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L’un des enjeux de l’étude d’une émergence musicale est qu’elle peut amener à investiguer en détails l’établissement de nouvelles pratiques instrumentales. Reposant notamment sur l’observation de terrain et la reconstitution historique des choix instrumentaux, cette analyse – forcément complexe puisque centrée sur des phénomènes humains – ne peut écarter aucun phénomène causal. On s’accorde maintenant à penser que le musical peut aider à comprendre des phénomènes sociaux et réciproquement (Merriam 1964, 1977 ; Lortat-Jacob et Rovsing-Olsen 2004), la discipline ethnomusicologique semblant par essence vouée à la pluridisciplinarité. Dans le cas qui nous occupe tout particulièrement, il est nécessaire d’évaluer les poids respectifs des facteurs quels qu’ils soient : avantages acoustiques, facilitation cognitive (ergonomique/gestuelle/mnésique), paramètres historiques ou phénomènes sociaux. Partant d’une problématique ethnomusicologique à propos d’une réalité instrumentale, l’enquête passera par une analyse cognitive du jeu musical. C’est cependant du côté de l’anthropologie que l’on trouvera une réponse au présent questionnement. Le présent travail tentera donc de comprendre comment s’articulent les différentes caractéristiques du phénomène, ainsi que le mentionnait Sperber :

Dans une perspective épidémiologique, l’explication d’un fait culturel, c’est-à-dire d’une distribution de représentations, est à chercher non dans un macro-mécanisme global, mais dans l’effet combiné d’innombrables micro-mécanismes.

Sperber 1996 : 77

L’argumentation sollicitera par conséquent des résultats en sciences cognitives autant qu’en sciences humaines – anthropologie ou ethnomusicologie notamment – afin de nourrir la réflexion.

Comme il arrive régulièrement dans la pratique anthropologique, la présente problématique de recherche a tout naturellement émergé de l’enquête de terrain. On traitera ici de questions très clairement exprimées par certains musiciens de steelband, ces orchestres de métallophones et membranophones emblématiques de Trinidad et Tobago : « Pourquoi tu joues du double tenor[1] ? Ce n’est pas logique[2] ! », s’exclama un jour Jamal Glynn, musicien alors membre du steelband national[3] et étudiant en musique à l’Université des West Indies (UWI, Trinidad et Tobago). Plus récemment, Atiba Williams, un autre instrumentiste trinidadien, étudiant en composition (Université d’Oklahoma, USA), s’interrogeait ainsi sur un réseau social : « Aussi, si quelqu’un pouvait m’expliquer la logique d’un double tenorpan, je lui en serais éternellement redevable »[4]. Peu après, il ajoutait : « Le double tenorpan n’a pas de sens. Pourquoi ce pan[5] existe-t-il encore ? »[6].

Le double tenor est l’un des différents métallophones que compte l’orchestre. Il a une fonction mélodique, tout comme le double second, un instrument très ressemblant qui ne partage pas sa difficile réputation. Ce qui différencie ces deux instruments à la tessiture similaire[7], c’est essentiellement le positionnement spatial des hauteurs de note, ainsi que la différence de la taille de la « jupe », c’est-à-dire la caisse de résonance : 16 à 20 cm pour un double tenor, 23 à 35 cm pour un double second. Pourquoi deux instruments différents, qui pourraient sembler redondants, se côtoient-ils dans l’orchestre, alors que l’un d’entre eux, le double tenor, paraît controversé ? Pourquoi le double tenor est-il perçu d’une façon particulière ? Ces questions, ainsi que celles posées par Jamal Glynn et Atiba Williams, constituent le fil directeur de ce travail, qui traitera tour à tour de la façon dont cet instrument est perçu, de sa topologie[8], des caractéristiques cognitives de son jeu, et des raisons de son succès. Mais tout d’abord, une description des instruments des steelbands est nécessaire pour saisir l’enjeu que peut représenter l’étude de leur évolution et de leur diffusion.

Les steelbands comme modèle d’étude de la diffusion de phénomènes culturels

Les steelbands présentent en effet la particularité d’être une invention suffisamment récente – fin des années 1930, début des années 1940 (Stuempfle 1996) – pour que certains pionniers et personnes-clés dans le développement organologique soient encore vivants, et que l’on puisse donc reconstituer avec une assez grande précision l’émergence, l’évolution et la diffusion des instruments qui les constituent majoritairement, les pans. Le steelband comporte en outre une section[9] rythmique, composée d’instruments moins originaux[10], et qui ne seront pas abordés dans ce travail. On centrera ici le questionnement sur les pans, des idiophones mélodiques également appelés steelpans ou plus rarement steeldrums. Ils constituent toute une famille d’instruments, issus de la récupération d’un ou plusieurs bidons de pétrole de 200 litres. Le sommet – embouti – du cylindre fournit la surface de jeu, et le tronc constitue la caisse de résonance (appelée « jupe ») ; sa taille est adaptée à la tessiture du pan, elle est généralement coupée d’autant plus court que l’instrument est aigu, le bidon étant ainsi laissé entier pour les basses. Joués par percussion avec des mailloches, les pans couvrent des tessitures variées, et sont accordés sur l’échelle occidentale tempérée. Fort d’une pratique populaire assez massive, le pan s’est imposé comme « Instrument National » de Trinidad et Tobago, et est diffusé largement : dans la Caraïbe, et dans de nombreux pays via la diaspora (Canada, Royaume-Uni, USA, etc.) et au-delà (Allemagne, France, Japon, Pays-Bas, Suisse, etc.). Cette famille instrumentale peut ainsi constituer un modèle fructueux pour l’étude de la diffusion des phénomènes culturels, et donc de la façon dont se construisent les traditions, une question à fort enjeu anthropologique (Boyer 1990 ; Sperber 1996 ; Boyer et Ramble 2001 ; Morin 2011). Tout spécialement, l’organisation les hauteurs de notes dans l’espace de jeu, ou topologie, se prête à une telle étude. Par opposition à une représentation mentale – invisible et individuelle – il s’agit d’une représentation publique (Sperber 1996 : 49) – matérielle donc visible et partagée – de l’échelle musicale, modelant profondément la cognition du paniste (musicien de pan). Elle est dans les steelbands tout à fait atypique du point de vue organologique, et très variée.

Le caractère singulier de la topologie des pans tient à deux raisons principales : la forme de la surface de jeu, et les contraintes acoustiques du matériau de l’instrument. D’abord la surface supérieure – circulaire – du ou des bidons est emboutie pour la rendre concave[11]. Sur cette surface creuse sont façonnées des facettes qui seront accordées et qu’on appellera « notes »[12], leur taille variant selon la hauteur voulue (plus elles sont graves, plus elles sont grandes). Plus on descend dans les graves, plus le nombre de bidons augmente, le maximum étant douze bidons pour un paniste (twelve bass). Suspendus à des supports métalliques, les « pieds » (stands), les pans offrent donc une surface de jeu originale, en trois dimensions. Un ou plusieurs espaces circulaires concaves de 58 cm de diamètre chacun composent un instrument, et sont disposés devant, lorsqu’il n’y a qu’un ou deux bidons, ou autour du paniste, en U, ou en cercle, lorsqu’il y en a plus. Inhabituel par sa forme, l’espace de jeu peut donc atteindre – pour les instruments les plus graves – une surface exceptionnellement importante. Le second facteur rendant atypique l’ergonomie de l’instrument tient au fait que les notes sont disposées sur une surface continue et métallique. Les tuners – facteurs et accordeurs de pans[13] – ont observé les difficultés qu’il y avait à placer côte à côte des hauteurs d’un intervalle[14] jugé dissonant : les vibrations consécutives à une frappe font résonner la note voisine par sympathie (Monteil 2010 : 15), affectant le timbre de la hauteur voulue. Après avoir placé les notes plus ou moins au hasard (années 1940-1950), les tuners ont peu à peu observé les deux règles suivantes, quasi générales : 1) les octaves sont placées côte à côte ; 2) on évite de placer conjointement les secondes mineures et majeures. Les distances entre les notes ne sont par conséquent pas proportionnelles à l’échelle musicale (Helmlinger 2012 : 124), contrairement à beaucoup – voire à la plupart – des topologies observables, pour lesquelles l’éloignement physique des touches croît avec l’intervalle musical[15]. Malgré ces règles, il reste un nombre très élevé de choix théoriquement possibles pour le placement des notes, en raison – entre autres – de la variabilité du nombre de bidons pouvant composer l’instrument à Trinidad et Tobago : un, deux, trois, quatre, six, sept, neuf, ou douze[16].

L’orchestre symphonique occidental a constitué un modèle explicite pour les steelbands, et ce, très tôt dans leur développement (Stuempfle 1996 ; Dudley 2008) : les juges des compétitions musicales, par exemple, étaient de formation classique. Au fil des années, les steelbands ont ainsi développé un nombre croissant d’instruments différents, joués chacun en sections à l’unisson. La musique comporte le plus souvent trois ou quatre parties principales (mélodie, accords sur un ostinato rythmique, ligne de basse, parfois un contre-chant), mais chaque partie est exécutée par différents instruments en même temps. Les parties principales rassemblent donc différentes sections, qui peuvent jouer à l’octave, à l’unisson, harmoniser, ou se partager les accords (jouant avec une paire de mailloches, l’instrumentiste frappe au maximum deux notes en même temps). L’importance du modèle symphonique, additionné à la surenchère créative des compétitions, a favorisé un certain foisonnement instrumental. En outre, la multiplicité des placements de notes possibles fait que beaucoup de topologies ont été testées par les steelbands au cours de leur courte histoire. Tous ces essais sont bien sûr loin d’avoir été conservés en totalité. Cependant, les usages des orchestres restent inégalement standardisés, et l’on trouve donc aujourd’hui une grande variété d’instruments. Ainsi, une enquête auprès de 160 orchestres[17] de Trinidad et Tobago a permis de recueillir plus de 200 variantes dans les topologies, pouvant être regroupées en une trentaine de « styles », chaque steelband utilisant de quatre à une dizaine de types de pans. J’entends par « types » de pans des instruments qui portent généralement un même nom (par exemple, double guitar), une tessiture proche et une même fonction dans l’orchestre, mais dont la topologie peut varier considérablement d’un groupe à l’autre. Traduit du terme local style, ou styling, style désignera ici un choix d’organisation topologique[18], pouvant comporter des variantes (dans la tessiture, le placement des notes, ou la disposition des bidons autour du paniste), le nom du style étant le plus souvent emprunté au tuner qui l’a conçu, ou au groupe dont il est issu (ex. : double guitarInvaders style). Les variantes d’un style topologique n’ont en général pas de nom propre ; tout au plus caractérise-t-on la tessiture (ex. : low/hightenor). L’enquête sur les usages en vigueur fin 2011 est à enrichir des topologies disparues : toutes celles qui n’ont pas réussi, qui ne sont plus utilisées aujourd’hui. Les données disponibles dans une perspective diachronique sont tout à fait incomplètes, mais des entretiens avec des personnes impliquées de longue date dans ces orchestres, notamment avec des tuners, permettent de comprendre certaines évolutions et certains choix, et de combler partiellement ces lacunes. La grande variété des possibilités topologiques théoriquement possibles permet de poser l’hypothèse que la distribution d’un style dans l’espace provient bien d’une transmission, et donc qu’il s’agit bien d’une diffusion : elle est suffisamment arbitraire pour ne pas être le fruit d’une reconstruction ou réinvention (Morin 2011 : 33).

Le double tenor : « un pan difficile »[19]

On s’intéressera ici plus particulièrement aux plus courants des double tenors, ceux dits « Bertie Marshall style », du nom de leur créateur[20]. Ils appartiennent à la famille des orchestres conventionnels[21], c’est-à-dire qu’ils sont constitués d’instruments disposant de toute l’échelle chromatique (suite de demi-tons, comme un clavier de piano) et pouvant comporter plusieurs bidons par musicien : deux pour le double tenor. D’après le tuner Tony Slater[22], l’instrument aurait été inventé au tournant des années 1960. En 2011, sur 103 steelbands conventionnels visités, 73 groupes étaient en possession de la variante la plus courante de ce style (ill. 1), et deux autres variantes du même style étaient utilisées par deux steelbands chacune (ill. 2 et 3). Au total, 75 % des steelbands conventionnels de Trinidad et Tobago possèdent donc le double tenorBertie Marshall style, 20 % n’ont pas de double tenor, et 5 % utilisent un autre style[23]. On le voit, le style qui nous occupe est largement majoritaire, plus encore si l’on comptabilise les instruments du Pan in the Classroom Unit, une organisation mettant en place l’enseignement du pan dans le système scolaire depuis 2003. Les instruments utilisés dans ce cadre sont tout à fait standardisés, et la totalité des 185 établissements équipés possèdent ainsi la variante la plus courante du double tenorBertie Marshall style[24]. Ce style est donc incontestablement le plus commun, et la notion de double tenor est généralement associée à cette topologie particulière.

Illustration 1

Double tenor Bertie Marshall style, variante 1[25]

Double tenor Bertie Marshall style, variante 125
Photographié à Pamberi Steel Orchestra, 2011

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Illustration 2

Double tenor Bertie Marshall style, variante 2

Double tenor Bertie Marshall style, variante 2
Photographié à Claytones Steel Orchestra, 2011

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Illustration 3

Double tenor Bertie Marshall style, variante 3

Double tenor Bertie Marshall style, variante 3
Photographié à Southern Marines Steel Orchestra, 2011

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Un certain nombre de représentations circulent sur ce style. À propos de la sonorité de l’instrument tout d’abord, même si les avis divergent : beaucoup, et notamment des tuners, loueront un « beau timbre » (sweet tone), un son particulier ; d’autres seront plus sévères et critiqueront au contraire sa sonorité. Mais dans l’ensemble, on convient qu’il s’agit d’un « beau pan » (a nice pan) ; et, beau ou pas, on lui associe un timbre caractéristique, différent de celui des autres pans. Sur la difficulté du jeu de l’instrument, en revanche, une certaine unanimité se dégage. Les panistes considèrent que c’est un pan difficile, voire même le plus difficile. Peu de représentations sont aussi partagées, dans ce pays où l’on goûte le débat et la controverse, en particulier dans le domaine musical (Birth 2008 : 1). Observant la préparation d’un steelband d’enfant pour une compétition musicale, en 2001, j’ai ainsi pu constater la réaction d’un élève apprenant qu’il allait jouer du double tenor. Grimaçant de déception, il s’exécuta en traînant les pieds, bien qu’il fût considéré comme le meilleur paniste du groupe par son professeur. Plus récemment, pour rendre hommage à un défunt joueur de double tenor, Desmond Waith (un arrangeur pour steelband), affirmait ainsi dans l’éloge funèbre : « le double tenor est le pan que la plupart des gens détestent »[26]. Il signifiait ainsi le mérite particulier du musicien en raison de son choix d’instrument, qui lui conférait un statut particulier. Réputé difficile, ce pan rebute. L’autorité du groupe (l’arrangeur, le manager ou le captain[27]) dissuade généralement les débutants qui, ignorant encore sa réputation, s’en approchent. La plupart des panistes n’osent d’ailleurs pas tenter spontanément l’expérience. À Pamberi par exemple, les membres de la section de double tenor ont commencé à jouer de cet instrument sur la sollicitation du manager. On invite éventuellement des panistes à rejoindre cette section si l’on constate qu’ils présentent une nette facilité d’apprentissage lors de leur initiation à d’autres instruments.

Pourquoi ce pan est-il si difficile ? Questionnés à ce sujet, les panistes affirment souvent que c’est parce qu’il a pour fonction d’harmoniser la mélodie[28], c’est-à-dire de suivre en parallèle (généralement à la tierce ou à la sixte) la partie exécutée notamment par le tenor, un instrument fait d’un seul bidon. D’une part, ces parties comportant de nombreuses notes, on considère plus facile de l’exécuter sur un bidon que sur deux. Mais bien souvent, les double seconds – qui comme on l’a vu, ont un registre quasiment identique à celui des double tenors et sont constitués de deux bidons – jouent aussi des parties mélodiques, sans que cela soit jugé particulièrement difficile. Ensuite, la partie musicale aurait, d’après les panistes, quelque chose de « bizarre », la rendant plus difficile à mémoriser. Mais à Pamberi par exemple, les double tenors jouent le plus souvent la mélodie une octave en dessous des tenors : leur partie n’a donc pas cette dimension « bizarre », et l’instrument n’est pas jugé plus facile pour autant. On ne peut donc pas expliquer la réputation particulière du double tenor par la partie qu’il exécute.

Qu’y a-t-il de si difficile, alors, dans la pratique du double tenor ? Comment, par exemple, les musiciens perçoivent-ils l’organisation spatiale des notes sur cet instrument ? La plupart des panistes, qui sont des amateurs n’ayant en général suivi aucun enseignement en solfège, ne savent que penser de la topologie du double tenor. Les questionner à ce sujet suscite un certain embarras : ils n’osent commenter les choix topologiques. D’une manière générale, les panistes n’ont pas d’approche exhaustive de leur instrument, et ne pratiquent (sauf exception) ni les gammes ni les arpèges (Helmlinger 2012). Si beaucoup ont entendu parler de quarte et quinte (« fourt’ an’ fif’ »), ils ignorent généralement ce que signifient ces concepts : pour beaucoup, il s’agit du nom d’un style de tenor. Questionné sur le double tenor, un paniste supposa qu’il s’agissait d’une topologie en quarte et quinte, puisque Bertie Marshall, le concepteur de l’instrument, aurait dit qu’il s’agit d’un tenor coupé en deux ; les deux topologies n’ont en réalité rien en commun (voir variante la plus courante des tenors, ill. 4). La répartition des intervalles sur le double tenor n’est par conséquent pas du tout rationalisée. Les remises en question de sa logique, citées en introduction, sont donc loin d’être monnaie courante, et ce n’est pas un hasard si elles proviennent de musiciens ayant une approche différente des panistes ordinaires : Atiba Williams et Jamal Glynn, étudiants en musique, sont des multi-instrumentistes de haut niveau, qui ont été confrontés à de nombreuses topologies différentes. Ils ont donc une formation leur permettant un regard analytique et critique vis-à-vis de la topologie du double tenor. L’analyse de celle-ci peut aider à comprendre les particularités de cet instrument.

Illustration 4

Fourt’ and fif’ high tenor

Fourt’ and fif’ high tenor
Photographié à Pamberi Steel Orchestra, 2011

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Topologie et conséquences cognitives

J’ai montré ailleurs (Helmlinger 2012 : 152) que la topologie des pans peut dans certains cas être organisée de façon systématique, lorsque les intervalles – répartis en plusieurs dimensions – sont toujours positionnés de la même façon les uns par rapport aux autres sur un pan. Je parle alors de topologie régulière. Quelquefois, la régularité est légèrement imparfaite : on peut alors parler de topologie quasi-régulière. Dans d’autres cas, les intervalles sont répartis de façon aléatoire, et on a donc affaire à une topologie irrégulière, comme dans le cas du double tenor. L’échelle chromatique (ill. 5), sur une octave à partir du fa, se fait dans l’alternance suivante entre le bidon droit (D) et le bidon gauche (G) :

Tableau 1

Échelle chromatique sur un double tenor : Alternance des frappes droite (D) et gauche (G)

Échelle chromatique sur un double tenor : Alternance des frappes droite (D) et gauche (G)

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Illustration 5

Double tenor, parcours chromatique sur une octave

Double tenor, parcours chromatique sur une octave
Photographié à Pamberi Steel Orchestra, 2011

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Le placement des notes transgresse même – pour certaines notes aiguës – la deuxième des règles topologiques présentées plus haut : celle de l’évitement de demi-tons voisins (fa# - sol, sol# - la), rendant ces pans, selon certains tuners, difficiles à accorder. L’irrégularité du double tenor pourrait-elle se comprendre, comme dans le cas de certains claviers d’Afrique centrale, par les aspects moteurs de l’interprétation ? Des travaux ont en effet montré que les topologies pouvaient parfois se comprendre par la prise en compte du geste impliqué par les exigences de la systématique musicale (Dehoux 1986 : 100-105 ; Le Bomin 2001). On notera que ce n’est pas le cas dans les steelbands : la variété stylistique des répertoires permet d’évacuer cette possibilité. Profondément créoles, ces orchestres peuvent en effet interpréter différents styles locaux (calypso, soca, parang, chutney[29], etc.) comme des emprunts étrangers, rythmiquement créolisés ou non (Dudley 2002) : des pièces classiques (de Mozart à Stravinsky), du rhtythm and blues (de Michael Jackson à Céline Dion), du jazz (de Dizzy Gillespie à Weather Report), etc. Les travaux diachroniques montrent que cet éclectisme a commencé quasiment dès le début, soit au milieu des années 1940 (Stuempfle 1996 ; Dudley 2008). Dans le cas présent, la systématique musicale ne peut donc permettre d’éclairer les choix topologiques.

Je suis donc allée questionner directement Bertie Marshall sur ses options ergonomiques. La conception de cette topologie s’éclaire à l’écoute du créateur du double tenor, qui explique ainsi le processus :

Je ne connaissais pas les quintes à ce moment-là. Mais souviens-toi, j’avais un problème, là : tu ne peux pas changer un pan juste comme ça, tes, tes musiciens sont habitués à cette vieille topologie.

Parce que si tu regardes bien le double tenor, j’ai accordé ça en fonction des tenorsInvaders[30], parce que c’est ce que les gens utilisaient autrefois. [...]

Quand j’ai fait le double tenor, j’ai dit « Comment faire ? ». Je vais imposer les notes, comme un do à l’endroit du do. C’est ça le principe. Un fa à l’endroit du fa ; et les trois fa là… Truc, facile. C’est le truc qui a fait le double tenor. Parce que les gars dans le groupe savaient jouer le Invaders styling. Donc j’ai dit : « Bon, pas besoin de choser ça [changer la topologie], fais le double tenor aussi proche que possible de… [Invaders styling] ». Mais ensuite, euh… Si tu regardes bien, j’ai interverti certaines notes. C’est parce que certaines notes étaient incompatibles !

Bertie Marshall 2002[31]

Il a donc repris la topologie du tenor la plus répandue de l’époque – irrégulière, différente de l’actuelle topologie en quarte et quinte – et l’a adaptée à un instrument sur deux bidons. Sans bouleverser la répartition globale, il a tenté d’éviter de placer côte à côte des notes qu’il jugeait dissonantes. Comme pour se justifier de n’avoir pas conçu quelque chose de plus organisé, Bertie Marshall commence d’ailleurs par préciser qu’il ne connaissait pas les quintes à l’époque, c’est-à-dire un concept qui aurait pu l’amener à une topologie plus régulière (Helmlinger 2012 : 152-154). La topologie du double tenor a donc pour modèle un tenor archaïque, irrégulier, aujourd’hui presque plus utilisé[32] (ill. 6). Le tuner semble avoir conçu ce pan dans l’état d’esprit des premières créations, c’est-à-dire en tâtonnant et en s’accommodant des habitudes des panistes. Le premier souci des pionniers de la fabrication des pans fut en effet d’obtenir un maximum de notes (Dudley 2008 : 48) : il manque le do# ? Rajoutons-le là où cela gêne le moins. La réflexion sur l’organisation topologique vint ensuite, et la première génération de panistes s’habitua donc à des topologies irrégulières. Bertie Marshall indique donc avoir cherché à préserver leurs habitudes de jeu, sans rationaliser le placement des intervalles au-delà de la séparation des notes « incompatibles ».

Illustration 6

Tenor Invaders style

Tenor Invaders style
Photographié à Tobago Buccooneers Steel Orchestra, 2011

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Sur la variante d’origine du double tenor (ill. 2), la répartition des notes était inégale, avec, sans les octaves, cinq notes à gauche[33] et sept à droite[34] : le mi♭ se trouvait à l’emplacement du fa# grave (dans la variante la plus courante), celui-ci étant absent de l’instrument. Pour combler cette lacune et compléter l’échelle chromatique, certains tuners prirent peu à peu l’habitude de placer ce fa# grave dans le bidon gauche (ill. 3), générant une entorse supplémentaire à la première règle topologique, énoncée plus haut : les octaves du fa# sont séparées et même dans deux bidons différents. En 1981, une réunion de différents tuners – dont Bertie Marshall – visant à harmoniser les pratiques topologiques[35] aboutit, entre autres, à la décision de remédier à ce « problème » en faisant passer le mi♭ à gauche, ce qui permit le transfert du fa# grave à droite, aux côtés de l’octave. Se généralisa alors la variante la plus répandue aujourd’hui (ill. 1). En plus des avantages en termes d’accordage, les participants à cette réunion avaient jugé irrationnel et inutilement difficile, du point de vue du paniste, d’avoir trois notes de l’échelle chromatique à faire de la même main (ré, mi♭, mi). L’importance et l’abondance des chromatismes dans la musique de compétition, qui expliquent l’enjeu que peut représenter l’équilibre moteur de cette suite de notes, ont été montrées ailleurs (Helmlinger 2001 : 187-191).

Malgré ces évolutions, il est bien difficile de trouver une régularité dans la disposition des intervalles. A contrario, sans avoir une symétrie aussi parfaite que le tenor, le double second a toutefois des règles de disposition faisant que chaque bidon possède une gamme par ton ; une échelle chromatique s’exécute par conséquent dans la stricte alternance entre la main droite et la main gauche (ill. 7). Les intervalles de tierce mineure ou de quarte seront par exemple toujours issus des deux bidons, alors que les tierces majeures sont toujours produites par un même bidon. La musique des steelbands s’inscrivant dans le cadre de la musique tonale, il y aura nécessairement, dans un mode majeur, d’abord trois notes dans un bidon, puis quatre dans l’autre.

Illustration 7

Double second Invaders style

Double second Invaders style
Photographié à Pamberi Steel Orchestra, 2011

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Sur un tenor, la topologie est si parfaitement régulière que la transposition s’opère par rotation, en symétrie centrale, d’un parcours identique. Tous les intervalles sont disposés de la même façon les uns par rapport aux autres, et donc tous les modes se ressemblent (Helmlinger 2001, 2012). Sur un double tenor, un intervalle de quarte peut être produit dans un bidon par deux notes voisines (ex. : sol et ré) comme par des notes situées à un mètre de distance sur deux bidons différents (ex. : fa et si♭). Les intervalles identiques ne se ressemblent pas, contrairement aux autres topologies qui ont été majoritairement adoptées (Helmlinger 2012 : 152-155). Les douze modes diatoniques majeurs et mineurs ne sont pas construits sur le même modèle. Certaines tonalités ont une alternance quasi parfaite entre le bidon droit et le bidon gauche, par exemple ici do majeur :

Tableau 2

Tonalité de do majeur sur un double tenor : Alternance des frappes droite (D) et gauche (G)

Tonalité de do majeur sur un double tenor : Alternance des frappes droite (D) et gauche (G)

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D’autres peuvent cumuler cinq notes d’un côté et deux de l’autre avec trois ou quatre notes de suite du même côté, comme ici ré♭majeur :

Tableau 3

Tonalité de ré♭majeur sur un double tenor : Alternance des frappes droite (D) et gauche (G)

Tonalité de ré♭majeur sur un double tenor : Alternance des frappes droite (D) et gauche (G)

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Les douze tonalités sont très dissemblables les unes des autres. Il serait cependant abusif d’écarter toute forme d’organisation topologique pour le double tenor. S’il n’y a pas de systématique d’intervalle, on peut cependant observer un relatif équilibre. Les deux gammes par ton ont en effet une inversion rigoureuse de l’alternance droite gauche :

Tableau 4

Gammes par ton sur un double tenor : Alternance des frappes droite (D) et gauche (G)

Gammes par ton sur un double tenor : Alternance des frappes droite (D) et gauche (G)

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On trouve donc de chaque côté presque les mêmes intervalles, et donc presque les mêmes types d’accords, ainsi qu’on peut le voir dans le tableau ci-dessous.

Tableau 5

Accords observables dans chaque bidon du double tenor

Accords observables dans chaque bidon du double tenor

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Seulement voilà, « presque », et des accords identiques (majeurs, mineurs, augmentés et diminués) se trouvent également répartis sur les deux bidons : on ne pourra donc parler de régularité. On voit donc que, s’il y a un degré rudimentaire d’organisation et d’équilibre, il n’y a ni parallélisme rigoureux des mouvements entre le bidon gauche et le droit (ill. 8), ni réelle symétrie, et surtout ni systématique de positionnement des intervalles. Cet examen des données ergonomiques peut ainsi faire sentir qu’en termes de charge mnésique et cognitive, le double tenor est beaucoup plus contraignant que le double second, le tenor ou les autres pans réguliers.

Illustration 8

Double tenor, parcours ascendant dans chaque bidon

Double tenor, parcours ascendant dans chaque bidon
Photographié à Pamberi Steel Orchestra, 2011

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Un récent courant de recherches en sciences cognitives permet d’approfondir l’analyse : il montre que l’esprit base largement ses connaissances sur l’inférence bayésienne (Perfors et al. 2011), un type de raisonnement probabiliste qui permet notamment d’expliquer comment l’esprit humain tire d’innombrables informations des stimuli fort incomplets de l’environnement (Tenenbaum et al. 2011). Ce raisonnement permet d’inférer des données à partir d’observations parcellaires, en se fondant notamment sur le principe philosophique du rasoir d’Ockham, selon lequel l’hypothèse la plus simple est la plus probable ; soit une position symétriquement inverse à celle exprimée par la devise Shadok qui intitule le présent travail, et qui sied bien à la topologie du double tenor. Le raisonnement bayésien s’applique à de larges pans de la cognition comme le domaine perceptif, moteur, la pensée abstraite ou l’acquisition du langage. Ce modèle cognitif permet de mieux comprendre pourquoi des panistes ordinaires, n’ayant aucune formation au solfège et non instruits aux concepts d’intervalles, jugent le double tenor plus difficile que le double second. Même avec très peu de pratique de l’instrument, donc sans avoir été exposé à toutes les tonalités, l’expérience audio-motrice, par un joueur de tenor ou de double second, des corrélations entre les positionnements spatiaux et les intervalles sonores lui permet – sans le savoir – d’inférer des attentes dans l’apprentissage d’une nouvelle pièce, y compris dans une tonalité inconnue, l’hypothèse la plus probable pour l’esprit humain étant la plus simple : la récurrence de ces corrélations, et donc, ici, la régularité topologique. Pour le double tenor en revanche, la connaissance d’une première pièce ne facilite pas vraiment l’apprentissage d’une autre dans une nouvelle tonalité. Les associations entre intervalles sonores et positionnements spatiaux sont à mémoriser une à une, de même que les formules récurrentes comme les modes ou les arpèges. Cognitivement plus coûteux, le double tenor est fondamentalement contre-intuitif. Il nécessite une expérience beaucoup plus longue pour que le paniste ait assimilé le schéma spatio-scalaire sous-jacent, et donc ait des repères qui lui permettent d’anticiper les mouvements.

Diffusion de l’instrument

Comme il a été mentionné plus haut, un examen de l’évolution des styles au fil des années permet de constater que les pans réguliers, ceux dont les intervalles sont disposés de façon systématique, ont peu à peu supplanté les pans irréguliers, à la topologie relativement aléatoire : c’est ainsi que le tenor Invaders style a quasiment disparu. Bertie Marshall lui-même, qui l’a pourtant utilisé comme modèle pour le double tenor, n’hésite pas à pester contre ceux qui l’utilisent encore, raillant leur « conservatisme »[36]. Les premières évolutions organologiques, on l’a dit, concernaient essentiellement le nombre de notes, sans réorganisation des positionnements. Les évolutions suivantes ont modifié la topologie (rapprochement des octaves, éloignement des demi-tons, topologies régulières), ou les techniques d’accordage. La topologie des tenors en quarte et quinte a par exemple connu un succès certain, cumulant des avantages du point de vue des tuners comme des panistes ; elle a été plébiscitée[37]. Les tuners à l’origine d’évolutions organologiques qui se sont perpétuées en retirent un très grand prestige, notamment Tony Williams, à l’origine de la répartition en « toile d’araignée » (spider web) du tenor[38] et de l’utilisation du cycle des quartes et quintes (ill. 4) ; Ellie Manette pour la topologie des double seconds ; Bertie Marshall pour la création du double tenor et du « harmonic tuning », sur lequel on reviendra. Paraphrasant Atiba Williams, cité plus haut, on peut se demander pourquoi le double tenor a été conservé, alors que la tendance globale a peu à peu généralisé les topologies régulières. Ce n’est certes pas le seul instrument irrégulier encore utilisé aujourd’hui ; il en subsiste encore çà et là. Des groupes anciens et prestigieux conservent ainsi des topologies particulières, qu’ils associent à l’identité de leur steelband[39]. Mais ces pratiques sont très minoritaires, et se raréfient[40]. Les principales qualités que l’on prête au double tenor sont le timbre et le fait qu’il joue l’harmonie.

Pourtant, les timbres des différents pans sont très proches, voire très difficiles à différencier les uns des autres pour le profane, et peut-être même pour le paniste. Dans son manuel sur la fabrication des pans, le physicien suédois Ulf Kronman, qui ignore vraisemblablement la réputation de l’instrument à Trinidad, affirme d’ailleurs que la topologie du double tenor se comprend plus par ses caractéristiques de jeu que par des considérations acoustiques[41] (Kronman 1991 : 118). Une tâche de reconnaissance des instruments par l’écoute d’échantillons sonores d’une même hauteur frappée avec une même mailloche sur différents pans a par ailleurs montré que « l’auditeur ne porte pas réellement son attention sur l’instrument lui-même, mais plutôt sur la hauteur de la note jouée » (Monteil 2010 : 42), et les participants à l’expérience ont échoué à identifier cet instrument. Ils n’étaient certes pas trinidadiens[42], mais pratiquaient le pan depuis plusieurs années, et certains étaient professionnels (musiciens, tuners, ingénieurs du son). Le même travail serait certes à refaire avec des panistes de Trinidad, mais il suggère que les différences de timbre entre les pans sont moins évidentes que ce qui est volontiers affirmé, et il n’est pas sûr qu’elles dépassent la variabilité qu’il peut y avoir entre des instruments faits par différents tuners, qui utilisent, de leur propre aveu, des stratégies d’accordage hétérogènes. La taille de la jupe peut cependant constituer un élément discriminant, puisqu’elle a deux fonctions majeures : d’abord, sa longueur détermine le volume de la caisse de résonance ; ensuite, elle continue à vibrer après la frappe, donnant au pan un son réverbérant (Kronman 1991 : 106). On peut donc penser que la taille de la jupe contribue au timbre de l’instrument ; or, on l’a vu, le double second a une jupe légèrement plus longue que le double tenor. Le rôle de la topologie sur le timbre est cependant à relativiser.

Pour ce qui est de jouer l’harmonie, on comprendra facilement que ce n’est pas lié à la topologie. En effet, l’une des variantes minoritaires du « double tenor » (appelée « whole tone style ») reproduit en réalité rigoureusement la topologie du double second, tout en jouant l’harmonie (ill. 9). La seule différence avec ce dernier est alors la taille de la jupe, aussi courte que celle d’un double tenor, et la tessiture un peu plus aigüe. Inversement, dans le steelband dirigé par Bertie Marshall, Highlanders, des styles très proches de celui du double tenor étaient utilisés pour tous les types de pans[43] : tout l’orchestre était conçu sur le même modèle. J’ai en effet pu voir un instrument présenté comme un « doublesecond » réalisé de la sorte (ill. 9) : à nouveau, la seule différence avec un double tenor était la taille de la jupe, longue comme celle d’un double second. Cet instrument ne semble cependant plus être utilisé aujourd’hui[44], ainsi que les autres pans conçus sur ce modèle, à l’exception du double tenor. Ces inversions topologiques par rapport aux pratiques les plus courantes soulignent que rien, dans la répartition des notes, ne prédispose le doubletenor et le double second à exécuter leurs parties respectives. Les steelbands ayant des répertoires extrêmement variés, sans constante de tonalité, c’est le hasard du parcours mélodique qui rendra la succession des frappes plus équilibrée entre la main droite et la main gauche et donc techniquement plus facile à exécuter sur un doublesecond ou un double tenor.

Illustration 9

Double tenor whole tone style

Double tenor whole tone style
Photographié à Couva Joylanders Steel Orchestra, 2011

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Illustration 10

Double second Bertie Marshall style

Double second Bertie Marshall style
Photographié à Couva Joylanders Steel Orchestra, 2011

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Ainsi, le double tenor s’est transmis alors qu’il est plus coûteux cognitivement, et sans qu’apparaisse de qualité intrinsèque d’un autre ordre, ce qui s’apparente aux « cascades informationnelles négatives », c’est-à-dire « des décisions dont les agents savent qu’elles sont mauvaises, mais qu’ils prennent en se fiant au jugement des autres » (Morin 2011 : 111), quoique le fait que les agents sachent totalement à quoi s’en tenir en abordant l’instrument soit discutable. Un débutant au double tenor a normalement conscience d’entreprendre la pratique d’un instrument difficile (comme un débutant au violon, par exemple), mais en général pas de l’absence de régularité dans le positionnement des notes, la validité de la topologie n’étant, sauf exception, pas remise en cause. La diffusion du double tenor se rapproche néanmoins de ces cascades, reconnues comme « plus rares et de faible ampleur » (ibid.). Non seulement conservé mais diffusé, puis institutionnalisé par son adoption dans l’instrumentarium scolaire, comment comprendre la pérennité du double tenor ? Il faut s’intéresser à l’aura et au parcours de Bertie Marshall pour comprendre à la fois les représentations sur l’instrument et sa diffusion.

Considéré comme un « maître »[45], le tuner né en 1936 est en effet l’un des innovateurs les plus respectés du monde des steelbands. Épris de musique classique et autodidacte en harmonica, le jeune tuner n’appréciait guère le son des pans qu’il entendait dans sa jeunesse, accordés uniquement à la fondamentale : la hauteur des notes n’était pas assez précise à son goût[46]. Accordés ainsi, les premiers pans avaient un timbre mat et sec, se rapprochant de celui du xylophone. La justesse de la note était en effet moins précise, le son percussif comportant de nombreux partiels à la hauteur aléatoire, brouillant la perception de hauteur. Il a dès l’adolescence cherché à faire évoluer l’accordage des instruments en s’évertuant à obtenir sur les pans les « overtones » – partiels harmoniques qu’il entendait sur son harmonica – technique qu’il semble avoir maîtrisée en 1956[47], grâce, entre autres, à l’approfondissement de l’emboutissage (Achong n.d. ; Anonyme n.d. ; Marshall 2005 ; Belgrave 2008). On notera que les topologies semblent moins l’intéresser que les partiels harmoniques à propos desquels, soupirant d’aise, il est intarissable. L’accordage des partiels sur le modèle de la série harmonique a en effet révolutionné le timbre de l’instrument en lui attribuant des résonances sifflantes ; cette évolution est la grande fierté de Bertie Marshall. Passionné d’accordage, insatisfait du travail des facteurs d’alors – des pionniers respectés qu’il critiquait ouvertement –, il se distingua rapidement par sa maîtrise technique. L’image de l’adolescent en uniforme, un marteau dans son cartable, s’échappant du lycée pour accorder un pan, frappe effectivement l’imagination. Au-delà de ses aptitudes de tuner, le jeune homme fut pendant les années 1960 l’arrangeur et leader de Highlanders[48], l’un des orchestres les plus salués de son époque. Il n’y a en effet guère de steelband qui fasse autant l’unanimité que ce groupe, qui a profondément marqué la mémoire collective. Il m’a souvent été cité comme « meilleur steelband qui ait jamais existé ». Les anciens musiciens de Highlanders ont été marqués par cette expérience, et bénéficient d’un prestige certain. Beaucoup sont devenus eux-mêmes tuners[49], ou sont restés des personnes influentes dans le milieu[50]. Outre les évolutions acoustiques et les créations topologiques qu’il apporta, il expérimenta par exemple un pan amplifié dès 1965[51]. La mélodie étant trop puissante par rapport à l’harmonie, il équilibra le groupe avec une trentaine de double tenors pour un seul tenor, ce qui est assez inhabituel pour être entré dans l’histoire : actuellement, il y a généralement au moins trois fois plus de tenors que d’harmonie. Il développa plus tard (1968) un double tenor amplifié appelé « Bertfone »[52]. Après son expérience avec Highlanders, Bertie Marshall rejoint les Desperadoes en 1970, où se forgea la fameuse équipe de tuners de ce steelband très prestigieux, et particulièrement apprécié pour sa créativité instrumentale. Rudolph « Trail » Charles, dirigeant et tuner du groupe, sut fédérer autour de lui un pôle de facteurs talentueux[53], qui bouillonnèrent d’inventivité. Unique en son genre, au service d’un groupe qui multipliera les succès aux compétitions musicales, cette équipe a également marqué l’histoire des steelbands. On voit que, d’une part, les inventions de Bertie Marshall et sa forte personnalité ont frappé les esprits, et que, d’autre part, il a occupé tant à Highlanders qu’aux Desperadoes une position très influente auprès de personnes-clés dans la diffusion des instruments : les tuners. Beaucoup ont appris auprès de lui, directement ou indirectement. Son parcours, qui inclut plusieurs collaborations universitaires, est si riche qu’on ne mentionne ici que quelques faits parmi les plus marquants. On soulignera simplement que, pour avoir multiplié les innovations, le petit homme à la fois bourru et généreux est salué comme « un génie » et inspire à tous le plus grand respect. Longtemps en activité malgré son âge avancé, il se faisait encore, au soir de sa vie, porter les pans à réaccorder à domicile, dans son petit appartement d’un immeuble sans ascenseur de Port-of-Spain, un cas probablement unique à Trinidad et Tobago, les tuners se déplaçant d’ordinaire. Devenu un véritable héros national, décoré par le gouvernement[54] (Anonyme 2011, Leon Sing 2013), Bertie Marshall fait régulièrement l’objet d’hommages appuyés, comme lors d’une émission télévisée à l’occasion de son 75e anniversaire, point culminant d’un mois de célébrations en son honneur (Anonyme 2011). Décédé le 17 octobre 2012, ses obsèques ont connu une couverture exceptionnelle.

On peut donc facilement déduire plusieurs éléments du parcours de cet homme, qui a fortement modelé les techniques de fabrication actuelles. D’abord, son prestige a probablement simplement contribué à valoriser son style de double tenor, et son talent d’accordeur n’est sans doute pas pour rien dans la représentation que l’on se fait du timbre « particulier » de cet instrument. Il s’est par la suite trouvé à plusieurs reprises dans des positions de transmetteur vis-à-vis de personnes qui étaient – ou sont devenues – elles-mêmes influentes dans les choix organologiques. Mais un autre élément a probablement joué : la dimension valorisante de la difficulté du jeu.

Une classe de musiciens

« Un joueur de double tenor est une personne particulière dans le groupe ; il faut chérir cette personne »[55], disait un jour un manager de groupe. Il apparaît en effet que les joueurs de ce pan jouissent d’un statut social spécifique dans l’orchestre. D’abord, les joueurs de double tenor sont plus rares, donc plus précieux. En annonçant que l’on joue du double tenor, on est sûr de se faire accueillir à bras ouverts, d’être considéré avec un réel respect, voire d’être sollicité. Ainsi, entre la demi-finale et la finale de la compétition du Panorama 2007, le manager des Desperadoes contacta celui de Pamberi Steel Orchestra[56], un groupe qui n’était pas qualifié pour cette phase de la compétition, pour lui demander si des joueurs de double tenor accepteraient de rejoindre son groupe. Cherchant tous azimuts à compléter son steelband pour la finale, il engagea également pour l’occasion une joueuse de double tenor venant spécialement de Tobago. En outre, la topologie irrégulière de l’instrument provoque une surcharge mnésique qui peut créer un prétexte aux membres de la section pour se comporter différemment des autres panistes. Certains auront renoncé devant la difficulté du double tenor, d’autres auront peiné pour s’initier à cet instrument, et il faut bien qu’ils en tirent un bénéfice en contrepartie : celui d’appartenir à une section d’élite. Ils se distinguent donc volontiers par un comportement particulier, afin que l’on remarque leur différence.

À Pamberi par exemple, la section est clairement la plus indisciplinée. Les musiciens se permettent une désinvolture qui n’est tolérée dans aucune autre section de pan. Ainsi, lors de la préparation à la compétition du Panorama de 2002, les autorités du groupe promirent un prix à la « meilleure section » (Helmlinger 2011), une sorte de compétition dans la compétition, à l’échelle du groupe, destinée à encourager le travail en section. Misant sur le fait que la section récompensée serait celle qui travaillerait avec le plus de sérieux, la plupart des sections se mirent ostensiblement au travail. Cette promesse exceptionnelle motiva ainsi de nombreuses répétitions de sections, pratiquement tous les soirs, avant le travail en orchestre. Les double seconds, notamment, répétèrent avec entrain, et pouvaient sérieusement prétendre au titre. Les basses jouèrent bien le jeu, mais avec un peu moins d’empressement, et on blâma bruyamment leur prétendue désinvolture. En revanche, les double tenors furent la seule section qui ne se réunit pas une seule fois, sans que cela ne suscite le moindre commentaire. Non seulement les musiciens de double tenors, s’estimant les meilleurs, déclaraient ne pas avoir besoin de répéter entre eux, mais le silence de la hiérarchie dénota son soutien tacite à cet égard. Le prix promis fut d’ailleurs finalement distribué équitablement entre les sections, comme s’il était politiquement trop délicat de trancher. Le comportement des double tenors exprime une sorte de refus de cette compétition, qui remettait en question leur suprématie en les plaçant au même niveau que les autres instrumentistes : le défi est fondé sur une reconnaissance préalable de compétences (Milliot 2008 : 169), ici mise en cause par les joueurs de double tenors.

J’ai également pu constater qu’à Pamberi, les joueurs de double tenor tentent de s’affranchir de l’étape un peu infantilisante, lors de l’apprentissage d’un morceau, de se faire « montrer » (enseigner) les notes par un camarade de section : la démonstration inter-individuelle, par petites bribes, avant la répétition collective. Ils préféreront arriver à la dernière minute – ou plutôt même en retard – et rattraper les autres pendant la répétition collective, alors que le morceau est déjà répété en boucle par le reste de l’orchestre. Si on leur demande d’enseigner une partie à un camarade, ils ont tendance à tout faire pour se soustraire à la requête, dans le but de mettre l’apprenti au défi d’apprendre de façon instantanée. Le phénomène s’observe plus généralement dans les steelbands (Helmlinger 2011), mais semble particulièrement saillant dans la section des doubletenors, comme l’illustre le témoignage suivant :

Montrer [enseigner une pièce] est un problème dans ce groupe, je le sais, et la section de double tenors a le record. Je ne sais pas pourquoi. La section de double tenor est une section d’élite. Nous sommes les pires en répétition de section [c’est nous qui en faisons le moins] [...].

La section de double tenors dans le groupe en ce moment est la section la plus mûre. Il n’y a pas de jeune dans cette section. Le plus jeune de la section doit avoir vingt quelque chose ou 19 ou 18 ans. Alors que les tenors ont des joueurs de 15 et 16 ans, les basses, cello et guitar ont des jeunes. La section de double tenors est la section la plus mûre. [...]

J’essaye vraiment de faire ça avec Everton, de faire en sorte qu’il montre, et il a commencé à montrer mais maintenant il est tombé dans le même comportement que les autres. Candice ne montre pas du tout. Et pour te dire à quel point c’était un problème : une année, on a fait un morceau avec un gars appelé Othello Molineaux[57], tu as entendu parler de lui ? Bon il a fait un morceau avec la moitié des double tenors qui jouent une ligne et l’autre moitié qui joue une autre ligne. Je crois qu’on avait sept double tenors cette année-là. J’ai appris une partie, et Candice a appris l’autre partie des double tenors. Ça s’est terminé avec six double tenors jouant un truc, et elle toute seule jouant toute seule, parce qu’elle ne veut pas montrer. Six double tenors, et on en avait sept, quatre auraient joué ceci et trois auraient joué cela. Ça s’est terminé avec six personnes faisant ce que je jouais, et elle toute seule jouant toute seule [sa partie] !

Clifton Allen, joueur de double tenor, 2002[58]

Ainsi, lorsque l’on surmonte les difficultés de l’instrument, on jouit d’un statut particulier : on s’extrait de la classe des panistes ordinaires, dans un contexte dont l’histoire est fortement marquée par les hiérarchies sociales (Braithwaite 1973 ; Van Koningsbruggen 1997). Le joueur de double tenor est doublement gratifié : comme tout musicien ou artiste, le paniste crée une emprise chez l’auditeur par le caractère indéchiffrable de sa technique (Gell 1998 : 71), mais l’obscurité de son savoir-faire lui donne de surcroît un ascendant sur ses pairs. Un paniste ambitieux pourra se diriger spontanément vers ce pan, ou sa vocation sera stimulée par l’invitation d’un responsable – en elle-même flatteuse – à rejoindre cette section ; son amour-propre l’encouragera à s’entêter pendant la difficile phase de familiarisation à l’instrument ; une fois plus à l’aise, il goûtera son statut enviable, et vantera les mérites du double tenor. En fin de compte, malgré la complication et bien que beaucoup aient renoncé devant la difficulté, la pratique de cet instrument a été jusqu’à présent suffisamment valorisante pour se perpétuer.

Dans son ouvrage sur la diffusion culturelle, Morin tend à minimiser l’influence des leaders d’opinion (Morin 2011 : 122-125) dans le succès d’un élément culturel. C’est pour lui anecdotique comparé au poids du nombre de transmissions, qui sera le facteur décisif. Il faut certes relativiser l’étendue numérique des disciples de Bertie Marshall – on parle ici d’une petite communauté de tuners issus d’un petit pays d’un peu plus d’un million d’habitants – mais on peut tout de même souligner que les deux facteurs sont ici corrélés : c’est bien le prestige du tuner qui lui a permis de toucher de nombreux pairs (à l’échelle de la communauté) eux-mêmes influents dans le milieu des steelbands, favorisant la diffusion du double tenor. Ce prestige s’est associé à celui qu’octroie la maîtrise de la difficulté de jeu de l’instrument, constituant une classe de musiciens d’élite dans l’orchestre. Il est ironique de constater que la même cause, l’irrégularité topologique, a eu des effets totalement inverses selon les pans : précipitant les uns dans l’oubli, elle a été bénéfique au double tenor, qui a pu se perpétuer comme instrument de virtuose. Dans le « penchant boulimique pour la difficulté et la sublimation des obstacles » (Stoichita et al. 2011 : §8) caractéristique de la virtuosité, on constate, comme l’a noté Hennion, que l’art est ici indissociable des moyens qui l’exécutent (Hennion 2011 : §5) : l’instrument suscite en lui-même un mode d’appréciation musicale.

Conclusion

Largement partagées, les lois de la cognition ont permis ici d’analyser la façon dont les instruments sont perçus ; on voit cependant que l’ethnographie est essentielle pour comprendre le succès d’un élément culturel, en dépit de ses inconvénients cognitifs. Si l’on saisit mieux pourquoi le double tenor s’est perpétué jusqu’à maintenant, ces résultats ne préjugent pas des évolutions futures : la diffusion de cet instrument apparaît plus fragile que d’autres (20 % des orchestres conventionnels n’ont pas de double tenors), et les steelbands ont clairement du mal à recruter dans cette section qui se trouve souvent inférieure aux attentes numériques. On ne prétend pas ici démentir l’affirmation selon laquelle les cascades informationnelles négatives sont plus courtes et instables que les autres, mais comprendre comment un cas apparenté a pu se perpétuer pendant une cinquantaine d’années. L’avenir du double tenor est incertain, et c’est sans doute l’enseignement du pan dans le cadre scolaire qui pourrait lui donner un second souffle, puisque Pan in the Classroom Unit l’a intégré à son orchestration. Mais cette organisation étant soumise aux aléas des décisions politiques (Maharaj 2012), on ignore encore son impact sur les pratiques instrumentales à venir.