction du Plateau de l’albatros (White 1994) met en évidence certains principes qui, selon White, invitent l’individu créateur à prendre sa place dans la sphère sociale, tels que le caractère collectif, la nécessité des échanges de même que la présence d’un motif rassembleur. C’est en partie pour cette raison que l’Institut international de géopoétique s’est archipélisé en 1996 et qu’il a donné naissance à des Centres ou Ateliers dans différents endroits de la planète. La géopoétique invite à questionner le rapport entre l’homme et la terre, à ouvrir ses sens et son intellect à l’expérience qu’offre la vie sur terre et à susciter chez lui un sentiment de présence au monde. Sans aller jusqu’à rechercher une certaine forme de transcendance, comme le faisaient les romantiques, il s’agit de densifier le rapport au monde à l’aide du voyage, de la marche, des lectures, etc. Ces pratiques réflexives et créatrices visent à ouvrir un lieu d’échanges concernant un intérêt commun. C’est dans ces conditions qu’il est possible, selon White, de parler dès lors de « culture » :

Pour qu’il y ait une culture au sens plein du mot, il faut que soit présent, dans les esprits d’un groupe, un ensemble cohérent de motifs et de motivations. […] Et ce, à un niveau élevé, afin d’inviter la personne sociale à se travailler, à déployer ses potentialités dans un espace exigeant. Là est la source d’une véritable jouissance intellectuelle et existentielle.

White 1994 : 13

Le motif central de la géopoétique est donc la Terre, comme l’indique son préfixe, géo. C’est vers lui que convergent les réflexions des membres de l’Archipel géopoétique, qui déclinent les explorations géographiques, littéraires et artistiques des montagnes, des rives, des forêts, des déserts et des villes selon une logique obéissant au désir de mieux percevoir les lieux, aussi bien les paysages majestueux que ceux de l’espace quotidien, de s’en nourrir à l’aide du crayon, du pinceau, de l’appareil photo, du pied ou du regard. Comment résister à l’envie de découvrir les beautés que la terre recèle ?

La géopoétique s’intéresse aux fondements d’une poétique de la vie sur terre, et considère le monde comme « ce qui émerge du rapport entre l’esprit et la terre » (White 1995 : 25). Comme le souligne White,

[q]uand ce rapport est inepte et insensible, on n’a, effectivement, que de l’immonde. Pour qu’il y ait monde au sens plein du mot, un espace commun appelant à une vie dense et intense, il faut que le rapport soit, de la part de tous, sensible, subtil, intelligent.

White 1995 : 25

L’un des principaux questionnements en géopoétique concerne donc les conditions d’existence d’un tel lien entre l’homme et la terre. Le « champ du grand travail » qu’est la géopoétique se déploie à partir d’une prise de conscience de l’état de la culture dans laquelle évolue l’être humain, d’un constat de l’essoufflement du progrès, d’une conviction que les valeurs prônées de façon générale par l’Occident ne mènent pas là où les promesses d’avenir semblaient le guider. L’image du chemin de fer, que White transforme en « autoroute du faire », pointe un mode de pensée axé sur la rentabilité qui se trouve confronté cependant à l’épuisement des ressources, au bouleversement d’écosystèmes préexistants, ce qui fournit le socle sur lequel repose la question de White : quel est ce « monde » que nous habitons ? N’est-ce pas là aussi l’une des interrogations ayant poussé plus d’un voyageur sur les routes de l’ailleurs ? N’est-ce pas pour échapper bien souvent à « l’immonde » de ses conditions de vie habituelles et pour tenter d’accéder à une « vie dense et intense » que l’on décide de partir ?

Cet appel du dehors est ressenti à la fois par les géopoéticiens et les écrivains-voyageurs : c’est ce qui constitue l’amorce de notre réflexion. Précisons tout de suite que l’approche géopoétique ne se limite pas au récit de voyage, même si ce genre a pour des raisons évidentes été privilégié jusqu’à présent, aux côtés de la poésie et de l’essai. En tant que champ de recherche et de création ouvert aussi bien à la littérature qu’aux sciences et aux arts, la géopoétique accueille des réflexions dépassant de loin le cas particulier du voyage.

3. Du voyage à l’écriture

Dans la Théorie du voyage. Poétique de la géographie, Michel Onfray affirme que « [r]êver une destination, c’est obéir à l’injonction qui, en nous, parle une voix étrangère » (Onfray 2007 : 22). Avant le départ existe chez le voyageur un désir pour un espace autre, un désir nourri par les lectures, qu’il s’agit ensuite d’aller confronter à la réalité du terrain. L’appel du dehors représente une tension vers l’ailleurs, une force qui nous pousse en dehors des lieux connus. Nicolas Bouvier, écrivain-voyageur du xxe siècle, auteur de L’Usage du monde (1963) et du Poisson-scorpion (1982), pour ne nommer que ceux-là, exprime ainsi ce besoin de mettre à l’épreuve ses connaissances « de papier » — l’espace imaginé — de les enrichir par celles qui s’acquièrent sur le terrain grâce à l’expérience du voyage :

Ce blanc de la carte me paraissait douteux, absurde, je suis donc allé chercher comme Gorki « mes universités sur les routes » et ce que j’ai pu percevoir de l’immense et merveilleux passé asiatique m’est venu sans manuels ni leçons, mais par la plante des pieds.

Bouvier 1989 : 183

Que le besoin de partir soit motivé par un certain mal de vivre dans la société d’appartenance ou par l’attrait du lointain, que la curiosité soit aiguisée par la diversité des paysages ou par la diversité culturelle, que le voyage soit déclenché par la lecture, par une carte ou par une toile, dans tous les cas un intérêt pour l’espace du dehors se manifeste, parfois accru par l’espoir de développer davantage son appartenance à la Terre ou de répondre au besoin criant de renouveler son rapport au monde.

Si on attribue au voyage un rôle catalyseur en ce qui a trait à la perception des lieux, c’est notamment par le décentrement de soi qu’il implique. Dans « Routes et déroutes. Réflexions sur l’espace et l’écriture », Bouvier unit l’expérience du voyage et celle de l’écriture, « ce mouvement pendulaire qui passe du “voir” au “donner à voir” » provenant « d’une géographie concrète patiemment investie et subie » (Bouvier 1989 : 178). Car au-delà de la métaphore de l’écriture comme voyage, un projet littéraire accompagnant la traversée d’un espace donné nourrit la réflexion et guide en quelque sorte la perception du réel, lui indique de possibles pistes à explorer, à vérifier. Ainsi, le voyage, pour Bouvier, permet de renouveler notre rapport au monde, de « gagner par déracinement, disponibilité, exposition, le centre de ce champ de forces qui s’étend d’ailleurs partout mais dont il faut que nous cherchions, par déplacement géographique ou mental, l’accès qui nous y est particulièrement réservé » (Bouvier 1999 : 42).

Par ailleurs, le voyage permet de se dérober à un rythme de vie effréné, aveuglé par la notion de « progrès ». Pour certains voyageurs, il s’agira d’échapper à l’ennui du quotidien pour partir en quête de ses propres étendues de prédilection, comme l’exprime Guy de Maupassant au début de ses Écrits sur le Maghreb :

Oh ! fuir, partir ! fuir les lieux connus, les hommes, les mouvements pareils aux mêmes heures, et les mêmes pensées, surtout. […] On rêve toujours d’un pays préféré, l’un de la Suède, l’autre des Indes ; celui-ci de la Grèce et celui-là du Japon. Moi je me sentais attiré vers l’Afrique par un impérieux besoin, par la nostalgie du désert ignoré, comme par le pressentiment d’une passion qui va naître.

Maupassant, Écrits sur le Maghreb : 38

Prendre de la distance par rapport à son propre univers de référence, par rapport à l’ensemble des choses connues, où l’on ressasse toujours les mêmes idées, les mêmes façons de se comporter, permet de connaître une vie plus dense. Voilà ce qui est à l’origine chez Maupassant de la fuite hors du monde connu, de l’« impérieux besoin » de se rendre ailleurs : l’appel du dehors prend les traits du désert, puissant attrait dans l’imaginaire de l’époque (les années 1880), marquée entre autres par la colonisation de l’Algérie.

Si Maupassant ne fait que quitter momentanément sa société pour se rendre au dehors, « au soleil », comme l’indique le titre de l’un de ses récits, d’autres écrivains-voyageurs remettent en cause de manière beaucoup plus cinglante leur société, qui assigne à résidence. Isabelle Eberhardt oppose l’appel du dehors, « le torturant besoin de savoir et de voir ce qu’il y a là-bas » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 28) à la sédentarité, cette « oppression déprimante de la monotonie des décors » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 28) qu’on n’ose remettre en question. Elle présente dans « Vagabondages » sa définition de la liberté, alliant nomadisme et solitude, alors que la tranquillité des jours écoulés dans un même lieu et rythmés par les mêmes occupations lui répugne :

Regarder la route qui s’en va toute blanche, vers les lointains inconnus, sans ressentir l’impérieux besoin de se donner à elle, de la suivre docilement, à travers les monts et les vallées, tout ce besoin peureux d’immobilité, ressemble à la résignation inconsciente de la bête, que la servitude abrutit, et qui tend le cou vers le harnais.

Eberhardt, Écrits sur le sable : 28

Pour Eberhardt, le rapport à la terre se densifie par le vagabondage, par le besoin de maintenir un état de partance tendu vers l’ailleurs. Le mouvement permet d’associer un déplacement à travers l’espace géographique à une réflexion qui se développe au fil des lectures, des expériences et qui s’élabore souvent à partir d’une critique radicale de la société. Essentiels au voyage, l’appel du dehors, le principe du mouvement et la dimension critique sont également au coeur de la démarche géopoétique.

4. Au confluent de la littérature et de la géographie

L’appel du dehors, qui dans le cas des écrivains-voyageurs conduit vers les lointains, fait en sorte que l’apport de ces derniers se situe aussi bien du côté de la littérature que de la géographie, puisque, étymologiquement celle-ci se définit comme « l’écriture de la terre ». C’est d’ailleurs pour cette raison que le genre du récit de voyage est généralement considéré comme à la frontière de la littérature et de la géographie, qu’il est signé parfois par des écrivains, parfois par des géographes, quand ils ne sont pas identifiés comme écrivains-géographes, et qu’il fait l’objet d’études aussi bien dans un domaine que dans l’autre. Mais précisons davantage l’horizon des recherches dans lequel nous nous inscrivons. Depuis les années 1980 ont lieu d’importants échanges entre géographes et littéraires quant aux rôles que joue la littérature dans la compréhension de l’espace, et plus particulièrement la façon dont l’homme habite le monde (voir Chevalier 1993 ; Bouvet et Omari 2003 ; Brosseau 1996). Bien que le récit de voyage possède une longue histoire et entretienne des liens étroits avec nombre de disciplines, nous nous intéressons plus spécifiquement au récit de voyage tel qu’il se développe à partir du xixe siècle. Comme le souligne Roland Le Huenen, ce siècle constitue un moment pivot pour le récit de voyage, puisque « [c]’est la littérature […] qui fixera au voyage son objet et sa finalité, en même temps que la figure du voyageur se confondra de plus en plus avec celle de l’écrivain » (Le Huenen 1990 : 13). Le projet littéraire accompagnant le voyage géographique entraîne l’écrivain-voyageur sur les traces d’un auteur apprécié, ou simplement à la découverte de ses propres espaces de prédilection.[1] Contrairement aux relations provenant, par exemple, des explorateurs du Nouveau Monde, l’enjeu du récit de voyage des xixe et xxe siècles ne consiste plus à faire découvrir de nouvelles terres, mais à en déplier les multiples facettes (voir Hambursin 2005). Enfin, le voyage vécu et celui qui s’écrit sont indissociables dans la perspective géopoétique, puisque des éléments fondateurs d’une poétique de la vie sur terre se révèlent par l’expérience, mais s’articulent pleinement par le biais de l’écriture.

Le Huenen insiste également sur la difficulté d’établir des constantes formelles qui seraient caractéristiques du genre, étant donné « l’ambiguïté des rapports qu’il entretient tantôt avec le roman, tantôt avec les discours à visée scientifique » (Le Huenen 1990 : 13). Un certain consensus s’est établi au sein de la critique littéraire en proposant une définition ouverte du récit de voyage en tant que carrefour des connaissances sur le monde et des savoirs acquis par un voyageur au fil d’un parcours déterminé, ce qu’Adrien Pasquali résume dans Le Tour des horizons :

[N]ous pouvons aussi tenir le récit de voyage pour un carrefour et un montage de genres et de types discursifs. Si la reconnaissance des divers domaines du savoir met à contribution les compétences herméneutiques et cognitives spécifiques du (des) voyageur(s), le récit du voyage met également à l’épreuve ses (leurs) compétences discursives et narratives.

Pasquali 1994 : 131

Pour dire le monde, le voyageur emprunte à différents types d’écriture : le journal de bord, le journal intime et le récit semblent les plus employés, mais certains récits de voyages ont été publiés sous forme de lettres, alors que d’autres comportent des éléments fictifs qui les rapprochent du roman.[2] Quant aux discours intégrés dans le récit de voyage, il s’agit la plupart du temps des discours géographique, historique et ethnographique, mais rien a priori n’empêche l’écrivain de faire appel à d’autres types de savoirs. Bref, il est sans doute plus difficile de dire quel genre et quel type de discours ne peuvent pas participer à ce « montage de genres et de types discursifs » que l’inverse. Ce qui est curieux toutefois, c’est que malgré ce constat d’une hybridité des savoirs et des formes discursives et narratives, l’analyse du récit de voyage reste souvent cantonnée à l’une ou l’autre des deux disciplines : la critique littéraire met de l’avant le texte et les stratégies d’écriture tandis que l’étude géographique s’intéresse davantage à la manière dont le voyageur perçoit son environnement.

L’approche géopoétique pose comme principe de base l’hétérogénéité des matériaux du récit de voyage et s’inscrit délibérément à la croisée des disciplines. Elle s’efforce de le saisir dans sa diversité inhérente et dans sa singularité, sans chercher à lui imposer une définition générique plus étroite. En considérant qu’il appartient à la fois au domaine littéraire et au domaine géographique, le chercheur convoque des savoirs spécifiques : la cartographie, la géographie humaine et physique, la géologie, la botanique, les théories littéraires de la narration, de la description, de la lecture, etc. Déjà impliqué dans une démarche interdisciplinaire, il lui faut s’aventurer un peu plus loin lorsqu’il s’interroge sur le paysage, par exemple, qui est déjà en soi un objet d’études interdisciplinaires (faisant intervenir l’histoire de l’art et la philosophie en plus de la géographie), ou encore sur la présence de langues étrangères dans le texte, ce qui peut conduire à des réflexions d’ordre linguistique. C’est à partir des matériaux composant le récit que l’analyse se déploie, le but n’étant pas de reconstruire le voyage à partir de l’écriture mais de montrer que l’unité d’un récit de voyage dépend de l’agencement des discours convoqués. Étant par définition transdisciplinaire, l’approche géopoétique s’efforce de comprendre, au sens de « prendre ensemble », les différents aspects propres à ce genre hybride.

Le récit de voyage donne à lire un parcours à travers la géographie terrestre par le biais du langage, la saisie subjective d’une réalité « objective », une perception forcément partielle et tronquée d’un espace préexistant et extérieur au voyageur. Il met en évidence l’inadéquation entre le texte littéraire et son objet référentiel, même si l’espace perçu au cours du voyage et l’espace représenté dans le récit entretiennent un rapport étroit. Ce que vise l’approche géopoétique du récit de voyage, c’est de montrer que la « littérature voyageuse » ne se contente pas de rendre compte d’une expérience vécue mais qu’elle en devient le prolongement.[3] C’est bien souvent l’intensité de l’expérience qui rend le processus d’écriture inévitable, ressenti comme un besoin impérieux. En cherchant, non pas à représenter, mais à transmuer l’émotion en mots, le voyage se poursuit lors de l’écriture :

L’écriture, lorsqu’elle approche du « vrai texte » auquel elle devrait accéder, ressemble intimement au voyage parce que, comme lui, elle est une disparition. Certes pas affirmation de la personne mais sa dilution consentie au profit d’une totalité qu’il faut sinon exprimer (on ne peut pas), au moins rejoindre.

Bouvier 1989 : 186

Comment la dimension phénoménologique relative à la perception du lieu peut-elle être perçue par un lecteur, étant donné qu’elle disparaît lors du passage au texte ? Comment fait-on pour « rejoindre » cette totalité dont parle Bouvier si ce n’est à partir de sa propre expérience vécue et son propre rapport au monde ? Un lecteur « exote », ayant déjà éprouvé un sentiment d’étrangeté lors d’un voyage, sera en effet capable, selon Victor Segalen, de comprendre et de reconnaître ce qu’il appelle la « sensation d’exotisme » : « […] il y a, parmi le monde, des voyageurs-nés ; des exotes. Ceux-là reconnaîtront, sous la trahison froide ou sèche des phrases ou des mots, ces inoubliables sursauts donnés par des moments tels que j’ai dit : le moment d’Exotisme » (Segalen 1978 : 24).

Une remarque s’impose avant d’aller plus loin. La géopoétique est souvent perçue comme la démarche propre à un écrivain, un artiste, un philosophe, qui tire parti de son expérience du monde pour créer des poèmes, des récits de voyage, des peintures, du land art, des essais. S’il est relativement facile de faire comprendre que la géopoétique ne se réduit pas à la poésie, en revanche la tentation est grande de l’envisager uniquement en fonction de la démarche d’un auteur, de sa « poétique », de sa manière singulière d’écrire le monde. Or, la géopoétique ne se borne pas à cela. Il s’agit d’un champ de recherche et de création auquel contribuent de nombreuses personnes désireuses de repenser et de développer les liens entre l’être humain et la Terre. Sa portée est donc beaucoup plus large. En ce qui concerne l’approche géopoétique du récit de voyage, il va de soi que la réflexion porte aussi bien sur le processus d’écriture du voyage, qui configure l’espace parcouru, que sur le processus de lecture, au cours duquel s’opère une certaine refiguration spatiale.

5. De la configuration à la refiguration spatiale

Que l’on privilégie l’amont du récit, le processus d’écriture, ou l’aval, le processus de lecture, on doit prendre en considération un facteur commun à l’écrivain et au lecteur : ce que l’on pourrait appeler, en nous inspirant de la notion de précompréhension de l’action de Ricoeur, la préfiguration de l’espace. Dans son article « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », Benoit Doyon-Gosselin propose d’étudier l’espace romanesque à partir de la triade — compréhension, explication, interprétation — élaborée par Ricoeur dans Temps et récit (Doyon-Gosselin 2011 : 65-77). Dans la foulée, nous pourrions poser la préfiguration de l’espace comme équivalent de la précompréhension de l’action, ce qui donnerait la triade : préfiguration de l’espace (qui précède le récit), configuration spatiale par l’écrivain, refiguration spatiale par le lecteur (Ricoeur 1985 : 325).[4] Chacun possède sa propre perception de son environnement, sa propre manière d’habiter l’espace, déterminée à la fois socialement, culturellement, esthétiquement, voire dans certains cas poétiquement. Si les membres d’une même société partagent des connaissances géographiques de base, acquises grâce au système scolaire ou grâce aux traditions familiales, le rapport à l’espace évolue en fonction des pérégrinations à travers un quartier ou à travers le monde. Chacun a une perception de l’espace colorée par ses propres expériences, une préfiguration mentale qui précède le geste même d’écrire ou de lire un récit. Ce qui revient à dire que la dimension phénoménologique propre à l’espace vécu est aussi importante que la dimension sociale et culturelle quand on s’interroge sur la lecture du récit de voyage.

Les théories du récit de voyage se sont davantage interrogées sur la production du récit que sur sa lecture, en observant par exemple la posture propre à l’écrivain, les stratégies d’écriture et de contournement des obstacles à la représentation du réel, la configuration spatiale s’effectuant lors de la mise en mots du voyage, etc. Du côté de la lecture, ce sont surtout des études de réception qui ont été menées, qu’il s’agisse de l’impact d’un récit de voyage singulier sur un public à une époque donnée ou encore sur une communauté de lecteurs, les philosophes notamment.[5] En ce qui concerne l’acte de lecture du récit de voyage, il est certes possible de l’envisager de manière générale à partir des théories pragmatiques, esthétiques et sémiotiques de la lecture de Wolfgang Iser, Umberto Eco, Gilles Thérien, Michel Picard, Bertrand Gervais et Vincent Jouve, mais l’effet produit spécifique à ce genre littéraire reste encore à explorer. Nous tenterons donc de poser quelques jalons pour une réflexion concernant la posture lecturale et la question de la refiguration spatiale du récit de voyage.

Tout d’abord, il faut rappeler qu’il existe plusieurs manières d’envisager la lecture. Les distinctions proposées par Umberto Eco dans Les Limites de l’interprétation (Eco 1992 : 23-28) s’avèrent intéressantes par exemple pour qualifier un certain type de lecture, souvent mené par un écrivain lisant un autre écrivain, un type de lecture orientée vers l’intentio auctoris. Se mettre en route en compagnie d’un écrivain-voyageur disparu consiste à reprendre le mouvement de l’écriture là où il l’a laissé, à tisser grâce à la lecture un lien mental, un compagnonnage à l’image des artisans ou des artistes partant sur les routes pour apprendre leur métier aux côtés d’un autre artiste.[6] La lecture orientée vers l’intentio operis se concentre quant à elle sur les mécanismes internes à l’oeuvre. Enfin, la lecture orientée vers l’intentio lectoris est gouvernée par les choix singuliers, et parfois tout à fait originaux, d’un lecteur qui appréhende le texte à partir de son vécu, de ses désirs, de son propre horizon interprétatif, sans qu’une démarche d’écriture soit forcément en jeu. Elle prend place dans un travail de recherche et d’analyse qui privilégie les intuitions d’un lecteur se soumettant aux turbulences constantes du texte, se laissant volontiers déstabiliser. On pourrait la qualifier de « lecture nomade », ainsi que le propose Gilles Thérien dans son article « Littérature et altérité » :

La lecture se vit alors comme une forme de nomadisme : quitter son territoire pour aller vers un territoire inconnu, une descente en soi. […] Si la lecture a été vraiment prégnante, le lecteur en ressort altéré. Il a fait l’expérience de l’altérité, celle que le travail de lecture lui a permis de retrouver en soi.

Thérien 1998 : 127, 132

Les angles d’approche du texte varient en fonction des rapprochements que le lecteur établit à partir de sa sensibilité, de son intuition, de son désir d’explorer tel ou tel aspect du texte, de déployer des savoirs géographiques ou linguistiques, historiques ou esthétiques, plutôt qu’à partir d’un principe d’analyse identifié dans le cadre d’une théorie, qu’à une méthode systématique élaborée dans un cadre purement intellectuel, totalement détaché de l’expérience des lieux. La refiguration prend nécessairement appui sur les figures spatiales privilégiées par le récit, sur les paysages décrits, sur les parcours racontés, éventuellement sur les cartes accompagnant le texte, mais elle convoque également la subjectivité du lecteur, son expérience des lieux et le conduit à réfléchir sur sa propre présence au monde. C’est au cours de la refiguration que se déploient les figures spatiales dans lesquelles le lecteur s’abîme, fasciné, tout heureux de pouvoir se perdre dans ses propres pensées. Car ce qui caractérise l’approche géopoétique du récit de voyage, c’est le fait que la lecture est avant tout motivée par la recherche du plaisir, un plaisir qui grandit tout au long de la fréquentation assidue du texte et qui se mue en une jouissance esthétique et existentielle dans laquelle l’appel du dehors se fait de plus en plus pressant, allant jusqu’à faire vibrer les liens qui nous unissent au monde, à intensifier et aiguiser notre perception du réel.[7] Tout en ayant présent à l’esprit que la part subjective du lecteur est déterminante, nous tenterons de préciser dans les pages qui suivent certains paramètres généraux constitutifs de l’approche géopoétique.

6. La géographie intime du voyageur et l’encyclopédie du lecteur

La géographie est souvent considérée, à tort, comme une science exacte, faite de relevés topographiques et de statistiques élaborées à partir de mesures précises. C’est oublier que cette discipline se soucie également de la manière dont s’établit le rapport à la terre dans les différents continents, îles et archipels. La géographie humaine se penche en effet sur bien des aspects propres à l’expérience individuelle ou collective des lieux. À l’instar de la lecture littéraire, qui cherche à approfondir le sens d’un texte à partir de connaissances intertextuelles ou de pistes interprétatives repérées lors de la première traversée du texte, la lecture géopoétique s’efforce de maîtriser les connaissances géographiques inhérentes à la région traversée, ce qui peut entraîner selon les cas une recherche de cartes ou des lectures connexes. Si nous ne partageons pas les convictions d’Umberto Eco dans son Lector in fabula, dans la mesure où la lecture y est envisagée en fonction d’un Lecteur Modèle fictif, dessiné à même le texte, et non en fonction d’un lecteur réel, nous pouvons néanmoins reprendre son concept d’encyclopédie (Eco 1985) avec les précautions qui sont de mise. Plutôt que de restreindre l’encyclopédie aux compétences linguistiques, rhétoriques et intertextuelles, comme le prévoit Eco, nous proposons d’étendre ce concept à tous les savoirs convoqués par le récit de voyage, qu’ils concernent la géographie, l’histoire, les langues étrangères parlées dans les pays visités, l’anthropologie, l’histoire de l’art, etc.

À cet égard, le rapport entre la langue et l’espace vécu mérite une attention particulière. L’hypothèse Sapir-Whorf a donné lieu à des débats, mais ce qui en ressort, c’est l’idée d’une interdépendance entre les représentations mentales et les catégories linguistiques propres à une culture donnée (Whorf 1956). En ce qui concerne l’espace, il va de soi que des liens très étroits unissent la langue et l’environnement. Les travaux de Yi-Fu Tuan sur l’espace vécu montrent bien que la perception du monde varie selon l’environnement physique (Tuan 1974, 2006). Lors d’un voyage, le sujet n’est pas seulement confronté à un relief ou à des paysages différents ; il est aussi mis en présence d’une langue qui lui est étrangère, à moins qu’il ne soit déjà intégré dans le pays. Sa géographie intime se dessine et se déploie en fonction de son itinéraire : il découvre des lieux et des langues forgées à partir de cet environnement physique particulier. Le lecteur, quant à lui, possède rarement ce bagage linguistique. Ces fragments d’encyclopédie affleurant à même le texte que sont les mots issus de la langue étrangère, les réseaux hydrographiques et toponymiques, les multiples formes paysagères émaillant la couche terrestre et nommés dans une langue autre apparaissent comme autant de zones opaques. En attendant de pouvoir se rendre par lui-même là où est allé le voyageur, il peut explorer les rayons des bibliothèques à la recherche de documentation adéquate pour se faire une idée du relief, des minéraux, des plantes ou de la faune décrits dans le récit. Bien souvent, d’ailleurs, la fascination pour la région visitée se développe au fur et à mesure que l’encyclopédie du lecteur se rapproche de celle du voyageur. Qui n’a pas rêvé sur des cartes durant de longs moments en essayant de retracer les étapes d’un voyage que seule la lecture a permis de connaître ? D’un système de signes à un autre, du texte à la carte, la lecture se mue en exploration, en découverte de l’espace inconnu ou retrouvé grâce au récit de quelqu’un d’autre.

Un lecteur s’évertuant à acquérir l’encyclopédie requise pour bien comprendre le texte tirera un profit beaucoup plus grand de sa lecture qu’un autre ne possédant pas ce bagage. C’est là que la dimension transdisciplinaire de l’approche géopoétique entre en jeu : plutôt que de laisser dans l’ombre tout ce qui ressort de la connaissance géographique, linguistique ou culturelle, la lecture tentera de convoquer les savoirs inhérents à la région parcourue pour mieux saisir les différents aspects du récit de voyage. La géographie physique, bien entendu, et la cartographie, pour être à même de se représenter l’espace parcouru, l’itinéraire suivi, les étapes du voyage, autrement dit d’améliorer sa connaissance d’un territoire donné le temps d’une lecture ; la géographie humaine, également, puisqu’il est souvent question de communautés ignorées ou peu connues du lecteur.

Comme exemple, observons quelques passages des Écrits sur le sable. Les pérégrinations d’Eberhardt à travers le Sahara, ses arrêts dans plusieurs oasis occasionnent de nombreuses rencontres avec des légionnaires, des marabouts et des bédouins, et confrontent souvent le lecteur à la frontière de la langue. Eberhardt recourt à de nombreux mots provenant de la langue arabe afin de décrire son quotidien. Cette opération permet d’éviter de tout ramener à l’univers connu, mais elle place le lecteur face à une alternative : poursuit-il sa lecture en se fiant aux indices du contexte immédiat, quitte à ne pas tout comprendre ? Choisit-il plutôt de ralentir le fil de sa lecture afin de fouiller le glossaire ? L’édition faite par Marie-Odile Delacour et Jean-René Huleu intègre en effet un lexique à la fin de l’ouvrage. Lorsque la voyageuse écrit que « Monastir ressemble aux mélancoliques oasis sahariennes, et [qu’elle] serait à sa place sur le bord de quelque chott de l’oued Rir’ étrange » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 49), plusieurs éléments de la description peuvent voiler la compréhension du lecteur ne connaissant pas la réalité du Sahara. S’il sait que Monastir est « une ville unique, d’un charme et d’une tristesse particulière » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 49) et se situe « [u]n peu en retrait de la mer » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 49), grâce aux phrases du contexte immédiat, en revanche il ne saisira peut-être pas le sens des mots chott et oued. Malgré le fait qu’ils soient entrés dans la langue française et qu’ils soient répertoriés dans le dictionnaire, il n’en demeure pas moins que ces termes sont peu connus des lecteurs, notamment en Amérique du Nord, étant donné que les réalités propres à l’Afrique du Nord sont très éloignées de l’expérience.[8] Ces emprunts sont fréquemment utilisés dans le récit de voyage, au point que Christine Montalbetti les considère comme l’une des stratégies employées pour dire le réel :

[I]l existe un lieu où l’objet qui me laisse muet avait déjà trouvé à se dire : la langue de l’autre. La solution de l’emprunt consiste donc, plutôt que de se livrer à l’opération tératogène de forger des noms, à transgresser les frontières de la langue pour annexer ponctuellement les lexèmes d’une autre.

Montalbetti 1997 : 163

Montalbetti cherche à montrer dans son essai Le Voyage, le monde et la bibliothèque quelles sont les stratégies de résolution des apories du récit référentiel, et parmi les solutions littérales qu’elle énumère, l’emprunt témoigne du caractère hybride du récit de voyage, en équilibre entre le connu et l’ailleurs. Ainsi, chott et oued désignent respectivement l’étendue d’un lac desséché et un cours d’eau. L’emprunt introduit dans le texte une part d’opacité, de résistance :

L’emprunt expliqué puis réinvesti exige donc une attitude de lecture active, et doublement active, puisqu’elle suppose à la fois l’apprentissage des définitions (à mesure qu’elles apparaissent), et, à chaque nouvelle occurrence du vocable, un geste de traduction.

Montalbetti 1997 : 166

Ainsi, de nombreux termes d’étymologie arabe se rapportant au Sahara et aux traditions de l’islam sont employés par Eberhardt, et on pourrait dire que le récit s’attache à décrire au plus près les habitudes de la voyageuse en adoptant la langue du désert. Les passages dans les zaouïas[9] s’inscrivent dans l’itinéraire d’Eberhardt, l’appel du mueddine[10] rythme l’écoulement des jours et des nuits et le port de burnous[11] contribue au déguisement permettant à la jeune femme d’accéder à des lieux autrement réservés aux hommes. Afin d’aller au-delà de l’impression d’exotisme au premier degré face à la multitude des termes empruntés à la langue arabe au fil des Écrits sur le sable, l’approche géopoétique du récit de voyage propose une lecture entrecoupée du texte. En effet, au lieu de seulement glisser d’une page à l’autre, il s’agit de ralentir face aux aspérités du texte, de se doter des outils nécessaires à la compréhension des multiples facettes du voyage mis en récit (Bouvet 2008 : 127-145). La traversée du texte génère un trouble à chaque fois qu’apparaît une zone d’indétermination : elle nous déporte vers le divers, vers la part d’inconnu que recèle chaque élément de l’univers. Une sensation amplifiée lorsqu’elle est menée par un « lecteur exote », un « voyageur-né » qui a vécu une expérience préalable similaire à celle qui est racontée dans les livres et qui peut reconnaître, sous la « trahison froide des mots » une « sensation d’exotisme » au sens segalenien du terme (Segalen 1978 : 24).[12]

7. Les paysages en mouvement et la polysensorialité

Il est difficile, lorsqu’on emprunte la géopoétique comme angle d’approche du récit de voyage, de faire abstraction de la notion de paysage. En effet, la description des espaces traversés, vécus, éprouvés, représente l’un des principaux objets d’analyse. L’écrivain-voyageur constitue tout au long de son récit une mosaïque de paysages, qui, liés les uns aux autres par le fil de l’écriture, donnent accès au lecteur à une certaine représentation de l’espace :

[F]orme d’artialisation in visu, la description est un élément du récit, elle fait partie d’un tout. Lorsqu’elle s’attache à un site particulier, à un environnement physique, elle prend les traits du paysage écrit, élaboré de manière discursive, avec des stratégies souvent empruntées à la peinture, à la photographie, à l’architecture ou au cinéma […].

Bouvet 2006 : 42

Ainsi, les Écrits sur le sable d’Isabelle Eberhardt se donnent à lire comme une suite de tableaux où l’objet central est bien sûr l’espace désertique. Dans L’Invention du paysage, Anne Cauquelin souligne à quel point le paysage est tributaire de la dimension visuelle — la vue tendant à prendre le dessus parmi les sens perceptifs —, et se rapproche de la peinture « [a]vec ses limites (le cadre), ses éléments nécessaires (formes d’objets colorés) et sa syntaxe (symétries et associations d’éléments) » (Cauquelin 2011 : 17). Si Eberhardt voyage et écrit en refusant la sédentarité de la pensée, les paysages qu’elle nous livre sont porteurs d’un mouvement qui se développe notamment par les jeux de lumière. Un même espace, la ville d’Eloued dans le cas présent, semble multiplier ses visages tant l’écoulement des heures fait varier la luminosité et les couleurs : « La ville grise perdue dans le désert gris, participant tout entière de ses flamboiements et de ses pâleurs, comme lui et en lui, rose et dorée aux matins enchantés, blanche et aveuglante aux midis enflammés, pourpre et violette aux soirs irradiés… » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 42). L’attention portée aux variations qui modifient un même espace et le déclinent en une multitude de paysages, selon le moment du jour, est récurrente chez Eberhardt et témoigne d’une observation attentive :

Souvent, le texte commence, ou finit, avec un paysage : un coucher de soleil sur les dunes, l’aube qui se lève sur la hamada, la vue panoramique d’un village enserré entre les montagnes, etc. Considérer ces descriptions comme un simple leitmotiv serait réduire considérablement leur portée : d’une part, leur caractère répétitif crée un certain rythme au sein de l’oeuvre, lui conférant une dimension cyclique indéniable ; d’autre part, il semble bien que le récit eberhardtien privilégie l’instant au détriment de la durée.

Bouvet 2002 : 105

De plus, ce cycle — la clarté s’évanouissant au profit des couleurs sombres de la nuit — permet de renouveler la description de l’espace, car sous les variations de l’éclairage le lecteur assiste au dévoilement des multiples facettes d’un même espace. On a même l’impression parfois que ce sont les espaces qui se meuvent sous l’effet de la lumière :

[…] le soleil a disparu et, presque aussitôt, lentement, le flamboiement des dunes et des coupoles commence à se foncer jusqu’au violet marin, et ces ombres profondes, qui semblent sortir de la terre assombrie, remontent, rampent, éteignent progressivement les lueurs qui allument encore les sommets.

Eberhardt, Écrits sur le sable : 43

L’obscurité acquiert une force de mobilité propre, et la récurrence de la métaphore marine au sein des différents tableaux témoigne aussi d’une dynamique entre la position d’observatrice de la narratrice et une réalité en mouvement qui lui est « extérieure ». La couleur bleue permet une première correspondance entre les espaces désertique et océanique, mais c’est l’action du vent, le déplacement des masses d’eau ou de sable, autrement dit le mouvement, qui lie ces deux espaces : « Le soleil achève de s’éteindre au loin et seule une lueur rouge subsiste. Alors, avec son horizon élevé et net, et ses ondulations d’un bleu d’abîme, le désert devient semblable à la haute mer houleuse au crépuscule, par un temps clair » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 11). Les jeux de lumière brouillent la distinction entre dunes et vagues, comme si le mouvement ondulatoire rendait impossible pour l’oeil la définition de la matière, sable ou eau. La narratrice livre un paysage en constante évolution dont l’oeil s’approprie par fragments les couleurs changeantes d’un espace démesurément grand :

Je contemplais, accoudée au parapet en ruine de ma terrasse fruste, l’horizon onduleux du vaste océan desséché […] et, sous le ciel crépusculaire, tantôt ensanglanté, ou violacé, ou rose, tantôt sombre et noyé de lueurs sulfureuses, les grandes dunes monotones semblaient se rapprocher, se resserrer sur la ville grise […].

Eberhardt, Écrits sur le sable : 84

La perception de l’espace par un sujet qui l’investit — le contemple, le respire, l’écoute — consiste en ce que le géographe Charles Avocat nomme l’acte de paysage, soit :

[…] le point de rencontre entre deux réalités totalement différentes : d’un côté, une (ou plusieurs) image(s) sensorielle(s) correspondant à notre « vision » du monde, c’est-à-dire filtrées par notre imaginaire, notre psychologie, nos expériences antérieures, notre esthétique, de l’autre une réalité physique, objective, tridimensionnelle […].

Avocat 1984 : 14

Eberhardt définit quant à elle en quelques lignes la manière dont elle capte certains lieux et insiste sur le fait que cette saisie de l’espace demeure forcément générale :

Il est des heures à part, des instants très mystérieusement privilégiés où certaines contrées nous révèlent, en une intuition subite, leur âme, en quelque sorte leur essence propre, où nous en concevons une vision juste, unique et que des mois d’étude patiente ne sauraient plus ni compléter, ni même modifier. Cependant, en ces instants furtifs, les détails nous échappent nécessairement et nous ne saurions apercevoir que l’ensemble des choses…

Eberhardt, Écrits sur le sable : 41

Alors que certains récits embrassent une vue d’ensemble, la narratrice privilégiant parfois les points de vue élevés — le dessus d’une terrasse, par exemple — avec des perspectives ouvertes sur les horizons infinis, d’autres proposent des paysages polysensoriels où le regard n’a plus la primauté. Deux récits mettent plus particulièrement en évidence la manière dont la vagabonde laisse ses sens auditif et olfactif investir les lieux qu’elle découvre. D’abord, sa visite au marché d’Aïn Sefra est l’occasion de peindre un tableau « plein de vie » d’une activité au coeur de la vie nomade, c’est-à-dire le marchandage. L’endroit semble cacophonique, et c’est le tumulte du rassemblement qui domine le récit :

Dès l’aube, sur un terrain vague entre le village et le quartier de cavalerie, la foule s’amasse avec un grand bruit qui ira croissant jusqu’à midi. Les chameaux s’agenouillent en grondant sourdement, les chevaux attachés aux acacias grêles du boulevard s’ébrouent et hennissent aux juments qui passent. Les hommes se démènent et crient. Dominant tout ce tapage, les bêlements plaintifs des moutons amarrés les uns aux autres par le cou, et le mugissement des petits boeufs et des vaches noires, à peine plus grosses que des veaux.

Eberhardt, Écrits sur le sable : 204

L’observation minutieuse du réel à laquelle s’adonne Eberhardt est attentive aux éléments qui composent le dynamisme du marché, et c’est par la transcription des odeurs que le lecteur comprend la proximité entre marchands, clients et toutes ces denrées que les nomades viennent vendre ou échanger : « À terre, les marchandises du Sud s’accumulent en un superbe désordre : toisons sentant violemment le suint, sel brut en morceaux spongieux et gris, peaux de boucs remplies de lait aigre, de beurre ou de goudron de thuya […] ». (Eberhardt, Écrits sur le sable : 204) Les récits d’Eberhardt oscillent entre les scènes vécues parmi différentes figures emblématiques du Sahara et les représentations de l’espace désertique variant selon le relief, la couleur et la lumière. Autrement dit, l’écriture alterne entre divers foyers sensoriels afin de se déployer. Une lecture géopoétique s’évertuera donc à donner autant d’importance aux paysages de dunes qu’aux passages où foisonnent sons et odeurs, car ceux-ci laissent entrevoir un espace non seulement contemplé, mais aussi pratiqué, vécu.

Le deuxième récit, « Oudjda », témoigne d’une des « impressions d’Afrique les plus profondes, les plus saisissantes » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 222) ressenties par Eberhardt. Plutôt que de retenir uniquement l’aspect grandiose de l’espace désertique, ses horizons sablonneux, la narratrice brise l’uniformité en s’attardant à des lieux que d’autres auraient préféré censurer :

À travers les années errantes, l’oeil blasé s’habitue aux plus éclatantes couleurs, aux plus étranges décors. […] Pourtant il est des coins de pays qui se conservent intacts : ceux-là seuls peuvent rendre aux âmes les plus basses le frisson qu’elles croyaient perdu à jamais. Oudjda est parmi ces coins oubliés, tels des rochers en plein torrent du siècle nivélateur.

Eberhardt, Écrits sur le sable : 216

S’intéressant au rapport entre l’homme et l’espace qu’il occupe, l’approche géopoétique porte une attention considérable à la polysensorialité des paysages au sein du récit de voyage, puisqu’elle traduit une présence au monde, une conscience de l’instantanéité des perceptions et des facteurs intimes conditionnant l’expérience. Dans ce récit de quelques pages où la narratrice évoque son court passage à Oudjda, la dimension olfactive occupe rapidement le premier plan : « Dès que nous avons passé la voûte, une odeur nous prend à la gorge, une odeur violente et composite, faite de relents de pourriture, de musc, de charognes et d’olives macérées » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 217). Oudjda incarne la ville des contrastes, entre l’enchevêtrement de ruelles glauques et la blancheur des lieux de culte. Tantôt prenant le thé dans la zaouïa « immaculée et paisible » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 221), tantôt circulant « à cheval, de peur de marcher dans la boue liquide de suie et de pus » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 220), la narratrice n’atténue pas des détails qui pourraient pourtant choquer : « Au lieu du silence et du recueillement des autres villes de l’Islam, ici, c’est un grouillement compact et bruyant, une tourbe qui se démène et roule dans la vase des rues » (Eberhardt, Écrits sur le sable : 217).

Ainsi, on pourrait se demander si les paysages en mouvement se construisent uniquement à partir d’un point de vue immobile, comme dans ces moments où la voyageuse contemple l’espace désertique l’entourant. Le regard joue un rôle central en associant les dunes de sable aux vagues de la mer, en créant l’illusion que les ombres rampent et cernent la ville. L’acte de paysage permet dans ce cas d’inventer une réalité géographique possédant sa propre dynamique. Comme le rappelle Cauquelin, « ce qu’on nomme paysage se développe autour d’un point, en ondes ou vagues successives, pour se concentrer à nouveau sur cet unique objet, reflet où viennent se prendre tout à la fois la lumière, l’odeur, ou la mélancolie » (Cauquelin 2011 : 13-14). Acte intime et propre à chacun, le paysage se construira différemment selon la sensibilité de celui qui parcourt l’espace ; d’une part suivant l’objet qui captera l’attention et d’autre part suivant les sens par lesquels sera expérimenté le réel, comme le souligne aussi Alain Corbin dans L’Homme dans le paysage : « […] le paysage ne se réduit pas à un spectacle. Le toucher, l’odorat, l’ouïe surtout, sont aussi concernés par la saisie de l’espace. Tous les sens contribuent à construire les émotions que celui-ci procure » (Corbin 2001 : 9).

8. Conclusion

Opter pour une approche géopoétique implique de privilégier l’espace du dehors plutôt qu’un espace intérieur soumis aux états d’âme d’un sujet totalement détaché de son environnement, et d’envisager le rapport à l’espace en termes de mobilité, de mouvement, plutôt qu’en termes de stabilité, de surface à occuper. C’est pourquoi le récit de voyage, en tant que genre intrinsèquement ouvert, offre un espace d’analyse si propice à l’approche géopoétique. Au croisement de la géographie et de la littérature, convoquant différents types de connaissances sur le monde — linguistiques, cartographiques, botaniques, artistiques —, l’écriture du voyage procède à la reconstruction d’une expérience vécue, d’un parcours à travers un espace choisi. La lecture géopoétique, plutôt que de viser une focalisation sur le voyageur, s’intéressera donc aux multiples voies permettant de rendre palpable la conscience exotique, la sensation d’être au monde. Elle suppose d’adopter une posture ouverte, sensible aux différentes tensions entre les langues et les savoirs parcourant le texte, ainsi qu’à toutes les variantes de l’écriture du paysage, concernant aussi bien la dimension géographique que la dimension polysensorielle. Au lieu de prendre appui sur une définition figée des signes linguistiques, l’interprétation du texte prend dès lors la forme d’une pratique sémiotique fondée sur le dynamisme, où la pensée ne se dévoile qu’en cheminant, y compris au cours de la traversée du texte. Elle engendre par le fait même une certaine déstabilisation en ce qu’elle déporte sans cesse le lecteur vers un ailleurs, vers le dehors, vers ce que le texte ne peut qu’évoquer à défaut de pouvoir le représenter, autrement dit vers ce qui échappe à la sphère du langage.