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Le monde contemporain nous offre un défi, celui d’un humanisme multiculturel. Il nous faut penser l’humain à l’intersection de droits, d’habitudes et de corps. Droits universels, habitudes culturelles, corps individuels. Nous ne pouvons échapper aux interminables débats sur les insuffisances des Lumières, les limites du constructionisme ou les critiques des critiques qu’à la condition d’accepter de penser, pour ainsi dire, de manière multilatérale.

Ce que je propose ici est une pensée attentive à l’entrecroisement de trois dimensions de l’être au monde : trois registres, bien distincts, mais inséparables. Imaginons un entrelacs de trois cercles, dont chacun maintiendrait les deux autres : que l’on ôte un des anneaux, et le tout se défait. Cela ne serait donc pas un enchaînement de sorte que, si je détache un chaînon, le reste peut toujours tenir, mais plutôt un ensemble différencié et complètement solidaire. Je propose ce modèle à l’usage des anthropologues qui n’auraient pas peur de questionner l’anthropos, en prenant en compte son être humain et culturel et individuel, c’est-à-dire universel, local et singulier – sans rien sacrifier[1].

Droits, habitudes et corps, donc, sont bien distincts et complètement solidaires. Pourquoi bien distincts? Parce que les droits ont une existence séparée des normes culturelles, ils sont le plus souvent le produit historique d’une résistance à ces normes, d’une déclaration ou revendication qui se fonde ailleurs que dans la tradition, la convention ou le mimétisme[2]. Les droits ne sont pas dérivés des normes culturelles, et, réciproquement, les pratiques et les croyances ne peuvent pas être déduites, d’office, des droits. De ces pratiques et croyances, qui font l’objet de l’anthropologie sociale, je retiens ici l’aspect qui les distingue des droits : leur contingence. L’habitude – depuis la notion d’ethos chez Aristote ou d’habitus, chez Pierre Bourdieu – est le modus operandi de la norme locale, qui, ancienne ou récente, bonne ou mauvaise, doit sa force à la répétition, aussi bien dans l’agir que dans la pensée. Ce que Michel Foucault avait appelé « assujettissement », consiste dans la négociation, la résistance ou le consentement qui font l’efficacité d’une éthique – et d’une culture au sens large. Pas de normes, en somme, sans habitudes. Les corps, enfin, ont leurs besoins, leur chimie et surtout leur statut de lieux irréductibles du plaisir et de la douleur. En choisissant le corps indivis plutôt que le désir, je retiens ici la qualité première de l’expérience du vivant : peine/plaisir, cette évidence binaire, dont le désir lui-même dépend. C’est dans la souffrance (dont le plaisir est la négation) que je vois l’ancrage ultime, indiscutable, du singulier. On peut éduquer son désir, on ne peut pas s’habituer à la torture, dont l’interdit vient en tête des droits humains.

Il faut bien distinguer les raisons des droits, celles des habitudes et celles des corps. Mais pourquoi, dis-je, ces raisons sont-elles complètement solidaires? Parce que si je ne me déplace pas constamment d’un point de vue à l’autre, je me retrouve confinée à une vision étriquée de ces raisons. Admettons que, dans ma réflexion sur les individus en société, je ne tienne pas compte des droits humains : je risque alors d’enfermer les personnes dans leur milieu, à la merci de rapports de domination, de normes et de pratiques qui, trop souvent, entravent leur liberté et accablent leurs corps[3]. Si, au contraire, je néglige leurs habitudes, je me borne à une pensée abstraite, impérieuse et provinciale, insensible à la sédimentation langagière et sociale, qui façonne les manières d’être et de faire ; et je réduis le corps à une chose sans histoire[4]. Si, enfin, je ne fais pas attention au corps, je fais de la personne un sujet de droits et un sujet social, peut-être, mais un sujet dont je ne sais pas évaluer les limites véritablement subjectives. Car c’est bel et bien à l’épreuve du corps individuel – souffrant ou jouissant – que je peux mesurer légitimité et valeurs.

Cet enchevêtrement trinitaire, je l’ai composé pour faire avancer ma réflexion sur la différence des sexes. Comment trouver le milieu entre un universalisme dogmatique, un culturalisme prêt à tout mettre en contexte et un féminisme tout matérialiste? Ma réponse est donc celle-ci : il nous est possible d’échapper au dilemme si on fait l’effort de tenir les trois boucles toujours ensemble, sans jamais les confondre, car on ne peut se permettre de n’en lâcher aucune[5]. Dans les situations incertaines, c’est en négociant l’importance respective de ces trois ordres de raisons que nous pouvons décider quel critère doit prévaloir : cas par cas, plutôt que par principe. Droits, habitudes, corps, donc – mais avec, en plus, une expérience mouvante, qui fait, et peut défaire, ce lien : les émotions, les passions[6].

Une émotion est faite d’un corps qui ressent plaisir ou souffrance ; d’un scénario social et langagier ; d’un appel à la reconnaissance. Une passion tisse un va-et-vient incessant entre nos trois dimensions, car toute expérience affective suppose un désir de respect, une légitimité, donc une loi, dans sa puissance transculturelle ; un assujettissement aux normes, dans l’acculturation locale, et, enfin, le rythme ressenti de la peine et du plaisir. Les passions nous défient à comprendre l’individuel sans oublier le culturel ni ignorer l’universel, car les trois y sont indissociables. Une anthropologie des émotions, entendue comme cela, se situe au centre du projet anthropologique même.

Plus encore, c’est à cause de cette complexité – de ces considérations encapsulées de justice, de moeurs et d’humeur – que les émotions, à bien y regarder, sont indispensables pour lire ce qui se noue ou s’effondre dans le politique. Politiques sont l’espace, le temps et les pratiques d’un pouvoir qui se fonde sur des lois, tout en les modifiant sans arrêt ; un pouvoir qui renforce ou redéfinit des habitudes ; un pouvoir qui gouverne des corps. C’est donc ici, surtout dans le politique, que la passion opère son tissage entre droit, habitude et corps. Plus précisément : les passions politiques sont ces mouvements qui mènent les humains dans leur lutte pour être reconnus quant à leur dignité individuelle et incarnée, au sein d’une communauté donnée ou choisie, au nom de la loi[7].

Il y a des émotions collaboratives, sans lesquelles aucune sociabilité ne serait possible. Par exemple : la compassion. Je souffre de la souffrance d’autrui, lorsque je pense qu’un autre est frappé d’une douleur que je considère injuste. Cette pensée dérive de mon caractère, que mon éducation a façonné. C’est une pensée qui me fait de la peine, m’empêche de sourire et me donne envie de pleurer.

Il y a des passions, bien plus visibles, qui nous déchirent et nous divisent. Par exemple : la colère. Je me fâche en tant que sujet socialement défini par mon image de moi-même, à cause de mes attentes, de mes habitudes, par le biais d’éclats de voix, d’une respiration haletante, d’un débit accéléré, ou simplement de la dureté de mon visage, voire même du silence. Je me fâche au nom de quelque chose qui me dépasse, que je projette au-delà de moi-même comme étant ce qui est juste ou qui m’est dû. Il s’agit des mêmes entrelacs si je considère l’amour de la patrie, la solidarité, la haine de classe, le ressentiment, l’envie ou encore la peur du gendarme. À chaque fois, je ressens peine ou plaisir, dans un corps dressé, policé, socialisé, mais qui est toujours mon corps souffrant ou jouissant, tout en me référant à une justification, fût-elle la plus égoïste qui soit, qui s’étend au-delà de cet horizon. Même dans l’avidité la plus indifférente aux intérêts d’autrui, je m’autorise un droit, pour le moins celui à l’indifférence.

Dispositifs pathétiques

Les grandes visions du politique font une place à une théorie des émotions. Tout ordre politique se caractérise par un dispositif pathétique, c’est-à-dire un « état social », comme le dirait Tocqueville, qui met en place des perspectives d’égalité ou d’inégalité, de compétition ou de coopération, d’émulation ou d’égalisation, d’où émergent des propensions particulières à jouir ou souffrir. L’appareil des passions relaye droits, habitudes et corps, chez ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. Les classiques n’ont jamais sous-estimé la texture affective du politique, à savoir la volupté de la domination, les affres du despotisme enduré et honni, la haine de l’exploitation, l’inépuisable ressentiment qu’engendre l’humiliation, la colère révolutionnaire. Tocqueville, qui examina avec tant d’attention le dispositif pathétique de la démocratie, parlait de ces penchants, instincts, sentiments qui transforment en une vie humaine les principes et les moeurs que l’état social démocratique met en oeuvre. Ce langage revient aujourd’hui aussi bien dans la théorie politique, que dans la communication et la rhétorique en action[8].

Dans cette histoire des passions politiques, mon propos ici est de mettre en lumière un tournant : le débat, aussi bref que décisif, que Thomas Hobbes engage avec Aristote, sur la nature de la colère. Car, dans son refus de partager la vision classique de anger, Hobbes rejette précisément l’entrecroisement passionnel qui lie la loi, l’habitude et le corps. Pour Aristote, la colère était une émotion homérique, bien enchâssée dans la tradition culturelle de la cité classique. Elle était aussi une passion noble, car ce qui la provoquait c’était la blessure cuisante d’un outrage injuste. Dans la physique hobbesienne, au contraire, la même émotion devient un simple mouvement d’humeur, un accident sur le parcours du désir : « a sudden breakthrough ». Colère des Anciens, colère des Modernes : l’enjeu n’est point insignifiant, car cela concerne deux manières opposées de voir la violence sociale, du tyrannicide à la révolution.

Sans doute, cela a-t-il de quoi surprendre qu’un théoricien de l’esclavage naturel et d’une cité idéale hautement élitiste (au point d’exclure de la citoyenneté tous les travailleurs manuels et les commerçants), qu’Aristote de Stagire, donc, ait pu passer pour un philosophe subversif. Mais c’est exactement ainsi que Thomas Hobbes a reçu sa Politique.

À partir d’une vision naturaliste de l’individu, mais aussi du lien social et de l’agir politique, Aristote considère la pulsion révolutionnaire comme une réponse physiologique. Mortifié par un tyran, un être humain qui se respecte, naturellement, s’insurge. La colère répond au mépris. La violence sociale est donc un accident rare dans les démocraties, prévisible dans les oligarchies, mais qui devient inévitable, quand le pouvoir se trouve défiguré dans ce monarque corrompu et indigne qu’est le tyran. Un tyran n’est autre qu’un roi égoïste et hédoniste qui, au lieu de pourvoir au bien-être de ses sujets, les écrase, c’est-à-dire les rabaisse, flétrit leur honneur et les humilie. La hubris tyrannique touche à l’amour-propre des sujets et, tout particulièrement, à leur sexualité. La colère est alors un sursaut de dignité.

Or, nous verrons que Hobbes renverse cette logique complètement, au nom d’une révision qu’il veut moderne (fût-ce avec une certaine sympathie pour Platon) des fondements mêmes du politique. L’état de nature est pour lui un état de guerre permanente de tous contre tous. L’État (monarchique ou républicain, peu importe), se constitue par le renoncement des individus à cette férocité fondatrice et réciproque, au profit du souverain (ou des représentants) qui, tout en assumant le monopole absolu de toute violence, va garantir la paix et la sécurité, à l’intérieur du corps social. Aucune forme de sédition, conflit ou tension interne ne sera prise à la légère comme un accident, qui viendrait troubler ou transformer un ordre politique plus ou moins durable, mais dont l’assise resterait la nature sociable de l’animal politique. Pour Hobbes, toute forme de sédition, conflit ou tension interne est gravissime, car elle remet en cause, non pas une monarchie ou une république, mais le contrat social – un contrat qui est défensif et artificiel. Léviathan a beau brandir une épée de sa main droite et une crosse de la gauche : il n’en reste pas moins vulnérable, car le monstre ne puise pas sa force dans une phusis. Dans n’importe quel malaise, au contraire, refait surface la guerre de tous contre tous, qui est la seule vraie nature des êtres humains – des animaux qui, à la différence des abeilles, ne sont pas politiques.

Nous sommes faits pour la compétition, pas pour la coopération. Dans la variété de nos passions (que nous pouvons domestiquer, mais jamais extirper) se manifestent les différents aspects d’une propension spontanée à la concurrence. La colère ne devient donc rien d’autre qu’une irritation soudaine, que nous éprouvons face à un obstacle ou une contrariété. Ce n’est plus, comme pour Aristote, l’expression d’une nature noble et bien élevée, qui se dresse, au nom d’un principe – le respect qui lui serait dû – contre un pouvoir qui ternit son honneur, la dégrade et l’avilit. Ce n’est plus le vécu interprétatif, l’expérience culturelle et cognitive d’un entrelacs – droit, habitude, corps. C’est un simple éclat d’impatience, une percée violente et soudaine, face à une limite quelconque, qui oserait s’opposer à ce qui reste, dans la société civile, de notre sauvagerie agonistique.

Je pense que ces deux portraits théoriques de la colère – Aristote versus Hobbes – dans leur inactualité, peuvent nous faire réfléchir. Car le refus de situer la violence sociale dans un jeu tragique de reconnaissance manquée – souffrance et autolégitimation – est un geste exemplaire. C’est le geste qu’il faut faire et refaire, quand on a décidé que le désordre ne mérite pas d’être compris, mais éliminé à tout prix ; ou encore, lorsqu’on ne perçoit l’État que comme un Monstre avec lequel il ne peut y avoir de compromis, mais uniquement la guerre – tant qu’on n’a pas porté l’attaque à son coeur même.

Je vous invite donc à entrer un peu plus dans le détail de ces deux tableaux de maître.

L’animal politique et la colère des Anciens

C’est une grande passion que la colère, orge, dans le monde ancien : grande passion politique, grande passion sociale et grande passion narrative. Mais qu’est-ce que c’est que l’orge? Aristote nous en offre une définition détaillée dans sa Rhétorique[9]. La rage est une pensée, accompagnée d’un changement corporel. « J’ai subi un outrage injustifié, j’en souffre, je veux me venger ». Au moment où je pense cela, quelque chose se passe dans mon corps, le sang commence à s’échauffer autour du coeur, il se met à bouillonner, d’où les symptômes si spectaculaires de l’emportement : peau écarlate, bouffées de chaleur, ton enflammé, envie de frapper. À ces premiers signes peuvent s’en ajouter d’autres, comme dans le cas toujours emblématique d’Achille qui, piqué au vif par l’insolence d’Agamemnon, d’abord bondit et met la main à l’épée, mais ensuite engloutit son courroux et éclate en sanglots.

Le corps surchauffe et ensuite fond en larmes, mais la cause de cette altération, j’insiste, est bel et bien cognitive. C’est l’évaluation, déjà mentionnée, d’une situation sociale : j’ai été attaqué, de fait ou de parole, d’une manière offensante ; je ne le méritais pas ; maintenant je souffre mort et passion et je désire prendre ma revanche. C’est donc une pensée complexe pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elle implique un enchaînement entre le passé, le présent et l’avenir : je viens de recevoir un affront, me voici aux abois, je vais bientôt redresser ce tort. Ensuite c’est un mélange de souffrance et de plaisir. Je ressens de la peine, mais j’éprouve le désir d’agir et, dans ce désir, j’anticipe la satisfaction de reprendre le dessus et de me faire justice. L’ire – et c’est pourquoi elle recèle ce potentiel politique très important – c’est la passion du châtiment public et de la vengeance personnelle. Dans la rhétorique judiciaire athénienne, le vocabulaire de orge, orgizesthai, est là pour dire ce qu’il est juste de faire en réponse à une offense privée, une attaque politique, une guerre, une invasion, un crime. Mais c’est également la grande passion tragique, c’est même la passion structurelle de la tragédie[10].

La colère est une passion narrative. Passé, présent et futur ; souffrance, d’abord ; ensuite, plaisir. Dans la définition même – un sentiment d’un mal présent dont je sens les conséquences et déjà le plaisir à venir – vous avez une histoire cohérente et ramassée. Car si vous perdez contenance, c’est que vous êtes déjà en train de vous faire un récit : vous avez été offensé, vous ne le méritiez pas, vous allez sévir. C’est une passion toute faite pour raconter une histoire, ou pour faire de l’histoire. Nous la retrouvons chez Hérodote, par exemple, comme un schéma historiographique : idéal pour expliquer les guerres. Ainsi – autre aspect important – la justification de la vengeance se rapporte aux attentes qu’engendre votre agir passé, ce que vous avez fait aux autres. La colère est une réponse aussi bien au mépris qu’à l’ingratitude. Elle répond au manque de reconnaissance, entendue à la fois comme atteinte à la dignité, mais aussi comme refus de réciprocité. Vous avez été bienveillant, généreux, vous avez fait des cadeaux, vous avez élargi support politique ou affection, ou plus généralement vous avez agi pour le bien de quelqu’un. Maintenant, ce quelqu’un se montre indifférent, voire désagréable, bref : ingrat. Voici donc la moutarde qui vous monte au nez. Plus vous avez donné, plus proche est la personne à laquelle vous avez donné, et plus légitime sera votre ressentiment. À nouveau nous voyons la narrativité intrinsèque à ce scénario émotif, car c’est un peu votre biographie qui est en jeu. Les meilleurs exemples, d’ailleurs, viennent de la tragédie. Que l’on considère Médée, qui dit en substance à Jason : « j’ai fait tout pour toi, j’ai quitté mon père, j’ai tué mon frère, je t’ai sauvé et voilà ce que tu me fais : tu me quittes pour une autre femme! ».

La colère est aussi, dis-je, une passion sociale. Lorsque vous évaluez l’insulte qui vous est faite, en vous disant qu’il y avait bien une intention de vous rabaisser et même de vous réduire à rien, par mépris, arrogance ou négligence – c’est ainsi qu’Aristote analyse le sensé de oligoria – alors que vous n’auriez jamais dû en faire l’objet, vous conduisez cette évaluation à partir de l’idée que vous vous faites de vous-même. Et cela en comparaison avec les autres, dans un monde social différencié. C’est-à-dire que vous vous fâchez en fonction de vos attentes de déférence, d’estime, de considération. C’est pourquoi, quelle que soit sa forme – impétueuse ou acrimonieuse – la colère se trouve au coeur d’une dialectique de la reconnaissance. Pour pouvoir vous insurger, il faut que vous vous respectiez, car c’est à votre respect pour vous-même que vous mesurez comment les autres vous traitent. Donc, l’ire est une passion pour les rois les héros et les dieux, selon Aristote. C’est une passion qui va avec un statut social élevé et la conscience de ce statut social. La colère, avons-nous dit, est une réponse au mépris.

Voici donc une passion qui offre un enchaînement et une explication, une passion qui justifie et rétablit une justice. Dans la réflexion aristotélicienne, il n’y a jamais de critique de fond sur la légitimité d’orge. Pour nous, une première injustice – on m’a fait du mal, alors que je n’avais rien fait de mal – ne justifie pas le mal que je souhaite faire en retour. Mais dans la logique classique de la colère, le montage narratif crée la justification elle-même : parce que tu as commencé, automatiquement, tu m’autorises, je m’autorise à riposter. Parfois, il faut se fâcher. Si Aristote met un bémol à l’exercice de la rage, ce sera pour recommander une technique de la passion. C’est l’art de mesurer le bon usage : savoir combien il faut se fâcher, pour combien de temps, avec qui, comment, etc. Il faut savoir trouver ce juste moyen qui fait qu’au lieu de se transformer en un déchaînement indigne, la rage reste une forme de la dignité et du courage. Un individu qui ne perdrait jamais contenance, dans un monde où il est hautement improbable de ne jamais recevoir une offense, montrerait un manque absolu d’amour propre, une indifférence digne d’un esclave.

La colère, pour finir, est une passion politique. Le fil narratif ne dessine pas simplement une petite histoire prête à raconter, il crée un lien de causalité normale pour tout être humain et, par conséquent, de justification morale. C’est en me faisant offense que tu m’as mis au défi de chercher une réparation – et ce sentiment est naturel, car en tant qu’être vivant j’ai une poitrine qui s’échauffe ; en tant qu’être humain je vis en société, j’ai donc un statut social qui engendre des attentes et impose des obligations. Parfois, répétons-le, il faut se fâcher. Dans une polis, il y a maintes occasions de se révolter : dans une cité oligarchique, le peuple sera vexé par son exclusion des honneurs et de l’activité politique, que les riches monopolisent ; dans une démocratie, les nobles fortunés se sentiront insultés par un amour de l’égalité qui ne leur laisse pas jouir de leur suprématie ; sous un souverain unique tyrannique, les provocations se multiplient. Animal politique, pour Aristote, je suis un animal pathétique.

Mais il y a davantage de valeur politique dans la colère : c’est une émotion généreuse. C’est parce que vous vous respectez vous-même que vous enregistrez le mépris : c’est donc d’abord une défense fondamentalement égoïste. Mais vous vous emportez aussi au nom de quelqu’un d’autre, si quelqu’un offense votre enfant ou vos parents ou votre femme ou vos amis, par exemple. La rage est la passion qui vous pousse à prendre les armes pour vos alliés, pour votre cité. Vous vous battez à la fois pour vous-même et pour vos proches. Le potentiel de la colère est aussi celui de la solidarité, ou de la démarcation entre les amis et les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur. L’art de se fâcher définit un cercle : la communauté des gens qui sont vos proches, par rapport à ceux qui ne le sont pas.

Cette extension de l’irascibilité à d’autres, pour qui on se soulève et on entre en lutte, ouvre le champ d’action, de l’individu à un groupe. On ne sera pas surpris donc de rencontrer dans la théorie politique d’Aristote une interprétation héroïque de la violence sociale, un éloge radical de la révolution. Cet éloge requiert deux conditions. Il faut, d’abord, que le pouvoir renversé soit celui d’un tyran, c’est-à-dire un pouvoir intrinsèquement offensif. Le tyran ne se soucie pas de ses sujets, mais tout au contraire il les accable et, surtout, les rabaisse et les humilie. C’est précisément cette atteinte à la dignité des individus qui le distingue du roi, un monarque paternel. Il faut ensuite que la révolution soit un geste noble, ce qui ne sied pas à une multitude quelconque. Une bonne révolution exige une excellence au pluriel, ce qui se rencontre dans les « cités de citoyens ».

Multitudes

Un demos, c’est-à-dire cette portion d’une société qui est à la fois la plus nombreuse et la plus pauvre, est doté d’une certaine disposition morale. Il aspire toujours à l’égalité. Lorsqu’il parvient à gouverner une cité, c’est-à-dire dans une démocratie, le demos voudrait même que tout fût également distribué. Prendre le pouvoir signifie pour le peuple pousser à l’extrême le principe d’une distribution homogène de tous les droits, toutes les marques d’honneur, tous les biens.

La démagogie est née presque toujours de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une égalité qui n’était réelle qu’à certains égards. Parce que tous sont également libres, ils ont cru qu’ils devaient être égaux d’une manière absolue. L’oligarchie est née de ce qu’on a prétendu rendre absolue et générale une inégalité qui n’était réelle que sur quelques points, parce que, tout en n’étant inégaux que par la fortune, ils ont supposé qu’ils devaient l’être en tout et sans limite. Les uns, forts de cette égalité, ont voulu que le pouvoir politique, clans toutes ses attributions, fût également réparti ; les autres, appuyés sur cette inégalité, n’ont pensé qu’à accroître leurs privilèges ; car les augmenter, c’était augmenter l’inégalité. Tous ces systèmes, bien que justes au fond, sont donc tous radicalement faux dans la pratique.

Aristote 2006, 5, 1301a : 28-39

Dans une cité réelle (et non dans une utopie) une telle distribution ne peut se réaliser que par une redistribution de ce qui existe déjà. Un élargissement de la jouissance des biens, des honneurs et des droits existants ne peut se faire qu’aux dépends des élites, et cela inévitablement si ce sont les riches qui gouvernent, et non pas les meilleurs. L’amour d’égalité, cependant, si on lui donne libre cours et pleins pouvoirs, pousse à ravaler tous ceux qui ont une prééminence quelconque sur les gens ordinaires, et cela est une erreur de principe. L’égalité doit se partager entre égaux, comme un bien que l’on mérite proportionnellement (ibid., 1301b : 29, 1302a : 8). Cette surenchère dans le désir d’égaliser tout le monde, au lieu d’égaler les meilleurs, constitue le défaut intrinsèque de la démocratie, pour l’Aristote de Politique (ibid.).

Aristote examine comment le demos mûrit ses projets révolutionnaires. Pour comprendre les causes des révolutions, explique-t-il, on doit saisir l’état d’esprit, les objectifs et les circonstances des acteurs sociaux. La disposition affective du peuple – « comment ils se sentent », est la première de ces considérations. Ses membres sont d’abord plus pauvres et plus nombreux que les riches, mais surtout ils nourrissent un sentiment puissant : ils sont amoureux d’égalité, isotetos ephiemenoi. S’ils font une révolution c’est parce qu’ils cultivent une croyance et un souhait : ils croient qu’ils ont moins que ceux qui ont trop (ibid., 1302b : 25-26) ; ils désirent un avantage matériel ou une reconnaissance sociale. Cependant, précise Aristote, ils entretiennent ce souhait de manière paradoxalement désintéressée : « non pas afin d’acquérir ces biens pour eux-mêmes, mais parce qu’ils voient que d’autres en possèdent davantage qu’eux-mêmes, justement ou injustement » (ibid., 1302a : 38 ; 1302b : 2). Ce qui les dérange, en somme, est moins leur propre misère que la prospérité des autres.

Ce même désir correspond à la définition que la Rhétorique donne d’une émotion vulgaire : phthonos. On éprouve du phthonos – mot que je rends par « ressentiment » ou « envie » – face à la richesse, la réputation ou le pouvoir d’un autre, une excellence qu’on voudrait voir amoindrie, mais que l’on ne voudrait surtout pas émuler ou conquérir pour soi-même (Aristote 2002, 2 : 9)[11]. L’envie, par conséquent, est le sentiment populaire par excellence. Car le peuple, mis en présence de la supériorité matérielle et du prestige affiché des riches, se trouve parfaitement placé pour éprouver cette émotion-là.

Comme nous pouvons nous y attendre, ces considérations ne sont pas, pour Aristote, simplement psychologiques. Les individus qui éprouvent ces émotions sont socialement situés de telle manière que leurs pensées et changements affectifs représentent une réponse raisonnable (dans une certaine mesure) et prévisible à une réalité. Ces hommes voient que d’autres ont davantage. L’inégalité existe, c’est un état social. Devant la prééminence, qu’ils jugent excessive, des autres, ils ne peuvent pas rester indifférents, donc ils réagissent. Mais cette réaction, Aristote précise, n’est pas – ou, au moins, pas encore – concurrentielle : ils ne veulent pas obtenir autant qu’eux, ou plus qu’eux, pour eux-mêmes. Ils estiment simplement que c’est blessant. L’urgence de se dresser contre ceux qui les dépassent ne vient pas d’une fougue agonistique, mais de cette situation douloureuse de voyeurisme que la Rhétorique, avons-nous dit, définit comme phthonos, envie. L’envie est le « comment ils se sentent » dont jaillira l’impulsion à redresser une telle inégalité.

Tyrannicides

Ce qui parvient à le déclencher ce mouvement paradoxal qu’est une stasis, ce sont des circonstances déterminantes qui, toutes, ont un impact affectif : la crainte d’abord, mais aussi, les offenses, une supériorité excessive, le mépris et une puissance disproportionnée. Et d’une façon différente : corruption, avarice et inégalité (Aristote 2006, 5, 1302a : 2-4). Il faut donc des actes ou événements réels – qui tous relèvent d’un abus de pouvoir – pour inciter à passer à l’acte. Le mouvement exige un principe du mouvement, une cause efficiente. Indépendamment de la crainte, toutes les passions qu’Aristote identifie comme causes d’insurrection sont des réponses défensives, mais violentes, à une humiliation ancienne, peut-être, mais soudain insupportable. Cratée, par exemple, se révolta contre Archélaüs, parce que leur relation lui pesait depuis toujours ; le moindre prétexte lui suffit donc pour agir (ibid., 1311b).

Dans la Rhétorique, nous l’avons vu plus haut, la réaction à une insulte ou une vexation que l’on perçoit comme injustifiée et dont on veut se venger, c’est la colère, orge. C’est donc la colère qui se présente comme l’émotion révolutionnaire par excellence. Plus exactement : la colère serait l’actualisation de l’envie, sa précipitation dans le réel. L’envie décrit « comment vous vous sentez » devant les excès d’autrui ; la colère explique « quand vous agissez » là-dessus. L’envie est immobile et endurable, la colère est instantanée et insupportable. Vous regardez ces personnes ayant trop d’honneur, alors que vous n’êtes pas reconnu, et cette amertume peut continuer à jamais. Mais un outrage soudain, un mot, un geste vous fera éclater. L’envie est le potentiel pour la révolution ; l’ire, son principe dynamique.

Et pourtant le dispositif pathétique aristotélicien ne fonctionne pas comme cela. Révolutionnaire, pour Aristote, ne signifie pas populaire. Le sujet social qui mieux se prête à se laisser emporter, excédé par l’insolence d’un tyran, sera avant tout un aristocrate : le noble tyrannicide. Car, pour relever un défi et déclencher une révolution, il faut une émotion profondément différente : positive, courageuse, compétitive. Le lecteur pardonnera une longue citation, qui montre la colère à l’oeuvre dans l’histoire hellénique.

L’injustice, la peur, le mépris, ont presque toujours déterminé les conspirations des sujets contre les monarques. L’injustice les a cependant causées moins souvent encore que l’insulte, et parfois aussi les spoliations individuelles. Le but que se proposent les conspirations dans les républiques est aussi le même dans les États soumis à un tyran ou à un roi ; elles ont toujours lieu parce que le monarque est comblé d’honneurs et de richesses, que lui envient tous les autres. Les conspirations s’attaquent, tantôt à la personne de ceux qui ont le pouvoir, tantôt au pouvoir lui-même. Le sentiment d’une insulte pousse surtout aux premières ; et comme l’insulte peut être de bien des genres, le ressentiment qu’elle provoque peut avoir autant de caractères différents. Dans la plupart des cas, la colère (orge) en conspirant ne songe qu’à la vengeance ; et elle n’est point ambitieuse. Témoin le sort des Pisistratides : ils avaient couvert de boue (propelakizein) la soeur d’Harmodius ; Harmodius conspira pour venger sa soeur ; Aristogiton, pour soutenir Harmodius. La conspiration tramée contre Périandre, tyran d’Ambracie, n’eut pas d’autre motif qu’une plaisanterie du tyran, qui, dans une orgie, avait demandé à l’un de ses mignons s’il ne l’avait pas rendu mère. Pausanias tua Philippe, parce que Philippe l’avait laissé insulter par les partisans d’Attale. Derdas conspira contre Amyntas le Petit, qui s’était vanté (cauchaumathai) d’avoir eu la fleur de sa jeunesse. L’Eunuque tua Évagoras de Chypre, dont le fils l’avait outragé en lui enlevant sa femme.

Bien des conspirations n’ont eu pour cause que les attentats dont quelques monarques s’étaient rendus coupables sur la personne d’un de leurs sujets. Telle fut la conspiration ourdie contre Archélaüs par Cratée, qui n’avait jamais souffert qu’avec horreur ces indignes rapports. […] Hellanocrate de Larisse entra dans la conspiration pour un semblable outrage. Le tyran, qui avait abusé de sa jeunesse, ne le renvoyant pas dans sa patrie, comme il l’avait promis, Hellanocrate se persuada que cette intimité du roi ne venait point d’une passion réelle, et qu’elle n’avait pour but que de le déshonorer. Parrhon et Héraclide, tous deux d’Aenos, tuèrent Cotys pour venger leur père ; et Adamas trahit Cotys, pour se venger de la mutilation outrageante qu’il lui avait fait subir dans son enfance.

Bien souvent on conspire par colère (orge) des mauvais traitements que l’on a personnellement éprouvés. Même des magistrats, des membres de familles royales ont tué des tyrans, ou du moins ont conspiré, pour satisfaire des ressentiments de ce genre. A Mytilène, par exemple, les Penthalides, qui se plaisaient à parcourir la ville, en frappant du bâton tous ceux qu’ils rencontraient, furent massacrés par Mégaclès, aidé de quelques amis ; et plus tard, Smerdis tua Penthilus, qui l’avait maltraité, et dont la femme le poussait à cette vengeance. Si, dans la conspiration contre Archélaüs, Décamnichus se fit le chef des conspirateurs, en les excitant le premier, c’est qu’il était plein de fureur de ce qu’Archélaüs l’eût livré au poète Euripide, qui le fit cruellement fouetter, pour l’avoir raillé sur sa mauvaise haleine. Bien des monarques ont payé de semblables outrages de leur vie ou de leur repos.

Aristote 2006, 5, 8 : 8-13

Harmodius et Aristogiton, les tyrannicides devenus iconiques dans la démocratie Athénienne, ouvrent ici un catalogue de héros Helléniques hautement individualisés, qui se sont fâchés (orgizesthai) et donc insurgés contre des tyrans, à cause de moqueries, outrages, calomnies ou atteintes diverses à leur honneur, surtout de nature sexuelle. Il ne s’agit pas d’anecdotes. Il appartient plutôt à la logique de la colère qu’un homme doive être noble et hautement fier de lui-même, pour vouloir se dresser contre l’hubris d’un despote. C’est la sensibilité aristocratique qui est potentiellement révolutionnaire[12]. Mais qu’en est-il du démos? Un tempérament héroïque, donc courageux et irascible peut se rencontrer aussi au pluriel, mais pas dans n’importe quelles conditions. Les citoyens d’une politeia (cette « cité des citoyens », dont la démocratie est une version corrompue) seront tous valeureux, partageront tous la même excellence.

Pour Aristote, les régimes monarchiques se terminent quand il y a un nombre suffisant de guerriers, qui ne supportent plus le despotisme d’un souverain, et s’imposent comme élite au pouvoir. L’autogouvernement d’une multitude, dans les politeia, dépend d’une masse critique d’hoplites, qui décident de prendre la cité entre leurs propres mains. Tous ces acteurs politiques sont en effet excellents, au moins à un égard : leur grand courage dans le combat.

Quand la multitude régit l’État en vue de l’avantage commun, elle s’appelle par le nom commun à toutes les formes de constitution, politeia. Et ceci est raisonnable, car bien qu’il ne soit possible qu’à un homme ou quelques uns d’exceller dans la vertu, quand le nombre est plus grand il devient difficile que tous possèdent l’excellence parfaite dans chaque forme de vertu, mais ils peuvent exceller dans la valeur militaire, parce que celle-ci se trouve chez le grand nombre.

Aristote, 2006, 3 : 1279a-b

Tandis que les autres formes de vertu sont rares et difficiles, la valeur militaire peut se rencontrer chez le grand nombre. Cela s’observe à l’échelle d’une cité, mais aussi de la Grèce entière. C’est parce que les Grecs sont doués de la bonne dose d’ardeur, thumos, dans leurs âmes tempérées, qu’ils ont une vocation unique à l’art politique. Or, cette même fougue, Aristote affirme, est la source de notre affection pour d’autres, mais aussi de notre disposition à enregistrer l’humiliation et à nous révolter contre la servitude. Thumos est le moteur aussi bien du courage que de la colère (ibid., 7 : 1327b-1328a). C’est l’équipement psychologique et social – l’aspect du caractère – qui distingue les Grecs des peuples de l’Est, qui acceptent la monarchie sans broncher, aussi bien que des peuples du Nord, qui sont trop excités pour se gouverner ou gouverner autrui. L’irascibilité hellénique frappe le bon équilibre, et crée une identité harmonieuse pour l’animal politique.

Maintenant, Aristote ne voit pas la démocratie populaire dans une lumière suffisamment favorable pour en célébrer l’origine révolutionnaire[13]. Les révolutions anti-oligarchiques sont pour Aristote l’exploit d’un chef, qui prend le commandement du peuple (Aristote 2006, 5, 1305a : 35-39). Livré à sa volonté générale, un demos se révolte par ressentiment, même contre une élite qui fait bien son travail (ibid., 1305b : 18-22). Quant au peuple démocratique, il n’est pas éclairé. Au contraire, son gouvernement demeure pour Aristote un régime corrompu, qui dérive tout simplement de la tyrannie ou bien y conduit. Idéal est pour lui un régime qui ferait accéder tous les citoyens, à tour de rôle, au gouvernement. Mais les citoyens de cette cité seraient déjà une élite : propriétaires de terres, vivant de leurs rentes, ils cultiveraient un honnête loisir et jouiraient d’une éducation complète qui aurait fait éclore toutes les vertus. Ces êtres humains accomplis se dévoueraient à la guerre dans leur jeunesse, à la politique à l’âge adulte. Le reste des habitants de la ville, dépourvus de citoyenneté et de droits politiques, consacreraient leurs vies insignifiantes au commerce, à l’agriculture et autre travail manuel.

Malgré sa méfiance profonde a l’égard de la démocratie trop égalitaire des Athéniens, Aristote offre donc une théorie élitiste de la valeur collective[14] : la vertu militaire se décline au pluriel, chez un groupe de guerriers qui se gouvernent réciproquement et alternativement. C’est donc ce type très particulier de qualité personnelle, l’éminence sur le champ de bataille, qui rend possible la qualité politique des « cités de citoyens ».

Nature humaine et colère des Modernes

Dans Leviathan, mais déjà dans son « petit traité en Anglais » sur La nature humaine, Thomas Hobbes examine et redéfinit les passions. Prenant appui sur le concept de mouvement, motion, il les conçoit comme des représentations intentionnelles, capables de se muer en impulsions. D’abord nous percevons par les sens ; ensuite, dans le cerveau, les résidus des sensations deviennent imagination, fancy ; enfin, ces conceptions se déplacent jusqu’au coeur. Dans le coeur, elles deviennent une disposition active au mouvement, endeavour. Cette disposition se manifeste ou bien positivement dans l’attrait, le penchant, le désir de s’approcher, ou appetite ; ou bien négativement, dans le dégoût, la répulsion, le désir de repousser, ou aversion. Les formes diverses de l’appétit et de l’aversion, « commonly called passions », sont le début imperceptible des mouvements volontaires, voluntary motions[15]. Chacune d’entre elles réalise un aspect particulier de notre sociabilité naturelle domestiquée : cette compétition permanente, dans une vie qui n’est rien d’autre qu’une épreuve de vitesse, en concurrence avec les autres. Dans la course de l’existence, « s’efforcer, c’est l’appétit ; être récompensé, c’est la sensualité ; regarder ceux qui sont derrière, c’est la gloire ; regarder ceux qui sont devant, c’est l’humilité ; perdre du terrain en regardant derrière, c’est la vaine gloire […] s’efforcer de rattraper le suivant, l’émulation ; supplanter ou renverser, l’envie […] » et ainsi de suite, jusqu’à la mort qui n’est que l’abandon de la course (Hobbes 1640, 9).

Dans ce même catalogue, la colère devient une audace soudaine, celle de surmonter une opposition. « Se résoudre à franchir un obstacle prévu, le courage ; franchir un obstacle soudain, la colère » (ibid.). Anger est donc l’audace de faire une percée (« to break through »), lorsque surgit devant nous quelque chose qui nous arrête. Cette définition ne va pas de soi. La colère, précise Hobbes un peu plus loin, a été définie communément comme étant un déplaisir qui dériverait du sentiment d’avoir été insulté, mais cela est démenti par l’expérience : souvent, ce qui nous exaspère ce sont des choses inanimées et dépourvues d’entendement, et par conséquent incapables de nous mépriser :

Courage, in a large signification, is the absence of fear in the presence of any evil whatsoever ; but in a stricter and more common meaning, it is contempt of wounds and death, when they oppose a man in the way to his end. Anger (or sudden courage) is nothing but the appetite or desire of overcoming present opposition. It hath been commonly defined to be grief proceeding from an opinion of contempt ; which is confuted by the often experience we have of being moved to anger by things inanimate and without sense, and consequently incapable of contemning us.

Hobbes 1640, 9 : 4-5

Nous nous livrons subitement à un mouvement de colère quand un objet quelconque – personne, animal ou chose – interfère avec nos plans, freine notre élan, vient se mettre de travers et ralentit notre course (« in the way to our end »). Cette formule est cohérente avec celle que donne le Leviathan, où :

Aversion, with opinion of hurt from the object, fear. The same, with hope of avoiding that hurt by resistence, courage. Sudden courage, anger. Constant hope, confidence of ourselves. Constant despair, diffidence of ourselves. Anger for great hurt done to another, when we conceive the same to be done by injury, indignation[16].

Hobbes 1651, 1 : 6

Que devint donc le scénario antique de orge? À une culture de l’honneur, Hobbes substitue un champ de forces. À des impressions secrétées par l’amour propre, l’expérience. Seul un faraud, qui se pavanerait dans une gloire imaginaire, précise-t-il, pourrait interpréter son emportement comme la réponse à une offense (ibid., 2, 27 : 17). Cette critique de la définition classique de la colère est tout à fait importante[17].

D’abord, parce que c’est une critique bien ciblée. Hobbes connaissait extrêmement bien la Rhétorique d’Aristote : il en fit une traduction synthétique en anglais. Dans la formidable concision de sa prose, le grec d’Aristote devient donc ceci :

Anger is desire of Revenge, joyned with grief for that he, or some of his, is, or seems to be neglected. The object of Anger is always some particular, or individual thing. In Anger there is also pleasure proceeding from the imagination of revenge to come. To Neglect, is to esteem little or nothing : and of three kinds : Contempt, Crossing, Contumely. Contempt, is when a man thinks another of little worth in comparison to himself. Crossing, is the hinderance of another mans will without design to profit himself. Contumely, is the disgracing of another for his own pastime.

Hobbes 1903 [1681] 2 : 2

Le passage cité continue comme suit :

The common Opinions concerning Anger are therefore such as follow : They are easily Angry that think they are neglected. That think they excell others ; as the Rich with the Poor ; the Noble with the Obscure, etc. And such as think they deserve well. And such as grieve to be hindered, opposed, or not assisted. And therefore sick men, poor men, lovers, and generally all that desire and attain not, are angry with those that standing by, are not moved with their wants. And such as having expected good, find evil. Those that men are angry with, are, such as mock, deride, or jest at them. And such as shew any kind of Contumely, towards them. And such as despise those things which we spend most labour and study upon : and the more, by how much we seem the less advanced therein. And our friends, rather than those that are not our friends. And such as have honoured us, if they continue not. And such as requite not our courtesie. And such as follow contrary courses, if they be our inferiours. And our friends, if they have said, or done us evil, or not good. And such as give not eare to our intreaty. And such as are joyful, or calm in our distress. And such as troubling us, are not themselves troubled. And such as willingly hear or see our disgraces. And such as neglect us in the presence of our Competitors ; of those we admire ; of those we would have admire us ; of those we reverence ; and of those that reverence us. And such as should help us, and neglect it. And such as are in jest, when we are in earnest. And such as forget us, or our Names. An Orator therefore must so frame his Judge or Auditor by his Oration ; as to make him apt to Anger : and then make his Adversary appear such as men use to be angry withal.

Ibid.

C’est un Aristote fidèlement rendu. Lorsqu’il se refuse à associer la colère au mépris, donc, Hobbes s’écarte délibérément de ce texte-ci : la Rhétorique. C’est ici, nous l’avons montré, que se trouve cette opinion ordinaire – « it hath been commonly defined » – que anger serait une réponse au contempt. Cet écart a été largement sous-estimé dans les études hobbesiennes, et cela, sans doute, pour une raison bien compréhensible : les passions créent un îlot d’aristotélisme, au coeur d’une philosophie profondément critique, par ailleurs, envers Aristote et la scholastique[18]. Mais cette indulgence à l’égard d’Aristote est trompeuse : dans sa taxinomie des passions, Hobbes se réconcilie avec l’auteur de la Rhétorique, mais il s’en détache, néanmoins, dans la définition de la colère.

Cela peut paraître un détail. De ce détail, il faut, pourtant, prendre la mesure. Car la colère, entendue comme la peine pour une offense que l’on ne mérite pas, accompagnée du désir de se venger, était pour Aristote, la passion politique par excellence : celle qui explique l’insurrection noble. C’est parce que nous nous laissons emporter, irrités, excédés, exaspérés par un pouvoir qui lèse notre dignité, que nous éprouvons le désir de nous révolter, et que notre révolte se justifie. C’est en colère que nous nous mobilisons dans une guerre juste. Voyante et sonore dans le corps, la fureur est toujours la parade, accompagnée d’une action offensive, d’un acteur social qui souffre. On ne me reconnaît pas pour celui/celle que je veux être dans le monde. Entre le corps qui s’échauffe, le codage social qui me confère un statut et des attentes, le principe au nom duquel je me dis que j’ai le droit de contre-attaquer, mon sentiment de peine et de plaisir mélangés compose une expérience qui se tient. C’est bien, en version Aristotélicienne, l’entrelacs des trois boucles que j’ai esquissé au début : droit, habitudes, corps.

Or, Thomas Hobbes met en pièces ce montage qu’il connaît si bien, en réduisant anger à une simple poussée de courage, rien de plus que l’appétit ou le désir de surmonter une opposition qui se présente soudainement devant moi. Faire une percée lorsqu’on m’arrête dans ma course vitale et que l’obstacle est prévisible, c’est du courage. Faire une percée devant un obstacle imprévu et, surtout, à l’improviste : voilà la colère. Strictement rien de plus : « nothing but the appetite or desire of overcoming present opposition » (Hobbes 1640, 9 :21). Tous les scénarios esquissés dans le théâtre politique d’Aristote s’estompent. Il ne reste que l’expérience empirique de notre agacement mêlé d’impatience devant une contrariété. L’ire se trouve déconnectée de la justice et de la fierté, pour devenir une réaction purement mécanique, devant la personne – ou la chose – qui viendrait interrompre ma trajectoire. C’est un argument tranchant, basé sur une cinétique du lien social. Il me faut avancer ; ce qui entrave ma progression provoque un mouvement d’humeur, un mouvement par lequel j’outrepasse l’obstacle même.

Si je m’insurge contre le roi, c’est parce que je le considère un accident de parcours. C’est précisément comme cela qu’il faut comprendre une des causes des révoltes, le discontent.

To dispose men to sedition three things concur. The first is discontent : for as long as a man thinketh himself well, and that the present government standeth not in his way to hinder his proceeding from well to better, it is impossible for him to desire the change thereof.

Hobbes 1994 [1640], 17 : 1

Un homme se soulève, par mécontentement, lorsque le gouvernement se met de travers sur sa route (« standeth in his way ») et fait obstacle (« hinder ») à sa progression du bien au mieux. C’est une émotion faite de peur et d’ambition. Souvent les hommes accusent leur gouvernement d’être tyrannique, simplement parce que l’autorité est pénible : ils penseront alors que le tyrannicide est légal et digne d’éloge (ibid., 27: 4). Mais leur révolte n’a aucune légitimité : tout au contraire. Le souverain peut même accomplir des abus, des exactions, mais cela ne justifie jamais l’insoumission (ibid., 27 : 10). Un tyrannicide n’est plus un sujet politique pris au jeu de la reconnaissance, mais un sujet singulier et déconnecté, un individu, un atome humain[19]. Si je me fâche contre le roi, parce que je le considère un accident de parcours, cela signifie que je me mets en concurrence avec lui ; cela veut donc dire que je me trompe complètement, à la fois sur son compte et sur la nature même du politique. Je ne comprends pas que je ne suis qu’une écaille sur la peau reptilienne du Léviathan[20], que la seule piste où je peux me mettre en lice est la société civile, pas l’arène politique. Parce que Léviathan n’est pas un antagoniste, mais la condition de possibilité et la limite de mon antagonisme civilisé avec les autres atomes humains. Sans lui, il n’y a que la guerre totale[21].

La critique moderne de la colère est le symptôme d’une profonde rectification du politique. Pour Aristote les émotions sont le moteur de l’histoire. Il existe diverses formes de gouvernement, monarchie, aristocratie et « politie », selon le degré de corruption de leurs versions. La transformation d’une forme, le passage d’un état d’un gouvernement à l’autre, se fait à cause des passions. Le tyran offense et avilit ses sujets, il les exaspère. De cela naît immanquablement une révolution. La dialectique du despotisme et de la révolte démontre l’instabilité, donc la faiblesse, de la tyrannie. Oeuvre d’individus d’exception, doués d’une haute estime d’eux-mêmes, donc d’une susceptibilité extrême, un tyrannicide est héroïque.

Pour Hobbes, au contraire, toute rébellion est une atteinte à la souveraineté, donc à la raison d’être d’un État. L’État existe non pas parce que les êtres humains seraient naturellement enclins à s’associer, mais afin de contenir la guerre de tous contre tous, une brutalité en quoi consiste la vie d’avant l’État : une vie solitaire, misérable, cruelle, bestiale – et de brève durée. C’est cette sauvagerie meurtrière qui, sous le regard de Léviathan et dans les contours de son corps écaillé, se mue en concurrence économique, challenge technologique, émulation professionnelle et rivalité sociale – bref : en cette course-poursuite qu’est la vie civilisée. Or, au-delà de la confrontation permanente entre individus, tout conflit social n’est rien d’autre qu’un retour à l’état de nature, la redistribution de la violence réciproque et mimétique à l’intérieur du corps civil[22].

C’est à partir d’une guerre civile, dans laquelle il voyait l’aboutissement catastrophique d’une division de la souveraineté, que Hobbes théorisa le rôle de l’État. Une guerre civile porte une atteinte meurtrière à la société, car la société même fut crée dans le seul but de mettre un terme à cet état de belligérance originaire et généralisée, toujours en puissance chez ces animaux antipolitiques que sont les hommes. Rupture du covenant, du contrat fondateur, « le grondement séditieux d’une nation troublée » (Hobbes 1996 [1640] : 103) se résout en une « horrid war » : une guerre épouvantable, dans laquelle se déchaîne une colère qui n’a rien d’héroïque. La guerre civile qui, à partir de 1642, a opposé le Roi et les Parliamentarians n’est rien d’autre qu’une rage d’une durée de quatre ans, une fureur populaire, « popular fury », dont il fallait attendre la fin, tout en se donnant l’immense tâche d’en penser les causes les plus profondes[23]. Bien avant une conflagration, il faut se garder des premiers mouvements d’une sédition : des germes qui sont, en grande partie, d’ordre intellectuel. Il faut apprendre au peuple, que l’ignorance rend réceptif, à ne pas tomber amoureux, « not to be in love », d’une forme de gouvernement autre que la leur, et à ne pas désirer le changement, « to desire change » (Hobbes 1651, 2, 30 : 6-7). Toute tentative de mise en question, de blâme ou de simple critique du souverain doit être désamorcée (ibid., 2, 3 : 9). Régicide ou émeute, soulèvement ou dissidence : un conflit n’a jamais d’excuse.

Parmi les causes de la guerre qui a sévit en Angleterre, « avec ses quatre années de rage », il y a l’éducation classique des élites. Les philosophes anciens sont coupables, aux yeux de Hobbes, d’avoir légué au monde occidental tout un arsenal d’arguments trompeurs sur la liberté et, par conséquent, sur la violence. La pensée politique des Anciens est la source idéologique de la violence contemporaine.

Fourthly, there were an exceeding great number of men of the better sort, that had been so educated, as that in their youth having read the books written by famous men of the ancient Grecian and Roman commonwealths concerning their polity and great actions ; in which books the popular government was extolled by that glorious name of liberty, and monarchy disgraced by the name of tyranny ; they became thereby in love with their forms of government. And out of these men were chosen the greatest part of the House of Commons, or if they were not the greatest part, yet by advantage of their eloquence, were always able to sway the rest.

Hobbes 1963 [1680], 1

Cette pensée politique donne un mauvais exemple, crée un malentendu et secrète un poison (venime). Le mauvais exemple consiste en un langage absurde qui identifie à la tyrannie toute forme de gouvernement qui ne soit pas populaire (Hobbes 1996 [1640] : 469-470). Le malentendu est celui qui appelle « Liberté des Anciens », ce qui était plutôt l’état de guerre permanente entre les cités (Gaskin 2008 : 149). Le poison est l’illusion (imagination), que les gens dérivent des livres des Anciens, que, d’une part, la monarchie réduirait le peuple en esclavage et que, d’autre part, un gouvernement populaire garantirait la liberté de tous (ibid. : 225-226). Ces opinions sont funestes car, en Angleterre, au beau milieu du XVIIe siècle, elles nourrissent le mythe d’une régénération possible de l’État qui, en fait, ne peut aboutir qu’à son démembrement (Hobbes 1651, 2, 30 : 7).

Une des causes les plus fréquentes de la révolte contre un souverain est bel et bien, pour Hobbes, la lecture des livres de politique (books of Policy) et des histoires des anciens Grecs et Romains (Gaskin 2008 : 225). Des livres, parmi lesquels il faut compter la Politique d’Aristote, avec sa galerie de grands tyrannicides, depuis Harmodius et Aristogiton, immortalisés dans leur geste meurtrier, sur l’agorà d’Athènes, jusqu’au moins célèbre Decanlichus, pourtant fort intrépide. Des livres hautement préjudiciables à une monarchie et dont la circulation devrait être strictement limitée.

From the reading, I say, of such books, men have undertaken to kill their Kings, because the Greek and Latin writers, in their books and discourses of Policy, make it lawful and laudable, for any man so to do ; provided, before he do it, he call him tyrant. For they say not regicide, that is, killing a king, but tyrannicide, that is, killing of a tyrant is lawful.

Hobbes 1651, 2, 29 : 14

C’est au livre 6 de la Politique qu’Aristote décrit la démocratie comme la forme de gouvernement qui favorise la liberté (Hobbes 1994 [1640], 17, 3). C’est « dans les écrits de ces philosophes moraux, comme Sénèque et d’autres, tenus en si grande estime parmi nous », que l’on trouve l’éloge pernicieux du tyrannicide (ibid., 17, 10). Aucun apprentissage linguistique n’a été payé aussi cher, au prix de tant de sang, que celui du Grec et du Latin (Gaskin 2008 : 150).

Hobbes introduit Léviathan non seulement avec un frontispice devenu célèbre, mais aussi avec l’aveu d’un espoir, celui de devenir le Platon moderne – et non pas l’Aristote moderne – un nouveau philosophe, pour un nouveau roi. Enfin affranchi de l’influence de Rome et d’Athènes, « this writing of mine », hasarde-t-il, peut-être tombera-t-il entre les mains d’un souverain qui saura en faire son miel (ibid., 254).

Au tournant de l’âge moderne, pour conclure, la pensée politique se voit bouleversée par une reconfiguration des fondements anthropologiques du lien social : à la différence des abeilles, l’homme n’est pas un animal politique, mais une brute vaniteuse, ambitieuse et batailleuse, à peine contenue par la souveraineté absolue de l’État. Ses émotions sont autant de manières de conduire cette course poursuite qu’est la vie. La colère, autrefois une réponse héroïque au mépris – faite de droit, habitudes et symptômes corporels – devient une simple réaction mécanique, devant tout obstacle sur la trajectoire du désir.