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Il est plus intéressant de visiter un champ de fouilles avec l’archéologue que de voir des tessons alignés dans une vitrine.

Philippe Lejeune 1998 : 156

Dans l’ensemble des lieux que l’évolution conduit à devenir un musée, qu’ils soient édifices religieux ou militaires, hôtel particulier ou équipement industriel, l’atelier d’artiste occupe une place singulière en raison de la fonction initiale de ce type d’architecture[1]. Cet espace, témoin de la genèse de l’oeuvre et dont le rôle est lié à la production artistique, est, à l’occasion, transformé en musée dédié à la mémoire du créateur qui l’a occupé et de sa pratique. Cette mutation est symptomatique de la valorisation du statut de l’artiste dans la société et de l’importance accordée à certaines oeuvres. En examinant les étapes de formation de ces musées, la typologie de ces institutions et leur rôle, je souhaite attirer l’attention sur la façon dont se vit l’expérience de l’oeuvre d’art dans cet environnement chargé de la mémoire du travail en chantier. La reconnaissance de l’atelier tient compte d’un phénomène sociologique particulier relativement récent, qui mystifie le travail de l’artiste et confère à l’espace de création un fétichisme singulier. L’atelier agirait comme une synecdoque capable de contenir la personnalité de l’artiste et l’ensemble de ses réalisations. Indépendamment de cette aura, l’atelier offre un espace de connaissance intuitive et d’appréciation directe des activités du créateur, et à ce titre, mérite qu’on le considère dans la chaîne des espaces de médiation qui permettent de communiquer une oeuvre et son contenu.

Ainsi, en 1928, le critique d’art montréalais Jean Chauvin publie un ouvrage maintenant reconnu comme un texte fondateur proposant une réflexion sur l’émergence de la modernité artistique au Québec (Chauvin 1928). Bien que ce livre se situe dans la tradition du modèle établi au 16e siècle par Giorgio Vasari et qu’il se concentre sur la biographie et les réalisations de l’artiste, Chauvin intitule son ouvrage Ateliers, démontrant une sensibilité à la riche critique littéraire qui s’est développée depuis le 19e siècle et qui reconnaît l’importance des étapes de la création artistique et de son lieu de production. Un peu comme si l’atelier permettait de contenir la vie et l’oeuvre du créateur qui l’a habité.

Les changements de paradigme qui s’effectuent dans le marché de l’art, après la Révolution française et avec la montée de l’industrialisation, déplacent la nature et la finalité de l’oeuvre d’art. Avant le 19e siècle, l’artiste connaît généralement la fonction et la destination de son travail, car il résulte d’une commande publique ou privée, ou encore il est le fruit d’un travail fait en série et répond ainsi à une commande implicite. La transformation des conditions du marché amène l’artiste à développer de nouvelles stratégies qui ont une incidence majeure sur la nature même de l’oeuvre et qui se manifestent par un recentrement sur les valeurs proprement plastiques et esthétiques de son travail. La destination anticipée ou souhaitée de l’oeuvre, que ce soit la collection particulière ou publique, est en quelque sorte intégrée au résultat final (en particulier par le format choisi, le genre traité et par la facture employée), en même temps que l’oeuvre porte les traces de son contexte et des conditions de production qui se manifestent également par les mêmes caractéristiques formelles et stylistiques.

La modification du statut de l’artiste entraîne également un changement de son lieu de travail, l’atelier[2]. Cet espace est occupé au quotidien par l’artiste et il devient le signe d’une continuité de la production et d’une permanence de la carrière. Certes, il en sort régulièrement pour prendre contact avec l’art des nouveaux lieux de présentation qui se multiplient et que sont les musées et les galeries d’art. De plus, l’artiste peut travailler sur le motif, directement dans la nature, ne restreignant pas la création au seul espace de l’atelier. Le créateur assume cependant des tâches d’auto-promotion et d’une première diffusion de son oeuvre et l’atelier se transforme alors en un espace social où l’artiste reçoit non seulement les modèles, les élèves et les collègues, mais aussi le collectionneur, le marchand, le critique et le conservateur. L’atelier se modifie, il n’est pas qu’un lieu-refuge de l’intimité et de la solitude, exigences de la création, il devient également un espace polyvalent et ouvert, cadre de sociabilité, de commercialisation et de formation d’un premier public[3].

Ce sont les artistes « officiels », les peintres académiques actifs dans la seconde moitié du 19e siècle qui, par l’ampleur des commandes qu’ils ont reçues, les fortunes et les collections qu’ils ont accumulées, ont fixé le genre de l’atelier-type avec ses espaces consacrés à la conception et à la réalisation des oeuvres, mais aussi des aménagements privés pour lire et se reposer, des pièces publiques pour recevoir les visiteurs et un coin pour s’occuper de leurs affaires[4]. Ces ateliers sont de vastes espaces subdivisés en pièces qui servent à ces différentes fonctions, disposant d’une verrière orientée vers le nord, de façon à obtenir un éclairage uniforme[5]. Depuis, et avec la modernité, de multiples variantes ont été aménagées, mais chaque fois l’environnement, le volume, l’éclairage et les fonctions fournissent des caractéristiques qui, tout en définissant l’espace, marquent la nature de l’oeuvre et sa première réception dans le cadre du lieu de production.

L’atelier est souvent limitrophe à la résidence, au milieu de vie. Il la complète, devient le principal investissement de l’artiste à succès qui y voit le symbole de son prestige et peut-être même sa réalisation principale. Ainsi la maison-atelier-musée de Frederic Leighton à Londres se présente en des termes qui suggèrent la nature du lien identitaire qui unit l’artiste et son cadre de vie :

Even long-standing acquaintance felt they did not really know him [Leighton]. Was this house [and studio] then created with such care and consideration, the embodiement of all Leighton was and all that he aspired to be, or did it perhaps conceal much as it revealed about a very private personality?[6]

Musée Leighton (Londres), texte de présentation, 2004

Les auteurs de textes critiques et historiques adhèrent à cette idée de l’importance et de l’impact du lieu de création sur l’oeuvre. Ils développent une curiosité pour l’atelier et ne traitent plus seulement de l’oeuvre dans son espace de réception publique, mais cherchent à pénétrer dans le milieu plus réservé de la création et discutent de l’impact et de la qualité de l’oeuvre dans son cadre de réalisation. C’est ainsi que, par exemple, la critique montréalaise Joséphine Dandurand présente en février 1895 aux lecteurs de la revue qu’elle dirige, Le Coin du feu, le travail du jeune peintre Suzor-Côté. Sa découverte et sa lecture de l’oeuvre sont guidées par les dispositifs que Suzor-Côté a mis en place dans le studio et qu’elle désigne comme un « laboratoire artistique ». La journaliste est particulièrement sensible au volume de l’espace, aux textures et aux matières des objets dont s’entoure le peintre et dont elle retrouve l’interprétation dans ses tableaux. Une toile à demi dissimulée par une draperie devient la métaphore de l’inspiration et de l’acte de création dans cet espace animé du souffle de l’invention : « Derrière ce voile, on dirait que le rêve de l’artiste se recueille et que la pudeur de sa pensée naissante, à peine dégagée des ombres du néant, y cherche un abri » (Dandurand 1895 : 38).

La présentation de l’oeuvre dans son contexte de création deviendra une conduite fréquemment utilisée au 20e siècle par les critiques qui démontrent ainsi leur familiarité avec l’artiste. Ces observations faites de l’intérieur du studio confirment leur autorité comme intermédiaire capable de produire une lecture du travail qui baigne dans l’ambiance de la nouveauté et de l’inédit[7]. Les perceptions de la forme et du rôle de l’atelier contemporain se démultiplient et John Berger en résume sans doute les qualités essentielles lorsqu’il le compare à un vaste système digestif avec ses étapes d’ingestion et d’assimilation-déjection, l’opposant au fantasme du lieu de lumière auquel il est souvent associé.

The first thing painters ask about a studio-space usually concerns light. And so one might think of a studio as a kind of conservatory or observatory or even a lighthouse. But it seems to me that a studio is much more like a stomach. A place of digestion, transformation and excretion. Where images change form.

Berger 2003 : 71

La préséance de ce lieu de travail a entraîné certains penseurs à affirmer que l’atelier est le lieu de l’oeuvre. Ainsi, pour l’artiste et théoricien français Daniel Buren l’oeuvre est pervertie, dénaturée et aliénée en dehors de son cadre de production lorsqu’elle est présentée dans l’environnement neutre et indifférent de la galerie et du « cube blanc » du musée.

Cette sensation que l’essentiel de l’oeuvre se perdait quelque part de son lieu de production (l’atelier) à son lieu de consommation (l’exposition), me poussa extrêmement tôt à me poser le problème et la signification de la place de l’oeuvre. Je compris un peu plus tard que ce qui se perdait, ce qui disparaissait le plus sûrement, c’était la réalité de l’oeuvre, sa « vérité », c’est-à-dire son rapport avec son lieu de création, l’atelier.

Buren 1991 : 202-203[8]

Pour contrer ce sentiment de perte et pour relever le défi causé par l’idée de la séparation, les artistes ont multiplié, au cours des trente dernières années, les efforts pour réduire l’espace et la distance entre la création et l’exposition de leur travail. Le « post-studio art », comme on l’a nommé et qui réunit des pratiques aussi diversifiées que les performances, les installations, les oeuvres in situ (Poinsot 1989), l’art éphémère et les pratiques relationnelles, sont autant de manières de porter l’atelier dans l’aire publique et d’associer l’espace de production à celui de la diffusion, d’entraîner le spectateur vers le partage de la démarche et des étapes du cheminement créatif perçues comme partie intégrante de l’oeuvre.

Depuis la fin des années 1970, on observe le phénomène que Véronique Rodriguez (2000 : 160 et seq.) définit comme « l’exacerbation de la valeur d’exposition », alors que les centres d’artistes, les galeries, les musées mêmes invitent les artistes à aménager temporairement leur atelier dans des lieux de diffusion déjà constitués[9]. Se multiplient alors les résidences d’artistes, les symposiums et les expositions où les artistes peuvent travailler en interaction avec le public[10]. Parallèlement, on déplace le contenu complet de l’atelier dans l’espace d’exposition comme on l’a vu, par exemple, à Kassel (Allemagne), à la Documenta 11 en 2002, alors qu’on y présentait dans une immense pièce le lieu de travail de l’artiste polonais, Ivan Kozaric. De plus, plusieurs artistes reprennent et miment les stratégies du musée et de l’exposition dans leurs oeuvres, réduisant l’écart qui sépare le produit artistique de sa présentation publique et de sa réception[11]. Ces adaptations de l’atelier et ces formes contemporaines, qui facilitent le contact entre le public et l’oeuvre en émergence, signalent que l’atelier occupe une nouvelle fonction dans la médiation de l’oeuvre. L’idée même de l’atelier est en quelque sorte le cadre conceptuel de ces oeuvres laboratoires, oeuvres en chantier qui se transforment en relation avec leur auditoire. Le public étant invité à entrer de plain-pied dans l’espace de création. Ces oeuvres ne doivent cependant pas faire oublier que l’atelier, un atelier modifié, intime et mobile, est toujours un espace recherché par l’artiste et qu’il remplit encore plusieurs des fonctions dont il a hérité à travers les siècles, même s’il est un lieu transitoire, parfois partagé avec d’autres créateurs. La valorisation de ces oeuvres de transformation et de leur cadre d’élaboration et de réception explique sans doute l’intérêt pour l’atelier, y compris celui, plus traditionnel, lié à des figures de la modernité[12].

Au cours de mes nombreuses rencontres avec des artistes dans leur atelier, j’ai pu vérifier l’écart qui sépare la perception et la lecture de l’oeuvre dans cet espace de celui, extra muros, de la salle d’exposition. La différence est palpable et mérite que l’on signale cette transformation, de l’atelier-incubateur-réserve alors que les oeuvres sont en gestation, en production ou en attente d’un client, et la présentation des oeuvres sélectionnées et regroupées en fonction d’un autre environnement et d’un événement. Malgré les efforts développés pour rendre les ateliers accessibles[13], peu de gens pénètrent dans l’atelier privé et ont accès à l’oeuvre dans son cadre de réflexion et de constitution et aux indices qui peuvent mieux faire connaître sa genèse et ses constituantes.

Comme l’a montré l’historien d’art britannique Francis Haskell (1988), dès l’invention du musée, les artistes ont été sensibles à son rôle comme lieu de réunion, de protection et de mise en valeur de leurs oeuvres et ont imaginé un nouveau type de musée ou cédé des ensembles importants de leur production à des musées déjà constitués. La création, en 1832, par le sculpteur Antonio Canova de son musée à Possagno en vue de recueillir tous ses plâtres et sa collection personnelle, ou la mise sur pied par Bertel Thorvaldsen, en 1844, de son musée à Copenhague, ou encore le cas de la succession de William Turner remise aux musées nationaux britanniques en 1856 (5 ans après son décès) sont, parmi les premiers exemples, les plus importants et les plus réputés. Cette pratique radicale se consolide dans la deuxième moitié du 19e siècle et consiste dans la transformation de l’atelier en musée. Le Musée Antoine Wiertz inauguré à Bruxelles en 1868, trois ans après le décès de l’artiste, ou encore le Musée Gustave Moreau à Paris, ouvert au public dès 1903, constituent de beaux exemples de ces ateliers devenus musées selon la volonté exprimée par les artistes qui y ont habité.

Qu’entend-on par atelier-musée? Il s’agit de la transformation de l’espace de travail de l’artiste en un lieu de conservation accessible au public. Il faut donc le distinguer des autres formes de musées monographiques ou des musées mémoriaux qui conservent les traces de la vie d’un artiste célèbre. Des institutions existent qui recueillent une donation importante, ce qui les amène à consacrer une ou plusieurs salles à un artiste, comme le fait par exemple la Tate Gallery de Londres qui conserve le don des oeuvres de J. W. Turner. Il arrive que, à la demande expresse d’un artiste, l’on fonde un nouveau musée. Le Andy Warhol Museum mis sur pied en 1994, à Pittsburgh, et qui a la charge de conserver et de mettre en valeur les 12 000 oeuvres et les immenses archives que l’artiste actif à New York avait accumulées en fournit un modèle récent[14]. Il ne s’agit pas non plus d’un musée créé dans un espace qui consacre une étape de la vie de l’artiste qui y aurait grandi ou séjourné. On évoque souvent la carrière d’un artiste majeur dont l’atelier a disparu en reconstituant, dans un de ses lieux de vie, un espace commémoratif. La maison natale ou le lieu d’un séjour marquant sont des espaces propices à recevoir l’implantation de tels musées. La maison familiale de Gustave Courbet à Ornans a été transformée en musée en 1971 et permet d’évoquer les liens avec sa région de même que sa longue carrière[15].

L’atelier-musée est le résultat de la volonté expresse de l’artiste ou de ses parents proches, conjoint, descendants ou amis qui souhaitent conserver la mémoire du lieu qui a vu la création d’un oeuvre et qui permet de le considérer dans cet environnement.

La création des ateliers-musées accompagne la montée et l’affirmation du paradigme de la conservation in situ, qui s’est manifesté en opposition à la multiplication des musées, en particulier à la suite des guerres napoléoniennes qui déplaçaient des milliers d’oeuvres d’art de leur lieu de conservation original[16]. Cette façon de penser la conservation s’est généralisée vers la fin du 19e siècle, alors que se développent les musées de site, la protection in situ des vestiges archéologiques et le classement des grands parcs naturels en Europe, aux États-Unis et au Canada (Moolman 1996).

L’on assiste aujourd’hui au développement d’une pensée muséologique et patrimoniale qui est de plus en plus soucieuse du patrimoine immatériel, l’UNESCO adoptant même en 2003 une convention pour la sauvegarde de ce patrimoine[17]. La notion de patrimoine immatériel insiste sur les savoir-faire, les usages et les pratiques sociales, les connaissances et les traditions esthétiques qui se concrétisent dans l’objet et qui lui donnent tout son sens. C’est un patrimoine vivant qui se perpétue dans son milieu. L’atelier-musée offre la possibilité de rejoindre cette problématique actuelle en conservant les traces de pratiques artistiques dans leur contexte. Le fait que plusieurs des musées de ce type organisent des expositions d’art actuel, accueillent des artistes en résidence et fournissent une interprétation originale[18] constitue autant de moyens de garder vivants l’esprit et l’atmosphère du lieu.

La question que présente ce type d’institution serait de savoir si la transformation d’un atelier en musée ne fait qu’ajouter un autre élément à la longue série des institutions muséales avec les problèmes inhérents à la sélection, à la protection et à la conservation des biens culturels[19]. Est-il souhaitable que les oeuvres soient présentées dans la comparaison et la confrontation avec celles d’autres artistes comme on le fait dans un musée? Qu’ajoute vraiment à notre rapport à l’oeuvre d’un créateur décédé le fait de l’apprécier dans son cadre de production?

À moins de conditions exceptionnelles, la totalité de l’oeuvre d’un artiste ne se retrouve plus dans son atelier. Une partie importante de la production s’en est détachée et est conservée dans le domaine privé ou public, chez des collectionneurs ou dans des institutions. Là, l’oeuvre trouve d’autres contextes d’interprétation, différents de celui que procure le studio. Cet espace a cependant l’avantage de conserver et de mettre en valeur une quantité importante d’oeuvres d’un même artiste qui gagne ainsi dans l’appréciation, l’analyse et l’interprétation que l’on peut en faire, alors que des études préparatoires jouxtent les oeuvres terminées, que les outils et le matériel, que la bibliothèque et les objets choisis baignent dans la lumière et l’environnement qui a permis l’éclosion d’une production spécifique. La capacité de juger un oeuvre dans ce cadre offre certes un atout particulier et unique.

Les contraintes inhérentes à l’espace public du musée (sacralisation, fétichisation, isolement) peuvent-elles être levées dans le cas de l’atelier, et quelle est la nature du contact que permet l’atelier-musée avec l’oeuvre d’un artiste[20]? L’atelier, en plus de sacraliser l’oeuvre, ne consacre-t-il pas l’artiste comme un héros, surtout si ce travail est confié à des proches qui vénèrent le maître disparu? Les conditions de transformation de l’atelier privé en musée public n’entraînent-elles pas des modifications du lieu qui dénaturent sa vocation initiale en voulant le rendre accessible à tous[21]?

Lors de ma visite du musée Leighton, en décembre 2004, le son paisible du jet d’eau dans la salle aux céramiques est troublé par le tiroir-caisse de la boutique et le babillage des gardiens qui échangent sur leurs achats de cadeaux de Noël. Les signes « Please do not sit », l’éclairage tamisé en vue de conserver les oeuvres plus fragiles, les traces laissées sur le mur par des accrochages précédents, des chiffres sur les cadres qui font référence à des anciens inventaires, tous ces éléments me rappellent que je ne suis pas l’invité de Lord Leighton qui m’aurait autorisé à circuler à ma guise dans sa maison-atelier pendant son absence. Ces interventions indiquent bien que je suis dans un musée, alors que les matériaux des riches collections de carreaux de céramique et de tapis, les bois rares et ouvragés, la fontaine, les différentes sources d’éclairage naturel, les volumes et l’atmosphère de chaque pièce renseignent et permettent d’apprécier un cadre particulier de vie et de création. Les conditions physiques du lieu enrichissent l’expérience et la connaissance de l’artiste et de son oeuvre présentés dans un environnement qui en préserve les conditions historiques de production.

La visite de quelques ateliers-musées permet de constater les différentes approches adoptées par les concepteurs de ces musées, de plus en plus populaires il faut le dire, et qui doivent concilier l’intimité et la domesticité de l’espace avec son nouveau rôle public. Ainsi, l’on découvre des mises en valeur qui insistent sur l’une ou l’autre de ces quatre fonctions, représentant autant de types d’ateliers-musées, alors que certains offrent un caractère mixte[22].

Je qualifierais d’atelier-musée DÉCOR, une mise en valeur qui réduit la place du visiteur à celui de figurant circulant dans une scénographie parfaitement orchestrée. À la manière des period rooms qui reconstituent un environnement physique en réunissant dans un même espace des objets contemporains, ce musée propose une manifestation compressée du temps dans un espace limité. C’est le cas d’Olana, par exemple, la résidence-atelier-musée du peintre américain luministe F. Edwin Church[23]. La vision et la déambulation y sont entraînées et maintenues dans un parcours guidé et linéaire qui se déploie comme une suite de cartes postales rigoureusement mises en place. La muséographie semble d’ailleurs s’inspirer de photographies d’époque, alors que pour répondre à un besoin de clarté et de lisibilité de l’image et pour satisfaire un goût de l’ostentation, les objets étaient organisés en fonction des exigences de la lentille d’une caméra fixe. Ici, c’est la reconstitution d’un stéréotype de l’atelier qui semble prévaloir, alors que les mises en espace et les points de vue sont délimités au moyen de tapis protecteurs, de cordons et de signes interdisant l’entrée[24]. Le nombre d’oeuvres exposées est limité et elles semblent jouer le même rôle qu’un autre accessoire dans la mise en valeur de cette demeure dont le propriétaire a connu la gloire. Le point de vue dominant sur la très belle région du fleuve Hudson, le jardin et les dépendances constituent un ensemble qui amplifie la vision grandiose de l’univers que transmet l’art de Church.

Pour sa part, l’atelier-musée GALERIE met également en scène quelques oeuvres. Il hésite entre une conception photogénique de l’atelier et une expérience de visite dans une galerie d’art minutieusement aménagée. Les traces de l’atelier sont visibles, mais elles ne s’imposent pas en regard d’une présentation soignée d’oeuvres choisies, comme c’est le cas par exemple à St. Ives (Cornouailles) au Barbara Hepworth Museum and Sculpture Garden. L’administration du musée a été confiée au Tate Museum en 1980, et celui-ci présente une sélection d’oeuvres comme s’il s’agissait d’une de ses salles. L’aura de l’atelier, son volume et sa lumière ajoutent à la lecture des oeuvres qui y semblent magnifiquement adaptées. Leur proximité avec un jardin, dont les formes et les volumes des plantes peuvent alors être lus comme une extension des sculptures de l’artiste, ajoute au plaisir de saisir la qualité organique du travail de création en interaction avec son milieu physique.

L’atelier-musée INVENTAIRE accumule la plus grande partie de la production et permet à celui qui s’y intéresse de plonger dans les labyrinthes de la création, en reprenant les stratégies du désordre, de diversité, de durée et de complexité auxquelles elle est associée. Ce type de musée insiste sur la multiplicité des formes créées par l’artiste. Il prend l’allure d’une réserve ouverte où le corps est davantage sollicité par une déambulation désarticulée faite d’allers-retours et de contorsions dans cet amoncellement où se côtoient les pièces finies et les projets inachevés. La découverte de l’oeuvre, dans l’épaisseur et le temps de sa production, est alors mise en évidence dans la saisie d’une production qui évolue et hésite, reprend et réaffirme un geste et une idée. L’atelier-musée du sculpteur suédois Carl Eldh à Stockholm offre une démonstration intéressante de ce type de présentation dans un atelier qui réunit principalement deux salles dont l’une fait figure d’entrepôt et réunit les ébauches et les oeuvres terminées.

Enfin, l’atelier-musée PROCESSUS insiste pour présenter les différentes étapes de la réalisation matérielle d’une oeuvre et soulève au passage des aspects reliés à la conception en présentant des dessins préparatoires, des esquisses et des maquettes, différents états d’une production en chantier. Le nombre de pièces réunies est limité, le propos est organisé autour de la démonstration de la création de l’oeuvre, dans une approche qui permet de rendre perceptible le cheminement poïétique qui conduit à quelques réalisations. Un peu comme si l’artiste préparait une démonstration de son travail en cours. La sensualité des matériaux, la variété des résultats obtenus par différents outils et au moyen de techniques différentes, l’échelle des oeuvres présentées et leur présence physique dans cet environnement qui autorise une certaine proximité, tous ces éléments rejoignent d’autres parties de l’expérience d’appréciation et de lecture de l’oeuvre et mettent à profit la personnalité du visiteur dans sa capacité de s’approcher de l’artiste au travail. C’est le parti qu’ont pris les conservateurs du musée consacré au sculpteur américain Daniel Chester French qui, en réunissant dans le grand atelier les pièces qui se rapportent aux commandes monumentales, présentent l’équipement nécessaire à la réalisation de ces pièces. Ici, l’architecture de l’atelier est soulignée, dans le sens où des aménagements spécifiques facilitent le travail en cours.

Ce qui caractérise l’atelier-musée, c’est justement sa capacité de rendre compte du moment de la création de l’oeuvre en jetant un pont entre le potentiel de ce lieu comme espace de recherche et d’invention et celui de la conservation et de la réception du travail. En ce sens, l’atelier réalise le projet de Paul Valéry (1939) pour qui seules comptent les conditions où l’oeuvre passe « du pensable au sensible ». Le poète et philosophe français a caractérisé et nommé poïétique[25] ce moment :

De l’action humaine complète, depuis ses racines psychiques et physiologiques, jusqu’à ses entreprises sur la matière ou sur les individus. D’une part, l’étude de l’invention et de la composition, le rôle du hasard, celui de la réflexion, celui de l’imitation ; celui de la culture et du milieu et d’autre part, l’examen et l’analyse des techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et suppôts d’action.

Valéry 1939 : 254

Ce sont ces étapes, méthodes, moyens et secrets que l’atelier permet, condense et retient.

L’atelier est le lieu d’échange par excellence, un espace de porosité où les oeuvres se nourrissent l’une l’autre, où le temps et l’espace — la durée du lieu — sont compressés dans un objet par le travail de recherche et de création qui implique la totalité du corps et de l’esprit du créateur (Latour 2001). À son tour, le visiteur est invité à partager l’émotion de ce moment et de cet espace, à le réinventer avec les outils mêmes que lui livre l’artiste.

L’atelier-musée offre la capacité d’être dans les oeuvres et non seulement devant elles. La taille réduite de ces musées, la proximité et la distance des oeuvres par leur disposition irrégulière, leur matérialité dans l’espace intime, la potentialité du toucher, tous ces facteurs accentuent le sentiment d’être là, encore plus présent dans l’expérience. Les modalités de perception (tactile, kinesthésique, sonore, posturale, olfactive) sont stimulées d’une manière surdéterminée dans cet espace. Circuler, par exemple, dans l’atelier qu’a imaginé et construit en 1927, à Nicolet, le peintre-graveur Rodolphe Duguay, c’est pénétrer dans son rêve et son projet, dans leurs limites et leurs ambitions (Lacroix 2004 : 293). Le corps appréhende d’instinct la nature des déplacements physiques, le rythme des activités, il capte l’intensité de l’environnement auditif et les odeurs qui imprègnent encore les murs et les objets.

Toutes ces sensations invitent à lire les oeuvres d’art à l’atelier comme des matériaux propices à nourrir les capacités proprioperceptives du visiteur-spectateur. Comme le suggère Jocelyne Lupien, l’art offrirait une forme de « déverrouillage » sensoriel du corps qui nous fait « mieux comprendre » la densité du monde intérieur, psychique et affectif, qui nous habite (2003). Il serait ainsi un intervalle qui permettrait de déconstruire les habitudes culturelles et les codes dans lesquels nous confinons trop souvent nos sens (Classen 1999 : 65 et seq.). L’oeuvre perçu(e) dans l’espace de l’atelier décuplerait nos capacités de l’investir de façon plurielle et polysensorielle. Les multiples informations qu’ajouterait la possibilité de recréer l’oeuvre, de la faire revivre en conjonction avec toutes les ressources physiques et sensibles qu’offre son environnement « naturel », contribueraient ainsi de façon unique à l’interprétation et à la construction de sens.

C’est parce qu’il offre la possibilité de la réalisation d’une expérience intime et personnelle que l’atelier-musée rejoint le visiteur d’aujourd’hui toujours à l’affût de consommer un produit original[26]. La métaphore, souvent citée, de l’atelier comme laboratoire induit la notion d’un travail d’expérimentation où les manipulations conduisent aux découvertes et aux démonstrations que le visiteur est appelé à reconstituer à son tour (Alpers 1998). L’atelier se présente au sens propre, comme au sens figuré, comme un lieu de cumul, l’espace de confluence de l’extérieur et de l’intérieur, de l’environnement et du processus de création[27]. Parce qu’il demeure le témoin des marqueurs de l’activité créatrice, l’atelier-musée peut se révéler le théâtre d’une expérience polysensorielle unique et permettre d’approfondir notre rapport à l’oeuvre et à ses étapes, de la recomposer en quelque sorte, alors qu’elle est au stade de l’élaboration et de la conceptualisation.