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Le paysage urbain de Douala est envahi depuis les années 1990 par les motos-taxis. Ce phénomène ne va pas sans susciter des problèmes dans la ville. Les médias rapportent chaque jour des accidents dans lesquels un moto-taximan est impliqué. La scène fait d’abord sourire, et par la suite, on s’occupe de secourir les blessés ou d’évacuer les morts. L’identité du moto-taximan se trouve alors en perpétuelle négociation dans le regard vis-à-vis de l’autre à travers l’expérience quotidienne d’une histoire en train de se faire, et non écrite d’avance. La présente analyse se propose de centrer la culture de masse sur l’histoire sociale des motostaximen. L’objectif est, en effet,

[D]e découvrir les relations entre ces activités et la vie, les croyances et les émotions de ceux (et celles) qui les produisent et les consomment, d’évaluer la résonance sociale des pratiques.

Ribac 2005 : 74

C’est aussi à une vision dynamique et tensionnelle de la culture de masse, une culture populaire, que nous référons pour rendre compte des motos-taxis, laquelle

[V]ise surtout à comprendre comment les potentialités contradictoires de la culture populaire, faite de déférence à l’autorité et d’esprit rebelle, d’ancrage dans des traditions et d’une dimension picaresque de quête de mouvement, interagissent avec les pouvoirs sociaux.

Mattelart et Neveu 2003 : 36

Dès lors que l’objet que constitue culture est pensé dans une problématique du pouvoir naît un questionnement. Comment le moto-taximan, à travers ses « arts de faire » (de Certeau 1980), ses ruses, ses bricolages, ses pratiques de détournement et de contournement redéfinit-il la raison étatique? En réalité, quelle est la valeur sociale attachée au moto-taximan? Il peut s’agir des effets de la dérision, du mauvais esprit, de l’aménagement de micro-espaces d’autonomie, caractérisés par la redéfinition des positions sociales qui constituent une indifférence au discours social véhiculé par le pouvoir politique. Souligner ces tensions, c’est saisir une grande difficulté qui tient aux contradictions mêmes du moto-taximan, c’est-à-dire :

[C]omprendre et expliquer comment les structures sociales agissent sur le soi et comment le soi agit sur les comportements sociaux.

Stryker et Burke 2000 : 285

Ce parti pris implique des méthodes d’enquêtes capables de saisir au plus près de ces vies ordinaires. L’approche est socioanthropologique. Elle tient de l’histoire orale et de la factualité avec des entrevues plus ou moins formelles sur la description de l’univers des motos taximen et les différentes interactions qui s’y jouent. L’importance est accordée à la matérialité, à la production sociale de la trace, aux échelles, à la temporalité de l’action, aux discours ou interprétations des acteurs sociaux, compris comme des pratiques localisées. Il ne s’agit pas seulement de cartographier les motos-taximen, ou d’en saisir la cohérence avec une dimension dépréciative, mais de rendre compte à travers une démarche compréhensive que les rapports de pouvoir ne sont pas le décalque acquis d’avance des rapports économiques. Une sémiotique culturelle et sociale ainsi qu’une anthropologie révélatrice de l’accès à la citadinité et à la citoyenneté sont ainsi mobilisées pour rendre compte du fait que le symbolisme et les pratiques du quotidien sont construits et analysés en relation avec le pouvoir (Alasuutari 1999).

À l’évidence, l’espace public n’est jamais un pur espace de rationalité, de confrontation logique de logos, un commerce de discours parmi lesquels les citoyens choisiraient à l’aide de la raison ou de la rationalité. Il est toujours et simultanément une forme de marché identitaire, de structure d’exhibition et d’offres où, à travers les discours politiques, le flux de l’information, les produits culturels et même les modes circulent des modèles d’accomplissement (Mattelart et Neveu 2003 : 58). À ce titre, les motos-taxis construisent et détruisent la société tout en étant construits et détruits par celle-ci. Les motos-taxis comprennent et interprètent la société de même que celle-ci les comprend et les interprète. Les motos-taximen relèvent des modes d’action populaire, et leur sociabilité quotidienne résulte d’une construction identitaire et d’une fabrication idéologique locale.

Le registre de protestation : Les motos-taxis comme modes d’action populaire

L’intérêt porté à des pratiques culturelles, définies sans souci de leur prestige social conduit à porter un regard sur leur émergence. Plus qu’une économie morale des temps de crise, les motos-taxis apparaissent comme une force sociale et politique. Dans cette optique, les motos-taxis naissent à Douala d’une opportunité culturelle caractéristique des troubles sociopolitiques pour s’inscrire comme bulle d’autonomie par rapport à l’État.

Les opportunités culturelles de l’émergence des motos-taxis

L’entrée des pauvres sur la scène politique se joue dans des espaces de liberté relatifs à la refondation des rapports sociaux. Dans leur tentative de conquête du pouvoir, les partis de l’opposition camerounaise nés à la suite du retour au multipartisme dans les années 1990 ont lancé des mots d’ordre de désobéissance civile qui se sont cristallisés autour de Douala, pôle économique du Cameroun. De même, la crise économique de la fin des années 1980 a réduit les moyens d’action de l’État et induit l’apparition de nouveaux ancrages sociaux pour une population à la recherche de moyens de survie. Le rapport de force entre puissance publique et dynamiques sociales a ainsi accouché d’un mode alternatif de transport au coeur même des fractures urbaines.

Les motos-taxis à Douala : un formatage au coeur des troubles sociopolitiques

Dès le début des revendications démocratiques en 1990, l’opposition camerounaise s’est donné pour objectif de renverser le pouvoir en place. Cette attitude va entraîner une montée de la violence physique. Regroupés autour d’une coalition appelée Coordination des partis politiques et en collaboration avec certaines associations, notamment Cap Liberté de Djeukam Tchameni, les partis politiques de l’opposition vont organiser des actes de désobéissance civile. Le mot d’ordre de « villes mortes » lancé à travers des tracts consistait à déserter la ville avec fermeture de magasins et boutiques pendant cinq jours : du lundi au vendredi – le samedi et le dimanche étant considérés comme jours de ravitaillement. Les « villes mortes » vont connaître leur point focal lorsque, dans un discours à l’Assemblée nationale le 27 juillet 1991, le Président Paul Biya déclare que la conférence nationale revendiquée par l’opposition et tous les acteurs de la société civile est sans objet (Sindjoun et Owona Nguni 1997 : 225).

Afin de mettre fin à l’incivisme citoyen, le gouvernement, à travers la création des commandements opérationnels (unités paramilitaires de répression), institue l’état de siège. Toutefois, avec le changement à la tête du commandement opérationnel dans la province du Littoral, les « villes mortes » vont connaître à Douala un nouveau tournant. Le Général Rémi Claude Meka, nouveau commandant, supprime les journées de ravitaillement instituées par l’opposition. La circulation dans la ville est autorisée aux médecins et ambulanciers. Tout autre véhicule circulant dans la ville devait disposer d’un laissez-passer consistant en un « carton rouge » tel que prescrit par Cap Liberté. Les motos des particuliers, bénéficiant des faveurs à la fois des contrôleurs de cartons rouges et des militaires du commandement opérationnel, commencent à devenir un moyen de transport payant[1]. Les populations se convertissent alors dans un secteur qui opère en marge des joutes politiques. Les « villes mortes » ont duré près de dix mois, ce qui a entrainé la sédimentation du phénomène.

En fait, le répertoire des motos-taxis prend corps à partir des espaces redevenus « vierges » à cause de l’incapacité de l’État à assurer ses missions essentielles, notamment la sécurité et l’entretien de la voirie dans une ville en plein essor démographique. Les motos-taxis ne font qu’occuper un espace laissé vacant par les taxis[2] et la SOTUC[3].

La crise économique : montée du chômage et dégradation du paysage urbain

Avec la crise économique des années 1980, la plupart des entreprises de Douala ont dû comprimer leurs effectifs. Certaines ont simplement disparu de l’environnement économique. La vente des « cartons rouges » est assurée par des jeunes sous-scolarisés ainsi que des chômeurs à la recherche de subsides pour leur famille.

Par ailleurs, l’État ne peut plus entretenir sa voirie. Douala se retrouve donc avec des routes en mauvais état. De plus, les prix élevés des pièces de rechange et du carburant entraînent de fréquentes grèves de taxis. Ces derniers sont de ce fait considérés par le gouvernement comme des sympathisants de l’opposition. Tous les syndicats de taximen se sentent en effet solidaires de la Coordination de l’opposition. Dès les premières élections municipales de l’ère du multipartisme, le Social Democratic Front, parti d’opposition, contrôle toutes les mairies d’arrondissements de Douala[4]. La connexion entre taxis et opposition va donc donner l’occasion au pouvoir de laisser les motos-taxis prendre de l’ampleur.

De surcroît, malgré la crise économique, les citoyens pensent que la ville constitue le meilleur refuge. Ainsi, Douala va connaître une démographie exponentielle et un développement anarchique de sa périphérie. Il se crée alors deux phénomènes : la circulation dans un univers en transformation permanente, d’une part, et une recherche d’occupation professionnelle pour des individus désespérés, d’autre part.

L’ouverture économique à la Chine vient opportunément faciliter l’achat des motos[5]. À Douala, les motos-taxis ont déjà donné naissance à un véritable secteur : importateurs agréés auprès d’industries chinoises, distributeurs, organismes de micro-finance et tontines pour l’achat de motos, hangars payants pour gardiennage et mécaniciens. Les motos arrivent au port de Douala, en pièces détachées (calendres, roues, réservoirs et autres accessoires disposés dans des containers). Le moindre mécanicien à l’arrière d’une boutique se transforme en monteur de motos. Le conducteur d’une moto peut en devenir propriétaire : il lui suffit de reverser à son « aîné », la totalité de la recette journalière jusqu’au remboursement du capital initial majoré d’un intérêt dont le taux est fonction de la proximité ethnique. Les motos-taximen eux-mêmes ne disposent pas de contrat de travail. La recette quotidienne à verser au propriétaire[6] est régie par les règles de la confiance consubstantielle de la consanguinité liant, la plupart du temps, le conducteur au propriétaire.

L’origine sociale des motos-taximen

Les conducteurs de motos-taxis se recrutent dans toutes les tranches d’âge de la société camerounaise même si la majorité se situe dans les 16-25 ans[7]. Ce sont généralement des exclus du système éducatif sans qualification professionnelle. Si les premiers motos-taximen de Douala sont des jeunes gens originaires du Nord-Cameroun, force est de constater qu’aujourd’hui la majorité des conducteurs provient de l’Ouest-Cameroun. L’état des routes et l’extension de la ville s’avèrent des espaces difficilement domptables pour des individus venus de l’arrière-pays qui ignorent les règles de la circulation routière. Les motos-taximen travaillent par zones, qui correspondent à des quartiers de la ville de Douala, même si les frontières de ces zones ne sont pas étanches[8]. Le passager est souvent obligé de servir de guide au conducteur, car ce dernier connaît rarement la destination de son client.

Dans l’univers des motos-taximen, il y a aussi des personnes qui exerçaient de petits métiers en entreprise ; des retraités, qui trouvent dans la conduite des motos-taxis une source de revenus complémentaire pour leurs familles. Il y a également des motos-taximen occasionnels : certains employés, le soir après le travail ou la fin de semaine, transportent des passagers sur leur propre moto afin d’arrondir leurs fins de mois, à l’instar de certains élèves ou étudiants. Car, il faut le reconnaître,

Ce sont d’abord ces attentes matérielles, notamment l’attente du manger, qui gouvernent les représentations, nourrissent les rêves, déterminent les attitudes et les gestes, induisent des choix symboliques, et donnent lieu à la construction des idiomes politiques.

Mbembe 1988 : 157

Les motos-taxis : Bulle d’autonomie et catégorie régulatrice du rapport à l’État

La capacité des motos-taximen à se définir dans l’urbanité est fonction du poids des relations sociales. Dans ces « Afriques indociles » (Mbembe 1988), la désobéissance constitue un mode d’expression politique qui s’analyse dans le rapport des individus à la puissance publique. Les motos-taxis existent comme mode de fonctionnement asocial car ils sont en marge de l’ordonnancement normatif des catégories urbaines. Le rapport entre motos-taxis et puissance publique se situe dans une ligne asymétrique où les intérêts des uns et des autres sont la plupart du temps divergents.

L’ambiguïté des relations entre motos-taxis et autorités administratives/forces de l’ordre

Le comportement des motos-taxis devrait interpeller les forces de l’ordre dans leur mission de sécurité publique. Or, celles-ci restent inactives face au désordre urbain lié aux motos-taxis. L’exemple le plus patent est la situation qui prévaut à l’entrée du marché de Mboppi situé en face d’une brigade de gendarmerie. Les motos-taxis y occasionnent de nombreux embouteillages sans que l’on puisse assister à la moindre intervention des forces de l’ordre. Ce phénomène s’observe également au carrefour du marché Nkololoun où les accidents causés par les motos-taxis sont fréquents. Au rond-point Deido, l’image la plus saisissante est celle des motos-taxis qui, ayant envahi la chaussée, servent « d’abri » aux policiers qui y sont en faction. Ces derniers, qui feignent de ne pas comprendre la situation, surgissent ainsi de derrière les motos pour interpeller les taxis et les autres véhicules. Dans la ville, alors qu’un taxi en surcharge ne peut traverser un contrôle de police qu’en montrant patte blanche, les motos-taxis avec à leur bord deux clients, voire plus, roulent sans la moindre inquiétude. Bien plus, la disposition des bagages sur la tête du client (avec tous les risques de déséquilibre) ou sur les réservoirs à essence (avec le manque de visibilité et le risque d’incendie) amène à s’interroger sur le rôle des forces de l’ordre dans le désordre occasionné par la circulation des motos-taxis. En fait, il y a quelques années, motos-taxis et forces de l’ordre se sont livrés à des batailles rangées, à la suite de l’assassinat d’un moto-taximan par un policier. On a alors assisté à une véritable guérilla urbaine qui a entraîné l’incendie de postes de police[9]. Cette forfaiture de la police est supplée par les Communes urbaines d’arrondissement de Douala qui, depuis le début de l’année 2009, ont créé des milices pour le contrôle des motos-taxis. Ainsi, au mépris de toute réglementation, des individus qui ne relèvent pas des forces de l’ordre assurent le contrôle des usagers de la voie publique et ce, sous le regard « innocent et complice » de la Préfecture du Wouri. En réalité, il s’agit de tenir à égale distance motos-taximen et forces de l’ordre dans une conception pour le moins originale du contrôle de l’espace.

Ferdinand Koungou Edima, alors gouverneur de la Province du Littoral au milieu des années 1990, avait tenté d’obliger les motos-taxis à arborer la peinture jaune des autres taxis[10]. Cette mesure avait eu l’effet d’un coup d’épée dans l’eau. Au début de 2007, Bernard Atebede, préfet du Wouri, après plusieurs concertations avec les forces de l’ordre, des acteurs de la société civile, les motos-taximen et une campagne médiatique a tenté d’imposer l’immatriculation des motos et le port d’une tenue d’identification. Cette initiative a également fait long feu, les motos-taximen étant convaincus que cet uniforme avait pour but de faciliter leur repérage par la police. En fin d’année 2008, un autre décret du premier ministre[11] tente de réglementer le secteur. Les multiples réactions confortent de manière générale l’idée d’une prolétarisation comme mode de défense sociale. À titre d’illustration, on peut noter :

Douala, les motos-taxis boudent la réglementation : l’activité des conducteurs se poursuit dans le désordre et l’inconfort habituels.

Le Jour, 6 janvier 2009

Le quotidien gouvernemental résume la situation en ces termes :

L’avènement d’une nouvelle réglementation sur l’exercice de cette activité est une aubaine pour poser le problème des « bendskin »[12] au Cameroun. Car, s’il est acquis que cette activité a généré de nombreux emplois et apporté une réponse à un réel problème de transport, les opérateurs du secteur sont souvent restés en marge de la loi, et apparaissent comme une horde incontrôlable. Que pourra la nouvelle réglementation?

Cameroon Tribune, 6 janvier 2009

Après une période transitoire de six mois pour se conformer à la réglementation, une conclusion s’impose :

Transport par motos-taxis, l’effort d’assainissement de ce secteur a du plomb dans l’aile.

L’Effort Camerounais, 29 juillet 2009

En fait, la survie des individus au quotidien peut s’analyser comme source de créativité et de résistance à n’importe quel projet totalitaire de domination sociale (Carretero 2002). Les stratégies de survie des motos-taximen face à la domination de la puissance publique prennent des allures de défiance. À cet égard,

La créativité des sociétés africaines postcoloniales consiste par conséquent en la prise de possession progressive des autres espaces et potentiels de pouvoir situés en deçà de ses appareils, et à partir desquels peut se construire une contre-hégémonie.

Mbembe 1988 : 172

Les motos-taxis ne sont pas que de simples récepteurs d’une idéologie dominante. Ils ont la faculté de relire, transformer et reconstruire les interactions sociales dans un esprit qui leur soit favorable et par conséquent de redéfinir le schéma hégémonique dans la société.

Dans une société où la puissance publique a perdu ses capacités de régulation, les conditions de survivance des masses populaires sont alors transformées en capital politique. En réalité, résister aux forces de l’ordre, ou encore s’inscrire de façon péremptoire en marge de l’ordre public appelle à repenser les rapports sociaux et l’accessibilité des motos-taximen à la raison étatique. Les stratégies d’escapisme deviennent alors une opportunité de redéfinition des situations sociales.

Résistances sociales et « refus » de soumission à l’administration fiscale

En tant qu’opérateurs économiques, les motos-taximen sont assujettis à l’impôt. Force est de constater qu’ils ne payent aucune taxe à l’administration fiscale dans la situation actuelle. Il n’est nulle part fait mention auprès de la Communauté urbaine de Douala d’une taxe sur le stationnement alors que l’espace urbain est envahi par les motos-taxis. Se situant dans une perspective informelle, les motos doivent payer l’impôt libératoire des activités en secteur urbain avec domiciliation fiscale. En réalité, la ville de Douala ne dispose pas d’une uniformisation fiscale du secteur informel. Chaque commune d’arrondissement établit son taux d’imposition[13]. Le non-paiement des taxes par les motos-taxis témoigne donc de l’incapacité de l’État à organiser sa fiscalité de manière efficace. La Commune urbaine d’arrondissement de Douala II a lancé pour l’exercice fiscal 2008 une campagne spéciale de paiement des taxes pour les motos-taxis dans sa circonscription. Cette campagne s’accompagnait de primes et cadeaux divers aux motos-taximen qui s’y conformeraient. Le refus des motos-taxis de payer les taxes à l’État privatisé et prébendier (Mbembe 1999) peut se comprendre comme la constitution d’un espace de non droit caractérisé par la mise en relief, au sein même de l’État, de micro-espaces de résistance politique. Certes, par l’achat de pièces de rechange et la consommation du carburant, les motos-taxis payent indirectement des taxes et, en nourrissant des familles, ils participent à la comptabilité des ménages. Les rapports entre l’État et les motos-taximen sont, à ce titre, des rapports d’autocontrôle où chaque acteur gère une sphère de l’espace public exprimant sa propre raison d’être.

À cet égard, le pouvoir est stratégie et non réel. Il s’exerce à partir de points innombrables (Foucault 1976 : 122). En réalité, les motos-taxis nous permettent de comprendre que le pouvoir n’est pas dans l’avoir mais dans l’agir. Cette ambivalence n’est :

[N]i simple affirmation ni refus, ni « exploitation commerciale », ni « révolte authentique ». Il s’agit à la fois d’une déclaration d’indépendance, d’altérité, d’intention de changement, d’un refus de l’anonymat et d’un statut de subordonné.

Hebdige 1988 : 35

La sociabilité quotidienne des motos-taxis : La fabrication locale d’une idéologie

La rue met en interaction les motos-taximen avec d’autres acteurs. Il s’agit d’examiner la manière avec laquelle les structures sociales sont utilisées et transformées par les « gens ordinaires » qui ne se considèrent pas comme de simples consommateurs mais comme des traducteurs potentiels de nouvelles valeurs et des créateurs de langages culturels. Les motos-taximen doivent l’essentiel de leur cohésion à leur formidable pouvoir d’exclusion et au sentiment de différence rattaché à leur « rejet ». Cette interaction détermine leur système de valeurs et participe des jeux et des enjeux de leur singularité.

Logiques identitaires et mise en contexte du système de valeurs du moto-taximan

L’articulation de l’identité collective des motos-taximen en tant que groupe dominé se pose en regard de sa dimension de subordination. Le moto-taximan doit être saisi en contexte par la mobilisation des symboles qui le rendent visible dans les interactions urbaines. Son mode d’expression est intégré comme système et considéré comme une activité, construisant et produisant sens et lien social. La prise de conscience de sa force introduit le moto-taximan dans la société à travers une série de mouvements plus ou moins contradictoires.

Symbolisme et représentations : les marqueurs de l’identité du moto-taximan

Le moto-taximan à Douala s’appelle et se fait appeler « bendskin ». Le bendskin est une danse des populations Bangangté de l’Ouest-Cameroun qui consiste à se trémousser courbé ou accroupi, tout en mettant son postérieur en valeur. Cette danse a été popularisée dans les années 1990 par André-Marie Talla, célèbre musicien originaire de l’Ouest-Cameroun. Dans la circulation, le passager est obligé de s’accrocher au torse du conducteur pour ne pas tomber lorsque ce dernier se faufile entre les autres usagers de la route. Son postérieur mis en valeur est secoué au gré des irrégularités de la chaussée délabrée. Cette attitude fait alors penser à la danse bendskin comme pour dire « fais-moi danser ». Un journal de la place peut valablement titrer : « “Bendskin” : les nouveaux maîtres de Douala »[14].

Les motos-taximen et les populations se reconnaissent dans ce langage. Dans la rue, il suffit de dire « bendskin » pour voir une moto roulant en sens inverse faire demi-tour sans le moindre respect de la sécurité. Certains habitants de Douala jouent avec les motos-taximen, émettant un sifflement à leur passage pour les voir dodeliner de la tête à la recherche du client potentiel qui vient de les interpeller. Les « bendskineurs » ont leur propre langage pour aborder les clients, leur vocabulaire étant constitué d’expressions du genre : « on va! », « c’est pour où là grand! ». Parfois, un simple geste de la main suffit au bendskineur pour vous signaler qu’il est près à vous embarquer.

Certains attroupements dans la rue relèvent d’une pulsion collective dans la définition de la personnalité du bendskineur. À la moindre implication de l’un des leurs dans un accident de circulation, les motos-taximen se regroupent autour de la victime pour faire front contre les autres usagers de la route. De même, pendant la saison des pluies, les marres d’eau qui se forment sur la chaussée en mauvais état de Douala se transforment en laverie pour motos. Ainsi, l’espace ne bénéficie pas seulement d’une représentation particulière : il est aussi manipulé, dans ces mêmes contextes, afin d’affirmer son appartenance sociale. En paraphrasant Richard Hoggart (1970 : 183-184), nous pouvons dire que les motos-taximen s’installent dans le présent et que la vie au jour le jour scande le principal de leur activité. L’avenir s’y dessine souvent vierge des investissements ou des projets qui pourraient changer l’écume d’une vie sans relief. Le futur s’annonce simplement comme un retour du présent qui répète inlassablement la même trame historique d’un vécu très ordinaire.

L’identification attachée à l’appellation des motos-taximen, les logiques d’interpellation des clients ainsi que cette agrégation de comportements individuels qui finissent par devenir des activités structurantes sont autant d’attitudes qui renforcent l’identité des motos-taximen et participent de leur cohésion en tant que catégorie socioprofessionnelle. Dès lors,

La participation de l’individu aux idéaux et aux modèles culturels du groupe, valorisés et admis comme étant les meilleurs, contribue ainsi fortement à l’édification de l’identité.

De Gaulejac et Taboada Léonetti 1994 : 61

La symétrie des rapports entre les motos-taximen et la société amène donc à réévaluer les actions des uns et des autres, sous le prisme de leurs différentes interactions.

La déviance comme catégorie mobilisatrice de socialisation

Les motos-taxis ne passent pas inaperçus à Douala, du fait tant de leur façon de conduire que des endroits qu’ils occupent pour attendre leurs clients. Les carrefours s’avèrent des lieux privilégiés de stationnement. Le moindre piéton à proximité, même s’il n’est pas tenté de prendre une moto, se retrouve assailli par une meute de motos-taximen. Dans certains points de la ville, la chaussée est complètement obstruée par des motos-taxis en stationnement, à tel point que ce sont les autres usagers de la route qui doivent se frayer un passage. Ainsi,

Ce travail de bendskineur ressemble à de la sorcellerie. Ils sont tellement nombreux, ils sont comme des fourmis. Parfois, on a l’impression qu’ils sortent de terre.

Une étudiante, Douala, août 2007

En fait, les motos-taxis font la course à qui aura la meilleure position au plus près de la chaussée ; car de cette position dépend la capacité d’attractivité de la clientèle. Dès qu’un moto-taximan se gare dans un endroit, tous les autres se regroupent autour de cette « position stratégique ». Toutefois, le meilleur moto-taximan est celui qui peut rapidement se faufiler entre les voitures, rouler à vive allure, faire des demi-tours sur route au mépris des règles de sécurité routière, et conduire en dodelinant de la tête à la recherche d’un éventuel client. À Douala,

De nos jours, conduire une voiture consiste d’abord, non pas à se déplacer, mais à faire attention de [ne pas] écraser un moto-taximan ou de [ne pas] se voir amocher la carrosserie de la voiture par l’un deux.

Un habitant de Douala, août 2007

Les piétons non plus n’ont plus d’espace, car celui qui leur est réservé sur la voie publique est investi par les motos-taxis qui recherchent le moindre interstice pour circuler. Les trottoirs et les terre-pleins deviennent à cet effet pour eux des voies de priorité absolue, le dépassement par la droite constituant par ailleurs la manoeuvre la plus utilisée. La banalité de l’attitude des motos-taxis est à remettre dans le contexte dans cette invention africaine qui consiste à faire du désordre un instrument de légitimation sociale (Chabal et Daloz 1999 : 181). Le moto-taximan existe non seulement parce qu’il conduit une moto ou assure le transport public, mais surtout parce qu’il constitue un acteur entièrement à part dans le paysage urbain.

L’une des images véhiculées sur Douala est de dire que les jeunes filles y ont les jambes brûlées par les pots d’échappement des motos-taxis. À chaque accident, la question de l’interdiction des motos-taxis se pose mais reste sans suite. D’ailleurs, un pavillon de l’Hôpital Laquintinie de Douala a été localement baptisé « Pavillon bendskin ». Le recours à la moto constitue une solidarité de la pauvreté au point où se faire transporter sur une moto participe d’une identité commune de rejet de l’autoritarisme étatique. Il arrive parfois que les clients de motos-taxis prennent la défense des motos-taximen lors d’une altercation et soient les premiers à demander aux autres usagers de déguerpir. Les stratégies de résistance ne sont pas celles des motos-taximen, mais constituent une pratique qui structure l’ensemble des rapports sociaux car :

Chacun est le même que l’autre dans ce en quoi il est opposé à lui. Se distinguer de l’autre, c’est donc pour lui se poser comme le même que l’autre et c’est précisément […] en cela que son opposition lui apparaît tourner à l’identité pour lui-même, autrement dit qu’il se sait être lui-même dans cette façon de se regarder en l’autre.

Hegel, cité par Dubar 1992 : 85

Analysant, de leur point de vue, la réglementation mise en place par le nouveau décret du Premier Ministre, les motos-taximen pensent que :

L’État devait consulter la base, particulièrement les conducteurs de motos, les consommateurs pour savoir comment penser l’activité pour que cela aille dans le sens de la lutte contre la pauvreté qui est le crédo des « bendskineurs » au quotidien.

Ferdinand F. S., président d’une association de motos-taximen, janvier 2009

Ainsi est confortée cette complicité ambivalente qui naît de la solidarité entre les motos-taximen et les populations.

Cette attraction réciproque donne donc à voir une sorte d’acceptation volontaire du risque à la fois sur le plan de la sécurité – à cause des accidents fréquents dans lesquels sont impliqués des motos-taxis – et sur le plan tarifaire – à cause des prix de transport pratiqués. Alors que les taxis prennent « deux cent francs CFA » pour un trajet normal de deux à cinq kilomètres, les motos-taxis prennent entre « trois et cinq cent francs CFA » pour la même distance. Malgré leurs maigres revenus, les populations investissent dans un mode de transport qui ne présente pas des fiabilités en termes de sécurité et dont le prix est prohibitif. Cette « force des liens faibles » (Granovetter 1973) et cette acceptation volontaire de l’insécurité sont constitutives de la figure vertueuse de l’impuissance qui devient une arme entre les mains des faibles. Les motos-taxis représentent une contrainte pour leurs clients qui y trouvent un moyen de s’inscrire à travers eux comme des acteurs de la scène urbaine. Au-delà de l’identité des bendskineurs, l’on pourrait parler d’une identité des passagers des bendskin, tant certains habitants de la ville de Douala ne conçoivent leurs déplacements qu’en moto-taxi. De fait,

Les motos-taximen vous accompagnent partout, avec rapidité, jusqu’au fond des quartiers, là où les taxis n’arrivent pas. Beaucoup d’entre eux travaillent tard dans la nuit, jusqu’au petit matin. Donc, quelle que soit l’heure et l’endroit, vous pouvez vous déplacer.

Gaston T., étudiant, août 2007

Le succès des motos-taxis s’explique certes par la rapidité de déplacement qu’ils permettent dans la ville, mais également par l’état des taxis (insalubrité, mauvaises odeurs) ainsi que les agressions qui ont lieu dans les voitures[15].

Aucun moto-taximan dans la ville de Douala ne portant de casque pour sa propre sécurité, a fortiori il ne dispose pas de casque pour le client. À leur décharge, il est difficile d’imposer aux motos-taximen d’en avoir un pour le passager du fait de la chaleur qui règne dans la ville de Douala : le casque pourrait se transformer en vecteur de maladies chaque fois qu’il passerait d’un client à un autre. Obliger chaque client à disposer de son propre casque représenterait une autre contrainte sur le plan politique. Par ailleurs, selon les motos-taximen, les casques seraient boudés : ils risquent d’abîmer les précieuses coiffures des femmes.

L’expression identitaire dans la conflictualité avec les autres usagers de la route

Au quotidien sur la voie publique, les motos-taxis se placent en position tantôt de victimes, tantôt de bourreaux. L’analyse permet en effet de constater deux mouvements antinomiques. On reconnaît d’un côté que les motos-taxis ont pris une part de marché importante, en regard du secteur d’activités dans lequel opèrent les deux modes de transport ; et d’un autre côté, on constate l’ambivalence des rapports entre motos-taxis et taxis, qui tient au fait que ceux-ci sont constamment engagés dans des altercations à cause du grand nombre d’accidents routiers. En réalité,

Voir un moto-taximan qui respecte le code la route relève de l’anecdote ; si nous n’étions pas vigilants, le bilan quotidien des accidents avec ces « malfaiteurs » serait très lourd.

Un taximan au carrefour Ndokotti, août 2007

Paradoxalement, les taximen sollicitent régulièrement les motos-taximen pour échanger des billets en pièces de monnaie. Ainsi,

Action et interaction culturelles ont pour source l’expérience antagoniste et complémentaire des hommes avec la nature et entre eux.

Demorgon 2006 : 403

Sur la chaussée, le véritable danger pour les motos sont les camions. Du fait de l’envergure de ces derniers, les cascades des motos-taximen se terminent généralement sous leurs roues. Mais l’expérience quotidienne permet constater que les motos-taximen restent insouciants devant ces accidents mortels. Le plus risible des accidents de la route est certainement le télescopage entre deux motos-taxis. Pour certains habitants de Douala : « ces gens sont des fous ». Sur la chaussée, la seule règle liée à la circulation des motos-taxis est « la tête en avant ». En d’autres termes, il suffit d’engager l’avant de la moto pour signifier que l’on est prioritaire au mépris de toute règle de circulation routière[16]. De plus, pour les motos-taximen, les documents administratifs relatifs à la circulation routière sont réservés aux voitures ; par conséquent, ils n’en disposent pas.

Les piétons, voire les clients, sont ceux qui font le plus les frais des motos-taxis. L’accidenté ne bénéficie d’aucune prise en charge médicale car les motos ne sont pas assurées. Les accidents de motos donnent parfois lieu à des scènes qui seraient cocasses si elles n’étaient pas si dramatiques : la véritable victime se retrouve assaillie par une horde de motos-taximen déchaînés qui la bastonne sous le regard impuissant de la population. Cette situation d’insécurité participe, elle aussi, de la constitution de l’univers du bendskineur, qui est considéré comme un véritable danger public. Pour le moto-taximan, son identité, dévalorisée par la société, trouve là l’occasion d’être mise en évidence : il y a un décalage entre l’image dépersonnalisée que lui renvoie la société et le rôle social qu’il joue effectivement. À cet égard :

L’identité n’est pas seulement une procédure réflexive ou narrative, elle ne se limite pas au domaine de la représentation ou du récit. Son rôle le plus important est ailleurs, dans un domaine où on n’a guère l’habitude de la situer : les conditions de l’action dans la modernité.

Kaufmann 2004 : 173

Cette particularité se retrouve au coeur des stratégies mises en oeuvre sur le terrain urbain.

Les enjeux et les stratégies de récupération de l’effectivité sociale des motos-taximen

La voie publique offre au moto-taximan un cadre de mobilisation dans lequel il exerce des actions sociopolitiques, et surtout tente de prendre un contrôle sur les interactions urbaines d’autres acteurs. Les motos-taxis sont à la fois dans une situation de défiance vis-à-vis des pouvoirs publics et dans une relation de connexité avec la société. Leur présence donne des opportunités de légitimation à certaines actions sociales et détermine leur singularité.

Les usages sociopolitiques : la légitimation sociale des bendskineurs

L’existence des motos-taxis vient modifier le sens de certaines actions sociales observées sur le terrain. Quelques images permettent d’illustrer ce phénomène. Il s’agit tout d’abord des cortèges funéraires : la dignité d’un mort se mesure par exemple au nombre de motos-taxis qui, klaxons à tous vents, font oublier qu’il y a là une personne décédée ; les mariages ensuite : les unions sont accompagnées de longs cortèges de motos-taxis dans des pétarades et des bruits assourdissants. Dans le même ordre d’idées, la meilleure façon de lancer un produit dans la ville de Douala consiste à mobiliser des motos-taximen revêtus de la tunique de la marque à présenter et de leur faire effectuer un grand tour de ville. Les bendskineurs se transforment aussi en « héros » lorsqu’ils se lancent, dans les rues de la ville, à la poursuite de bandits et de voleurs à la tire qui terrorisent les populations et qui pour certains opèrent à bord de motos. Enfin, les politiques eux aussi utilisent les « bendskineurs » pour se présenter aux électeurs dans leurs meetings. Plus le nombre de motos-taximen qui accompagnent les politiciens dans leur tour de ville est impressionnant, et mieux l’ancrage social du candidat ou du parti peut être évalué. Cette position mérite cependant d’être relativisée car le seul objectif du moto-taximan est son gain quotidien : il assure en effet le même service pour tous les candidats à une élection qui le paient à cet effet.

La légitimité des bendskineurs ne se fonde pas sur la position que leur confère la norme juridique, mais sur leur « capacité de nuisance », élément indispensable de leur engagement social qui postule un « consensus temporaire » (Goffman 1973 : 18). Par ailleurs, la connexion avec la sphère politico-économique entraîne une redéfinition des opportunités politiques. Elle donne lieu à des tentatives de repositionnement qui font des motos-taxis des agents de l’expression sociale. En 2005, pendant la crise entre motos-taxis et policiers, Françoise Foning, élite bamiléké très influente dans la ville de Douala, et surtout propriétaire de motos-taxis, s’était posée en médiatrice entre motos-taximen et autorités publiques pour sauvegarder un marché politique et économique ; ce qui a conduit à la création d’un regroupement appelé GRASMOTA (Groupement des associations et syndicats de motos-taxis).

À chacun son bendskineur : la tentative de prise en charge comme identification de la singularité du moto-taximan

Une course au moto-taximan existe aujourd’hui à Douala. Elle consiste à en faire un objet social identifiable et acceptable. Ainsi, certains acteurs de la société civile pensent en faire des citoyens à part entière. Trois exemples permettent d’illustrer cette tendance.

Dans un programme dirigé par la Commission justice et paix, baptisé Formation à la citoyenneté des couches sociales à risques, l’Archidiocèse de Douala, sur appui du gouvernement camerounais depuis août 2007, entend donner une éducation civique aux motos-taximen afin d’en faire des citoyens respectueux des autres usagers de la route[17]. La dénomination même du programme inscrit les motos-taximen sous le registre de la marginalité. En effet,

Ces gens sont turbulents et insaisissables. Cela fait plus de quatre ans que nous pensons faire quelque chose pour eux en termes de formation à la conduite et d’éducation à la citoyenneté. Et aussi, établir de bons rapports avec les policiers qui les tracassent.

Le Chancelier de l’Archidiocèse de Douala, août 2007

L’action publique n’est plus une action des pouvoirs publics mais interroge même l’État.

De même, certaines auto-écoles investissent dans un programme de formation à la conduite. Au-delà du chiffre d’affaires que représente une telle opération, il s’agit pour les propriétaires d’auto-écoles de poser un acte citoyen :

Il n’y a rien qui fait plus mal que de laisser sa femme à la maison et revenir le soir [pour] entendre qu’elle est à la morgue parce qu’elle a pris un bendskin pour aller au marché faire ses achats. Vous imaginez ce que cela peut créer comme traumatisme au sein de la famille de la défunte? Les enfants qu’on abandonne sans situation, les parents qu’on laisse, une mort subite cela fait mal. Il faut voir le danger et les risques que court la population lorsqu’on a sur la route des gens mal éduqués, non formés. Les bendskineurs ont besoin de civisme[18].

Dieudonné N., directeur d’une auto-école, Douala, juillet 2007

Les compagnies d’assurance, quant à elles, devant le nombre croissant d’accidents dans lesquels sont impliqués des bendskin, pensent créer un produit qui leur soit spécifiquement adapté. Ce produit doit prendre en charge aussi bien les motos-taxis que leurs conducteurs, les clients ou les autres victimes concernées par ces sinistres. La nécessité de la mise en place de ce produit devient évidente avec le nombre de motos-taxis en circulation. Ce projet de prise en charge permet de lire la culture du moto-taximan comme mode dérégulé de l’action sociale. Son attitude est jugée contre-productive pour la société par delà le rôle social qu’il remplit dans les interactions urbaines.

Conclusion

Au-delà du fait que le transport par moto-taxi constitue un mode de régulation du transport urbain qui permet la création d’emplois alternatifs, nous constatons que les motos-taxis produisent une forme d’altérité qui va vers une identification par rapport au pouvoir politique. Cette incursion dans le monde des motos-taximen nous a permis de comprendre que l’on ne peut pas séparer les histoires de vies des rapports de pouvoir et des stratégies de changement social. En nous appuyant sur des diagnostics relatifs aux nouvelles conditions de la formation des identités sociales, on peut affirmer la centralité acquise par la quotidienneté dans la gestion des sociétés et donc dans la façon d’envisager l’action politique.

L’irruption des motos-taxis comme moyen alternatif de transport est l’indice d’une économie politique de la misère et met en évidence la créativité dont on peut faire preuve en situation de survie. La complicité passive des autorités publiques amène à réexaminer le rôle de l’État dans l’élaboration et la mise en oeuvre des politiques publiques urbaines. La conflictualité quotidienne des motos-taxis fonde ainsi une sociologie de la rue qui se pose comme un questionnement permanent sur les scenarii offerts chaque jour par les interactions sociales. Cette relecture appelle à un ancrage des Cultural Studies dans le vaste champ des savoirs sociologiques (Inglis 2007). Si les Cultural Studies s’intéressent aux questions de représentation et de construction sociale des identités et visent à questionner le rapport à la culture, elles participent alors d’une relecture de la théorie sociologique dans son ensemble (Lee 1999). La science ne peut se nourrir de considérations simplificatrices, une telle posture épistémologique n’étant que régressive. Une théorie ou une méthode d’analyse n’a en effet de valeur scientifique que si elle ne se limite pas à une simple collection de matériaux ou d’identification des techniques disponibles uniquement pour servir un intérêt immédiat.