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Rarement un livre d’anthropologie aura suscité un tel intérêt, voire une telle fascination, de la part des médias. De grands éloges fusèrent à son endroit déjà tôt après sa parution. Mentionnons, à la radio, Fréquence protestante, et, contraste, la radio catholique de Paris, Radio Notre-Dame avec comme commentaire par ces deux radios : « C’est la Bible, avant la Bible !!! ». Ajoutons au moins trois émissions à Radio-Canada dont sur PodCast et sur Radio-Canada-International. Dans la presse écrite, relevons Le Devoir, Le Monde, Le Nouvel Observateur. Et plus spécifiquement étoffés, les articles dans la très sérieuse revue Études ainsi que les recensions dans Recherches amérindiennes et Anthropologica. Siku News International (Circumpolar News Service) a proclamé ce livre « The best book of the year 2006 ». Sans doute d’autres recensions m’ont-elles échappé, et sans doute de nouvelles paraîtront-elles de cet ouvrage magistral qu’on qualifie déjà d’éminent. Claude Lévi-Strauss, dans une des très rares préfaces qu’il a écrites, exprime son admiration pour « une telle dévotion [qui] illustre un cas exceptionnel dans l’histoire de l’anthropologie. Ce beau livre en témoigne. Il deviendra un classique » (p. 12).

Au cours de terrains échelonnés sur une cinquantaine d’années chez les Inuit, Saladin d’Anglure a recueilli un très important corpus de « mythes et récits ». La plupart de ceux qu’il présente et analyse dans ce livre, en provenance d’Igloolik, remontent à 1972-1973 (p. 32). Dans son avant-propos et son introduction (p. 13-35) ainsi que tout au cours de la présentation des documents, l’auteur fournit des mises en contexte, à la fois diachroniques et ethnographiques, qui situent fort bien les textes formant, avec leur exégèse, le corps de l’ouvrage.

Analyses et interprétations suivent les épisodes en lesquels Saladin d’Anglure découpe son matériel fascinant, d’une vaste richesse socio-cosmologique et qu’il nourrit de données provenant de Franz Boas et de Knud Rasmussen. Je ne saurais mieux exprimer que Lévi-Strauss, dans sa préface, l’intérêt d’une telle présentation : « Il [Saladin d’Anglure] sépare le récit mythique obtenu de ses informateurs et son propre commentaire, les divise l’un et l’autre en courtes séquences qu’il juxtapose ou presque, donnant au lecteur l’impression de voir se dérouler, comme sur un écran, l’histoire, composée en plus gros corps, et d’entendre à l’arrière-plan la voix du commentateur » (p. 12). On a là effectivement un excellent modèle typographique de présentation et d’analyse de récits traditionnels.

Les exégèses, très précises et reposant sur une connaissance ethnographique des plus opulentes, foisonnent de données tout aussi captivantes que pertinentes et instructives. Ici et là, quelques interprétations (de type structuraliste) stimulent la réflexion du lecteur, par exemple, « On peut noter ici la symétrie inversée de l’envie d’uriner de la femme, prélude à son ouverture à l’âme du défunt, et la soif de l’âme, marque de son envie de réincarnation » (p. 41, je souligne ; voir aussi p. 67-69, 76, 79 note 38, 83 note 42, 86, 95, etc., et, notamment, la fort élégante conclusion du livre, p. 381-390).

En passant, à propos des deux orifices corporels émettant des « souffles » et surtout du chapitre 11, « Grand-Anus, la première guérisseuse » (p. 288-300), je ne puis m’empêcher d’évoquer les dialogues vivement animés du trickster odibwa avec son anus (Radin 1914, 1956). Ce dernier orifice se démarque principalement par son rôle dans les mythes amérindiens du nord alors qu’il ne tient que peu de place dans ceux des Amérindiens du sud comme en attestent les analyses de Claude Lévi-Strauss dans ses Mythologiques.

Les photos et les nombreux dessins – dont plusieurs d’après ceux d’Inuit – illustrent fort pertinemment le texte. Ces transcodages visuels de récits me rappellent certaines sculptures malaitaines et aussi des peintures sur écorces par des Aborigènes australiens.

Je ne saurais trop recommander une lecture si passionnante. Bernard Saladin d’Anglure a écrit un page turner comme les critiques américains le disent d’ouvrages qui, une fois commencés, captivent au point qu’on a du mal à s’en arracher. Il s’agit d’une ouverture socio-cosmique sur un univers chamanique déployant à la fois des profondeurs et des horizons qui sauront élargir et nourrir longtemps la pensée et les sentiments des lecteurs du beau livre. Notre collègue nous fait une prestation pour laquelle il faut lui dire toute notre reconnaissance.