Corps de l’article

1. Introduction

La langue a ceci de particulier que les règles de syntaxe changent en fonction du registre. Par exemple, des syntagmes nominaux en anglais ont d’habitude besoin d’un déterminant, mais ce n’est souvent pas le cas des syntagmes nominaux dans les titres de journaux. De même, les événements qui normalement apparaissent au passé ne portent pas de telle marque dans les titres (Simon-Vandenbergen 1981 ; Stowell 1990 et 1991 ; voir aussi Reich 2017 et Oosterhof et Rawoens 2017 à propos de l’allemand et du hollandais). L’exemple en (1b) illustre ces deux propriétés dans un titre de journal.

Un registre qui a reçu une certaine attention est le registre du contexte d’instruction ou du contexte des recettes (CR dorénavant). En anglais, les objets nuls définis ne sont normalement pas permis, mais cette contrainte n’est pas respectée dans les constructions CR (Haegeman 1987a et 1987b ; Massam et Roberge 1989 ; Cote 1996 ; Bender 1999 ; Ruppenhofer et Michaelis 2010 ; Ruda 2014 ; Weir 2017), comme illustré en (2).

En plus des objets nuls, on trouve aussi des sujets nuls dans le CR comme le montre l’exemple en (2b) ci-dessus. En anglais, les phrases CR apparaissent à l’impératif, ce qui légitime les sujets nuls, ou plus précisément, les agents nuls[1]. Ainsi, comme le notent Massam et Roberge (1989), il est difficile de déterminer à partir de l’anglais si les agents nuls représentent un trait des phrases CR qui est indépendant de l’impératif, ou si c’est l’emploi de l’impératif qui transforme les phrases CR en phrases à agent nuls.

En outre, nous devons certainement aborder la question de l’élément qui légitime le patient nul dans le CR et si cette légitimation dépend d’une manière ou d’une autre de la présence de l’agent nul. Cette question a été au coeur de la plupart des publications portant sur la syntaxe CR. En anglais, nous adoptons le point de vue selon lequel les recettes impliquent un topique courant nul à la périphérie gauche indiquant l’objet de manipulation, dont le référent est identifié selon le contexte, et que le topique lie et légitime un patient nul sous-spécifié. Nous n’explorons pas cette analyse ici en détail, mais référons le lecteur ou la lectrice vers Haegeman (1987a et 1987b), Massam et Roberge (1989), Massam et al. (2017), Ruda (2014), et Haegeman (2013, 2017). Ruda (2014) affirme que les agents nuls dans les constructions CR sont le résultat de l’emploi de l’impératif, et que les agents explicites des constructions impératives CR, contrairement aux constructions impératives régulières, sont exclues pour des raisons pragmatiques. Elle affirme que l’agent nul local n’est pas important pour la légitimation du patient nul. Elle appuie ce point de vue en notant qu’il y a des exemples des phrases tirées de recettes de corpus qui contiennent des agents explicites dans des propositions non impératives (you en (3)), qui apparaissent ensemble avec des patients nuls (Culy 1996 ; Weir 2017).

Cela semble contredire le fait que les patients nuls sont considérés agrammaticaux dans les constructions impératives avec un agent explicite (Massam et Roberge 1989 ; Culy 1996 ; Ruda 2014).

Cependant, comme le note aussi Ruda, l’exemple en (3) contient un impératif dans la proposition matrice. Ainsi, même si l’exemple en (3) suggère que la disponibilité du patient nul dans une construction CR n’est syntaxiquement pas liée à l’existence d’un agent nul dans sa proposition locale (Massam 1992), il semble qu’une vraie phrase CR nécessite un impératif matrice avec un agent nul. En nous basant sur l’anglais, nous pouvons conclure que la proposition (matrice) en impératif avec un agent nul est un trait standard du CR et que les patients nuls ne sont légitimés que dans ce contexte[2].

On peut affirmer que ces propriétés (l’emploi de l’impératif et le liage par le topique des patients nuls) sont imposées entièrement et directement par la fonction de consigne ou la pragmatique du CR. Cependant, si on examine les constructions CR à travers les langues, on observe une variation syntaxique intéressante qui exclut toute explication entièrement fonctionnelle des propriétés des phrases CR. Par exemple, toutes les langues n’emploient pas la voix impérative dans les phrases CR, comme le français, le tagalog (Milambiling 2011) ou le malgache (examiné en détail dans la section 3). Ci-dessous, nous voyons que les phrases CR en français peuvent apparaître à l’infinitif tout comme à l’impératif.

Il est intéressant, cependant, que les infinitifs, comme les impératifs, apparaissent avec des agents nuls. Même si ces agents sont de nature différente (pro vs. PRO), nous soulignons le fait que l’agent est nul dans les deux types de phrases. En effet, nous observons une cohérence remarquable dans l’usage des agents nuls et des patients nuls dans les constructions CR à travers les langues (par exemple, en anglais, français, chinois, niuéen, tagalog, malgache). Mais dans toutes ces langues, les propriétés syntaxiques de la langue jouent un rôle important pour déterminer la manière dont les arguments nuls peuvent être légitimés. Par conséquent, le moyen syntaxique de légitimation de l’agent nul est généralement différent du moyen par lequel le patient nul est légitimé (comme en anglais), et la légitimation de chaque type d’argument peut aussi varier d’une langue à l’autre. Ceci suggère que les propriétés fonctionnelles des registres sont conditionnées par les contraintes syntaxiques de la langue en question (Stowell 1990).

Nous proposons que la fonction et la pragmatique du registre CR favorisent les agents nuls et les patients nuls, comme l’affirme Ruda (2014). Nous considérons que ceci est dû à la spécificité et, en même temps, à la disponibilité de l’agent (c’est toujours le.la lecteur.trice mais cela peut être n’importe quel.le lecteur.trice), et à la nature du patient, qui est fortement lié au topique dans le contexte à l’intérieur du registre. Comme nous verrons, la nature inanimée du patient joue aussi un rôle dans certaines langues, comme le niuéen. Cependant, nous affirmons que la fonction et la pragmatique du CR ne sont pas des facteurs déterminants pour prédire les mécanismes syntaxiques qui seront utilisés pour obtenir le caractère « nul » désiré. Tandis que certaines caractéristiques des constructions CR sont dues aux propriétés du registre lui-même, les langues (ou plutôt les locuteurs de la langue à travers l’histoire) font des choix syntaxiques particuliers concernant les règles et les constructions grammaticales spécifiques qui seront utilisées pour porter cette préférence pragmatique. Le registre impose donc ses desiderata pragmatiques, mais ne dicte pas leur réalisation syntaxique[3].

Nous illustrerons ces points avec les données de deux langues austronésiennes, le niuéen et le malgache. Nous verrons que la grammaire du niuéen fournit un moyen pour les agents nuls dans le CR en recourant à l’emploi de l’impératif, et pour les patients nuls à l’aide du paradigme pronominal régulier qui exige que les pronoms inanimés soient nuls. On peut alors argumenter que l’usage de l’impératif et du patient nul spécial ne sont pas nécessaires dans le CR en niuéen, bien que les données concernant ces règles et leurs emplois restent ambigües. Quant à la langue malgache, nous verrons qu’elle utilise des mécanismes différents dans des buts identiques : pour obtenir des agents nuls CR, on se sert de la morphologie à la voix non active, qui permet l’omission des agents, tandis que les règles de topic-drop régulières sont employées pour obtenir les patients nuls CR.

2. Le niuéen

Le niuéen est une langue polynésienne dans laquelle on trouve l’ordre de mots VSO, le cas ergatif et les particules de temps, aspect et mode (TAM). Les consignes de recettes en niuéen, comme celles discutées plus haut, apparaissent avec des agents et patients nuls. L’exemple en (6a) présente un contexte précédent de la recette en anglais, tandis que les exemples en (6b, c, d) illustrent des agents et patients nuls dans le CR niuéen[4].

Considérons d’abord les agents nuls en niuéen. Nous proposons que la grammaire niuéenne a recours à l’impératif, comme en anglais. Les exemples en (6) ne portent pas de marques explicites de l’impératif, mais il y a une forme spéciale de la négation dans les phrases impératives. En (7a), nous voyons la négation ua dans une recette, mais dans une phrase ordinaire, la négation nākai est utilisée (7b).

Pour les agents nuls, alors, le niuéen ressemble à l’anglais.

Tournons-nous maintenant vers les patients nuls. En niuéen, il n’existe pas de pronom inanimé explicite, ce qui fait que tous les pronoms inanimés niuéens sont nuls (Seiter 1980). En ce sens, selon les règles de la grammaire régulière, une phrase CR en niuéen aura un patient nul (Massam, Bamba et Murphy 2017). Un exemple d’un pronom inanimé nul dans un contexte autre que celui d’une recette est montré ci-dessous[6].

Ainsi, le niuéen suit la directive fonctionnelle pour les patients nuls dans les phrases CR en employant ses règles lexico-syntaxiques standard, et on peut affirmer qu’aucun outil syntaxique particulier n’est requis[7].

Avant de poursuivre, nous notons ici certains problèmes soulevés par le CR en niuéen. Par exemple, des agents nuls sont toujours disponibles à travers le pro-drop radical, donc ils ne représentent pas un trait spécial des phrases impératives. En ce qui concerne les patients nuls, comme noté plus haut, les patients nuls dans les recettes en anglais sont considérés légitimes à travers la coindexation du patient avec le topique à la périphérie gauche indiquant l’objet de manipulation. Une telle analyse, spécifique aux CR, est nécessaire en anglais, où les objets nuls définis ne sont normalement pas permis (Pérez-Leroux, Pirvulescu et Roberge 2018). Il est donc difficile d’être certain que les patients nuls en niuéen ne soient pas le résultat du même type de liage du patient par un topique. Les recherches ultérieures sur ce sujet sont par conséquent nécessaires pour déterminer la nature des éléments nuls dans le CR en niuéen.

Maintenant, nous nous tournons vers le malgache, où il y a une preuve plus claire que des langues différentes utilisent des mécanismes différents pour obtenir des arguments nuls dans les phrases CR.

3. Le malgache

Le malgache est une langue austronésienne parlée à Madagascar. L’ordre non marqué des mots est verbe-objet-sujet. Nous verrons que, contrairement à l’anglais et au niuéen, le malgache n’utilise pas l’impératif pour les recettes, les agents et patients nuls survenant par d’autres moyens grammaticaux[8]. Voici un exemple tiré d’une recette :

Dans cet exemple, l’agent des deux verbes est nul, ainsi que le patient (ny vary ‘le riz’) du verbe arotsaka « verser ».

3.1. La voix

Le malgache est bien connu pour sa morphologie verbale : de manière descriptive, le verbe indique le rôle thêta de l’argument qui occupe la position finale de la phrase. Suivant Pearson (2005) et d’autres chercheurs, nous appelons cette position topique. Dans les exemples suivants, le topique en malgache est souligné[9].

Notons que la traduction de ces trois phrases ne varie pas car la morphologie TT et CT n’est pas équivalente au passif en français. Cette morphologie verbale, la « voix », joue un rôle important dans la discussion qui suit.

3.2. Agents nuls

Analysons maintenant les recettes. Tous les exemples sont tirés d’un livre de recettes intitulé Cuisine malgache, cuisine créole écrit par Pierre Boissard et publié en 1983. Les recettes sont en malgache avec traduction en français.

Dans les exemples qui suivent, les verbes sont à la voix Theme Topic et l’agent est implicite (le.la lecteur.trice).

Nous allons proposer que les agents nuls soient le résultat de la voix verbale, mais il faut d’abord considérer deux autres options : l’impératif et l’infinitif.

En ce qui concerne les verbes dans les recettes, ils ne prennent pas la forme impérative. Le mode impératif en malgache est compatible avec toutes les voix verbales identifiées plus haut (Actor Topic, Theme Topic, etc.). Rajemisa-Raolison (1971) explique ainsi que pour créer un impératif à partir d’un verbe avec la voix Actor Topic, on ajoute normalement le suffixe -a et on avance l’accent tonique d’une syllabe (13a). Pour d’autres verbes, on ajoute également une consonne « euphonique » (le [z] en [13b]).

Pour la voix Theme Topic (à suffixe), le suffixe est remplacé par une voyelle (-o ou -y).

Pour la voix Theme Topic à préfixe a-, on avance l’accent tonique et on ajoute -o ou -y.

Finalement, pour la voix Circumstantial Topic, l’impératif suit les mêmes règles que le Theme Topic (l’effacement du suffixe et l’ajout d’une voyelle).

Regardons de nouveau l’exemple en (11), répété ici :

Dans cet exemple, les verbes sasana « laver » et arotsaka « verser » sont à la voix Theme Topic. Ils sont à l’indicatif car les formes impératives seraient sasao et arotsahy, respectivement. Contrairement à l’anglais, le malgache n’utilise alors pas l’impératif dans les recettes.

Il est plus difficile de déterminer s’il s’agit d’une forme infinitive. À première vue, il n’y pas d’infinitif à proprement parler en malgache, car chaque verbe porte la flexion temporelle. Le présent est non marqué, le passé reçoit le préfixe n- et le futur est indiqué par le préfixe h- . Il n’y a donc pas de morphologie qui indique l’infinitif. Est-ce qu’il y a des indices syntaxiques ? Dans son article sur les verbes de perception, Pearson (2018) propose que le complément de ces verbes est plus grand que TP (puisque le temps est marqué sur le verbe), mais que ce temps est « défectif ». Un signe : le temps du verbe dans le complément dépend du temps du verbe matrice. Par contre, dans les recettes, le temps ne semble pas jouer de rôle — les verbes sont tous au présent (non marqué). Cela pourrait être le signe d’un temps dépendant, mais ce n’est pas un argument suffisant. Pour Pearson, les compléments d’un verbe de perception sont plus petits qu’une proposition subordonnée normale car le topique se trouve dans une position préverbale (le topique est normalement en position finale d’une proposition). Dans l’exemple en (18), le topique ireo zaza ireo « ces enfants » précède le prédicat mitomany « pleurer ».

Toutefois, dans les recettes, le topique (s’il est prononcé) se trouve dans la position normale d’un sujet, c’est-à-dire, en position finale (voir l’exemple en [17] où ny vary « le riz » est le topique). Les recettes semblent donc avoir une structure phrastique complète. En ce sens, même si l’infinitif existe en malgache, les recettes ne l’utilisent pas.

En résumé, le verbe dans les recettes en malgache est un verbe au mode indicatif et ne semble pas être un infinitif. Nous proposons donc que les agents nuls surviennent à cause de la voix verbale. Dans les recettes, la voix verbale est surtout non active (Theme Topic et Circumstantial Topic). Keenan et Manorohanta (2001) ont proposé une discussion sur la distribution des différentes voix dans les textes écrits : par rapport à l’anglais, les voix non actives sont utilisées plus souvent en malgache. L’agent d’un verbe non actif s’efface facilement. Dans l’exemple qui suit, l’agent du verbe est omis, un peu comme l’agent d’un verbe passif en français ou en anglais.

Regardons de nouveau un exemple tiré d’une recette ([11] répété en [20]), dans lequel nous constatons les verbes non actifs sasana « laver » et arotsaka « verser ».

La possibilité d’agents nuls dans les recettes en malgache découle donc directement du système verbal.

3.3. Patients nuls

Dans les recettes, les patients aussi sont souvent nuls. Dans l’exemple en (21), le patient du verbe arotsaka « verser » est absent. Il en va de même avec le patient du verbe sasana « laver » en (22).

Comme nous l’avons déjà mentionné, les verbes dans ces exemples sont à la voix Theme Topic, ce qui veut dire que le patient est le topique de la phrase. Nous allons donc suggérer que l’effacement des patients est dû au topic-drop, un processus actif dans la grammaire malgache.

Dans les exemples (21) et (22), on pourrait se demander s’il s’agit plutôt d’une coordination de SV avec un sujet partagé. L’ordre des mots en malgache, par contre, prédit l’inverse : le sujet nul devrait précéder le sujet prononcé. En d’autres termes, la structure de (21) est la suivante, dans laquelle deux propositions (ST) sont coordonnées :

De plus, il y a des exemples où l’antécédent n’est pas présent dans la phrase. Dans l’exemple suivant, le verbe asiana « mettre » porte le préfixe a- et le topique correspond au lieu où on met quelque chose (dans ce cas-ci, le plat en question). L’antécédent se trouve donc dans le contexte de la recette mais pas dans la même phrase.

Il semble donc qu’une analyse portant sur la coordination de SV ne rende pas compte de l’omission des patients dans les recettes.

Tournons-nous alors vers l’analyse adoptée : le topic-drop. Le malgache n’est pas typiquement décrit comme une langue à arguments nuls mais il y a des exceptions connues : par exemple, il existe certains contextes où le topique peut être nul (Keenan 1976 ; Pearson 2005 ; Potsdam et Polinsky 2007 ; Randriamasimanana 1986).

Malgré la traduction, le topique nul en (25) n’est pas PRO (il peut être explicite). Potsdam et Polinsky (2007) présentent des arguments en faveur d’une analyse centrée sur le pronom nul (pro) dans la position de la proposition subordonnée. Ce pro est restreint à la position de [Spec, TopP] et son antécédent doit être un topique dans le discours. Nous adoptons cette analyse dans ce qui suit.

Examinons le statut des arguments nuls un peu plus en détail, à la lumière des exemples des textes écrits (des contes tirés du livre Le lac bleu publié par Ravolomanga en 1996). Puisque les recettes sont écrites, les textes écrits nous donnent un bon point de comparaison.

Bien que le malgache ne soit pas décrit comme une langue à arguments nuls (à part le contexte mentionné en [25]), les topiques pronominaux inanimés sont toujours nuls dans les textes que nous avons consultés. Cette absence de pronoms inanimés rappelle le cas du niuéen, exploré dans la section 2. Dans l’exemple en (26), l’antécédent se trouve dans la phrase (peratra ity ‘cette bague’). Le topique nul correspond au patient des verbes tehirizo « garder » et very « perdu ». Ce premier verbe est à la voix Theme Topic, alors le patient nul est le topique (le verbe est au mode impératif, ce qui permet un topique en malgache). Le deuxième verbe est une racine verbale — son topique est également le patient.

En ce qui concerne l’omission du topique, l’exemple en (26) est identique à l’exemple en (25) ; la seule différence étant la voix des verbes (Actor Topic en (25), Theme Topic en (26)). Dans ces deux phrases, l’argument nul est le topique. Dans l’exemple qui suit, l’antécédent du patient nul se trouve dans le discours (un tapis).

Encore une fois, dans l’exemple en (27), le verbe nodinihiny « observer » est à la voix Theme Topic — le patient nul est alors le topique. Les exemples en (26) et (27) illustrent des patients nuls inanimés. Il est également possible de trouver des exemples avec un patient nul animé (un homme dans ce contexte).

Comme dans les exemples précédents, le verbe vonoy est à la voix Theme Topic (impératif) — le patient nul correspondant au topique. En somme, les patients (animés et inanimés) peuvent être nuls s’ils sont dans la position topique, ce qui confirme l’analyse de Potsdam et Polinsky.

Observons maintenant les patients nuls dans les recettes. Suivant l’analyse de Potsdam et Polinsky, nous suggérons que les patients nuls sont légitimés en position [Spec, TopP] et doivent avoir un antécédent. Cet antécédent peut être un topique dans la phrase ou un topique dans le discours. Dans le CR, l’objet de manipulation est toujours disponible comme topique dans le discours. Nous voyons dans les exemples qui suivent que le patient nul correspond toujours au topique. En (29a), le patient nul du verbe sasana « laver » est le topique (le verbe est à la voix Theme Topic) et son antécédent se trouve dans la phrase (ny hena ‘la viande’). En (29b), l’antécédent se trouve dans le discours (l’objet de manipulation).

Avant de conclure cette section, nous notons en passant qu’on peut quand même trouver des exemples dans les recettes où le patient est explicite[10]. En (30) et (31), les patients explicites sont soulignés (izy io et izy ireny, respectivement).

Dans ces deux exemples, on relève un patient pronominal prononcé qui est composé du pronom de la troisième personne et d’un démonstratif (singulier en [30] et pluriel en [31])[11]. On peut conclure qu’il y a une forte tendance à effacer les patients pronominaux inanimés dans les recettes, mais ce n’est pas obligatoire. La nature facultative du patient nul dans les recettes se trouve également dans les textes consultés, ce n’est donc pas une propriété spécifique des recettes. En malgache, la reprise d’un argument inanimé par un pronom n’est donc pas exclue, contrairement à d’autres langues comme le niuéen (tel que décrit dans la section 2) ainsi que le chinois et le japonais (Massam, Bamba et Murphy 2017).

3.4. Discussion

En malgache, les agents et les patients peuvent être nuls dans le CR. Nous avons montré que l’agent nul est rendu possible grâce à l’utilisation de la voix non active, ce qui permet toujours un agent nul. De plus, puisque les verbes sont presque toujours à la voix Theme Topic, le patient nul correspond au topique. Le malgache étant une langue qui permet le topic-drop, les patients nuls sont alors légitimés dans la position topique.

4. Conclusion

La question du registre nous fournit des contextes particuliers dans lesquels la fonction et la grammaire se rencontrent. Il n’est pas toujours aisé de distinguer les aspects du registre qui sont dus à sa fonction ou à sa pragmatique, et ceux qui découlent de la syntaxe de la langue en question. Seule une étude interlinguistique nous permettrait de déterminer la réponse à cette question. Nous avons noté que dans des phrases CR il y a des arguments nuls : les agents et les patients. Nous avons proposé que les agents nuls sont dus à l’emploi de l’impératif en anglais et en niuéen. En malgache, par contre, les agents nuls sont légitimés par l’usage de la voix Theme Topic. En ce qui concerne les patients nuls, nous avons vu trois possibilités. En anglais, nous avons adopté le liage par le topique, proposé par Massam, Bemba et Murphy (2017). En ce qui concerne les patients nuls dans les recettes en niuéen, ils peuvent être légitimés par le paradigme pronominal régulier qui dicte que les pronoms inanimés sont toujours nuls. Finalement, en malgache, le topic-drop permet l’effacement des patients dans les recettes. Des recherches ultérieures seront nécessaires pour déterminer si les patients nuls sont réellement dus à des processus différents (quelle est la différence entre un pronom nul lié par un topique et un pronom inanimé nul ?).

Les données et analyses présentées dans cet article montrent que le CR est sujet à des pressions pragmatiques : l’agent et le patient sont nuls, de préférence. Cette préférence est quasiment absolue pour l’agent, qui correspond à la personne qui lit la recette. Étant donné sa nature connue, l’agent peut être omis. L’omission du patient est plus variable, mais elle est en tout cas possible dans les langues étudiées dans cet article (français, anglais, niuéen, malgache). Le patient correspond à l’objet de manipulation, un élément saillant dans le discours, ce qui permet son absence. Des études ultérieures sont à mener afin de déterminer si cette directive pragmatique se trouve dans le CR dans d’autres langues. Nous prédisons, quand même, que les agents et les patients seront facultatifs dans le CR dans toutes les langues, car toutes les langues ont des moyens d’omettre des arguments. Il reste à déterminer la nature des moyens syntaxiques utilisés dans le CR. Cet article n’illustre que quelques stratégies possibles.

Notre article met en évidence le fait que même si certains traits de phrases à l’intérieur d’un registre sont attribuables aux exigences ou préférences fonctionnelles et pragmatiques du registre, ces exigences et préférences sont médiées par la syntaxe et peuvent ainsi varier d’une langue à l’autre.