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Dans son livre Shoveling Smoke, William Mazzarella s’intéresse à la mise en public de la culture, c’est-à-dire à l’emploi discursif du concept de culture par l’industrie publicitaire de Bombay pendant les années 1990. Bien que l’étude présente une recherche ethnographique formidable qui raconte les détails fascinants d’un processus qui finit par constituer une valeur commerciale pour la « commodity image » ou bien pour l’image projetée d’une marchandise, elle se lit davantage en parallèle avec l’article que Mazzarella a récemment publié dans l’Annual Review of Anthropology (2004). L’article cristallise théoriquement le matériel du livre en utilisant l’idée d’un mouvement culturel qui est à la fois général et particulier : la « médiation ».

Au lieu de privilégier les médias comme sites d’enquête, la médiation étend la logique de la représentation à un phénomène socioculturel. Mazzarella définit le concept : la médiation décrit le processus par lequel une « dispensation » sociale donnée se produit et se reproduit à travers un médium particulier ou bien à travers plusieurs moyens de communication (2004 : 346). En généralisant la médiation en tant qu’outil de l’analyse, Mazzarella formule une critique des perspectives de la recherche qui, selon lui, ont une tendance a fétichiser soit les médias et leur production, soit les auditoires et leur réception des médias. Au lieu de cela, il propose de s’attarder sur le processus social qui échappe aux catégories de la production et de la réception, de la production culturelle et des auditoires : celui de la médiation continuelle entre les mondes virtuels et actuels, entre l’imaginaire et la pratique. L’auteur argumente que les mondes locaux sont nécessairement les résultats de technologies sociales de la médiation (2004 : 353). Mazzarella nous encourage à concentrer nos efforts de recherche ethnographique sur ce qu’il appelle les « noeuds de la médiation », pour que nous puissions, par exemple, constater les moments où une communication quelconque est formulée, négociée, déployée (2004 : 354, 356).

Le concept de la médiation concrétise les idées et les données sur lesquelles Mazzarella base son étude ethnographique dans son livre de 2003. L’auteur examine l’industrie publicitaire à Bombay dans la période qui suit la libéralisation économique des années 1980, après l’élaboration de ce qu’il appelle une « dispensation sociale de la consommation ». Mazzarella argumente que l’articulation d’une telle dispensation sociale requiert le développement d’une ontologie sociale de la consommation globalisée. Il s’attarde spécifiquement à trois campagnes publicitaires en tant que « noeuds » de la médiation : celle des fameux condoms KamaSutra, celle du branding d’une compagnie indienne, et celle d’une boisson gazeuse de marque transnationale. L’insistance sur l’industrie publicitaire ainsi que sur la globalisation comme phénomènes discursifs indique que la contribution importante de Mazzarella est qu’il ne lit pas la publicité comme un ensemble de signes textuels. Il insiste sur le processus de négociation entre les agences de publicité et leurs clients, les compagnies qui achètent la publicité. De plus, il met l’accent sur cette relation dans le contexte indien, c’est-à-dire qu’il montre comment l’émergence de l’ontologie du consommateur globalisé, ou la spécificité du consommateur global indien, résulte du rapport entre l’agence de publicité et le client.

La centralité de ce rapport dans son enquête fait appel à l’histoire importante de la libéralisation économique en Inde, où les agences de publicité, en évoquant une classe moyenne aux proportions énormes dont le potentiel de consommation restait inexploité, se sont employées à attirer des compagnies multinationales sur le marché indien. Mazzarella note que lorsque la « grande classe moyenne consommatrice indienne » ne dépensait pas autant que prévu, les agences indiennes percevaient le phénomène comme une crise fondamentale, dans un premier temps, pour finalement comprendre la situation au nom de l’agencéité (agency) des consommateurs indiens. Bref, les agences indiennes ont invoqué le manque de publicité approprié pour la spécificité culturelle indienne – c’est-à-dire le concept de culture comme élément stratégique. Mazzarella montre que 1) cet ensemble de stratégies convenait à l’intérêt personnel des agences indiennes en conservant leur autorité face aux clients transnationaux, ainsi que 2) les deux approches – l’appel à un consommateur globalisé universel et l’appel à un consommateur globalisé culturellement spécifique – font également partie du discours de la mondialisation d’un capitalisme de la consommation. Sur le plan ethnographique, il trace les trajets des négociations à ces fins, au sein d’une agence publicitaire lors du développement de plusieurs campagnes de publicité, ainsi que dans les relations entre l’agence et ses clients au cours de ce processus.

Mazzarella théorise le consommateur indien produit par la publicité à travers le concept d’auto-orientalisme, selon lequel le déploiement commercial de l’indienneté utilise des signifiants globalement reconnus de la « tradition indienne » pour faciliter la consommation d’un soi marqué comme culturellement spécifique (2003 : 138). Toutefois, l’auteur présente plusieurs situations où la spécificité culturelle est rejetée. Par exemple, tandis que la campagne de publicité des condoms KamaSutra impliquait les discours du désir libidinal, l’histoire de la planification étatique du contrôle de la population, ainsi que l’indiennisation ou la légitimation des relations sexuelles à travers un texte ancien, le cas du branding de la compagnie indienne met l’accent sur la tension qui mène la compagnie à préférer une identité globale à une identité locale, ainsi que sur la négociation du rapport entre l’agence de publicité et le client. Finalement, dans le cas de la boisson gazeuse, Mazzarella démontre comment l’agence de publicité a présenté le concept du consommateur indien comme contre-marchandise à son client avec lequel elle pouvait négocier pour la différenciation culturelle, et donc pour son autorité en tant qu’intermédiaire, à l’encontre de la philosophie du client transnational d’un consommateur globalisé universel.

L’article de 2004 sur la médiation dans l’Annual Review of Anthropology présente une perspective théorique claire, puissante et scientifique. En dépit de cela, l’étude de 2003 semble traiter trop de thèmes pour que s’en dégage une force analytique. Par exemple, l’argument de la circularité de la logique publicitaire donne l’impression d’être sous-théorisé. Surtout la place des classes socioéconomiques, ou la façon dont le public visé est conçu dans le développement d’une campagne de publicité semble avoir échappé au concept d’auto-orientalisme. Toutefois, les détails ethnographiques présentent des données importantes pour ceux qui s’intéressent au rôle de la culture dans les processus de la mondialisation, ainsi que pour les spécialistes des médias, des industries de la production culturelle et de l’Asie du Sud. Le potentiel explosif d’une théorie anthropologique de la médiation s’appuie sur un projet ethnographique novateur qui est à la fois impressionnant et convaincant. Nous espérons que William Mazzarella continuera d’entreprendre de telles recherches.