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Après une série de mesures de nationalisation désastreuses dans la première moitié des années 1970 et des signes croissants de corruption, l’appui populaire pour Mobutu n’avait jamais été aussi faible qu’à la fin de la décennie. C’est durant cette période que le gouvernement de Mobutu mit sur pied une série de politiques culturelles qui gravitaient autour de la notion d’authenticité. Selon cette philosophie de l’authenticité, progrès véritable et développement économique ne pouvaient advenir que grâce à la mobilisation d’un vaste éventail de pratiques et de savoirs culturels traditionnels. Afin que ce message soit diffusé le plus largement possible, l’État zaïrois se mit à investir d’importantes ressources dans différents types de performances culturelles « authentiques », en particulier dans le domaine de la chanson et de la danse traditionnelles. Ailleurs, j’analyse les effets que ces politiques culturelles ont eues sur la musique populaire congolaise (White, à paraître), mais le présent article s’intéresse essentiellement à la manière dont la mise en spectacle de danses et de chants traditionnels servit à consolider l’autorité politique dans le Zaïre de Mobutu[1].

Dans ce contexte, où un vaste éventail de formes traditionnelles de chant et de danse fut déployé dans le but d’appuyer le régime, le terme « culture » ne renvoyait pas seulement à la notion anthropologique (c’est-à-dire à un ensemble de croyances, de pratiques et de valeurs partagées), mais aussi aux manifestations visibles de cette culture (le chant et la danse) que Mobutu utilisait comme preuve de sa popularité en tant que chef d’État. L’histoire de l’authenticité zaïroise, toutefois, ne peut se résumer à la façon dont la culture « traditionnelle » a été cooptée à des fins politiques. Elle concerne aussi la manière dont l’idée de la culture a pris une place grandissante dans l’esprit et la vie des gens durant les quelque 30 ans qu’a duré ce régime, et comment la culture zaïroise a fini par être associée au Zaïre. Les éléments historiques du présent article s’inspirent d’un bon nombre d’articles et d’ouvrages sur la politique et son évolution au Congo depuis la fin de l’époque coloniale, mais j’aurai également recours à diverses sources de première main provenant du gouvernement Mobutu (décrets présidentiels, discours et autres documents officiels publiés sous la supervision gouvernementale)[2]. Après une brève présentation de l’utilisation de la culture par les États modernes, je décrirai l’évolution de la politique culturelle durant le régime de Mobutu en insistant sur la notion d’authenticité et sur un genre de représentations culturelles regroupées aujourd’hui sous l’appellation d’« animation politique ». Je terminerai par les réactions qu’a suscitées la politique d’authenticité mise de l’avant par Mobutu pour conclure sur une série de réflexions au sujet de la culture politique et de la violence symbolique.

Quand l’État a recours à la culture

Les récentes études sur la musique populaire dans des contextes non occidentaux font état d’une véritable explosion de l’intérêt porté aux questions d’identité nationale. Elles révèlent une préoccupation réelle pour la politique, circonscrite néanmoins par l’ombre immense de la recherche sur le nationalisme, qui, avec les études sur l’État, a dominé la pensée critique dans ce domaine depuis les années 1980. Voilà sans doute pourquoi Thomas Turino (2000), dans sa récente monographie sur la musique populaire et les mouvements nationalistes au Zimbabwe, observe un certain essouflement de la question nationale. De fait, les recherches de ces dernières années sur la musique populaire et le nationalisme ont ceci d’intéressant qu’elles permettent de dépasser les formulations d’Ernest Gellner et de Benedict Anderson, à qui l’on a reproché une certaine homogénéité dans l’analyse[3]. Les chercheurs spécialistes de la musique populaire dans les pays non occidentaux, où les médias de masse sont souvent contrôlés par l’État et où la censure est la règle plutôt que l’exception, doivent composer avec un ensemble de réalités qui brouillent les frontières entre les représentations culturelles et la politique. L’analyse de politiques culturelles particulières nous permet d’examiner la relation qui existe entre ces différents éléments et l’influence que cette relation exerce sur ce que Kelly Askew appelle les « imaginaires nationaux » (2002 : 272).

J’utilise l’expression « politique culturelle » pour désigner deux types de pratiques officielles (ou gouvernementales). Les premières de ces pratiques correspondent aux politiques étatiques qui ont des répercussions sur les industries culturelles, les formes populaires de divertissement ou les activités associatives (bars, groupes musicaux, troupes de danse ou de théâtre, clubs sportifs, groupes d’intérêt, associations culturelles, écoles et galeries d’art, émissions radiophoniques, journaux et magazines locaux, etc.)[4]. Les secondes se rapportent davantage aux déclarations officielles relatives au rôle de la culture (dans le sens anthropologique du terme), dans le contexte de la formation d’un État moderne (croyances magico-religieuses, art traditionnel, danse, rituels, langue, proverbes, etc.). Tout comme la notion de culture elle-même, les politiques culturelles et la façon dont elles sont mises en oeuvre diffèrent sensiblement selon l’époque et le lieu[5]. Sous le régime colonial belge, la « culture » (ou l’appellation plus courante de « civilisation ») n’était pas considérée comme quelque chose appartenant aux Africains, mais plutôt comme un privilège auquel on leur donnait accès. Le terme français de « culture » continue d’être utilisé en ce sens pour indiquer un degré d’éducation ou de bon goût, comme dans la phrase : « il est très cultivé ». Cela ne signifie pas que les administrateurs au Congo belge ne comprenaient nullement le terme « culture » dans son sens strictement anthropologique, car une bonne partie de l’information utilisée pour formuler les politiques coloniales provenait de missionnaires et d’autres ethnologues amateurs qui considéraient manifestement la culture comme un ensemble de croyances et de pratiques. Cela signifie néanmoins que la culture n’était pertinente, aux yeux des autorités coloniales, que dans la mesure où elle facilitait l’administration de la colonie et de ses sujets.

Le « problème des jeunes », de plus en plus manifeste dans les établissements coloniaux de travail permanent dans cette région, a été mis en évidence dès 1925 (Fabian 1990). Lorsque le nombre de jeunes adultes a atteint un certain point de saturation dans les régions minières du pays, les hauts fonctionnaires du bureau du travail de l’Union Minière du Haut-Katanga ont commencé à encourager les employés africains des classes intermédiaires à organiser des activités culturelles et sociales, principalement sous la forme de clubs scouts, d’événements sportifs et de productions artisanales. Fabian rapporte ainsi un accroissement des activités culturelles dans la région de Katanga vers la fin de l’époque coloniale, en particulier au milieu des années 1950, accroissement sans doute dû à un effort de dernière heure de la part de Belges de diverses convictions désireux de sauver la colonie de ce qui peut leur être apparu comme un pas inévitable (et potentiellement sanglant) vers l’indépendance (ibid. : 49)[6]. La recherche historique sur le Congo a montré à quel point la politique coloniale d’après-guerre reflétait le souci croissant de modeler la vie sociale et culturelle africaine (Hunt 1999), mais comme le souligne Jan Vansina, cette politique était loin d’être cohérente[7]. En dépit de progrès importants réalisés assez tôt dans les domaines du cinéma (Diawara 1992) et des sports (Martin 1995), l’administration coloniale belge s’intéressait moins à la promotion des arts et des activités culturelles locales qu’au moyen de systématiser ses interventions de façon à maintenir l’ordre public.

Si, comme Gondola l’a avancé (1992), l’administration coloniale s’est peu intéressée à la musique populaire, cela n’a pas été le cas pour les gouvernements qui lui ont succédé. De fait, le chant et la danse sont devenus partie intégrante de la complexe machine de propagande de Mobutu, qui s’appuyait sur la capacité de ces spectacles à mobiliser le public en faveur de l’État. Quantité de travaux portent sur l’évolution de la politique congolaise, en particulier durant les années qui ont mené à l’indépendance en 1960 et durant celles qui l’ont suivie[8]. Dès la deuxième prise de pouvoir en 1965, le régime Mobutu a mobilisé une idéologie basée sur le nationalisme économique, modèle qui a cependant rapidement glissé vers une rhétorique axée sur le concept d’authenticité. Dans ce contexte, l’organisation de spectacles ethniques n’était pas une fin en elle-même, mais un moyen de montrer son appui au « Président-Fondateur ». La nature double d’un tel geste s’exprime dans l’expression si souvent entendue « nous les Zaïrois authentiques », qui associe le passé (l’authenticité culturelle) à un présent-futur imaginaire (l’identité nationale). De récentes recherches sur l’imaginaire du temps politique au Congo montrent que la réactivation du passé pour les besoins du présent a pris différents visages, en particulier en période d’incertitude et de transition (Fabian 1996 ; Jewsiewicki 1999 ; Jewsiewicki et White 2005).

Les prémices d’un mouvement pro-démocratique dans les années 1980, le démantèlement du Mur de Berlin en 1989 et la controverse entourant les jeux de style loterie bindo (voir Jewsiewicki 1992) contribuèrent à attiser la frustration dans tout le Zaïre, en particulier dans la capitale, qui explose de violence en 1991. Communément appelés « le pillage », ces quelques jours ont marqué l’imaginaire congolais comme symbole de l’ampleur du « mal zaïrois ». L’instabilité a repris en 1993, mais cette fois-ci, la contestation semblait mieux organisée et plus brutale, notamment à cause du rôle joué par des militaires mécontents. Durant les années 1990, Mobutu maintint une distance de sécurité de plus en plus grande avec Kinshasa, préférant répartir son temps entre Gbadolite (le village présidentiel, situé dans la partie centre-nord du pays) et diverses résidences européennes. Son célèbre discours du 24 avril 1990 au cours duquel il annonça, en pleurant, sa démission en tant que chef du MPR, marque le début de la fin du mobutisme. Quelques jours plus tard, la décision de Mobutu de se rétracter confirmerait, aux yeux de plusieurs, que les larmes versées durant ce discours (suivant les fameuses paroles « Comprenez mon émotion ») étaient celles d’un crocodile et non celles d’un léopard. Au milieu des années 1990, il ne restait plus du régime de Mobutu qu’une coquille étatique vide et un appareil de propagande fatigué qui fournissait aux Zaïrois une source inépuisable de matériaux pour les légendes urbaines et les rumeurs politiques (Mbala Nkanga 1992 ; Nlandu-Tsasa 1997 ; White 2004).

La politique d’authenticité

C’est à la fin de 1971 que Mobutu annonça que le « recours » (et non le « retour ») à des valeurs africaines authentiques serait au coeur de sa plate-forme politique. En même temps qu’il tentait d’élaborer une image du Zaïre comme nation moderne faite d’un seul peuple (les Zaïrois) et de plus de 300 groupes ethniques distincts, il imposait un habillement « traditionnel » et des modèles politiques « authentiques » qui puisaient aux métaphores de la parenté et de l’autorité traditionnelle pour légitimer une forme centralisée de pouvoir étatique (Schatzberg 1993) [CW, images : « abacost »]. Cette « machine à authenticité » (comparer avec celle qu’a décrite James Clifford 1988 : 224) utilisait des images toutes faites d’une culture « traditionnelle » et tendait à obscurcir une histoire complexe de contacts avec des idées étrangères sur la gouvernance[9]. Les architectes de « l’authenticité zaïroise » (voir par exemple le texte de Kalanda Mabika de 1967, La remise en question) étaient vraisemblablement influencés par La philosophie bantoue de Placide Tempels (1949), qui lui-même faisait écho à une longue tradition de réflexions au sujet de la relation entre l’expérience du soi et l’identité collective (en particulier le nationalisme romantique de Herder et la phénoménologie de Heidegger). L’histoire intellectuelle de l’authenticité dans le contexte de la philosophie et de la politique africaines reste à écrire, mais, chose certaine, elle doit être conçue en termes comparatifs[10].

L’analyse des déclarations officielles du gouvernement de Mobutu révèle que les thèmes privilégiés par le régime sont passés par plusieurs étapes ou phases. Bien que de telles étapes ne soient ni étanches ni exhaustives, elles permettent tout de même d’éclairer les changements subtils qui ont marqué les discours politiques de la période à l’étude, soit en gros de 1970 à 1985. Durant les premières années de ce gouvernement (1965-1969), les discours et les documents du parti insistaient lourdement sur le nationalisme économique (l’« indépendance économique » ou le « nationalisme authentique »), en critiquant l’exploitation étrangère des ressources nationales (en particulier les ressources minérales), tout en dénonçant les abus perpétrés par les politiciens congolais qui avaient reçu des Belges le contrôle économique immédiatement après l’indépendance. De 1970 à 1974 – période cruciale pour la compréhension de la politique culturelle de Mobutu – on insiste beaucoup sur la culture comme source de fierté nationale et comme moteur du développement économique. Si ces années correspondent au début des mesures de nationalisation, le discours politique de cette période est dominé par des considérations sur les valeurs africaines « traditionnelles », l’aliénation culturelle provoquée par l’assujettissement colonial et le « recours à l’authenticité ». L’introduction officielle du « mobutisme », à la fin de 1974, marque une troisième et dernière phase du discours politique. Le « mobutisme », défini très généralement par le MPR comme la philosophie et l’enseignement de Mobutu, devint la cible de critiques de plus en plus virulentes en raison de son manque de clarté, mais aussi parce qu’il finit par être associé à la corruption et à l’abus du pouvoir[11].

Mobutu lui-même comprit que ces tournants politiques étaient sources de confusion, et non pas seulement pour les citoyens ordinaires (voir Schatzberg 1978) [CW, images : « speech »][12]. Pourtant, s’il existe un aspect de la rhétorique du nouveau régime qui était susceptible de cristalliser la pensée du peuple et de mobiliser l’imaginaire politique, c’est bien probablement le concept d’authenticité. Pour la plupart des Zaïrois, l’authenticité signifiait que leur pays, son principal cours d’eau (le fleuve Congo) et sa monnaie nationale avaient changé de nom et s’appelaient désormais « Zaïre », et que le 27 octobre (à partir de 1971) deviendrait l’occasion de souligner cet état de fait – cette journée finit d’ailleurs par être appelée « Journée des Trois Z ». Ce signifiait aussi qu’ils devaient substituer à leur nom chrétien des noms africains « authentiques » (1972) et que les hommes qui souhaitaient rester dans les bonnes grâces du régime (en particulier les fonctionnaires) devraient porter un abacost (costume particulier au col modifié et sans cravate, introduit en 1973) et appeler leurs concitoyens non pas « Monsieur » ou « Madame », mais « Citoyen » ou « Citoyenne » (1974)[13]. Pour les femmes, des robes de style africain de trois pièces étaient obligatoires et les pantalons, strictement interdits.

Même durant les premières années du régime, l’authenticité était implicite dans beaucoup des déclarations officielles (voir, par exemple, Mobutu s.d. I : 158). Ce n’est toutefois que quelques années plus tard que ce concept devint la pièce maîtresse de la politique et des discours du parti. S’adressant au Congrès National de l’UPAS (parti au pouvoir du Sénégal) en 1971, Mobutu expliqua d’abord ce qu’il entendait par authenticité :

Tout le sens de notre quête, tout le sens de notre effort, tout le sens de notre pèlerinage sur cette terre d’Afrique, c’est que nous sommes à la recherche de notre authenticité, et que nous la trouverons parce que nous voulons, par chacune des fibres de notre être profond, la découvrir chaque jour davantage. En un mot, nous voulons, nous autres Congolais, être des Congolais authentiques.

Mobutu s.d. II : 100-101

Dans ces premières formulations, le terme authenticité exprimait l’idée vague d’une personnalité congolaise ou africaine :

À notre sens, l’authenticité consiste à prendre conscience de notre personnalité, de notre valeur propre, à baser notre action sur des prémices résultant des réalités nationales pour que cette action soit réellement nôtre, et partant, efficace.

Mobutu s.d. II : 198

Au fil du temps, le concept d’authenticité s’avéra suffisamment souple pour s’adapter à divers objectifs politiques, ce qui contribua à en faire l’un des outils rhétoriques les plus puissants du régime. Mais les premières années à tout le moins, l’authenticité fut présentée comme un antidote à l’imposition de la civilisation européenne et à l’aliénation provoquée par la situation coloniale : « De cet inventaire, nous avons appris la fierté d’être nous-mêmes, nous avons désappris l’aliénation mentale où quatre-vingts ans de colonisation nous tenaient prisonniers » (Mobutu s.d. I : 278).

L’authenticité était envisagée comme une manière de vivre :

Quelles que soient les solutions que voulons envisager dans n’importe quel secteur de la vie nationale, économique, politique, sociale, ou autre, notre unique source d’inspiration réside dans le recours à cette démarche de base, c’est-à-dire l’Authenticité qui, seule, nous permet de répondre à la question : qu’est-ce qu’il nous faut pour nous?

Mobutu 1982 : 54

Et comme l’expression de coutumes ancestrales :

L’authenticité nous a fait découvrir notre personnalité en cherchant dans la profondeur de notre passé le riche héritage que nous ont légué nos ancêtres.

Mobutu s.d. II : 526

Il s’agissait d’une philosophie de l’action politique - une « prise de conscience » - qui, pourvu qu’elle fût bien menée, pourrait servir de « moteur » au développement national :

Cette réflexion devait déboucher, dans l’esprit du président Mobutu, sur une prise de conscience fondamentale : la solution à tout problème humain réside en premier lieu dans le moi intérieur de l’homme lui-même. Dès lors, pour résoudre ses problèmes sociaux, politiques, économiques ou culturels, le Zaïre doit se référer à ses propres valeurs ancestrales, desquelles il doit tirer la sève pour un développement authentique et harmonieux ; il doit se construire sur sa propre authenticité.

Botombele 1975 : 45

Le plus intéressant dans les passages ci-dessus n’est pas la grande variété de significations données au terme authenticité (voir Jules-Rosette 1988) ni le fait que beaucoup d’entre elles convoquent une notion occidentale d’un soi essentiel qui serait en quelque sorte contaminé par le contact avec d’autres cultures. En effet, il est possible d’établir des constats similaires pour la majeure partie de ce qui a été écrit sous la banière de la négritude ; par ailleurs, la politique d’authenticité de Mobutu a clairement puisé dans cette tradition intellectuelle[14]. Dans le contexte de cette analyse, je m’intéresse surtout à la façon dont ces discours ont servi à divers usages politiques, notamment à la façon dont l’identité individuelle ou collective a été perçue comme un instrument permettant l’émergence d’une nouvelle identité nationale : « Grâce à notre application constante de demeurer nous-mêmes, de prendre conscience de notre personnalité, nous avons réussi à créer la Nation congolaise » (Mobutu s.d. II : 20).

Dans le but de « forger une culture nationale » (Botombele 1975 : 111), Mobutu ne manquait jamais une occasion de s’élever contre le « tribalisme », alors que simultanément il faisait une promotion active de spectacles de danses et de chants traditionnels généreusement commandités par l’État :

Le premier grand Festival national culturel et d’animation a revêtu une double signification politique et culturelle. Sur le plan politique, il a donné l’occasion à toutes les couches de toutes les régions d’être ensemble et de réaliser ainsi une réelle fusion des quelque 250 tribus du Zaïre. Il a témoigné de l’affermissement de la conscience nationale et de la volonté commune d’oeuvrer pour un même idéal : la construction nationale dans la dignité retrouvée.

Botombele 1975 : 111

Comme l’a suggéré Fabian (1998), ces utilisations stratégiques de la culture (dans le sens anthropologique du terme) mettent plus d’accent sur la diversité ethnique que sur l’identité ethnique, car leur premier objectif est bien sûr de renforcer l’autorité de l’État.

Si certains commentateurs ont été prompts à associer la politique de l’authenticité à l’élaboration d’une « nouvelle vision esthétique » (Botombele 1975 : 41) ou à un « exercice démocratique » entre l’État et ses sujets (Lonoh 1990 : 54-56), d’autres l’ont condamnée comme « une forme avancée d’aliénation » (Kulabakwenda 1992) ou la complète « négation de la culture » (Longa 1992). Faisant écho à ces sentiments, Mobyem Mikanza écrivait :

Il pourrait paraître excessif de parler de la négation de la culture dans une Deuxième République qui a fondé toute son action sur une philosophie culturelle – le recours à l’authencité – qui aurait dû être un formidable stimulant, un ferment de la culture nationale. D’autre part, tout au long de la Deuxième République, on a donné l’impression – fausse – de promouvoir les arts, une des composantes et peut-être la plus visible de la culture.

Mikanza 1992 : 202

Les critiques de Mikanza portent également sur le congrès de 1981, financé par Mobutu, sur l’authenticité (organisé par l’Union des Écrivains zaïrois, voir UEZA 1982), car il conférait un vernis de légitimité politique aux tentatives du régime pour faire de l’authenticité une plate-forme politique. « Il a été suffisamment et clairement démontré que l’authenticité, conçue et fabriquée de toutes pièces, a été un phénomène façonné pour atteindre des objectifs bassement personnels et politiques » (Mikanza 1992 : 204).

A posteriori, les expressions fétiches des discours politiques sous la Seconde République – « nationalisme zaïrois authentique », « recours à l’authenticité » et « Mobutisme » – peuvent être interprétées comme des stratégies rhétoriques visant à justifier le coup d’État de 1965, les mesures de nationalisation des années 1970 et l’institutionalisation d’un régime totalitaire. Les Zaïrois constatèrent graduellement que chaque énoncé successif, plus « révolutionnaire » et plus « authentique » que le précédent, s’accompagnait d’un déploiement supplémentaire de ressources financières et humaines, et que se creusait davantage le fossé séparant ceux qui avaient accès à des ressources de l’État et ceux qui n’en avaient pas[15]. En tant qu’idéologie étatique, l’authenticité ne pouvait que se maintenir par à-coups jusqu’à ce que la « quête de l’hégémonie » (pour emprunter cette expression à Bayart [1993 : 208]) commence à exiger des méthodes plus draconiennes (et moins transparentes) de détention, de déportation et de disparition (Braeckman 1992). La politique culturelle de Mobutu ne devrait pas être mise en cause parce qu’elle manquait de cohérence ou de profondeur (Badibanga 1992 ; Longa 1992) ou parce qu’elle ne suffisait pas à subvenir aux besoins des producteurs de culture (Liyolo 1992), mais principalement parce qu’elle utilisait la culture comme un outil de consolidation du pouvoir.

Animation politique et culturelle

L’histoire de « l’animation politique et culturelle » – appelée aussi plus simplement « animation politique » – est faite de messages mixtes et de promesses ambiguës. À partir de ses débuts officiels au début des années 1970 jusqu’à ce qu’elle commence à s’essoufler à la fin des années 1980, des milliers de personnes ont participé à l’organisation ou à l’exécution de cette forme de spectacle politique, certaines de leur plein gré, d’autres très probablement contraintes et forcées. Lorsque l’animation politique s’est retrouvée pour la première fois partie intégrante de la programmation quotidienne de la télévision nationale, elle occupait presque six heures par jour, généralement de 16 h à 18 h, avec une courte pause pour faire place aux nouvelles et aux sports, puis reprenait à nouveau jusqu’à minuit. En 1976, seulement dix ans après l’introduction de la télévision dans la région, l’animation politique occupait 10 à 12 heures par jour de la programmation, soit un tiers du temps d’antenne total (Mbala Nkanga, communication personnelle, mai 2000)[16].

Thomas Callaghy (1987) présente quatre méthodes qui furent utilisées par l’État zaïrois pour mobiliser et maintenir le soutien au régime : les monuments et les affiches, les marches politiques, les réunions de masse et l’animation politique. Parmi ces quatre méthodes, selon lui, l’animation politique était la plus courante dans la région du Bas-Zaïre qui a fait l’objet de sa recherche. Les travaux de Young et Turner abondent dans ce sens et estiment qu’en 1973 et 1974, environ 10 % des jours de classe furent annulés pour laisser place aux cérémonies du parti (1985 : 219). Durant cette période, le chant et la danse devinrent les principales manifestations de l’animation politique, se démarquant nettement des autres formes de mobilisation politique, captivèrent les auditoires locaux et dominèrent les médias étatiques. La vaste diffusion de l’animation politique fut facilitée par un type particulier de spectacle qui alliait la sensibilité du folklore à celle de la musique populaire, mais qui en même temps chantait les louanges du parti unique et de son chef. Gazungil Sang’Amin Kapalanga, dans l’unique monographie publiée spécifiquement sur ce sujet, explique comment l’animation politique a frayé son chemin dans la vie quotidienne des habitants du Zaïre :

Elle a imprégné le rythme des fêtes, des occupations, des loisirs, etc. Déposée dans le subconscient des habitants, elle a fini par créer des réflexes et des attitudes face à des situations qu’ils vivent : on travaille en fredonnant un air de chanson d’animation, on assiste à des scènes de fête rythmées par les chansons et danses d’animation, devant un poste de radio ou de télévision, la famille chante et danse avec les animateurs dont on diffuse les airs ou les images, le cortège allant ou revenant du cimetière se trémousse au rythme d’animation dans un corbillard qui devient un espace de jeu et un instrument de musique que l’on martèle à tour de mains, etc.

Kapalanga 1989 : 20[17]

Les rares travaux universitaires touchant cette question supposent un certain lien entre l’animation politique et le Corps des Volontaires de la République (CVR) qui, tout comme la première, servait d’outil de ralliement au régime. Ce lien complique manifestement la version voulant que Mobutu aurait eu l’idée de cette animation politique après avoir visité, en 1974, la Chine et la Corée du Nord, où il aurait été charmé par les chorégraphies politiques à grande échelle, en particulier celles faites en l’honneur de Kim Il Sung[18]. Bien avant le voyage de Mobutu en Asie, en effet, le CVR s’appuyait déjà sur une tradition d’associations et d’activités culturelles qui datait de la fin de la période coloniale : camps d’été, cours de survie, randonnées pédestres, chant, danses et classes de morale[19]. Beaucoup des Congolais détenant des postes en vue dans ces organismes étaient recrutés pour organiser ce qui serait plus tard connu sous le nom d’animation politique (Sampasa Kaweta Milombe, Momene Mo-Mikengo et d’autres ; voir Lonoh 1990).

Au début des années 1980, on distinguait trois principaux types d’animation politique, bien que la plupart des spectacles aient combiné des éléments de plus d’un type. Le premier, de loin le plus répandu, est ce que Kapalanga appelle « choeur en mouvement » [CW, images : « Kake »]. Ce choeur comprenait de 50 à 500 chanteurs-danseurs disposés en rangs et en colonnes et portant des uniformes assortis qui faisaient habituellement référence, sous une forme ou sous une autre, à Mobutu, au Zaïre ou au MPR (par exemple, un motif textile reproduisant le visage de Mobutu ou le flambeau qui figure sur le drapeau zaïrois) [CW, images : « pagne »]. La plupart de ces formations étaient composées de femmes et d’hommes, même si les femmes étaient généralement plus nombreuses que les hommes et qu’elles occupaient des positions plus visibles, au centre ou à l’avant-scène. Le costume variait selon le sexe, tout comme la danse (les femmes tendaient à accentuer le mouvement des hanches, tandis que la chorégraphie des hommes s’apparentait davantage à la gymnastique) [CW, vidéos : « Kake »]. Le groupe Kake (« tonnerre ») de Kinshasa rassemblait des percusionnistes « traditionnels » ainsi que des musiciens « modernes », avec guitares électriques et batterie ; les chanteurs principaux y alternaient en fonction du type de chanson [CW, sons : « Kake »]. Les spectacles duraient généralement 2 à 3 heures et se composaient d’une série de 8 à 12 chansons ponctuées par des pièces instrumentales ou des slogans politiques que le public répétait à la manière des « chansons à répondre ». Chaque province avait ses « groupes choc », comme on les appelait, dont plusieurs d’entre eux (en particulier ceux de Kinshasa et de Shaba) jouissaient d’une grande renommée au niveau national.

Les deux autres types d’animation politique – sketchs et ballets folkloriques – comprenaient des éléments de théâtralité. Selon Kapalanga, le sketch en tant que genre d’interprétation était étroitement apparenté à des styles performatifs non rituels au pays, mais il était devenu également une forme courante de divertissement populaire durant la période coloniale, et sa forme adaptée, le sketch radiophonique, s’affirma comme un type d’émissions privilégié sur les ondes de Radio Congo-Belge. Dans le contexte de l’animation politique, certains sketchs étaient exécutés en solo, mais, le plus souvent, ils étaient intégrés à de plus vastes spectacles dansants, ce qui avait pour effet de rompre la monotonie associée à ce genre. Parce qu’ils s’appuyaient sur le réalisme, l’humour et la parodie, ils s’adaptaient plus difficilement au format et au contenu de l’animation politique. C’est peut-être, selon Mbala Nkanga, la raison pour laquelle ils étaient moins fréquents que d’autres types de spectacles. Les ballets, pour leur part, constituaient la forme d’animation politique la plus élaborée, principalement en raison du fait qu’ils combinaient des éléments chorégraphiés et joués[20].

Le contenu thématique de ces spectacles d’animation politique est assez complexe pour mériter une étude plus approfondie[21], mais quelques observations émergent d’une analyse préliminaire des paroles de chansons. Les louanges dithyrambiques à l’égard de Mobutu et de sa politique constituent certainement l’aspect le plus frappant de ces textes. Si certains d’entre eux portaient spécifiquement sur les qualités héroïques et les exploits patriotiques de Mobutu (« Mobutu le Sauveur »), d’autres, moins cohérents, combinaient les éloges à Mobutu ou au MPR à des extraits de divers discours officiels (Kapalanga 1989 : 155, 221). De fait, la majeure partie du contenu de l’animation politique provenait directement des discours du chef de l’État, qui étaient largement diffusés dans le public zaïrois et constituaient des lectures obligatoires pour les membres du parti. Comme avec toute forme de propagande politique, certains thèmes apparaissaient ou disparaissaient au gré des caprices idéologiques et des situations politiques.

« Heureux ceux qui dansent et qui chantent »

Vers le milieu ou la fin des années 1980, l’animation politique avait fait son chemin dans pratiquement tous les aspects de la vie zaïroise publique et privée. C’est durant cette période qu’elle devint obligatoire pour toutes les organisations du pays, quel que fût leur lien avec l’État[22], y compris les écoles, les hôpitaux et les entreprises du secteur privé. L’animation politique inaugurait la journée de travail, les employés et les superviseurs frappant des mains et chantant des airs « patriotiques », et elle était obligatoire lors de l’arrivée de dignitaires politiques [CW, images : « dignitaires »]. Certaines entreprises engagèrent même des équipes d’animateurs professionnels pour surpasser la concurrence, mais également pour éviter des reproches vis-à-vis de leur « devoir patriotique ». En effet, de nombreux cadres supérieurs ou de PDG furent renvoyés, voire emprisonnés, sous le prétexte d’avoir négligé cet aspect des activités de leur entreprise. Ainsi, l’État zaïrois, aux prises avec une dette croissante et la menace imminente d’une crise financière, délégua graduellement la responsabilité de la propagande étatique au secteur privé (Mbala Nkanga, communication personnelle, mai 2000).

Bien sûr, l’animation politique n’était qu’une partie d’une campagne plus vaste visant à associer Mobutu au Zaïre dans l’esprit des Zaïrois. Le régime autocratique de Mobutu estompait les frontières entre l’autorité « traditionnelle » et le nationalisme africain, affirmant qu’un leadership incontesté et fort était nécessaire pour assurer « la force vitale de la collectivité » (Mungonga citée dans Young et Turner 1985 : 21) et que « deux têtes ou trois sur un seul corps constitu[ai]ent un monstre » (Mobutu s.d. II : 201)[23]. Rien d’étonnant donc à ce que la tête de Mobutu descendît des nuages au début et à la fin de chaque bulletin national de nouvelles télévisées et qu’en 1974 il ait été décidé qu’une série de sanctuaires soient érigés en son honneur en différents lieux du pays afin de commémorer son avènement au pouvoir. La même année, les cours de religion dans les écoles publiques furent remplacés par des cours sur la doctrine du mobutisme et, pendant plusieurs semaines au début de 1975, les médias officiels ne furent pas autorisés à mentionner le nom de tout autre que Mobutu Sese Seko, la raison étant que le Zaïrois moyen était incapable de comprendre le pouvoir sous une forme abstraite, désincarnée[24] [CW, images : « Nouveaux Zaïres »].

Considérée isolément, l’animation politique pourrait être vue comme relativement inoffensive, mais dans le contexte du Zaïre de Mobutu, elle constituait un système oppressif qui exigeait que l’on fasse régulièrement preuve de sa soumission par la représentation d’une joie de vivre politique :

Tout compte fait, la voie la meilleure pour conduire chacun à son bonheur, n’est-ce pas sa culture? Un homme heureux, n’est-ce pas celui qui chante et qui danse? […] Pour nous, au Zaire, le bonheur se vit et s’exprime. C’est lorsqu’un peuple peut dire et communiquer ce qu’il ressent dans son for intérieur, lorsqu’il peut chanter et danser, qu’il est heureux.

Mobutu s.d. III : 72

Les citoyens ordinaires se voyaient contraints d’exprimer avec leur corps une loyauté à un régime qu’ils savaient être corrompu. Ceux qui s’opposaient à cette façon de faire ne pouvaient le faire qu’en privé : « Comment parler de la dignité, me demanda un professeur d’université dans la cinquantaine, quand on est obligé de se mettre debout pour faire bouger ses fesses? ». L’animation politique fut considérée comme une forme d’humiliation, mais aussi comme la preuve de l’échec de la réciprocité entre l’État et ses sujets :

Que n’avons-nous pas fait, durant ce temps, pour vous être utile et agréable? Chanter, danser, animer, bref, nous sommes passés par toutes sortes d’humiliations, toutes les formes d’avilissements que même la colonisation étrangère ne nous avait jamais fait subir. Tout cela pour que rien ne manque dans votre combat pour la réalisation, ne fût-ce qu’à moitié, du modèle de société que vous nous aviez proposé. Y êtes-vous parvenu? Hélas non!

Extrait de la fameuse Lettre Ouverte au Président de la République, un manifeste signé en décembre 1980 qui fut plus tard considéré comme le coup d’envoi des demandes de réformes démocratiques sous Mobutu

Pour ses promoteurs, elle constituait une façon de « préparer les militants » (Kapalanga 1985 : 100), mais elle représentait également un moyen d’atteindre l’unité nationale (Botombele 1975). Toutefois, ses critiques ne pouvaient lire l’animation politique que comme une forme d’excès politique :

Toute la vie publique du Zaïre se module sur un mode curieux d’une permanente théâtralisation. Rencontres publiques, réunions nationales, discours officiels, semblent ne se dérouler que sur le mode de ce « jeu », qui trouve sa forme la mieux accomplie dans les cohues hystériques et les délires collectifs des rencontres politiques et les séances dites « d’animation » où danses chorégraphiques, clameurs des choeurs, gestualités violentes, alternent avec des slogans vides de sens.

Pius Ngandu Nkashama, cité dans Kapalanga 1989 : 118

Ou comme une forme de supercherie politique conçue pour subjuguer les masses :

Le désaveu de la politique menée par le Parti-État pousse les auteurs de ces définitions à considérer l’animation comme une falsification, comme un trucage des vérités politiques et une forme d’assujettissement des masses au Parti et à son chef et surtout comme une méthode de propagande politique basée sur la démagogie et l’asservissement du peuple zaïrois.

V.Y. Mudimbe, cité dans Kapalanga 1989 : 118

Un tel échec peut être lu comme une forme de violence symbolique, bien que cette expression ne renvoie pas nécessairement au sens que lui donne Bourdieu, à qui l’on attribue le plus souvent cette expression[25]. Les critiques des travaux de Bourdieu sur ce sujet s’insurgent non seulement contre l’idée selon laquelle l’État aurait le monopole de la violence symbolique (Addi 2001), mais aussi contre le fait que les acteurs ne seraient pas conscients des mécanismes de cette violence (Braud 2003). Philippe Braud soutient que la violence symbolique se produit simultanément avec d’autres formes de violence et qu’elle expose des individus « impuissants à se protéger » (ibid. : 35). Le fait que la violence symbolique s’accomplisse sans recours à la force physique constitue, de toute évidence, l’une de ses caractéristiques, mais cette observation doit être attribuée à Gramsci (et non à Bourdieu), dont la réflexion sur l’hégémonie a été largement ignorée par la recherche francophone sur ce sujet. Bourgois, pour sa part, établit une typologie de la violence qui s’appuie sur une distinction entre la violence structurelle et la violence symbolique (« historically-entrenched political economic oppression and social inequality », Bourgois 2004 : s.p.) ; néanmoins, la définition qu’il propose de cette dernière accrédite l’idée que les sujets perpétuent eux-mêmes les structures de la violence qui les érige en victimes, et ce, à leur insu. Dans le cas de l’animation politique, au contraire, beaucoup de ceux qui y prenaient part étaient pleinement conscients de la violence à laquelle ils étaient soumis, non seulement parce que le chant et la danse constituent des actes corporels, mais aussi parce que ces activités ne peuvent être comprises comme des impératifs politiques que dans des circonstances extraordinaires.

Achille Mbembe (2001) a décrit de façon vivante et souvent dérangeante les relations conflictuelles du pouvoir dans l’Afrique postcoloniale : l’utilisation d’expressions comme « mutual zombification » (zombification mutuelle), « intimate tyranny » (tyrannie intime) et « conviviality » (convivialité) ont de fortes résonances dans la dynamique de la vie politique du Zaïre de Mobutu. C’est précisément la nature publique de cette dynamique – orchestrée non seulement à la télévision nationale, mais aussi sur les tarmacs, dans les édifices publics et dans les cours d’école et d’entreprise – qui a contribué à la façon dont l’identité culturelle a été vécue et comprise par les gens ordinaires au Zaïre. Par ailleurs, l’authenticité et l’animation politique ont créé les conditions qui ont permis aux Zaïrois de concevoir la culture comme quelque chose qui peut être mobilisé à d’autres fins. En effet, la culture traditionnelle dans le Zaïre de Mobutu a été mise à profit pour plusieurs objectifs d’ordre stratégique : comme un moyen de consolider le pouvoir, comme une forme d’ascension sociale, comme une source de revenu, comme un instrument d’unification nationale et comme une forme de décolonisation mentale. Les politiques culturelles de cette période ont contribué à l’émergence d’un sentiment de fierté nationale et à la croyance, courante parmi les Zaïrois, que la diversité culturelle du pays était l’une de ses plus grandes ressources. La promotion qu’a faite Mobutu de l’authenticité en tant que stratégie politique a eu pour conséquence de donner aux Zaïrois le sentiment d’appartenir à quelque chose au-delà de leur localité, mais l’abus systématique du pouvoir qui a accompagné ce processus et la culture de l’excès qui a fini par être associée à son gouvernement sont devenus des obstacles à l’autonomie politique et culturelle du pays.

Article inédit en anglais, traduit par Catherine Broué.