Corps de l’article

Politik na njangui (La politique, c’est du donnant-donnant).

Simon Achidi Achu

English, a passport to the world, Pidgin, a ticket to nowhere.

Justin Chanje

1. Introduction

Le visiteur qui entre pour la première fois au Cameroun est surpris par la mosaïque de peuples et de langues, quelle que soit la région d’atterrissage. Le Cameroun a une civilisation millénaire de peuples divers, qui au gré de l’histoire, se sont retrouvés au sein d’une nation aux frontières fluctuantes. Dans cet univers, il est aisé d’imaginer la difficulté que pose l’usage d’une langue commune à tous, tant la langue en elle-même reflète les diversités identitaires. Dans ce pays, les peuples ont généralement refusé, et farouchement, quand cela était nécessaire, d’abandonner leur identité linguistique et culturelle au profit d’une autre. On comprend pourquoi le Cameroun apparaît comme l’un des rares pays dont l’identité nationale, linguistique et culturelle, repose sur des langues étrangères, le français et l’anglais.

Cette situation cache mal les efforts entrepris au cours du temps pour réunir les Camerounais au sein d’une seule langue, locale. Pourtant, si ces entreprises ont échoué, on pourrait les imputer au fait qu’elles n’ont pas mis en valeur les opportunités qui se sont présentées par le biais du pidgin-english. Idiome, transformation, mauvais anglais, langue par excellence ; les qualificatifs et les travaux sur le pidgin-english parlé au Cameroun ne manquent pas. Mbassi (1973), Echu (2003), Chumbow et al. (1995) et d’autres à l’instar de Todd (1982) ont décrypté et décodé les particularités linguistiques de ce « parler » à la camerounaise. Ils en ont aussi élaboré la structure et la fonctionnalité sociale. Il ne serait pas opportun de nous attarder là-dessus dans le cadre de cet article. En fait, quoiqu’on ait dit au sujet du pidgin-english, on a rarement attiré l’attention sur son usage militant dans les réclamations et les revendications identitaires propres au Cameroun. C’est ce que nous nous proposons de faire ici. Non seulement le pidgin-english exprime fortement ce caractère militant, mais encore, il s’est développé avec une force insoupçonnable auparavant et a modifié de façon durable la logique politique au Cameroun.

Notre article embrasse cinq grandes phases. Après avoir passé en revue les origines et la construction du pidgin-english, nous examinons tour à tour les raisons de son musellement par la classe politique post-indépendance, sa fonctionnalité militante au cours des années dites de braise et l’usage sociopolitique actuel du pidgin-english camerounais.

2. Origines et constructions du pidgin-english

Pour mieux comprendre le rôle identitaire et militant du pidgin-english au Cameroun, il est utile de présenter comment cette langue s’est développée et comment elle se présente aujourd’hui.

2.1 Aux origines

La question de l’origine du pidgin-english recentre le débat sur son statut. Quand on parle du pidgin, à quoi fait-on allusion ? À une langue ? À une déformation de l’anglais ? À un créole, entendu ici comme un mélange de divers vocables pour constituer un tout plus ou moins compréhensible ? Le pidgin-english serait tout cela, et bien plus encore. En réalité, pour comprendre l’origine et le statut du pidgin-english, il faut rappeler le contexte linguistique propre au Cameroun.

Wolff précise à ce sujet qu’on retrouve au Cameroun, et ce depuis des siècles, les trois groupes d’interférences linguistiques propres à l’Afrique (Wolff 2001 : 15). Ce sont le groupe Nihilosaharien, l’Afro-asiatique et le Niger-Congo. Ces groupes sont partagés du nord au sud du pays et dans toute sa largeur. Ils se déclinent en de nombreux sous-groupes et en plus de 250 langues et dialectes locaux. Par conséquent, le moins qu’on puisse affirmer est que dans ce pays il y a forcément des créations linguistiques créolisées, car ces peuples ont une tradition centenaire de rapports conflictuels ou pacifiques, et partant, des formes de communications linguistiques propres. L’émergence du pidgin-english dans un contexte linguistique aussi riche induit, de ce fait, une forme de créolisation.

Seulement, l’expression en elle-même suppose que le pidgin-english soit une déformation de l’anglais, au même titre que la plupart des autres pidgins. Cet avis (Schneider 1960) laisse penser que les premiers usages du pidgin remonteraient à l’époque coloniale anglaise et allemande au Cameroun. Echu (2003 : 4) indique que, tout au plus à partir du XVIIIe siècle, les colonies allemandes présentes au Cameroun se sont servies du pidgin-english pour communiquer avec les populations locales, tout autant que les Anglais en compétition pour l’établissement d’un protectorat, après les années 1850.

Il est vrai que l’usage du pidgin-english est déjà établi à ce moment de l’histoire du Cameroun. Mais la présence des missionnaires américains et britanniques et celle des explorateurs date d’époques encore plus éloignées. Comment communiquaient-ils ? Et comment les peuples camerounais des côtes ont-ils pu apprendre des rudiments d’anglais sans en « déformer » au moins quelques expressions ? C’est pourquoi d’autres spécialistes font remonter l’usage du pidgin beaucoup plus loin dans le temps. Chumbow (1995), par exemple, a découvert, dans le cadre de ses recherches portant sur les premiers usages du pidgin-english, que les premières formes étaient teintées de portugais. La présence portugaise remonte à 1472 (Mveng 1985), et des rapports commerciaux furent établis à partir de cette année. On peut donc faire remonter les premiers usages du pidgin camerounais, ou encore de sa créolisation et de sa mise en forme au XVe siècle, même si le pidgin-english proprement dit, favorisé par les mobilités évangélisatrices et les explorateurs, s’est mis progressivement en place à partir des XVIIe et XVIIIe siècles.

2.2 Constructions et usages

Comme nous le disions plus haut, les influences linguistiques propres aux langues que sont l’anglais et les dialectes camerounais ont influencé le corpus du pidgin-english. Aujourd’hui, le pidgin-english est généralement découpé en deux, voire en trois sous-groupes. Certains parlent du pidgin-english anglophone et du pidgin-english francophone (Echu 1999). D’autres proposent de diviser le pidgin anglophone en deux, celui du Nord-Ouest et du Sud-Ouest camerounais. Ces avis et ces dichotomies ne sont pas dénués d’intérêt, car ils partent d’une analyse pertinente du corpus pidgin et de sa construction. En effet, le pidgin parlé dans la région anglophone du Cameroun contient de nombreuses expressions puisées dans les langues locales de la région, telles que le bakwéri et le bafut. L’influence de la langue yoruba du Nigeria tout proche est aussi un élément prégnant de ce type de pidgin. En revanche, le pidgin parlé dans les villes francophones est très différent. Celui-ci est teinté d’expressions propres aux langues côtières apparentées au bakwéri anglophone, mais surtout, à d’autres langues de l’hinterland camerounais : l’éton, les langues bamiléké et, principalement, le duala.

On comprend donc que la construction du pidgin-english est généralement fonction des langues qui cohabitent avec elle. Mbassi (1973) affirme qu’en 1970, 80% du pidgin parlé au Cameroun était anglicisé, 14% de son corpus venait de langues locales, et 1% du français, de l’allemand et d’autres langues. Or, dix ans plus tôt, le ratio était de 85% pour l’anglais et 13% pour les langues locales (Echu 2003 :11). Cette légère évolution indique que le pidgin-english est une langue fluctuante. En tentant d’établir un corpus et une construction, nous sommes conscients que certaines expressions ne reflètent pas forcément le pidgin-english des années 1970 et 1980.

Les variétés de pidgin-english sont généralement mutuellement intelligibles pour les locuteurs, qu’ils soient anglophones (APE, Anglophone Pidgin-English) ou francophones (FPE, Francophone Pidgin-English) et quelle que soit la variété et la région de prédilection. Au-delà des particularismes liés aux langues locales, il y a deux fonds communs qui portent l’empreinte de l’histoire et font de cette langue un passeport au Cameroun : les expressions en anglais et en allemand qui ont été « déformées » et ajoutées au lexique. Les régions francophones et anglophones ont toutes deux connu l’occupation allemande, et de nombreuses expressions en pidgin sont d’abord tirées de cette langue. Par conséquent, les spécificités propres aux différentes régions ne sont pas des obstacles à la communication. Elles s’apparenteraient davantage à une langue parlée avec deux accents différents.

Quelques emprunts à l’allemand ressortent dans les expressions suivantes :

Ces deux expressions sont des exemples de ce que la langue allemande a légué au pidgin-english. L’occupation allemande de 1884 à 1916 a été particulièrement difficile pour les populations côtières du Cameroun qui devaient jongler avec une langue difficile, et une réputation de dureté et d’ardeur au travail propre aux ressortissants du Reich. Mveng (1985) révèle que nombre de Camerounais ont déserté les chantiers allemands, et certains sont morts d’épuisement, suite aux traitements inhumains dont ils furent l’objet. Par conséquent, dans la représentation populaire peu de choses portent autant l’empreinte de la force et de la dureté que l’expression Njaman (German, allemand). Le terme est utilisé pour parler d’une personne sans compassion, intransigeante et inhumaine. Chouane exprime une injure, récurrente sur les chantiers allemands, à l’endroit des travailleurs. Ces termes indiquent que la construction du pidgin-english ne se dissocie pas des expériences historiques vécues par les Camerounais. L’expérience allemande en particulier a laissé des souvenirs amers qui sont passés dans le pidgin camerounais.

L’anglais a, plus que toute autre langue, laissé son empreinte dans le corpus du pidgin-english camerounais. Quelques expressions courantes sont tirées de cette langue :

Ces expressions ne sont qu’une fraction des expressions anglaises utilisées en pidgin camerounais. Elles couvrent des domaines aussi variés et divers que la gastronomie, les relations sociales et les représentations culturelles. D’autres expressions empruntent aux langues locales camerounaises et sont généralement comprises des utilisateurs du pidgin-english. Echu (2003) fait un large relevé de ces emprunts dans son article, et on pourra s’y référer pour d’autres formes linguistiques intéressantes.

Malgré les emprunts nombreux et les expressions créées de toutes pièces, il est admis que le pidgin-english parlé au Cameroun est une langue à part entière. Kouega (2001) a démontré que le pidgin-english camerounais remplissait de très nombreuses fonctions dans pratiquement tous les domaines de la vie, tant pour les anglophones que pour les francophones qui l’utilisent. Pour lui, le pidgin n’est pas une simple troncation de mots anglais, mais un ensemble très structuré, quoique souple et relativement aisé à construire. Féral (1978 :5) va dans le même sens quand elle fait savoir que : « Ce qu’on appelle pidgin-english au Cameroun est, en vérité, une langue qui a un éventail fonctionnel beaucoup plus large que celui qu’on attribue généralement aux autres pidgins. »

Neba a illustré ce fait dans un tableau qui retrace de façon pertinente les domaines dans lesquels certains camerounais ont besoin du pidgin (Neba et al. 2006 : 10). Ils sont nombreux et couvrent tous les aspects de la vie sociopolitique et économique. De ce point de vue, le pidgin-english est une langue. Une langue à part entière, à l’usage simplement marginal. Mais dans ce cas, pourquoi l’usage de cette langue s’est-il cantonné aux « petites gens » et n’a pas rejoint depuis longtemps les cercles politiques ?

3. Résistances officielles à l’usage du pidgin-english au Cameroun

La résistance au pidgin-english n’était pas une émanation populaire. Ce sont principalement les élites et les administrateurs qui s’y sont opposés, tant sous la période coloniale qu’après l’obtention de l’indépendance.

3.1 Sous la période coloniale

Les principes coloniaux d’assimilation et d’acculturation furent élaborés dans le but de supprimer toutes les langues locales au Cameroun. Mais au départ, il apparaît que le pidgin a été toléré par l’administration allemande. Ainsi, Bouopda (2004) note que l’usage de langues locales, en l’occurrence le pidgin et le duala, étaient nécessaires pour qu’Allemands et Camerounais communiquent. Même le départ de certains Camerounais pour l’Allemagne ne signifiait pas le rejet de leur langue une fois retournés chez eux. Il faut attendre l’année 1910 pour voir un arrêté allemand interdisant officiellement les langues locales dans les écoles et en public (Courzy 2007 : 4). En 1914, l’interdit est décrété de façon officielle sur le pidgin-english et l’anglais. Pourquoi précisément à cette date ?

Le Protectorat allemand sur le Cameroun n’était pas un traité colonial, du moins pas aux yeux des camerounais (Mveng 1985 : 17). Le gouvernement du Reich procéda progressivement à l’annexion des territoires, et c’est devant le fait accompli que les populations côtières durent admettre, parfois après des conflits sanglants, que leur village était désormais sous la coupe des Allemands. Dans cette logique, et conscients de la difficulté qui se présentait au début de ce qu’on a appelé la « pacification » du Cameroun, le Reich n’avait aucun intérêt à interdire l’utilisation du pidgin-english ou du pidgin allemand, selon les cas. Mais après que le pays tout entier fut « pacifié », au début de l’année 1905, les Allemands mirent en place des structures officielles pour renforcer leur hégémonie. C’est pourquoi l’arrêté d’interdiction (1914) arriva des années après l’annexion du territoire côtier par les Allemands. Comme nous le mentionnions précédemment, l’expérience coloniale allemande était particulièrement dure et devait décourager ceux qui auraient pu s’enhardir. Le pidgin resta donc dans cet état plus ou moins embryonnaire jusqu’en 1916.

Au plus fort de la Première Guerre Mondiale, les Allemands furent chassés du Cameroun par la France et l’Angleterre. Le territoire fut alors partagé entre les vainqueurs, soit les trois-quarts pour la France et le quart pour l’Angleterre, qui l’associa au Nigeria tout proche (Dongmo 1989 : 16). L’annexion d’une partie du territoire camerounais au Nigeria favorisera un usage plus libre du pidgin-english dans cette région où l’expérience coloniale est, semble-t-il, plus souple qu’ailleurs.

Dans la partie française, en revanche, les décrets coloniaux allemands et la politique d’assimilation et d’acculturation propres à la puissance en place renforcent l’interdiction qui pèse sur le pidgin-english et les autres langues locales, même si du fait des échanges entre populations anglophones et francophones, le pidgin-english demeure. Officiellement en tout cas, tout est mis en oeuvre pour décourager ceux qui le parlent. Bastonnades et punitions sont de mise dans les écoles publiques (Mveng 1985). En 1930, un autre arrêté lève l’interdit sur les langues locales, mais, de façon officielle, rien n’est fait pour les promouvoir. On se rapproche davantage de l’attitude restrictive allemande (Courzy 2006). C’est dans cet univers d’expression culturelle et linguistique informelles que le Cameroun accède à l’indépendance en 1960.

3.2 Les défis linguistiques et politiques postcoloniaux

Le défi camerounais le plus important de la période post-indépendance a été sans nul doute l’adoption d’une langue commune. Pendant des décennies, le pays majoritairement francophone a vécu par cette langue. Mais tout autour de lui, la République Centrafricaine, le Tchad, le Gabon et le Congo-Démocratique avaient un idiome national propre aux populations du pays. Le Cameroun faisait exception. Pendant une période très brève, les administrations coloniales avaient en vue d’officialiser l’usage du Bali et du Duala à l’échelle nationale. Mais c’était en vain (Courzy 2006). Il fallait prendre position pour le français, largement utilisé, mais étranger. La réunification avec le Cameroun anglophone en 1961 a accentué les clivages. La population du Cameroun anglophone parlait mal français et ne comptait pas se placer sous le giron d’une administration qui utiliserait une langue peu commune. Le Cameroun adopta donc officiellement le bilinguisme, deux langues pour un peuple, le français et l’anglais.

Aux yeux du président Ahmadou Ahidjo, pourtant, la réunification de 1961 était une étape vers un processus d’unification totale (Gaillard 1982). Il n’existait pas de politique concrète de promotion du bilinguisme et, très vite, les anglophones du Cameroun comprirent que l’usage du français devenait la norme, et l’anglais, une digression. En réalité, très peu de Camerounais anglophones parlaient effectivement anglais. La plupart s’étaient englués dans un pidgin marginalisant, que les francophones voyaient généralement d’un oeil condescendant, à l’exception de ceux de Douala. En effet, ces derniers s’étaient fait les promoteurs de cette langue depuis plusieurs décennies, et elle était entrée dans les moeurs. De plus, des communautés anglophones originaires du nord-ouest et du sud-ouest vivaient en ville. Le pidgin était en quelque sorte la lingua franca entre ces groupes aux dialectes différents. Les médias officiels camerounais ont renforcé la marginalisation en ignorant complètement le phénomène, dans un pays ou près de la moitié de la population connaissait et utilisait cette langue.

Les raisons de l’exclusion du pidgin-english par le gouvernement Ahidjo restent très complexes. On sait que, dans tous les cas, une reconnaissance officielle et une adoption étaient difficiles, car l’objectif de l’unification avec deux langues était suffisamment compliqué à atteindre. En ajouter une troisième, même si elle était acceptée par un nombre relativement important, se révélait donc impossible, parce qu’elle pouvait renforcer les clivages et être contre-productive. Comment cela ? Mbassi (1973 : 295) révèle que les anglophones du Cameroun n’étaient pas tous favorables à la réunification, car ils constataient que l’anglais n’avait pas autant de poids que le français. D’un autre côté, les francophones plus nombreux rechignaient à adopter l’anglais comme langue officielle au quotidien. Le pidgin eut été un bel équilibre entre les deux, mais à l’exception de Douala et dans une faible mesure, de la capitale Yaoundé, combien de francophones parlaient ou entendaient le pidgin-english ? Très peu. Si cette langue avait été adoptée, elle aurait suscité plus de questions et de problèmes qu’elle n’en aurait résolu.

Une autre thèse veut que Ahidjo ait honni le pidgin-english parce que les membres de l’UPC (Union des populations du Cameroun), entrés dans la guérilla urbaine et rurale à partir de 1958, l’utilisaient fréquemment entre eux (Bayiga 1991). L’officialisation du pidgin-english serait-elle apparue alors comme une reconnaissance de ce groupe ? Il s’agit là d’une possibilité qu’on ne peut écarter, mais qui est difficile à prouver.

En fait, l’usage militant du pidgin-english, en plus des raisons évoquées plus haut, a été freiné par les anglophones eux-mêmes. L’ostracisme francophile dont il a été l’objet en a amené un grand nombre, par mimétisme, à considérer que le pidgin-english était du mauvais anglais (« broken English »), une entorse à la « grammar », « l’anglais des illettrés » et autres expressions semblables. Par conséquent, quand il s’est agi de militer contre les abus du pouvoir postcolonial au moyen de l’écriture littéraire (qui constituait le seul moyen efficace à l’époque), des francophones tels que Alexandre Biyidi ou Eno Belinga le firent dans un français facile, à la portée de la plupart des francophones, pendant que les écrivains anglophiles écrivaient dans un « grammar english » inaccessible pour la plupart des anglophones (Nkodo 1989).

Il y a fort à penser que l’usage du pidgin-english par les membres de l’intelligentsia anglophone postcoloniale aurait renforcé le sentiment d’appartenance de ces derniers au territoire camerounais. En effet, pendant que les cercles officiels francophones et anglophones l’évitaient, le pidgin-english devenait une langue citadine, particulièrement dans les villes de Douala, Yaoundé et Bafoussam où d’importantes communautés d’expression anglaise s’installaient. Au lieu de cela, les chercheurs notent une tendance marquée des politiciens vers un militantisme en faveur d’une reconnaissance de l’anglais relativement impopulaire, au détriment du pidgin connu de tous, ou presque. En témoigne l’appel du Dr Fonlon, éminent linguiste, dans la revue Abbia : « My firm conviction now is that English should increasingly become the first language of instruction in the University ; indeed that it should be elected as the first official language in Cameroon » (Fonlon 1979 : 48). 

Évidemment, Fonlon émet là un avis des plus pertinents, au vu de la discrimination dont la langue anglaise est l’objet à l’époque. Toutefois, il est reconnu qu’en 1969, de nombreux jeunes anglophones s’expriment mieux en pidgin-english qu’en anglais (Neba et al. 2006). Par conséquent, Fonlon perpétue involontairement l’erreur qui consiste à choisir ce qui conviendrait davantage à l’administration qu’à la population. Même si son voeu s’était réalisé, le pidgin-english aurait connu le même sort peu enviable et se serait vu négligé sous le prétexte qu’il s’agit d’une distorsion de l’anglais « pur ».

Au total, il faut souligner que le pidgin-english a été marginalisé par les différentes administrations coloniales et postcoloniales. Si au nom des principes d’assimilation et d’acculturation, on peut expliquer les raisons de l’interdiction de cette langue, les causes postcoloniales sont encore sujettes à de nombreux débats. Il nous apparaît que, dans cette logique, le refus d’une reconnaissance officielle du pidgin-english par les politiciens et les militants anglophones tient parmi les raisons les plus importantes.

L’arrivée au pouvoir de Paul Biya, en 1982, inaugure une ère de profonds changements qui verra le pidgin-english devenir l’un des moyens d’expression politique et de revendications identitaires les plus importants. Pour tout dire, il prendra sa revanche sur le destin.

4. Usage militant du pidgin-english au cours des « années de braise » : 1990-1993

La période dite des années de braise a été marquée par une revalorisation sans précédent du pidgin-english comme mode d’expression politique. La contestation de l’autorité s’est faite à la fois sur le champ des expressions idéologiques et dans les mouvements culturels, la musique en l’occurrence.

4.1 Le phénomène Fru Ndi

Le début des années 1990 a apporté des changements politiques importants pour nombre de pays africains. Le Cameroun ne fait pas exception à cette règle. Après les périodes dites du parti unique, il fallait désormais composer avec la concurrence et la critique. Mais dans ce pays, deux autres formes de revendications ont vu le jour : celle relative aux conséquences de la crise économique perceptible depuis 1986 et celle du problème anglophone.

De ces deux problèmes, le dernier est celui qui a laissé le plus de répercussions dans l’univers politique camerounais. Sous la férule d’anciens membres du gouvernement, Foncha, Muna et d’autres, les anglophones ont exigé une meilleure prise en compte de leur situation dans une république où ils passaient pour des victimes. D’autres ont parlé de faire sécession d’avec le gouvernement camerounais en place. C’est ainsi qu’est né en 1990 le SCNC, parti politique représentant les intérêts des régions anglophones camerounaises. La mise en place de cette structure a causé des affrontements dans les régions anglophones du Cameroun qui ont proclamé leur indépendance avec la création de la « République d’Ambazonie ». Le gouvernement camerounais a tant bien que mal réussi à étouffer lesdites revendications. Toutefois, un autre problème a pris corps, se greffant à cette crise, avec des conséquences plus durables.

Au plus fort de ces revendications, le leader politique anglophone Ni John Fru Ndi, au gré des meetings politiques et des campagnes, demande le départ de Paul Biya, et est suivi par une immense majorité d’étudiants et de chômeurs à Yaoundé et à Douala.

Le problème Fru Ndi est des plus complexes pour le régime en place. L’individu est considéré comme un analphabète, mais ses diatribes lancées dans un pidgin parfait trouvent un écho favorable parmi les populations habituées, jusqu’ici, aux styles redondants et grandiloquents des politiciens de la capitale.

Sous la pression de Fru Ndi, le premier parti politique d’opposition de la décennie voit le jour en 1991. Plutôt que de militer pour une sécession du pays, au risque de passer pour un meneur anglophone, le leader du Social Démocratic Front (SDF, baptisé en pidgin Suffer Don Finish ‘la souffrance a pris fin’), demande la tenue d’une conférence nationale souveraine, la tenue d’élections libres et le départ de Paul Biya du pouvoir. Le message relayé est accentué par les jeunes des villes capitales du Cameroun, qui menacent de tout casser si le message du leader n’est pas suivi. Entre 1991 et 1992, le Cameroun frôle la guerre civile, lorsque des émeutiers partisans de Fru Ndi s’insurgent contre les forces de l’ordre et mettent la ville de Douala à feu et à sang. Plusieurs casses sont ainsi orchestrées, tant à Douala que dans les autres villes-capitales du Cameroun. L’intervention des militaires sur de nombreux fronts provoque une atmosphère délétère dans la plupart des villes du Cameroun.

Nous ne pouvons pas revenir ici sur la qualité des discours de Fru Ndi. L’adhésion populaire à son programme est le fait d’une stratégie bien pensée, dans laquelle le mode d’expression tient une place importante. Au slogan de Power to the People, il maniait le pidgin-english avec beaucoup de dextérité alors que de nombreux partis politiques camerounais se cantonnaient au français ou aux langues locales. Le « chairman » en revanche s’est fait des partisans jusque dans la partie nord du pays, traditionnellement musulmane et réfractaire aux émeutes.

Contre toute attente, John Fru Ndi perd les élections organisées en 1992 et crie aussitôt à la fraude. Depuis lors, le pouvoir du chairman s’est progressivement étiolé. Il reste que son entrée sur la scène politique camerounaise a révélé l’importance que le pidgin, en tant que mode d’expression politique, tenait au Cameroun. Le gouvernement camerounais montra par la suite qu’il avait retenu la leçon, dans une situation analogue où il eut à faire face, cette fois là, non pas à un politicien, mais à un artiste engagé.

4.2 Le militantisme artistique : l’affaire Lapiro

Lambo Sandjo Pierre Roger, Lapiro de son pseudonyme, fait partie des artistes célèbres qui utilisèrent le pidgin-english pour exprimer leur ras-le-bol face à la conjoncture économique difficile du Cameroun des années 1989 et 1990. Il attirait davantage l’attention sur les réalités sociales, le chômage, la vie chère, et la gabegie des politiciens en place. On en a pour exemple les paroles de l’un de ses tubes à succès, pour stigmatiser les détournements de fonds et le ressentiment populaire :

La traduction des paroles en pidgin donne à peu près ceci : Mon ami, la chèvre broute là où elle est attachée, Mais c’est là que le serpent vient la mordre. Dans son contexte, l’extrait laisse entendre que le peuple, qualifié ici de serpent, s’en prendra aux politiciens véreux (la chèvre) qui pillent le pays en temps de crise.

Les albums, particulièrement prisés des jeunes en quête d’emplois et devenus vendeurs occasionnels dans différents marchés de la ville, se vendaient comme des petits pains. Les passages de l’artiste auprès des vendeurs (appelés sauveteurs) dans les marchés viraient à l’émeute populaire. Dans un contexte où le gouvernement en place avait déjà du mal à juguler les effets de la popularité de John Fru Ndi, un Lapiro était mal venu. À l’occasion des émeutes de 1991, Lapiro, qui aurait reçu de l’argent de la part du gouvernement, appelle les jeunes à la retenue. C’est une volte-face sociale. Il frôle la lapidation le 20 juin 1991 à l’occasion d’un concert populaire pour l’appel au calme. Ses disques sont brûlés. Il est fait maire d’une commune au Cameroun, mais est désavoué.

La stratégie gouvernementale qui consista à rallier un leader populaire à son camp coïncida avec l’essoufflement des jeunes engagés dans la lutte pour une meilleure conscience politique. Avec le retrait de Lapiro et de John Fru Ndi, le Cameroun n’a plus jamais retrouvé la vigueur d’une opposition politique aussi efficace que le pouvoir de Paul Biya. Il faut néanmoins souligner que la réussite, certes brève, de ces derniers ne réside pas tant dans leur éloquence et leur expérience politique que dans leur capacité à se faire apprécier à la fois des francophones et des anglophones, en utilisant le pidgin-english comme mode de ralliement.

4.3 Réalité et actualité du militantisme par le pidgin-english

Les événements de la période 1990 ont amené de nombreux politiciens anglophones à utiliser le pidgin-english au cours des campagnes électorales suivantes, qu’ils soient membres du gouvernement ou de l’opposition. Toutefois, le pidgin-english est toujours perçu comme une distorsion décadente du véritable anglais. Les médias dits « publics » ne disposent, de ce fait, d’aucun programme dans cette langue. Les campagnes sont plutôt entreprises dans le but de faire disparaître cette langue. On conseille aux parents de ne pas parler pidgin-english, mais anglais, pour faciliter le bilinguisme des jeunes au sein de leur foyer.

En même temps, de nombreux médias incluent des programmes en pidgin-english dans leurs grilles, et il n’est pas surprenant de noter qu’ils sont généralement plus appréciés que les médias « conservateurs ». Une telle ambivalence n’est pas sans conséquence dans l’univers médiatique actuel. La majorité de ceux qui apprécient mal les médias publics ont une propension à la critique de l’action gouvernementale. Si le non-usage du pidgin-english dans les programmes ne suffit pas à expliquer le peu de crédit qu’on accorde à ces médias, il est assurément l’indice d’un éloignement constant de la politique publique par rapport aux réalités locales.

En effet, de très nombreux Camerounais francophones se retrouvent dans un pidgin-english militant qui récuse l’action gouvernementale. On ne compte plus les comédiens qui en rajoutent dans leurs farces et qui sont de véritables célébrités au Cameroun (Fandio 2004). Le gouvernement camerounais semble avoir pris conscience de ce que le pidgin-english est devenu une langue de contestation et de prescriptivisme social : des artistes comédiens ont été emprisonnés ou menacés pour avoir exprimé des vues « dissidentes », généralement dans cette langue que personne n’est supposé comprendre, mais que tout le monde comprend parfaitement (Fandio 2004).

Les musiciens ne sont pas en reste. Lapiro de Mbanga, dont nous parlions plus haut, s’est retrouvé empêtré dans des affaires de détournements qui l’ont conduit en juin 2009 à la prison de New Bell à Douala. La teneur de ses chansons récentes fait de nouveau la part belle à la critique de l’action publique. Dans Constitution Constipée, l’album commercialisé juste avant son arrestation par exemple, il tient ces propos lourds de sens :

L’actualité camerounaise a été nourrie, en 2007, par le changement de la constitution camerounaise, qui permettrait à Paul Biya de briguer un nouveau mandat pour l’accession à la magistrature suprême en 2011. Pour Lapiro, ce sont des manoeuvres venant de l’entourage du président, épuisé par des années de pouvoir, et qui devrait se reposer. Quand on sait le tabou qui entoure la santé du président de la république du Cameroun, et la qualité houleuse des débats autour de ce changement de la constitution, on ne peut s’empêcher de penser que cet extrait de la chanson, tout comme l’ensemble de l’album, est écrit au vitriol.

Le gouvernement camerounais prendra-t-il aussi le chemin d’un usage plus libéral et mieux structuré du pidgin-english ? Et les politiciens de tout bord, conscients de son usage, en feront-ils un meilleur usage ? Neba (2006) est de ceux qui pensent que le pidgin est incontournable dans la perspective d’un développement économique et social du Cameroun. On ne peut que s’en convaincre à l’analyse des arguments avancés dans son article. Pour lui, dans un contexte social où de nombreux Camerounais utilisent le pidgin-english comme langue première, ils ne peuvent investir pour le développement de leur pays qu’au moyen de cette langue. Par ailleurs, l’usage du pidgin-english dans les écoles bilingues est plus naturel que l’usage de l’anglais. À terme, il faudra forcément penser à structurer cette langue afin que les apprenants s’impliquent davantage dans le processus d’apprentissage. Nous voulons affirmer, dans la même logique, que les expériences politiques viables et susceptibles d’influencer l’électorat militant camerounais de demain, passeront inévitablement par le pidgin-english. Peut-être est-il temps de le reconnaître de façon officielle ?

5. En guise de conclusion

Le pidgin-english est sans doute la langue qui a le plus influencé la vie politique et culturelle de ces vingt dernières années au Cameroun. L’usage colonial et postcolonial immédiat s’est cantonné aux échanges régionaux et locaux, et il est vrai qu’aujourd’hui, une meilleure reconnaissance officielle est nécessaire pour que l’usage soit moins discriminant. Il apparaît néanmoins que les tentatives de marginalisation et les oublis qui sont le fait de l’histoire et du contexte politique auront permis de l’ancrer dans la conscience et les usages populaires. De ce fait, il est à la fois difficile et imprudent d’ignorer la montée en puissance de cette langue, qui répond mieux que d’autres aux objectifs de communauté et d’unité véritables des Camerounais.

Le débat sur l’importance d’une standardisation du pidgin-english est tout aussi important. Mais elle pose le problème d’une alphabétisation forcée. La standardisation fera-t-elle du pidgin une langue que les personnes qui n’ont pas fréquenté l’école occidentale auront du mal à parler ? L’apprendront-elles sans pouvoir l’écrire ? Voudront-elles seulement apprendre, quand on sait que de nombreux professionnels du pidgin-english sont des adultes d’un âge certain ? Il est sans doute trop tôt pour se prononcer sur la viabilité d’une standardisation officielle. Néanmoins, la reconnaissance et l’usage de la langue dans les perspectives de développement socio-économique et politique du pays semblent plus urgents, et même, incontournables à l’heure actuelle.