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Introduction

En octobre 2012, James Moore, alors ministre du Patrimoine, annonçait la volonté du gouvernement conservateur de changer le nom et la vocation du Musée canadien des civilisations, appelé à devenir le Musée canadien de l’histoire. De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer le caractère politique et partisan de cette décision, dans un contexte où le gouvernement de Steven Harper cherche par plusieurs moyens à valoriser l’histoire militaire et monarchique du Canada. Cet évènement récent nous rappelle combien les musées d’ethnologie sont des « institutions culturelles et scientifiques éminemment liées au politique » (Mazé et al. 2013 : 9). Dans le cas du Musée canadien de l’histoire, il est encore trop tôt pour dire quelle sera la réelle incidence de ce changement de nom et de mission. Quoiqu’il en soit, ce changement fait écho aux multiples transformations qui touchent aujourd’hui les musées d’anthropologie, d’ethnologie ou d’ethnographie[1] et le rôle qu’est appelé à y jouer la discipline.

En France, les musées d’ethnologie ont connu ces dernières décennies d’importants bouleversements. Le transfert des collections ethnographiques du Musée de l’Homme au Musée du quai Branly (MQB) et au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) à Marseille, ainsi que la fermeture du Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), marquent un tournant pour l’ethnologie française et une transformation décisive dans le rapport entre anthropologie et musée. La disparition du Musée de l’Homme et du MNATP, deux musées au sein desquels s’est structurée la discipline, concrétise la fin d’un paradigme muséal qui a marqué l’anthropologie en France plus qu’ailleurs. Ce paradigme se caractérise d’abord par l’intérêt qui est porté aux objets. Mais il définit aussi une façon de pratiquer la discipline, ses objectifs et ses méthodes, qui peut se résumer par le projet – hérité des sciences naturelles – d’un inventaire encyclopédique du monde réalisé au moyen d’une collection systématique.

La plupart des musées d’ethnographie se sont constitués dans un contexte de domination de l’Europe sur les autres continents et incarnent un rapport aux autres fortement asymétrique. Le droit autrefois incontesté des musées de dire la vérité sur les cultures « autres » en s’appuyant sur l’anthropologie est remis en question. Depuis les années 1980 se répand, d’abord en Amérique du Nord, le sentiment d’une crise dans les musées d’ethnographie. Au point où en 1998, Jean Jamin soulevait la question de manière provocatrice : « Faut-il brûler les musées d’ethnographie ? »[2]. Ces musées ne sont plus évidents. Leur existence même pose problème, à cause de la transformation tant de la discipline à laquelle ils étaient liés que du monde qu’ils sont censés représenter. Devant cette crise, la plupart des musées d’ethnographie sont entrés dans un processus de redéfinition. Certains optent pour une conversion à l’esthétisme, les objets ethnographiques devenant des objets d’art. D’autres s’engagent dans la voie d’une collaboration avec les communautés dont les objets sont exposés.

Deux ouvrages peuvent nous aider à saisir les transformations qui touchent aujourd’hui les musées d’anthropologie dans le monde, notamment en France. Publié en 2007, tout juste après l’ouverture du Musée du quai Branly à Paris, Le goût des Autres… de Benoît de L’Estoile traite de la manière dont sont données à voir les cultures autres dans les musées occidentaux. Partant de la question du sens des « musées des Autres » dans un monde postcolonial, ce livre prend le musée comme entrée pour mener à bien une anthropologie du « goût des Autres »[3]. L’étude du musée, en permettant une analyse de nos propres catégories et pratiques de mise en ordre du monde, offre à De L’Estoile un point de vue privilégié sur la « cosmologie occidentale moderne » (p. 24).

L’ouvrage dirigé par Camille Mazé, Frédéric Poulard et Christelle Ventura (2013) explore à une autre échelle, sous l’angle du changement institutionnel, la vague de transformations qui touche les musées d’ethnologie en France depuis les années 1990. L’ambition des auteurs est d’analyser le devenir actuel des musées d’ethnologie français en faisant appel à la notion de « dynamique du changement ». À la fois « durables et fluctuants », les musées d’ethnologie constituent dans cette perspective un véritable « sismographe » (Mazé 2009) de la manière dont « les sociétés se pensent elles-mêmes et pensent les autres, se donnent à voir et voient les autres » (p. 15).

Mis ensemble, ces deux ouvrages permettent ainsi d’explorer les moments forts de la relation entre musée et anthropologie, mais surtout de montrer comment l’un et l’autre se sont progressivement distanciés au cours du XXe siècle.

Les premiers musées d’anthropologie et l’émergence de la discipline

Les musées d’anthropologie, d’ethnologie et d’ethnographie s’inscrivent dans la longue histoire du collectionnisme et de l’exposition des Autres et de leurs objets. Comme nombre d’auteurs (Impey et Macgregor 1985 ; Stocking 1985 ; Pomian 1987 ; Lugli 1998 ; Blanchard et al. 2011), Benoît de L’Estoile voit dans les cabinets de curiosité les ancêtres des musées d’anthropologie.

C’est au milieu du XVIIe siècle que se met en place le modèle du cabinet de curiosités. Ce dernier est conçu comme un microcosme rassemblant et montrant l’ensemble de l’univers pour en permettre l’étude. Dès le départ, la monstration est inséparable de l’étude. Progressivement, une distinction s’établit entre les cabinets de curiosités et les cabinets d’histoire naturelle, auxquels succéderont les musées d’histoire naturelle, précisément quand la « curiosité » est remplacée par la « science » (De L’Estoile 2007 : 297-298). Si l’on peut voir une continuité entre les cabinets de curiosités et les premiers musées, il faut reconnaître que leurs objectifs ne sont pas les mêmes. Les collectionneurs des XVIe et XVIIe siècles cherchent à pénétrer les secrets de la Nature par ses manifestations les plus fantastiques. Les musées ont quant à eux une visée scientifique et pédagogique affirmée : conserver, classer et étudier les produits de l’humain et de la nature.

En retraçant l’histoire de l’émergence de l’anthropologie, De L’Estoile montre bien combien celle-ci est liée au musée. Il donne en exemple cette collection d’« objets étranges provenant de toutes les régions du monde », destinée à former le coeur du musée de préhistoire et d’ethnographie de l’archéologue italien Luigi Pigorini (p. 300). Son dessein était de rassembler à Rome des artéfacts préhistoriques et des collections ethnographiques sur les peuples non civilisés de l’époque moderne pour les comparer et ainsi comprendre la vie de nos lointains ancêtres. Ce cadre intellectuel est évolutionniste, c’est-à-dire qu’il présuppose que toute l’humanité est passée par les mêmes stades de développement. Les « sauvages » ne sont pas conçus comme nos contemporains, mais comme des primitifs. Leur étude peut ainsi nous permettre de mieux connaître la vie de nos ancêtres, et par là, les origines de l’humanité. C’est ce paradigme qui explique le lien étroit entre préhistoire et anthropologie. La discipline naît à cette époque, en grande partie dans les musées, avec pour mission scientifique d’écrire l’« histoire de la civilisation ». On peut résumer en disant que « le principe de base du musée d’ethnographie, tel qu’il se met en place dans la seconde moitié du XIXe siècle, est de présenter la diversité des races et des cultures humaines, conçue sur le modèle de la diversité des espèces naturelles, mais également hiérarchisée » (p. 301).

Le premier musée d’anthropologie est le Peabody Museum of Archaelogy and Ethnology, créé en 1866 à Harvard, mais c’est dans les années 1890 que commence la grande période de l’anthropologie de musée[4]. Aux États-Unis, les musées d’ethnographie se développent souvent au sein des musées d’histoire naturelle (c’est au Natural History Museum de New York que Franz Boas trouve son premier poste). Le mode de présentation réaliste, ou illusionniste, des musées d’histoire naturelle inspire les musées d’ethnographie, qui reprennent pour les cultures les modes de présentation des espèces animales. Une des techniques favorites est celle du diorama, inspirée des expositions universelles. L’autre type de présentation est le mode analytique : les objets sont présentés comme des documents en fonction d’un cadre explicatif, d’une théorie scientifique ou d’une contextualisation historique. La plupart des musées d’ethnographie offrent une combinaison de ces deux modes.

De L’Estoile montre bien comment l’organisation d’expositions coloniales au XIXe et au début du XXe siècle met en scène une certaine manière d’appréhender l’altérité (chapitre I). Les anthropologues ont joué un rôle dans ces manifestations, qui possédaient une dimension scientifique affirmée. Elles ont d’ailleurs souvent donné lieu à l’ouverture de musées d’ethnographie. Ainsi, le Musée d’ethnographie du Trocadéro (MET) fait suite au Muséum ethnographique des missions scientifiques, où étaient exposés les objets rapportés par le service des missions du ministère de l’Instruction publique, et à l’Exposition universelle de 1878[5]. Dès les années 1930, on assiste toutefois à un déclin des études sur la culture matérielle et les collections muséales. Dans l’entre-deux-guerres, le modèle du long terrain individuel associé à l’anthropologue britannique Bronislaw Malinowski s’affirme comme une condition essentielle de la recherche en anthropologie. Or la collecte et l’étude des objets matériels jouent un rôle mineur dans le terrain. Un siècle après l’institutionnalisation de l’anthropologie dans les musées, la question de la nécessité des musées d’anthropologie pour la discipline est en droit d’être posée. En France, les rapports entre les musées d’ethnographie et l’ethnologie prennent toutefois une tangente particulière.

Le Trocadéro, le Musée de l’Homme et l’ethnologie en France

Pour Benoît de L’Estoile,

Le cas français contraste fortement avec ce qui se passe dans le reste du monde, où le rôle des musées décline en anthropologie dans l’entre-deux-guerres. En France, au contraire, le musée est le lieu privilégié d’affirmation d’une nouvelle discipline, l’ethnologie, et marque de son empreinte le type de savoir qui est produit.

De L’Estoile 2007 : 184

Le Musée d’ethnographie du Trocadéro (MET), puis le Musée de l’Homme fondé en 1938 par Paul Rivet sont des éléments clés de l’institutionnalisation de l’ethnologie française, au moment où la discipline cherche une reconnaissance et une visibilité scientifiques, institutionnelles et publiques.

En 1928, Paul Rivet rattache le MET à sa chaire du Muséum d’histoire naturelle avec l’intention de le rénover, tâche qu’il confie à Georges Henri Rivière. Ce dernier s’inspire du modèle des musées germaniques, scandinaves, balkaniques et américains, qui attache une grande attention à la mise en forme de l’exposition (éclairage, socles, disposition des objets). Les objets sont à la fois des oeuvres destinées à être vues et des documents, l’appréciation esthétique étant produite non par la pure contemplation de la forme, mais par la compréhension du contexte ethnographique de l’objet. Cette proposition traduit aussi une nouvelle conception muséographique qui vise à rendre les objets « vivants » en les insérant dans un récit (p. 249). Entre 1930 et 1935, le musée du Trocadéro organise plus de 60 expositions temporaires. En 1935, les expositions sont interrompues pour permettre la démolition du Trocadéro et la construction du nouveau Palais de Chaillot en vue de l’Exposition universelle de 1937.

Une bonne partie des expositions présentées au Trocadéro dans les années 1930 visaient ainsi à présenter au public les objets rapportés pour le musée par les expéditions ethnographiques. Celles menées par Marcel Griaule figurent parmi les plus célèbres. Pour De L’Estoile, ces manifestations sont de l’ordre du triomphe des généraux romains, qui, revenant de guerre, faisaient défiler les prisonniers, animaux et objets exotiques pris au vaincu. « Regarder l’exposition ethnographique comme une exposition de trophées permet d’en souligner une dimension de célébration souvent oubliée », dit-il (p. 189). Si ces retours d’expéditions sont l’occasion de célébrer la France impériale et la grandeur du Trocadéro, il s’agit bien aussi d’un triomphe scientifique : cette accumulation prend sens dans le modèle du musée « comme lieu d’accumulation » (ibid.). Elle n’est pas sans rappeler le modèle de l’expédition savante de Bonaparte en Égypte, qui rapporta des collections d’objets naturels ou artificiels pour le Muséum et le Louvre.

De L’Estoile souligne ici combien la définition même de l’ethnographie porte la marque du musée, en raison de la place privilégiée qu’elle fait à la « civilisation matérielle ». Le « privilège épistémique » accordé à l’objet comme témoin justifie que tous les moyens soient permis pour l’obtention du « butin scientifique » (p. 191-192). « Le modèle de la collecte structure en fait toute l’activité ethnologique, comme le montre l’extension de la pratique de la fiche des objets aux phénomènes sociaux » (p. 198). Le travail ethnographique consiste ainsi à mettre en fiches l’ensemble de la société étudiée. Cette pratique repose sur la croyance en la possibilité d’étudier de manière exhaustive l’ensemble de l’humanité, dans l’idée de constituer des « archives totales de l’humanité » (p. 199).

Si l’on peut parler de « terrain ethnographique » dans les années 1930, il s’agit là d’une forme particulière d’enquête, prenant une forme collective et souvent itinérante, très différente du paradigme malinowskien de l’ethnographe immergé dans un milieu indigène.

De L’Estoile 2007 : 233

Ce type de terrain s’inscrit dans l’idéal d’un inventaire rationnel et systématique, loin d’être réalisé dans les faits, les ethnographes étant fortement dépendants des réseaux auxquels ils ont accès, des rapports de force entre indigènes et Européens, des relations avec les médiateurs, de leur faible connaissance des langues locales, etc. Le terrain est ici pensé comme un prolongement du musée : « au milieu de la savane ou sur le rivage d’une île lointaine, c’est encore le Trocadéro qui oriente les pratiques de collecte d’objets et de données » (ibid.). Logiquement, le musée est à l’époque le lieu où s’enseigne la méthode ethnographique[6].

De L’Estoile offre une analyse fouillée du programme scientifique et muséographique du Musée de l’Homme (chapitre 3). La création du musée est l’aboutissement d’un vaste programme de redéfinition du savoir anthropologique poursuivi par son fondateur, Paul Rivet : unifier sous la bannière de l’ethnologie les différentes branches d’une science de l’Homme, soit l’ethnographie, la linguistique et l’anthropologie physique. Le musée incarne le concept de « musée laboratoire », qui constituera une pièce maîtresse d’un modèle d’organisation du savoir qui va garantir à l’ethnologie le monopole du discours vrai sur les Autres et leurs objets (p. 140-141).

À la fois consacré à l’espèce humaine dans son ensemble et aux civilisations non occidentales, le Musée de l’Homme propose un récit des origines de l’humanité et un discours sur sa diversité, du point de vue physique et culturel. L’ancrage de la diversité humaine dans une diversité biologique est clairement réaffirmé. Ainsi, avant d’accéder aux salles réservées à chaque continent, le visiteur pénètre dans la galerie des races, introduction générale à l’ethnologie (p. 259). Le musée défend une position scientifique et objective sur la question des races, dans un esprit antiraciste, par opposition à un usage politique, nazi en particulier. Or, le parcours du visiteur de la préhistoire jusqu’aux sociétés étudiées par l’ethnographie tend à accréditer l’idée que les groupes humains présentés sont plus près des origines de l’humanité et de la nature que le monde occidental. Les salles ethnographiques suivent une présentation par colonies (par pays après les indépendances), puis par ethnies, ce qui confirme la catégorie « ethnique » comme grille de lecture des peuples non occidentaux. Le musée offre à voir un modèle réduit de la réalité ; il se veut un microcosme présentant le monde parcouru par les expéditions ethnographiques, un monde fortement marqué par les colonies françaises (p. 264).

La Deuxième Guerre mondiale portera toutefois au Musée de l’Homme un coup dont il aura du mal à se relever. Claude Lévi-Strauss quitte le Musée pour l’École pratique des hautes études, un déplacement qui, pour De L’Estoile, est révélateur du déclin de l’importance institutionnelle du musée. Lévi-Strauss importe du monde anglo-saxon le nom d’anthropologie pour désigner la discipline, terme qu’il s’efforce d’imposer. Il baptise sa chaire « Anthropologie sociale et culturelle » et rédige un ouvrage sous le titre Anthropologie structurale (Lévi-Strauss 1958). En 1966, il crée le Laboratoire d’anthropologie sociale : le modèle du laboratoire est repris, mais sans lien avec le musée. Le modèle anglo-saxon du terrain prolongé s’impose progressivement dans l’entre-deux-guerres et rend encore plus aigu le décalage qui se creuse entre l’anthropologie sociale fondée sur l’étude de terrain et la place qu’occupe le musée dans l’ethnologie française. Comparativement à la Grande-Bretagne et aux États-Unis, c’est en effet trois décennies plus tard que le rôle central du musée dans l’ethnologie française commencera à décroître.

Dans les années 1970, Jean Guiart, directeur du Laboratoire d’ethnologie du musée, propose une nouvelle mission pour sortir le musée de sa posture primitiviste : mettre en valeur la richesse culturelle de chaque peuple non européen. Il n’hésite pas à critiquer la vision figée des cultures que l’on retrouve dans la muséographie du musée. Mais l’absence de ressources condamne le musée à l’immobilisme. La présentation des cultures hors du temps est de plus en plus décalée par rapport au mouvement du monde extérieur. En 2003, les galeries d’ethnographie du Musée de l’Homme ferment leurs portes et le déménagement des collections vers le quai Branly et le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM) commence.

La fin du monopole de l’ethnologie sur les objets des Autres

L’ouverture du Musée du quai Branly, tout comme l’entrée des « Arts premiers » au Louvre ou au Metropolitan Museum of Art, témoignent d’une transformation dans la manière dont les objets des Autres sont définis : ils ne sont plus seulement des objets ethnographiques, et trouvent désormais leur place dans l’histoire universelle de l’art. On prétend ainsi reconnaître les « cultures primitives » et leur art à leur juste valeur. Pour De l’Estoile, il y a une emprise croissante de l’approche formaliste et du musée d’art aux dépens du musée d’ethnographie, un mouvement qui commence tôt, dès les années 1920 (p. 332).

De L’Estoile rappelle que dans un premier temps, les ethnologues, spécialistes des « primitifs », étaient aussi les spécialistes incontestés des arts de ces derniers. Mais pour les défenseurs des arts premiers, la perspective ethnographique est « mutilante », réductrice et aveugle à la beauté. On constate une volonté de requalification des oeuvres d’art premier, car on juge que ces oeuvres ne sont pas à leur place dans un musée d’ethnographie ou d’histoire naturelle. Plusieurs ethnologues dénoncent cette tendance à l’esthétisation qui consiste à extraire de collections historiques des icônes esthétiques qui reflètent le bon goût de certains et les courants du marché de l’art. « Le monopole des musées d’ethnographie a ainsi été progressivement érodé, en France comme dans d’autres pays. Dans un second temps, ce qui est contesté, c’est la légitimité de l’anthropologie à tenir un discours sur l’art primitif » (p. 359).

La capacité du musée de parler en seul expert sur les objets des Autres est aussi contestée d’une autre manière. Dans un chapitre intitulé « À qui appartiennent les objets des Autres ? », De L’Estoile s’attarde sur le fait que « les objets conservés dans les musées des Autres, qu’ils soient d’art, d’ethnographie ou d’histoire, deviennent de façon croissante des enjeux d’affirmation d’une identité par référence à un passé » (p. 449). Autrement dit, les objets des Autres que l’on trouve dans nos musées sont désormais revendiqués par ces Autres « en tant que symboles d’un Nous » (ibid.). Cette situation entraîne son lot de questions, pour les musées comme pour l’anthropologie, sur des enjeux de propriété des objets, mais aussi d’autorité, de revendications patrimoniales et de droit à la parole.

De L’Estoile rappelle que le musée est historiquement un lieu où s’affirment les identités collectives, au premier chef celles des États nationaux. Les musées des Autres participent eux aussi de ce modèle, où musée et affirmation nationale sont liés. Ainsi « les objets qui viennent d’autres sociétés ou de la nature illustrent la nation qui les avait recueillis, car c’est elle qui, par l’intermédiaire de ses artistes, de ses savants, de ses explorateurs, voire de ses généraux, en avait su reconnaître la valeur » (Pomian 1987 : 59)[7]. La mission du musée est ici de constituer un patrimoine inaliénable pour la nation, en le rendant public. Dans cette vision classique, les objets appartiennent à la nation. Le musée est de plus un lieu de production et de diffusion d’un discours de vérité sur les collections qu’il conserve ; il est doté d’une parole d’autorité.

Dans la conception du musée national, seule la parole des spécialistes est légitime. En Grande-Bretagne et en Amérique du Nord, une nouvelle norme tend toutefois à s’imposer : les communautés ont des droits sur les objets exposés. De L’Estoile cite en exemple la NAGPRA[8] promulguée aux États-Unis en 1998. Ici, le principe d’inaliénabilité est inversé. Au caractère inaliénable des collections nationales est opposé celui du patrimoine de la collectivité dont cet objet avait été séparé. L’exemple du National Museum of the American Indian (NMAI), inauguré en 2004 aux États-Unis, est à ce titre révélateur. Il s’agit bien d’un musée national. Or, ses collections ne sont pas considérées comme propriété de la nation, mais des communautés dont elles sont originaires. Le musée en est le dépositaire ou le gardien. Pour De L’Estoile, le NMAI illustre la mutation des musées des Autres en musée du Nous, dans un contexte de transformations des rapports entre État et groupes minoritaires. Ce type de transformation se présente comme l’inverse du processus de restitution. Dans celui-ci, les objets se déplacent du musée vers les communautés ; dans l’autre cas, les objets restent au musée. Ce sont plutôt les représentants du groupe d’origine qui en prennent possession en s’y installant (p. 490).

De L’Estoile cite également différents exemples d’expositions réalisées en collaboration avec des représentants des communautés d’origine des objets exposés, une approche, rappelle-t-il, souvent critiquée en France comme une forme de « démission intellectuelle » et une illustration des « dérives postmodernes et communautaristes typiquement anglo-saxonnes » (p. 499). Cette nouvelle approche dite de « muséologie participative ou inclusive » (ibid.) ne se limite pas au musée des Autres. Cette pratique, qui se généralise dans les musées britanniques, repose sur l’idée de consulter, sinon d’associer, le groupe concerné à toute forme de représentation censée lui correspondre au musée. Une des difficultés récurrentes de ces expositions est l’émergence de sujets tabous, concernant par exemple certaines pratiques que l’on préfère taire parce que jugées stigmatisantes. Cet aspect pose la question des limites de ce droit de regard du public impliqué sur le travail du musée.

Par ces exemples, De L’Estoile montre comment la définition de l’authenticité et du rôle de l’anthropologie se transforme de manière radicale :

Alors que ce qui était auparavant défini comme « authentique » était précisément authentifié par le musée, sur la base d’une pureté caractérisée par l’absence d’éléments exogènes et par la conformité à la tradition, certifiée par les anthropologues, l’authenticité est en train de passer du musée aux communautés : le garant de l’authenticité d’une exposition, c’est dorénavant la participation de membres de la communauté.

De l’Estoile 2007 : 484-485

En France, le devenir des musées d’ethnologie en question

Des musées pour penser l’altérité, des musées pour représenter la France et des musées au service et à l’épreuve des territoires. C’est ainsi que se décline, en trois parties, l’ouvrage collectif dirigé par Camille Mazé, Frédéric Poulard et Christelle Ventura (2013), qui revient sur les transformations qui bouleversent les musées d’ethnologie. Les dix textes qu’il rassemble permettent de bien saisir le contexte dans lequel, en France, l’anthropologie se détache progressivement du musée. En plus d’analyser l’histoire imbriquée et mouvementée des quatre grands établissements nationaux que sont ou ont été le Musée de l’Homme, le Musée du quai Branly, le Musée des arts d’Afrique et d’Océanie et la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, l’ouvrage nous permet de réfléchir au devenir incertain des musées d’ethnologie française, souvent voués à la préservation du patrimoine rural et industriel. La triple transformation – changement de nom, de lieu et de mission – du MNATP en MuCEM est à ce titre particulièrement parlante.

Dans son texte intitulé « La réinvention du musée de l’Homme au regard des métamorphoses passées du Trocadéro » (p. 37-70), Fabrice Grognet revient de manière instructive sur l’histoire du Musée d’ethnographie du Trocadéro et du Musée de l’Homme. Il explique qu’au moment de la fermeture du MET, les collections ethnographiques sont divisées en deux fonds : l’un se retrouve dans un nouveau musée (le MNATP), et l’autre est complété par les collections anthropologiques du Jardin des plantes pour former les collections du Musée de l’Homme. La séparation des collections ethnographiques de la France de celles du reste du monde incarne une « incompatibilité d’échelle » entre l’ethnographie de la France et l’ethnographie « exotique ». Selon les théories évolutionnistes et ethnocentristes de l’époque, on ne pouvait pas placer les objets issus des traditions régionales « populaires » des Français à côté de ceux utilisés par les « primitifs » du reste du monde. Le français populaire, appelé à se transformer, mais à perdurer, ne pouvait en effet côtoyer au musée les « primitifs » voués à disparaître avec l’assimilation coloniale (p. 47). Cette fracture, ou « séparation épistémologique », supposant une « discontinuité entre histoire naturelle et histoire culturelle », est légitimée par la mise sous tutelle différenciée des deux nouvelles institutions : si le Musée de l’Homme relève du ministère de l’Éducation nationale, le MNATP passe sous la tutelle de la direction des Beaux-Arts (p. 48).

Le Musée de l’Homme, qui ouvre en 1938, est le manifeste d’une nouvelle discipline, l’ethnologie, présentée comme une science de synthèse. Il s’inscrit ainsi dans le projet à la fois scientifique et politique de regrouper en un même lieu toutes les races – entendues comme des variétés de l’espèce humaine –, et de préserver les traces matérielles des indigènes avant leur disparition. La différence essentielle, selon Grognet, entre le Musée de l’Homme et le Musée d’ethnographie du Trocadéro qui l’a précédé, est l’intégration des collections d’anthropologie et de paléontologie du Muséum national d’histoire naturelle. Cette « invention » d’un Musée de l’Homme dépendant du Muséum d’histoire naturelle vise à centraliser « tout ce qui concerne l’étude de l’homme “fossile et actuel” » (p. 44).

Pour Grognet, le MET, le Musée de l’Homme et sa redéfinition actuelle[9], ainsi que le Musée du quai Branly marquent des jalons importants dans l’histoire des rapports entre musée et anthropologie. Ces trois institutions incarnent selon l’auteur trois temps forts de la relation entre musée et sciences anthropologiques en France : la centralisation des collections ethnographiques au Trocadéro, l’invention du Musée de l’Homme dépendant du Muséum, et enfin la concrétisation du projet de valorisation des « Arts premiers » au quai Branly. Mais au-delà d’un changement de statut des objets ethnographiques, c’est aussi « une crise de la situation de l’ethnologie au sein du musée » qui se dessine avec l’ouverture du Quai Branly (p. 55).

Pour Martine Segalen, « nul autre que le Musée national des arts et traditions populaires n’incarne mieux le changement majeur qui concerne les musées d’ethnologie en France depuis la fin du siècle dernier » (p. 155). Dans un texte portant sur « l’impossible musée des cultures de la France » (p. 155-175), l’auteure demande : pourquoi les cultures de France ne peuvent-elles plus avoir leur place au musée ? Pourquoi ces collections sur la culture populaire sont-elles condamnées à l’oubli alors que les cultures régionales continuent d’être mises en scène dans les musées de région et les cultures « autres » dans de nouveaux musées « sous les habits de l’esthétique ou de l’histoire (p. 156) ?

Segalen rappelle que George Henri Rivière, fondateur du musée, défendait l’idée d’une identité française s’exprimant à travers la diversité des cultures régionales. Il souhaitait que le MNATP incarne l’identité française à travers un musée scientifique relatif aux cultures populaires. Le musée appliquait la théorie de l’objet-témoin de Jean Gabus, fondateur du Musée de Neuchâtel : l’objet est témoin du milieu, du niveau de technique, de l’organisation, de l’économie, de la religion et du rituel, de l’art, etc. Le rôle du conservateur est de le faire parler. La Galerie culturelle du MNATP visait ainsi à « exprimer la culture de l’humanité à travers celle des paysans français ». Le musée était conçu avant tout comme un lieu de science : « fondées sur des enquêtes de terrain et sur des collectes documentées d’objets, les vitrines exprimaient ce qu’était le nec plus ultra de la recherche ethnologique dans les années 1970 » (p. 163).

Segalen souligne que les causes de l’échec du MNATP sont multiples. Elle mentionne, entre autres, le rapport du musée à l’identité nationale, les conflits internes entre recherche et conservation et les politiques de son institution de tutelle (p. 164). Dès la fin des années 1980, un fossé de plus en plus grand se creuse entre les problématiques de recherche et les collections du musée. On ne pouvait plus prétendre que les présentations exprimaient des « faits sociologiques vivants » : la « science » n’était plus du côté du musée comme l’avait voulu Rivière, mais du côté de la recherche (p. 166).

Dans son texte sur les musées d’ethnologie en Picardie (p. 241-270), Anne Hertzog attire notre attention sur les profonds bouleversements que connaissent aussi les musées d’ethnologie régionaux. À partir de la fin des années 1990, on constate un désintérêt pour les musées de la ruralité au profit des musées industriels, plus propices, semble-t-il, à synthétiser et à représenter les changements intervenant à différentes échelles territoriales. L’auteure montre bien comment, dans ce processus, le rôle de l’ethnologie est modifié. Ces nouveaux musées sont rarement les produits d’enquêtes ethnologiques similaires à celles réalisées dans les années 1980, et qui avaient même abouti à l’ouverture de certains musées. Les programmes muséographiques mobilisent de moins en moins d’ethnologues, qui sont remplacés par des professionnels du tourisme ou d’agences de médiation ou d’ingénierie culturelle. Certains consultants mobilisés ont certes une formation en ethnologie ou dans d’autres sciences sociales, mais la finalité de leur travail tient moins de la production de connaissances sur un territoire que de la sélection d’informations utiles pour la valorisation d’un site. Au début des années 2000, les nouveaux musées industriels sont des déclencheurs de recherches plus qu’ils n’en sont le résultat, un changement qui traduit les mutations de la recherche ethnologique universitaire. Si les enquêtes menées dans les années 1980, dans la lignée des enquêtes exhaustives à la George Henri Rivière, étaient caractérisées par la pluridisciplinarité, le travail en équipe et le croisement des sources historiques, techniques, écrites et orales, le chercheur du XXIe siècle est, lui, de plus en plus solitaire (p. 263).

Conclusion

Revenir sur le divorce entre l’anthropologie et les musées au cours du XXe siècle permet de saisir à quel point ils ont à un certain moment formé une seule et même entité. En définitive, ce que l’on pourrait définir comme l’âge d’or de la relation entre musées et anthropologie survient au moment où la discipline se donne pour mission d’étudier l’ensemble des manifestations matérielles de l’humanité. Le musée d’anthropologie naît notamment de la nécessité de conserver ces objets pour en faire l’étude. Sur le plan théorique, on considère alors que les objets ethnographiques ainsi collectionnés et exposés sont l’expression matérielle de la culture d’une société. Ayant acquis une certaine reconnaissance publique et étant détendeurs de vastes collections, les musées d’anthropologie se maintiennent, en dépit d’un décalage de plus en plus grand entre l’étude des manifestations matérielles des sociétés, et l’étude du sens, des structures sociales, des rapports de pouvoir, des pratiques, des modes d’être au monde, etc., que seule la recherche de terrain permet d’atteindre.

Les ouvrages de Benoît de L’Estoile (2007) et de Mazé, Poulard et Ventura (2013) nous permettent de prendre la mesure de la métamorphose des musées d’ethnologie des dernières décennies et de saisir à quel point pratiques muséales, transformations de la discipline anthropologique et enjeux politiques sont liés. Le cas français apparaît à cet égard particulièrement instructif. La transformation radicale du Musée de l’Homme et l’ouverture du Musée du quai Branly marquent une double rupture : avec le modèle encyclopédique et l’ambition universaliste, d’une part, et avec le paradigme disciplinaire, d’autre part. Le monopole des ethnologues, solidement établi au milieu du XXe siècle, a été battu en brèche par la notion d’arts premiers, une arme efficace pour ceux qui voulaient « libérer l’art » de la tutelle ethnologique. Le Musée du quai Branly est l’aboutissement de cette reconfiguration, les ethnologues cédant le pas à de nouveaux spécialistes (conservateurs, historiens de l’art, hauts fonctionnaires de la culture). Pour De L’Estoile, cette transformation ne signifie pas pour autant la fin de l’anthropologie au musée. La création d’un pôle d’enseignement et de recherche au quai Branly[10] peut jouer un rôle dynamisant dans la discipline et susciter un nouvel intérêt pour les domaines négligés de l’anthropologie de l’art et de la culture matérielle. La rupture d’avec le Muséum d’histoire naturelle qui ancrait l’ethnologie dans un paradigme naturaliste rend quant à elle possible une recomposition avec l’émergence de nouveaux sujets d’étude aux frontières de l’anthropologie, de l’histoire, de l’histoire de l’art et de l’esthétique (De L’Estoile 2007 : 576).

Dans leurs nouvelles formes, les musées des Autres semblent ainsi adopter soit le modèle du musée d’art (c’est le Quai Branly à Paris) soit celui du musée de société ou de civilisation (c’est le MuCEM à Marseille). Au-delà de l’attrait et de la commodité de nouveaux bâtiments, le véritable défi de ces nouveaux musées et des anthropologues est de trouver comment traiter du monde actuel avec des collections anciennes et d’imaginer des manières de mettre en musée les résultats de leurs travaux. De L’Estoile conclut en avançant que dans un monde postcolonial où les frontières entre Nous et les Autres sont à la fois brouillées et réaffirmées sous de nouvelles formes, on se trouve face à deux options : fermer ces musées obsolètes, ou assumer l’histoire et la replacer au centre du musée. Dans cette perspective, il ne s’agirait plus de présenter l’altérité, mais d’interroger les modalités de sa construction au cours du temps. Le musée des Autres devient en fait un musée de la relation. De la même manière, l’anthropologie elle-même est passée d’un discours voué à l’analyse scientifique de l’altérité à un discours réflexif sur la relation aux autres dans son historicité (p. 539).

Le Musée canadien des civilisations est reconnu dans le monde entier pour sa muséographie novatrice. Une délégation du MuCEM s’est d’ailleurs rendue à Ottawa, avant son ouverture, pour le visiter. Il est ironique qu’au moment où on change le nom du musée canadien, le MuCEM adopte précisément l’appellation « musée des civilisations ». Cette appellation est révélatrice d’une certaine approche muséale, qui vise à mettre en valeur la diversité de discours, de points de vue et d’identités historiques qui compose une société à un moment donné. À l’image de la passerelle qui relie le monument historique du Fort St-Jean au nouveau bâtiment de Rudy Ricciotti, le MuCEM tisse des liens entre présent et passé. L’exemple du MuCEM, qui se veut un lieu de découverte, mais aussi de réflexion sur les enjeux contemporains, révèle à quel point le gouvernement canadien marche en sens inverse en se repliant sur l’histoire canadienne, qui engloberait celles des Autochtones.