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Auparavant plutôt associée à une pratique professionnelle, la discipline archivistique s’est considérablement développée au Québec au fil de la recherche universitaire. En témoigne le programme de doctorat en sciences de l’information de l’École de bibliothéconomie et des sciences de l’information (EBSI), créé en 1997 et dont la première thèse portant sur un sujet relatif à l’archivistique fut achevée en 2005. Depuis, sur vingt et une thèses soutenues à l’EBSI (la dernière en janvier 2020)[1], ce ne sont pas moins de huit qui portent sur un sujet relatif à l’archivistique. Les thèmes traités par ces projets de recherche sont diversifiés et concernent tant les documents administratifs que les archives patrimoniales : il est question d’évaluation, de classification, d’accès et de gestion des archives, du Web organisationnel ou encore d’exploitation artistique des archives.

Les projets de recherche des actuels doctorants ou récents docteurs de l’EBSI reflètent le dynamisme de l’archivistique et la multiplicité des avenues de recherche qui en découlent. Ils illustrent la diversité des méthodes et théories mises en oeuvre et offrent un aperçu des avancées de la recherche disciplinaire au Québec. C’est dans cette perspective que sont abordées chacune des recherches actuelles qui touchent des sujets aussi divers que le rôle de médiateur sémantique de l’archiviste, l’organisation et la diffusion des archives audiovisuelles, l’archive judiciaire dans l’environnement numérique ainsi que les pratiques filmiques en marge de l’archivistique. Ces recherches doctorales ont en commun leurs relations, plus ou moins étroites, avec des disciplines et champs d’études en dehors de l’archivistique.

Les développements technologiques et numériques de notre époque affectent notre rapport au temps, à l’espace et à l’autre. De ce fait, les chercheurs sont poussés à repenser leur discipline et à réévaluer leurs objets d’études. Les quatre recherches doctorales présentées dans cet article, actuellement à différents stades de développement, témoignent de la contribution active des jeunes chercheurs à la discipline archivistique. Ainsi, Laure Guitard analyse les relations sémantiques présentes entre le vocabulaire des usagers et le vocabulaire des archivistes, apportant un éclairage qualitatif et quantitatif de l’écart sémantique qui existe entre ces deux vocabulaires. Simon Côté-Lapointe s’intéresse à l’organisation et à la diffusion des archives audiovisuelles sous l’angle de leur exploitation, explorant des pistes de solutions pour la diffusion Web des documents audiovisuels numériques d’archives. Cécile Gaiffe examine le document d’archives dans l’environnement numérique par le biais d’une étude diplomatique des différentes versions d’un jugement publiées par des éditeurs juridiques québécois et canadiens. Enfin, Annaëlle Winand s’intéresse au cinéma de réemploi comme pratique en marge de l’archivistique et son impact sur la discipline.

Dans cet article, il sera fait état, en premier lieu, des objets de recherche étudiés dans les thèses des actuels doctorants[2] et récents docteurs en archivistique de l’EBSI. Suivra la présentation des cadres conceptuels et théoriques, ainsi que les différentes méthodologies impliquées dans chacun des projets. Enfin, la description du contexte général de recherche mettra en lumière les liens que ces projets doctoraux en archivistique nouent avec d’autres champs disciplinaires.

1. OBJET DE RECHERCHE

La définition de l’objet de recherche est une des premières étapes fondamentales de tout projet de recherche. Il en est « à la fois un point de départ et un point d’arrivée » (Deslauriers et Kérisit, 1997, p. 91). Ainsi, en archivistique, les notions de document et d’archives de même que les fonctions et pratiques archivistiques sont généralement au coeur des études. À travers les différentes conceptions de ces notions se développe une certaine diversité qui reflète les préoccupations multiples de la recherche, les développements de la discipline et les liens que cette dernière tisse avec d’autres champs disciplinaires. L’EBSI ne fait pas exception à cette diversification. Les thèses qui y sont développées concernent des objets de recherche aussi variés que les usages des documents audiovisuels numériques d’archives, le cinéma de réemploi, le jugement comme document d’archives dans l’environnement numérique ou encore le vocabulaire employé pour l’accès thématique aux archives patrimoniales.

La recherche doctorale de Simon Côté-Lapointe porte sur les usages des documents audiovisuels numériques d’archives (DANA) (Côté-Lapointe, 2017, 2019). En archivistique, la dénomination archives audiovisuelles « est en réalité très large et assez imprécise » (Hiraux, 2009, p. 5), car il n’y a pas actuellement de définition normalisée des archives audiovisuelles (Edmondson, 2016, p. 28). De plus, en raison de l’ambiguïté qui découle de la définition et de la polysémie des archives audiovisuelles (parle-t-on de documents ou de services d’archives ?), les images fixes ou documents iconographiques (photographies, gravures, etc.) sont communément intégrés dans la catégorie des archives audiovisuelles. Pour ajouter à la confusion, l’expression image d’archives est aussi utilisée dans un contexte télévisé ou cinématographique pour désigner des extraits de films d’actualité, d’émissions précédemment diffusées ou tout document audiovisuel appartenant à un certain passé (Chabin, 2017 ; Maeck et Steinle, 2016).

Pour Côté-Lapointe, les DANA sont la conjonction des concepts de document, d’audiovisuel, de numérique et d’archives (Figure 1). Ceci implique que la définition de cet objet d’étude nécessite l’apport de champs disciplinaires en dehors de l’archivistique.

Figure 1

DANA : conjonction des concepts document, audiovisuel, numérique et archives

DANA : conjonction des concepts document, audiovisuel, numérique et archives
Source : Côté-Lapointe, 2019, p. 45

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L’objet d’étude est le document audiovisuel numérique d’archives et non le document numérique d’archives audiovisuelles ou encore le document d’archives audiovisuelles numériques. Ainsi, l’entité principale est le document. Son type de contenu est audiovisuel. Sa forme est numérique. Son contexte est archivistique.

Toujours dans le cadre général de l’audiovisuel, l’objet de recherche de la thèse d’Annaëlle Winand est le cinéma de réemploi. Le cinéma de réemploi est un ensemble de pratiques qui consistent en la réutilisation d’images en mouvement préexistantes dans la création de nouvelles oeuvres. La recherche se concentre particulièrement sur les itérations expérimentales du phénomène, c’est-à-dire leurs expressions d’avant-garde critique et esthétique (et, dès lors, non exclusivement documentaire). Le cinéma de réemploi est l’objet des études cinématographiques sous un angle généralement théorique, faisant régulièrement appel au concept d’archive(s). Ainsi, les matériaux employés par les cinéastes sont identifiés comme archives bien qu’ils ne correspondent pas toujours à la définition archivistique de la notion. De même, le concept d’archive, dans son acception philosophique plus large, est souvent utilisé comme objet conceptuel pour penser l’histoire, la mémoire et la temporalité auxquelles renvoient les films et vidéos. Le cinéma de réemploi, sa pratique et son étude, complexifient dès lors ce que les archivistes appellent archives, tout autant qu’ils troublent la politique et l’esthétique du cinéma. L’objet de cette recherche se situe donc aux marges de la discipline : les artistes de réemploi utilisent en effet des archives (ou des objets identifiés comme archives par les cinéastes), mais dans un cadre non traditionnel (en dehors des utilisations administratives, patrimoniales et scientifiques).

Par ailleurs, la notion de document d’archives reste un objet de recherche privilégié de l’archivistique. C’est dans le contexte changeant du numérique que de nouvelles pistes de réflexion se développent, comme en témoigne le projet doctoral de Cécile Gaiffe portant sur le jugement comme document d’archives dans l’environnement numérique. Le jugement est l’écrit qui exprime la décision rendue par un juge ou un tribunal (Reid, 2020). Au Québec, les jugements sont produits par la magistrature (Albert, 2005, p. 47), gérés au service du greffe du tribunal (Kolish, 2017, p. 20) et publiés en ligne par les éditeurs juridiques. Chacun des éditeurs qui reçoit le jugement provenant du tribunal effectue un traitement documentaire sur celui-ci et en publie une version unique lui appartenant. Plusieurs versions d’un jugement primitif (produit par le juge) sont dès lors disponibles en ligne. C’est, en ce sens, ce qui peut être nommé la « fertilité documentaire » du jugement, en référence à l’expression de Briet (1951, p. 7). Cet état de fait soulève des questionnements quant à la nature des versions du jugement primitif publiées dans l’environnement numérique. En examinant ces différentes versions à l’aune des disciplines archivistique et diplomatique, ainsi que des théories du document, Gaiffe propose d’interroger le jugement dans l’environnement numérique non pas en tant que nouveau jugement, mais bien en tant que nouveau document. La version originale publiée par l’éditeur juridique serait alors une des « manifestations » (Duranti, 2010, p. 1595) du jugement primitif, voire un jugement « dérivé » (Briet, 1951, p. 8). Enfin, parce qu’il est la trace volontaire laissée par une activité humaine d’administration et matérialisée par l’écriture, de même qu’une source de connaissances, le jugement est à la fois « document-trace » et « document-source » (Chabin, 2004) de l’activité judiciaire.

Enfin, l’espace du numérique est devenu le premier lieu où les usagers font des recherches et contactent les archivistes. Dans ce cadre, la recherche doctorale de Guitard s’intéresse au vocabulaire employé pour l’accès thématique aux archives patrimoniales (VATAP) formulé par des termes de description, d’indexation et de recherche. La recherche part du constat que les archivistes devraient offrir davantage d’accès par sujet pour mieux répondre aux besoins des usagers et améliorer les accès par sujet existants (Duff, 2010). Les études d’usagers (Daniels et Yakel, 2010 ; Schaffner, 2015) le montrent déjà. En outre, le numérique amplifierait le besoin d’accès par sujet (Duff, Yakel et Tibbo, 2013 ; Giuliano, 2011-2012 ; Zhang, 2012) en augmentant le nombre d’usagers ayant accès directement, sans l’intermédiaire d’un archiviste, à des ressources archivistiques – documents d’archives et instruments de recherche. Mais, hormis le rapport du Groupe de travail sur l’indexation par sujet au sein du Bureau canadien des archivistes (1992), l’accès par sujet des documents d’archives avec des noms communs n’est pas encadré par une norme répondant au contexte spécifique des documents d’archives au Canada. La question du vocabulaire est centrale dans la recherche d’information et dans l’accès aux documents. Selon Salaba (2005), il s’agit du principal problème d’accès des catalogues en ligne ; elle compare le vocabulaire des usagers avec celui des systèmes et constate qu’ils correspondent peu. Pour Hennicke (2011), il existerait un « fossé sémantique » entre la formulation des besoins des usagers et les documents d’archives. Ainsi, il y aurait un fossé sémantique entre les expressions linguistiques porteuses de sujet (que nous appelons thémanymes) présentes dans les notices descriptives et celles que l’usager mentionne dans sa question de recherche sans savoir qu’elles renvoient à des objets du monde différents selon les époques, ce qui est fréquent dans les archives. L’étude de l’ampleur et de l’existence de cet écart sémantique entre les diverses étapes de la chaîne communicationnelle des usagers aux documents d’archives constitue le but de cette recherche.

La diversité des objets de recherche présentés ici fait écho à la diversité des cadres conceptuels et théoriques décrits dans la prochaine section.

2. CADRE CONCEPTUEL ET THÉORIQUE

Le cadre conceptuel ou théorique d’une recherche est l’ensemble des concepts et des théories qui sont en lien avec le sujet de recherche. L’analyse des sujets d’études sur les archives, depuis la première thèse à l’EBSI en 2005 jusqu’à aujourd’hui, est un bon moyen de mettre en perspective les différents concepts et théories employés et de situer les recherches actuelles. Dans le Tableau 1, nous comparons les titres de thèse (présentés en ordre chronologique) ainsi que les principaux concepts et théories ou champs disciplinaires leur servant de fondement. L’objectif n’est pas ici de présenter une vision exhaustive de chaque projet, mais plutôt de brosser un panorama des concepts et théories utilisés. Huit thèses complétées portent sur les archives[3], alors que trois sont en cours[4] (en date de janvier 2020).

Tableau 1

Principaux concepts et théories des thèses en archivistique à l’EBSI

Principaux concepts et théories des thèses en archivistique à l’EBSI

Tableau 1 (suite)

Principaux concepts et théories des thèses en archivistique à l’EBSI

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Un des points saillants du tableau est la référence régulière aux concepts d’information et de document envisagés dans le contexte de l’archivistique intégrée québécoise. L’approche intégrée québécoise, élaborée notamment dans le livre Les fondements de la discipline archivistique de Jean-Yves Rousseau et Carol Couture (1994), a depuis gagné en popularité et représente un cadre théorique fréquemment utilisé dans les recherches doctorales archivistiques à l’EBSI (Bannouri, 2005 ; Côté-Lapointe, 2017 ; Guitard, 2018 ; Gaiffe [thèse en cours]). Par exemple, Rabii Bannouri (2005) souligne dans sa thèse de doctorat la conciliation récente de l’archivistique intégrée, soit l’approche records management (axée sur l’information), et de l’optique des archives définitives (approche axée sur le document et proche de l’archivistique historienne européenne). Il cite notamment le rapport du premier symposium du GIRA de 1990 dans lequel Couture (1990, p. 71) préconise une approche conciliatrice entre ces deux visions en mettant l’accent sur leurs similitudes plutôt que sur leurs différences.

Les projets de recherche de l’EBSI illustrent aussi cette vision intégrée de l’archivistique avec, d’une part, les projets doctoraux de Bannouri, Chebbi, Guitard et Mas portant sur le processus de recherche d’information ou les systèmes d’information ; et d’autre part, ceux de Côté-Lapointe, Gaiffe, Gendron, Klein, Makhlouf Shabou et Winand portant sur les documents d’archives, le plus souvent définitives. En particulier, les fonctions archivistiques québécoises telles que définies par Couture (1999) (et qui diffèrent de la conception des fonctions françaises) servent de canevas pour la définition des concepts de diffusion, d’évaluation, de description, d’indexation et de classification. La vision archivistique intégrée se voulait aussi une réponse aux bouleversements engendrés par le numérique. Par ailleurs, beaucoup de concepts centraux des thèses touchent au numérique : document administratif électronique, Web, système d’information numérique, document numérique, environnement numérique, référence numérique. Il semble que l’approche intégrée ait donc réussi à s’imposer comme un cadre théorique reconnu dans la recherche doctorale en archivistique de l’EBSI.

Un autre point saillant – outre la théorie des valeurs, le cycle de vie et les principes archivistiques qui sont des cadres largement reconnus en archivistique –, est la conception postmoderne des archives, qui envisage le document d’archives non pas comme « une construction statique et stable mais plutôt un concept fluide qui change selon les interactions des archivistes et des utilisateurs » (Lane et Hill, 2010, p. 9, cité et traduit par Lemay, 2013-2014, p. 151). Cette conception a gagné en acceptation, car elle permet de mieux envisager le document dans le contexte numérique actuel. Faisant partie de cette mouvance, le modèle du Records continuum des Australiens Sue McKemmish et Franck Upward (McKemmish, Upward et Reed, 2009) propose une vision multidimensionnelle et fluide des archives. Le modèle est bonifié par Lemay et Klein (2014) par l’ajout de l’idée d’exploitation (Klein, 2014 ; Lemay et Klein, 2016 ; Klein et Lemay, 2018). L’exploitation propose de considérer « l’existence des archives dans l’espace social » (Klein et Lemay, 2018, p. 161), c’est-à-dire de penser l’existence des archives « au-delà des limites organisationnelles » (Klein, 2014, p. 259), une fois tous les gestes archivistiques posés. Ce cadre théorique, développé dans la thèse de Klein, est repris et appliqué par Winand pour envisager les utilisations des archives dans le cinéma de réemploi et par Côté-Lapointe pour analyser les DANA.

Enfin, dernier point saillant, les multiples cadres conceptuels et théoriques empruntés à d’autres disciplines démontrent l’ouverture de la recherche archivistique menée à l’EBSI à diverses influences. Des emprunts à la documentation ou la bibliothéconomie (théorie de la classification, théories du document, analyse en facettes), ainsi qu’aux sciences de l’information (recherche ou repérage d’information, système d’information) sont constatés. De même, différents apports disciplinaires sont présents tels que la diplomatique (projet de Gaiffe), discipline qui s’intéresse à la genèse, aux formes et à la transmission des documents (Duranti, 2019, p. VIII), le cinéma de réemploi (projet de Winand), la linguistique et la communication, plus particulièrement le modèle de Jakobson (1963) (projet de Guitard), la sociologie des usages et les théories audiovisuelles (projet de Côté-Lapointe). Cette diversité de concepts et de théories utilisés témoigne d’un décloisonnement de l’archivistique traditionnelle par une ouverture à des horizons disciplinaires variés.

3. CADRE MÉTHODOLOGIQUE

Les cours de méthodologie offerts aux étudiants au doctorat en sciences de l’information de l’EBSI sont de deux ordres : l’un sur le positionnement épistémologique et l’autre sur la méthodologie d’un projet de recherche. Durant ces cours est embrassée l’étendue des possibilités méthodologiques généralement utilisées en sciences de l’information. Cette branche des sciences sociales adopte habituellement un cadre classique, bâti pour des thèses empiriques :

  1. problématique ;

  2. revue de la littérature ;

  3. but, objectifs et questions de recherche ;

  4. méthodologie ;

  5. résultats ;

  6. discussion.

Les thèses théoriques dans le domaine sont peu nombreuses. À l’EBSI, une seule thèse théorique en archivistique a été réalisée, celle de Klein (2014). Elle a permis de repousser les limites de la méthodologie classique utilisée dans les précédentes thèses de l’EBSI, en adoptant notamment l’étude de corpus. C’est en effet l’étude de corpus qui est le dénominateur commun aux quatre recherches doctorales présentées ici : un corpus de concepts pour Côté-Lapointe, un corpus de films de réemploi pour Winand, un corpus de termes pour Guitard et un corpus de jugements (documents d’archives) pour Gaiffe.

Ainsi, le cadre méthodologique de la thèse de Côté-Lapointe ne s’insère pas dans une démarche classique de recherche en sciences sociales. À l’instar de Treleani, qui passe par le questionnement théorique pour « aboutir à des fins pratiques, celles de comprendre comment valoriser le patrimoine audiovisuel » (Treleani, 2014, p. 20, italique de l’auteur), son approche se veut une réflexion sur les fondements théoriques des concepts entourant les DANA et leurs usages afin de dégager des pistes de solutions pratiques. Dans cette approche, il est primordial de se pencher sur la définition et la conception des objets de la recherche doctorale ainsi que des liens qu’ils partagent. Comme le souligne Hjørland : « Une science doit être définie par son objet, non par ses outils » (2000, p. 29, notre traduction).

Les sources de données que Côté-Lapointe (2019, p. 31) a choisies sont des sources secondaires d’information, soit des publications théoriques ou empiriques en lien avec les questions de recherche posées. Trois revues de littérature distinctes ont été effectuées afin de circonscrire les trois principales thématiques de la recherche, c’est-à-dire :

  1. le document, l’audiovisuel, le numérique et les archives ;

  2. les usages, les usagers et l’exploitation des archives en général et des DANA en particulier ;

  3. les fonctions, modalités et moyens d’organisation et de diffusion archivistiques.

La méthode utilisée est celle de l’analyse de contenu du discours (dans son sens large) de documents textuels. La stratégie globale est de décrire, de comparer et de synthétiser le contenu manifeste des publications (Côté-Lapointe, 2019, p. 33).

Le cadre méthodologique de la recherche de Winand s’inscrit dans le prolongement de la trajectoire documentaire issue du concept d’exploitation des archives. Le changement de perspective engendré par l’exploitation appelle en effet à une proposition méthodologique qui permettrait « d’envisager globalement, dans le même mouvement, la production des documents, la constitution des archives et leurs utilisations » (Klein et Lemay, 2018, p. 166). Pour ce faire, les auteurs suggèrent une révision du modèle du Records continuum. Bien que permettant d’« exprimer les différents états des documents dans le temps et selon les contextes dans lesquels ils s’inscrivent » (Klein et Lemay, 2018, p. 164), le modèle de Sue McKemmish et Franck Upward ne prend toutefois pas en compte l’« existence des archives après qu’elles ont été constituées par la sélection des documents pour préservation permanente » (Klein et Lemay, 2018, p. 164). Aux quatre dimensions originelles du modèle (création, captation, organisation et pluralisation) est alors ajoutée une cinquième, celle de l’exploitation, permettant de penser les archives définitives à partir de leur utilisation.

Figure 2

L’exploitation ou la cinquième dimension de la trajectoire documentaire

L’exploitation ou la cinquième dimension de la trajectoire documentaire
Source : Lemay et Klein, 2014, p. 97

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Cette nouvelle dimension vient également prolonger les quatre axes du modèle (identité, opérationnalité, évidentialité et contenants d’archivage) (Lemay et Klein, 2014 ; Klein et Lemay, 2018) :

  • l’axe de l’activité permettant de considérer les différentes activités auxquelles participent les documents depuis leur création jusqu’à leur exploitation ;

  • l’axe de la finalité mettant de l’avant la finalité des documents d’archives, qui n’est pas seulement liée à leurs caractères de preuve, témoignage et information, mais aussi, par exemple, à leurs caractéristiques esthétiques ou matérielles ;

  • l’axe de la temporalité révélant le temps de l’archive, celui de la rencontre entre un document et un utilisateur ;

  • et enfin, l’axe de la matérialité faisant référence aux archives comme objets, soumis à des conditions d’utilisation (objet, dispositif, contexte, usager).

Dans ce cadre, Winand propose d’analyser un corpus d’oeuvres cinématographiques de réemploi au prisme du modèle révisé du Records continuum. Il s’agit d’étudier les oeuvres à partir des quatre axes de l’exploitation, pour mettre en lumière les aspects et caractéristiques des archives, tels qu’ils apparaissent dans le cinéma de réemploi.

Classiquement, la recherche de Guitard s’inscrit dans une approche qualitative (Creswell, 2009 ; Fortin, 2010). Cependant, son originalité réside notamment dans le fait qu’elle a procédé à une analyse de type linguistique, principalement lexico-sémantique (relative au sens des mots) sur un corpus de termes. Dans cette étude, les instruments de recherche retenus et observés sont la notice descriptive (N) et les termes d’indexation (Tix) présents dans les portails archivistiques accessibles en ligne de trois milieux. À partir de ses observations, elle a schématisé la chaîne communicationnelle des usagers jusqu’aux documents d’archives à partir d’une question d’usager posée par courriel à la référence (Q) accompagnée par la réponse de l’archiviste de référence (R) (voir Figure 3).

Figure 3

Chaîne communicationnelle des usagers aux documents d’archives à partir d’une question d’usager posée par courriel à la référence

Chaîne communicationnelle des usagers aux documents d’archives à partir d’une question d’usager posée par courriel à la référence
Source : Guitard, 2018

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Les quatre éléments de cette chaîne communicationnelle (QRNTix) ont formé les sources des termes étudiés. Ces derniers ont été comparés deux à deux. Pour ce faire, Guitard a développé une méthodologie complexe pour ramener l’ensemble des thémanymes (i.e. des expressions linguistiques porteuses de sujet) à un format similaire par un traitement incluant l’anonymisation, l’épuration, la segmentation et la caractérisation sémantique des données, par l’analyse en facettes et l’attribution d’un champ sémantique. Ainsi, elle a pu établir une filiation sémantique qui est aussi une filiation du sujet entre les diverses sources du corpus (QRNTix). La chercheuse a bâti une grille d’analyse pour le repérage et la qualification des relations sémantiques qu’elle a appelée échelle d’écart sémantique. Cette dernière s’échelonne de l’absence de relation par un degré zéro (écart 0), qui rend compte de l’identité des thémanymes comparés, à une relation sémantique assez lâche et difficile à cerner qu’est le champ sémantique (écart 13), en passant par des différences de forme (dont la casse, le trait d’union) ou de sens (dont la synonymie et la relation de généricité/spécificité).

Par le biais du jugement québécois comme cas d’espèce, la recherche doctorale de Gaiffe souhaite interroger le cadre théorique du document d’archives dans l’environnement numérique. Elle propose d’étudier un corpus de jugements publiés par des éditeurs juridiques d’un point de vue diplomatique et archivistique. Selon Duranti (1989, p. 24), la diplomatique est pertinente pour la communauté archivistique, car elle propose une grille méthodologique qui permet l’analyse systématique du document d’archives. Elle demeure, selon Ross (2012, p. 60), une science très utile dans l’environnement numérique pour examiner la nature des documents numériques, en retracer le contexte de production, le cycle de vie et en établir l’authenticité. L’environnement numérique peut être défini comme le contexte qui permet de garantir l’originalité de l’information numérique, car il provoque ou génère une succession de traces liées à la production, la transmission et l’archivage de l’objet numérique (Chabin, 2007). Cette définition, appliquée au contexte de recherche de Gaiffe, permet de postuler que les différentes versions du jugement publiées en ligne sont de nouveaux documents, des documents originaux. En somme, la diplomatique représente la méthodologie principale du projet doctoral de Gaiffe.

Les recherches réalisées au Centre for the International Study of Contemporary Records and Archives (CISCRA) de l’Université de Colombie-Britannique, sous la direction de la professeure Luciana Duranti, et en particulier les projets internationaux InterPARES1, 2, 3, InterPARES trust, Digital Records Forensics et The Law of Evidence in the Digital Environment représentent des apports méthodologiques et théoriques substantiels à l’adaptation des concepts et méthodes de la diplomatique classique à l’environnement numérique, à la notion de confiance dans les données en ligne, au rapprochement de la diplomatique et de la criminalistique numérique (digital forensics), ainsi qu’à la conservation des preuves documentaires numériques présentées en justice. Ces projets proposent des notions, des modèles conceptuels (notamment ceux du document d’archives, de l’état de transmission du document d’archives et d’un document d’archives digne de confiance (InterPARES 2, 2008) et des grilles d’analyse d’un document qui participent à l’appareillage méthodologique de la recherche doctorale de Gaiffe.

Les méthodologies de recherche présentées dépassent les cadres traditionnels des sciences de l’information pour aller puiser dans la sociologie et le cinéma, ainsi que dans les disciplines contributives à l’archivistique telles que la linguistique ou la diplomatique. Les recherches doctorales menées actuellement à l’EBSI révèlent que la méthodologie se façonne en fonction du sujet de la recherche et ne peut être élaborée a priori ou circonscrite dans des habitudes ou des traditions disciplinaires.

4. CONTEXTE GÉNÉRAL

La recherche en archivistique à l’EBSI a tissé des liens avec d’autres disciplines et intégré divers cadres théoriques comme le records management (Bannouri, 2005 ; Mas, 2007), le Records continuum (Klein, 2014), la théorie de la classification (Mas, 2007), la théorie des valeurs (Makhlouf Shabou, 2010 ; Chebbi, 2012), l’art et les théories de la postmodernité (Klein, 2014), ainsi que l’histoire (Gendron, 2017). En plus de servir de cadre théorique aux recherches doctorales de l’EBSI, l’approche intégrée québécoise en archivistique, réunion de l’approche du records management (axée sur l’information) et de celle des archives définitives (axée sur le document), nourrit également des études multidisciplinaires (Vermeys, Demoulin, Amar, Gaiffe et Benyekhlef, 2017). Cette intégration dans des champs disciplinaires variés reflète la pertinence des méthodes et concepts de l’archivistique québécoise hors de l’EBSI.

Dans les recherches doctorales actuelles, les théories du document et du document numérique (projets de Côté-Lapointe et Gaiffe), la sociologie des usages (projet de Côté-Lapointe), le cinéma de réemploi (projet de Winand) et la linguistique (projet de Guitard) sont autant d’apports épistémologiques à la recherche en archivistique.

Dans le cas du projet doctoral de Côté-Lapointe, la difficulté de cerner l’objet d’étude que sont les usages des DANA dans le cadre strictement archivistique fait en sorte que le cadre conceptuel et théorique archivistique traditionnel doit être bonifié à l’aide d’apports provenant de diverses disciplines. Le choix d’une approche interdisciplinaire se base sur les réflexions suivantes : premièrement, les concepts qui composent les questions de recherche débordent du cadre théorique de l’archivistique ; deuxièmement, des apports d’autres disciplines peuvent combler cette lacune et faire émerger de nouvelles idées (Côté-Lapointe, 2019, p. 24).

Les théories du document (Briet, 1951 ; Buckland, 1997 ; Otlet, 1934/1989) et du document numérique (Buckland, 1998 ; Lund et Skare, 2009 ; Pédauque, 2006a, 2006b ; Bachimont, 2017) viennent réaffirmer l’importance de l’approche documentaire, de la considération du document dans son entièreté, relativement à une vision plus informationnelle des archives qui découle des sciences de l’information (à propos de l’approche documentaire, voir Hjørland, 2000). Le document est plus que de l’information fixée sur un support : il a des contenus, des formes et des contextes. Actuellement, son étude fait l’objet d’un regain d’intérêt de la part des chercheurs en sciences de l’information grâce à l’avènement des technologies et les nouveaux usages qu’elles impliquent (Buckland, 1997, p. 804).

Les conceptions du document notamment proposées par Otlet (1934/1989), Briet (1951) et Buckland (1997) privilégient les caractéristiques, fonctions et dimensions intellectuelles et sociales du document plutôt que sa forme traditionnelle. La conception otlétienne du document inclut tout objet porteur des traces de l’activité humaine, tels que les artefacts archéologiques et les oeuvres d’art. Tout document est une expression de la pensée humaine (Buckland, 1997, p. 805), qui est susceptible de renseigner. Briet étend la signification du document en le considérant comme une preuve physique à l’appui d’un fait (Briet, 1951, p. 70). Otlet favorise la transmission : le document comme objet porteur de renseignements. Tandis que Briet insiste sur la notion de preuve : le document comme représentation fidèle d’un phénomène physique ou intellectuel.

La conception du document offerte par ces théoriciens établit qu’aucune raison théorique ne contraint le document à être limité au texte et encore moins au texte imprimé (Buckland, 1997, p. 805). Cette vision est fondatrice pour l’étude du document numérique.

Pour le collectif Roger T. Pédauque, le document numérique possède trois dimensions constitutives : la forme ou le signe, le contenu ou le texte, le médium ou la relation, auxquelles sont associées des modalités anthropologiques (forme-signe), intellectuelles (texte-contenu) et sociales (medium-relation) (Pédauque, 2007, p. 17). La dimension du médium fait référence à la médiation, c’est-à-dire au fait que le document a une fonction sociale (Salaün, 2012, p. 28), qu’il renseigne le lecteur. Dans l’environnement numérique, le document doit pouvoir être vu ou repéré (la forme), lu ou compris (le texte), su ou retenu (le médium) afin d’être utile au chercheur (Pédauque, 2007, p. 17). Les théories du document numérique apportent donc des grilles d’analyse intéressantes pour reconnaître et se fier au document d’archives numérique.

Ces conceptions issues des théories du document et du document numérique mettent en valeur la portée de ce qui peut fonctionner comme document plutôt que les formes de celui-ci. Dans le contexte du numérique, ces théories appellent ainsi à se questionner sur la notion de document plutôt que de chercher à en retrouver la forme traditionnelle. La vision fonctionnelle est fondamentale pour la recherche doctorale de Gaiffe, car dans l’environnement numérique, l’analyse du document ne peut plus être basée sur sa forme conventionnelle. Ces idées sont structurantes en ce qu’elles assurent une continuité dans les réflexions relatives au document au-delà des bouleversements du numérique (Ihadjadene, Zacklad et Zreik, 2010, p. 206).

En plus des théories du document, la sociologie des usages sert, dans le projet de Côté-Lapointe, à circonscrire le concept d’usage et à compléter la dimension d’exploitation. Selon Proulx (2015, p. 5), le paradigme de la sociologie des usages (telle que conçue depuis 2005, interdisciplinaire, plurielle et multidimensionnelle) prend en considération les objets techniques et l’usage de ces objets, mais aussi ce que les gens font avec ces objets. Le positionnement de Côté-Lapointe est que l’objet DANA a des caractéristiques propres qui imposent des pratiques singulières tant du côté des archivistes que des usagers. Dans cette optique, son objectif est de « suivre la trajectoire de l’objet » (Proulx, 2015, p. 6) DANA au fil de sa construction.

Toujours à propos du décloisonnement de la notion d’archive(s), le cinéma de réemploi utilise en effet un concept d’archive(s) qui n’a souvent que peu en commun avec l’objet de recherche et de travail des archivistes. Leur acception de l’archive trouve son origine dans la dissémination du concept qui prend racine dans L’archéologie du savoir de Foucault (1969) et se développe dans les années 1990 avec Mal d’archive de Derrida (1995). En dehors de l’archivistique, l’archive est souvent utilisée au singulier, s’éloignant de l’idée des ensembles documentaires, pour être comprise comme un outil conceptuel qui permet de penser sa discipline ou son objet de recherche sous un angle qui aura un rapport à la mémoire, à l’histoire et à la temporalité. La notion fait également référence à l’archive comme institution qui répond à un contexte social, économique, culturel, politique ou religieux concret. Il s’agit dès lors d’un lieu qui reflète et intègre les luttes de pouvoir dans lesquelles il se développe[5]. Plus récemment, le numérique a de nouveau reconfiguré le concept d’archive(s), qui est devenu, dans le langage courant, vocabulaire ou métaphore pour désigner toutes sortes de collections ou encore toute information conservée (Lundemo, 2014, p. 22).

Placé dans une situation de communication à la manière de toute information qui circule, le document d’archives porte un sens qui est actualisé de manière unique. En concevant la référence archivistique comme un type particulier de situation de communication, Guitard a dégagé des éléments récurrents dans le message même : le courriel envoyé ou reçu entre un usager et un archiviste de référence. Le schéma de la communication de Jakobson (1963) permet d’approcher ce phénomène sous un angle inédit en archivistique et d’en enrichir notre compréhension. Dans le vocabulaire pour l’accès thématique des archives patrimoniales (VATAP), le sens véhiculé par les thémanymes est inexorablement lié au contexte identifié par la situation de communication globale dans laquelle il est actualisé. Ainsi, la communication et la linguistique sont parties prenantes de la conception de cet objet d’étude archivistique.

CONCLUSION

La présentation des projets doctoraux des doctorants de l’EBSI a permis de dégager une vision des modèles conceptuels et des théories mis en oeuvre dans les recherches en archivistique à l’EBSI depuis 2005. Elle a également mis en perspective les recherches actuelles avec l’ensemble de la recherche en archivistique réalisée à l’EBSI et exposé les liens qu’elles entretiennent avec d’autres disciplines. En effet, les recherches en archivistique interpellent divers champs d’études et intègrent des cadres conceptuels et théoriques variés, contribuant ainsi à l’enrichissement de la discipline archivistique.

Les recherches effectuées en archivistique depuis 2005 mettent en valeur des concepts et théories provenant de domaines d’étude et de pratique qui lui sont liés comme la diplomatique, la documentation, la bibliothéconomie ou les sciences de l’information. D’autres disciplines sont également prises en compte telles que l’histoire, l’histoire de l’art, la linguistique ou les études cinématographiques. Force est de constater que, depuis quelques années, la discipline archivistique élargit ses horizons et investit certains champs d’études pour enrichir sa propre réflexion.

De manière générale, ces évolutions s’inscrivent dans un cadre plus large de développement universitaire de la discipline. Un projet de recherche d’envergure, visant à cerner l’état de développement de la discipline archivistique grâce à une revue de littérature et à une enquête internationale, fut mené de 1988 à 2000 (Couture et Martineau, 2000, p. 19). Cette recherche a permis, notamment, de mettre en valeur le fait que la formation en archivistique tendait à gagner en autonomie au sein du milieu universitaire et à s’imposer comme discipline à part entière (Couture et Martineau, 2000, p. 32).

La présence doctorale en archivistique montre que celle-ci a une place d’importance dans l’ensemble de la recherche scientifique réalisée à l’EBSI. Pour rappel, depuis la thèse de Bannouri en 2005, sept thèses sur vingt et une (près de 40 %) complétées portaient sur les archives. L’évolution depuis les années 1980 des écoles de bibliothéconomie en écoles de bibliothéconomie et de sciences de l’information, puis en écoles de sciences de l’information témoignent d’un changement de la philosophie, des objectifs et des contenus des programmes d’études : jusqu’à la fin des années 1970 le document fut au coeur de la formation, pour être peu à peu remplacé par l’information, comme objet et processus (Hudon, 2015, p. 54). Bien que ces derniers aspects concernent aussi les archivistes, ils les intéressent moins en termes de processus que sous leur forme documentaire (contenu, forme, contexte). Dès lors, les archivistes se positionnent dans un autre paradigme de recherche que celui de la bibliothéconomie et des sciences de l’information.

La recherche en archivistique menée à l’EBSI continue de se développer et les recherches doctorales qui y sont menées sont le signe de sa vitalité au sein de la discipline dans le monde francophone et en Amérique du Nord.