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L’ethnonyme Hmong est à la fois familier pour bien des ethnologues, et tout aussi exotique. Familier, d’abord, parce que lié aux guerres indochinoises qui ont secoué la péninsule sud-est asiatique sans discontinuer entre 1945 et 1989. La proportion notable de Hmong qui se sont alliés aux combattants pro-américains au Laos et qui, par la suite, ont bénéficié d’un canal d’exil privilégié, font des États-Unis aujourd’hui la plus importante terre d’asile de la diaspora hmong – 200 000 représentants au dernier recensement. De là, mais aussi de France, d’Australie et du Canada, la présence hmong dans les médias occidentaux et, depuis quelques années, sur Internet s’accroît régulièrement, au point de faire croire que cette voix d’Amérique est aujourd’hui celle des 5 millions de Hmong recensés dans le monde. Rien ne serait plus inexact… En fait, que sait-on exactement des Hmong en dehors des cercles d’initiés ? La publication d’un ouvrage de l’envergure du Messianisme hmong aux XIXe et XXe siècles est ainsi un événement. Il faut sans doute remonter à la parution, en 1968, de la monographie de Guy Moréchand, Le chamanisme des Hmong, pour trouver un ouvrage comparable en langue française.

L’ouvrage découle de la thèse de doctorat de l’auteur soutenue à l’Université de Provence en 1998 et dont la recherche de terrain dans le nord thaïlandais s’était échelonnée de 1993 à 1996. Située à la frontière des provinces de Nan en Thaïlande et de Sayaburi au Laos, l’étude a eu dès le départ le grand mérite de détacher l’analyse de l’inévitable regard « national », si peu fidèle à l’identité hmong. L’ouvrage est divisé en quatre parties. La première, « Les Miao/Hmong : des classiques chinois à la guérilla maoïste », compte trois chapitres et lance l’étude en retraçant dans le temps et dans l’espace les racines de l’identité hmong, des premières inscriptions glanées dans les annales chinoises jusqu’à la situation actuelle observée sur les hauteurs de Thaïlande et du Laos. La seconde partie, « Événements messianiques, compositions sociales et idéologiques des mouvements », s’attaque en trois chapitres à la genèse du messianisme chez les Hmong, un phénomène extrêmement complexe dont les racines excèdent largement la période de contact avec les missionnaires chrétiens auxquels on a trop souvent attribué une responsabilité dans l’apparition de cette caractéristique de l’animisme hmong. Une grande originalité de cette partie est d’ailleurs d’explorer plusieurs épisodes de « rébellion » hmong en Indochine, en fait des périodes de fièvre politique collective, inaccoutumées chez ce groupe lignager acéphale, catalysées par l’émergence d’un leader messianique endogène.

Les troisième et quatrième parties, respectivement intitulées « Messies, initiateurs et rapports à la surnature » et « Révolution vers l’unité : conceptions métaphysiques du messianisme », développent en six chapitres la thèse de l’auteur sur la place du messianisme dans la religion hmong et ses utilisations tant symboliques que politiques.

À partir de sources pourtant fragmentaires et incomplètes, l’auteur décrit ici avec beaucoup de talent la nature et la particularité du messianisme des Hmong. Les cinq mouvements messianiques abordés sur une période d’un siècle et demi – deux de ces mouvements seraient toujours actifs aujourd’hui – offrent des données intéressantes pour saisir la complexité de ces cosmologies. Christian Culas a le mérite de faire ressortir l’ancrage du messianisme des Hmong dans leurs traditions chamaniques tout en montrant son autonomie, sa logique intrinsèque et ses profondes différences. Les quatre chapitres de la troisième partie portent sur les caractéristiques des messies, les panthéons messianiques, les modes de contact avec la surnature et la spécificité des rites et de la cosmologie du messianisme hmong. L’auteur explique la nature tout à fait paradoxale de ces traditions messianiques, une dimension qui a longtemps échappé à une littérature ethnologique trop attachée à ses catégories simplistes. La richesse de ce livre réside en partie dans ces différentes tensions que Culas fait émerger. Bien que les mouvements messianiques des Hmong surviennent ainsi comme des réponses à des situations de crise sociale, ils n’en sont pas pour autant le simple produit. Il faut plutôt, nous dit l’auteur, savoir reconnaître leur autonomie, déceler leur origine dans les structures mêmes de la société hmong pourtant égalitariste et peu hiérarchisée. D’autre part, bien que les messies disposent souvent de pouvoirs chamaniques, le messie ne peut être confondu avec le chamane dont l’idéologie axée sur la négociation, l’alliance et l’échange, n’a rien à voir avec celle du messie orientée sur la libération et la transformation du monde. Contrairement au chamanisme, le messianisme hmong s’annonce par conséquent comme une réaction qui vise et espère toujours dépasser les limites mêmes que la société s’est données. On comprend dès lors comment le messianisme des Hmong s’appuie sur le chamanisme autant qu’il s’en démarque par cette innovation qu’il entend mettre en oeuvre pour sortir de l’histoire. Ce point de vue nous paraît fort intéressant en ce qu’il renouvelle la compréhension des mouvements messianiques trop souvent rapportés aux modèles juif et chrétien, comme le note Roberte Hamayon qui signe la préface du livre. Cela étant dit, et c’est là une des critiques que l’on pourrait adresser à la thèse de l’auteur, il ne faudrait pas renvoyer le chamanisme dans une idéologie passéiste car, à la surface de la planète, les exemples ethnographiques ne manquent pas pour défendre la thèse de la remarquable capacité d’adaptation du chamanisme et de son ouverture à l’innovation.

Dans sa dernière partie, l’auteur délaisse le social et le religieux pour traiter des conceptions métaphysiques du messianisme et éclairer les processus symboliques de la naissance à la mort dans les traditions des Hmong. Ces deux chapitres paraissent de facture moins solide sur le plan ethnographique mais l’auteur compense ce manque en fournissant une interprétation un peu plus spéculative et en établissant diverses comparaisons avec d’autres univers symboliques. Christian Culas tente ici de faire entrer son lecteur au coeur des projets révolutionnaires et utopiques des Hmong. On comprend cependant assez vite qu’une part de cette idéologie ne peut sortir de l’ombre, comme s’il y avait là un ressort de plus au dynamisme du messianisme. Cette partie se termine sur la notion clé de régénérescence commune au messianisme, au chamanisme et au taoïsme et que l’auteur connecte à la « communitas » de Victor Turner. Dans sa conclusion, l’auteur fait état des limites de son étude et des éléments qui restent à mieux comprendre pour saisir la complexité du messianisme des Hmong et surtout, son actualité par-delà le berceau asiatique du groupe, dans la mesure où cette idéologie est également présente parmi le demi-million de Hmong qui vivent maintenant en Occident.

Au final, ce livre de Christian Culas ne peut être réservé aux seuls spécialistes des Hmong. Au-delà d’un cas original et bien documenté, la réflexion théorique qu’il propose de manière plus implicite sur les liens entre le chamanisme et le messianisme mérite de le recommander à une large audience et à tous ceux et celles qui s’intéressent aux mouvements religieux et à l’instrumentalisation politique du religieux dans les sociétés non occidentales.