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Introduction

La question du recours à l’automédication se pose aujourd’hui à l’intersection des discours, en partie antagoniques, des pouvoirs publics et des professionnels de santé. Nouvellement préconisée par les premiers pour des raisons essentiellement économiques, réprouvée par les seconds qui y voient à la fois un danger sanitaire et une dépossession de leurs compétences, l’automédication soulève des questions pour le malade qui se retrouve dans une situation où il doit apprendre un nouveau comportement. Dans ce contexte, il convient de s’interroger sur les conditions qui font que l’usager décide de consulter un médecin ou, au contraire, de s’automédiquer.

Conscients de ce qu’une part croissante de la population aspire à prendre en mains sa santé et à y assumer un rôle de patient autonome, mais avant tout soucieux de réduire les coûts de santé supportés par la Sécurité sociale, les pouvoirs publics ont adopté diverses mesures encourageant le recours à l’automédication. Ils ont ainsi accompagné cette préconisation d’abord de déremboursements massifs de médicaments, puis d’un décret favorisant le libre accès à deux cent dix-sept d’entre eux[1], et l’ont assortie d’un discours invitant les patients à prendre en charge leurs maux « dans des situations bénignes ».

En vérité, en dépit des chiffres de vente recueillis en officine attestant d’un faible recours à l’automédication en France en comparaison de ce qui s’observe dans d’autres pays européens (Coulomb et Baumelou 2007), la pratique de l’automédication n’est pas nouvelle et de nombreux travaux s’y sont déjà intéressés, s’attachant notamment à cerner ses facteurs, en fonction des caractéristiques démographiques, économiques et sociales des personnes et de leurs pathologies (Laure 1998 ; Queneau et al. 2004 ; Raynaud 2008)[2]. Cependant, les usagers ont longtemps tenté de dissimuler cette pratique à leur médecin, soucieux de se montrer de « bons patients » avec une conduite conforme à celle attendue, leur recours s’accompagnant souvent – au moins pour certaines catégories – du sentiment coupable d’agir dans la transgression (Fainzang 2001). De fait, au regard des normes des médecins, l’automédication était généralement jugée comme déviante, et, à ce titre, réprouvée (Fainzang 2006b).

Aujourd’hui, l’incitation à certaines formes d’automédication par les pouvoirs publics tend à lui faire perdre son caractère déviant, bien que les médecins continuent à lui être hostiles au motif déclaré qu’elle peut être à l’origine d’un retard de diagnostic[3]. Les sujets savent désormais qu’il leur est accordé la « capacité » de se soigner à certaines conditions ? en l’occurrence « dans des situations bénignes », comme le stipulent les textes sur le sujet. C’est d’ailleurs dans ces conditions que les usagers affirment y recourir dans les enquêtes sur questionnaires qui s’y rapportent (DGS/CSA-TMO 2002 ; Raynaud 2008).

Comment définit-on cependant une situation bénigne? On verra que l’acception donnée à cette notion conduit les sujets à s’automédiquer dans des situations dont le caractère bénin peut être mis en question. Par ailleurs, en examinant les raisons pour lesquelles les usagers recourent parfois à cette pratique, on tentera de mettre au jour, dans ce contexte nouveau, d’autres rationalités à l’oeuvre. Si nos matériaux recoupent pour partie les résultats des enquêtes existantes sur l’automédication, on verra que d’autres, en revanche, présentent une face nouvelle de ce recours.

Cet article présente les résultats d’une enquête portant sur les conduites d’automédication aujourd’hui en France. Après avoir examiné dans un premier temps ce que nous entendons par automédication, et présenté le contexte de la recherche, on examinera les liens entre expérience et connaissance de la maladie, qui président généralement au recours automédicamenteux. À partir de récits d’individus sur leurs épisodes de maladie et leurs parcours thérapeutiques, on montrera ensuite que les sujets recourant à l’automédication sont fréquemment déçus par les expériences de consultations antérieures de leur médecin généraliste, et que leur choix de s’automédiquer s’enracine dans cette déception. Plus encore, compte tenu des mésaventures qu’ils ont parfois connues, l’automédication fait figure de pratique d’évitement du médecin généraliste, dans le contexte du système de santé français où l’accès au médecin spécialiste est fortement réglementé. Dès lors, on verra que l’automédication du sujet équivaut non seulement à une rupture de dépendance à l’égard de l’autorité médicale mais également, parfois, à une contestation de sa compétence.

Sur la notion d’automédication

On ne saurait parler d’automédication sans faire une mise au point préalable à propos ce que l’on entend par ce terme. Au sens littéral, l’automédication est l’acte de consommation de médicaments décidé par soi-même. Lecomte (1999) considère que dans le sens le plus large, « l’automédication consiste à faire, devant la perception d’un trouble de santé, un autodiagnostic et à se traiter sans avis médical », mais que dans un sens plus restreint, c’est « l’acquisition d’un produit sans ordonnance, que l’on nomme automédication » (Lecomte 1999 : 49). De nombreux travaux ont cependant montré que le choix d’un médicament à un moment donné peut être le résultat d’une prescription antérieure (Laure 1998). L’automédication doit donc être comprise de façon beaucoup plus large que le seul usage non prescrit d’un médicament. Certains auteurs (Molina 1988 ; Van der Geest et al. 1996) vont jusqu’à considérer que lorsqu’un patient demande au médecin de lui prescrire un médicament qu’il juge efficace, c’est en vérité le patient qui se prescrit à lui-même un produit par l’intermédiaire du médecin. On n’ira cependant pas jusqu’à cette extrémité, et l’on envisagera ici l’automédication comme l’acte, pour le sujet, de consommer de sa propre initiative un médicament sans consulter un médecin pour le cas concerné, que le médicament soit déjà en sa possession ou qu’il se le procure à cet effet dans une pharmacie ou auprès d’une autre personne[4]. On ne saurait à cet égard exclure de l’automédication le recours à des médicaments présents dans « la “fameuse” armoire à pharmacie » et consommés de la propre initiative des patients, comme le suggèrent Coulomb et Baumelou (2007). C’est là une définition normative, qui ne peut être agréée par la perspective anthropologique, soucieuse de rendre en compte de la réalité des pratiques[5]. La dimension anthropologique de l’automédication réside en grande partie dans le fait qu’il y a, avec l’automédication, rupture de dépendance à l’égard des médecins. La question de savoir à quelle condition le sujet estime opportun de se soigner lui-même fait référence à cette rupture de dépendance à l’égard de l’autorité médicale (même s’il reçoit toutes sortes d’influences extérieures : conseils des proches, publicité, avis exprimés sur des forums de discussion diffusés sur Internet, etc.)[6]. On ne saurait ici envisager les choix d’un individu qu’à partir du moment où il a demandé conseil au pharmacien. Que l’usager prenne ou non un avis auprès d’un pharmacien, l’automédication suppose l’exercice d’une autonomie[7].

Le cadre de la recherche

L’enquête a été conduite à Paris en 2007-2008 auprès d’une trentaine de personnes, malades ou pas, issues de divers milieux sociaux. Le groupe de personnes auprès desquelles les enquêtes ont été réalisées a été constitué de proche en proche, par effet « boule de neige », les premiers informateurs nous ayant indiqué d’autres informateurs potentiels (amis, membres de la famille, connaissances – membre d’une association sportive, d’un parti politique, collègue, voisin, parent d’élève, etc.), permettant d’approcher une population relativement diversifiée[8]. Les enquêtes ont permis de recueillir un certain nombre de récits dans lesquels une automédication a eu lieu, afin de cerner différents scénarios d’usages automédicamenteux. On ne se fait bien sûr aucune illusion sur les limites que peuvent présenter les entretiens, pour avoir pratiqué de longue date l’observation directe : il n’a en effet pas été possible d’observer, sur le vif, les faits et gestes concrets des personnes interrogées. Ces gestes et actes ont été racontés, et donc médiatisés par leur mémoire, leur conscience et leur parole. Pour compenser cette lacune (au regard de l’apport inégalé de l’observation directe), on s’est attaché à n’induire aucune réponse. Par exemple, poser la question de savoir s’il arrive à une personne d’emprunter des médicaments à un proche, c’est déjà formuler une interrogation qui peut apparaître comme entachée de jugement, et c’est risquer d’aller au devant d’une réponse négative. Pour pallier en partie les limites de l’entretien, il fallait dépasser le stade du questionnement des personnes sur leurs pratiques d’automédication et les facteurs qui les y conduisent, et les inviter à raconter, à partir d’épisodes concrets de maladie, la manière dont elles les avaient gérés. De même, on a cherché à recueillir des informations sur les conditions d’acquisition des médicaments détenus dans leur pharmacie domestique afin d’obtenir des matériaux complémentaires, éventuellement antagoniques avec leurs premières déclarations, lesquelles s’avèrent souvent conformes à ce qui est jugé socialement convenable.

À la question conventionnelle de savoir si l’on doit parler de « patient » ou de « malade », la réponse, dans ce contexte, est sans appel : le sujet dont il est question n’est résolument pas un patient puisque c’est en-dehors du recours au médecin qu’il est envisagé. Pour rendre compte de la distinction à faire entre malade et patient, Pierron écrit :

Nous suggérons qu’il y a malade lorsque le sujet donne aux signaux de la biologie la profondeur symptomatologique qui affecte sa biographie, et qu’il y a patient lorsque le malade accepte de perdre l’initiative à l’égard de sa maladie, la remettant au médecin qui donne signification au symptôme et lui apporte une réponse thérapeutique.

Pierron 2007 : 50

Dans le cas de l’automédication, le patient ne s’en remet pas à l’autorité médicale mais décide, de façon active, des soins médicamenteux qu’il va apporter à son mal. L’usage du mot « patient » dans les textes relatifs à l’automédication (et notamment dans le rapport Coulomb) n’est donc pas pertinent. Tandis que le mot « malade » désigne un état du sujet sans préjuger d’une quelconque prise en charge, le mot « patient » l’intègre de facto à une relation à l’égard d’un soignant. Avec l’automédication, c’est le sujet qui donne une signification à son symptôme et qui lui apporte une réponse thérapeutique. Mieux encore que de malade, il convient de parler ici de sujet ou de personne, ou encore d’usager, celui-ci ne s’identifiant pas nécessairement comme « malade » au moment où il choisit de s’automédiquer.

Entre expérience et connaissance

Sans surprise, les personnes ont rapporté, du moins au début des entretiens, leur choix de recourir à l’automédication dans le cas de maux bénins, ou de ce que certains appellent les « petits risques » (Steudler 1999), et même de limiter ce recours aux situations bénignes[9]. La plupart des travaux réalisés sur l’automédication présentent d’ailleurs des résultats qui corroborent ce point (Laure 1998 ; Buclin et Ammon 2001 ; Raynaud 2008), les raisons les plus couramment évoquées étant que les troubles ne sont pas assez graves pour déranger un médecin, ou que le conseil d’un pharmacien leur suffit, ou encore qu’ils se connaissent assez pour se soigner eux-mêmes (Saubadu 1988). Toutefois, en premier lieu, savoir que les gens choisissent de s’automédiquer lorsque leur mal est bénin ne nous renseigne que peu sur ce qu’ils considèrent comme bénin, et laisse entier le problème de la frontière établie par les sujets entre pathologie bénigne et pathologie grave[10]. Par ailleurs, le choix de recourir à l’automédication, dans le cas même de situations considérées comme bénignes par les sujets repose-t-il exclusivement sur cette caractérisation de leur mal? Ou s’ancre-t-il dans des contextes lui donnant une autre signification? On examinera ici quelques cas concrets de recours automédicamenteux pour en décrypter le mécanisme.

Liliane, graphiste, 52 ans, dit pratiquer très rarement l’automédication. Sa pharmacie domestique contient d’ailleurs assez peu de médicaments (un anti-inflammatoire qui lui a été prescrit par son médecin lors d’une tendinite, un antispasmodique intestinal, un antiacide pour les troubles gastriques, du paracétamol et un corticoïde à action anti-inflammatoire puissante). Ce dernier a été prescrit à son fils, qui souffrait d’une laryngite lorsqu’il avait 18 mois. Depuis, elle lui en donne de sa propre initiative, considérant qu’elle sait maintenant ce qu’il lui faut, « dès qu’il se sent un peu oppressé ».

De même, Christian, agent immobilier, dit se soigner pour des affections « pas graves » et qu’il « sait reconnaître » parce qu’il « les a déjà eues », ce qui le conduit à prendre le reliquat des traitements antibiotiques qui lui ont été prescrits lors de précédents épisodes d’affections oto-rhino-laryngologiques. Le critère n’est pas tant celui de la bénignité du mal que celui de l’expérience. Le lien établi ici entre expérience et connaissance est au fondement du processus d’acquisition d’une compétence[11]. Christian dit limiter son recours à l’automédication dans le cas d’affections bénignes mais y recourt concrètement en présence de symptômes qu’il « connaît » pour les avoir déjà expérimentés, ce à quoi s’ajoute la possession de médicaments qu’il juge appropriés à leur cas.

Une difficulté réside dans le sens donné à la notion de « connaissance » d’un médicament, qui se réduit souvent à connaître ses indications mais non pas sa composition ni ses risques. Ainsi Madame M., qui considère qu’elle ne fait pas d’automédication et que les seuls médicaments qu’elle prend de sa propre initiative sont très légers et non nocifs, prend régulièrement un [12]. De son côté, Josiane, qui dit ne jamais « faire d’automédication », prend régulièrement du paracétamol pour lutter contre ses maux de tête, recours dont elle minore les conséquences en disant : « ça, c’est rien, vous voyez, y a écrit Sandoz, c’est même pas du Doliprane! »[13].

On assiste là à deux phénomènes dont la synergie construit en partie les conditions d’usage de l’automédication. D’une part, l’automédication s’étend des situations jugées bénignes aux situations jugées connues. Autrement dit, les sujets identifient pathologies bénignes et pathologies connues, tout comme ils identifient symptômes bénins et symptômes connus ou supposés tels – la connaissance (ou la reconnaissance) de ceux-ci leur retirant, à leurs yeux, leur caractère de gravité. D’autre part, la notion de « bénin » tend à s’appliquer, dans l’esprit des usagers, à la fois aux maux traités et aux médicaments utilisés. Les personnes manipulent ainsi sans inquiétude des spécialités qui ne sont pourtant pas anodines dès lors qu’elles les utilisent pour gérer une situation qu’elles estiment connue. Il apparaît donc que la traduction de symptôme connu en symptôme bénin conduit à l’utilisation de médicaments dans des situations qui ne sont pas nécessairement bénignes, et qu’un glissement sémantique s’opère entre l’objet à traiter (le symptôme) et l’objet traitant (le médicament), d’où il résulte que les médicaments en viennent à être considérés comme « bénins » à l’image des symptômes auxquels ils s’appliquent.

Le recours à l’automédication suppose l’adoption de comportements satellites de cette pratique comme l’auto-examen clinique et l’autodiagnostic. Là encore, c’est la connaissance ou la reconnaissance d’un symptôme qui peut guider le recours du sujet à l’automédication, de préférence à la consultation médicale[14]. Lorsqu’il ressent une douleur, Richard essaie d’identifier le symptôme pour faire son propre diagnostic. Ainsi, il a récemment eu des maux de ventre. Il a « appuyé sur son ventre », pensant à une appendicite, mais sa douleur ne s’en est pas trouvée accrue. « Rassuré », il n’a « rien fait » (entendre : il n’a pas médicalisé sa douleur). Cependant, il a eu par la suite un arrêt des selles. Il a alors craint une occlusion intestinale, ce qui l’a décidé à consulter son médecin, lequel a estimé que c’était le stress qui lui donnait des coliques. Désormais, lorsqu’il ressent des maux de ventre ou qu’il note une absence de selles, Richard se tourne vers l’automédication (en l’occurrence, il prend des médicaments homéopathiques contre le stress), estimant qu’il connaît maintenant cette douleur et qu’il n’a plus besoin de consulter si elle réapparaît.

La connaissance d’un médicament choisi en automédication, en présence d’un symptôme donné, est généralement transmise par l’expérience antérieure. Mais elle se nourrit également des conseils de l’entourage, au point que l’expérience des proches est susceptible de venir se substituer à la sienne propre. Il n’est pas rare en effet qu’un sujet déclare ne pas connaître un médicament qu’il a décidé de prendre, mais en avoir « entendu parler » par un proche (un collègue, une voisine), qui, lui, le connaît. Madame L., qui souffre d’insomnies, prend ainsi un hypnotique que lui a conseillé sa mère. Ce processus pose bien évidemment la question des modes par lesquels l’usager acquiert une information sur les spécialités consommées en automédication, puisque l’automédication suppose aussi l’auto-information. Celle-ci est obtenue de diverses manières, les personnes cumulant les sources d’information lorsqu’un symptôme nouveau apparaît (entourage, pharmaciens, ou encore Internet, dont l’usage croissant a fait l’objet de nombreux travaux : Akrich et Méadel 2002 ; Hardey 2004). Toutefois, l’impact de ces diverses sources n’est pas identique pour tous les usagers, pas plus que la perception qu’ils en ont. Bien que spécialiste en informatique, Patrick ne navigue jamais sur Internet pour chercher cette information, considérant que :

On peut jamais être sûr d’un site web parce que, même s’il est bien, quelqu’un a pu mettre quelque chose dessus, le modifier ; il peut y avoir du piratage, donc Internet, c’est pas fiable. C’est dangereux.

En revanche, il est très sensible à la publicité sur les médicaments qu’il considère comme une information authentique et contrôlée :

Une publicité sur les médicaments, c’est fiable, parce qu’il y a des commissions de censure, y a un contrôle. Ils peuvent pas dire n’importe quoi. Donc, c’est juste.

Il fonde ainsi ses choix automédicamenteux sur les messages publicitaires[15]. De même, l’impact de l’information ou du conseil fourni par un proche est extrêmement variable, compte tenu du crédit que le sujet apporte à son opinion en fonction de sa place dans le réseau de parenté, des relations qu’il entretient avec lui, etc. À cet égard, il convient de souligner l’ambiguïté de la notion de « conseil », dont l’usage dans la littérature sur le sujet est fort peu problématisée. En effet, on ne saurait assimiler le conseil du médecin ou même du pharmacien à celui d’un parent, d’un collègue ou d’une voisine. Inévitablement, s’il est donné par le médecin, le « conseil » prend valeur de prescription (même si cela n’en est pas une stricto sensu, et en tout cas, pas sur le plan de l’administration sanitaire), en tant qu’il émane d’une autorité médicale. Un avis, dès lors qu’il est formulé par un professionnel de santé, prend la force d’une recommandation, voire d’une prescription sans remboursement.

Bien que ne connaissant pas toujours les risques spécifiques des médicaments, les sujets sont nombreux à en connaître les risques généraux, théoriques ou potentiels, et adoptent diverses stratégies visant à les réduire. L’automédication s’accompagne presque toujours d’une gestion de ses risques[16], empruntant à des systèmes cognitifs variés. Pour certains usagers, le risque réside dans la nature du médicament, dans les molécules entrant dans sa composition, et dans le danger que représenterait l’ingestion incontrôlée de cette molécule, autrement dit dans son aspect qualitatif[17]. C’est dans la perspective de réduire ce risque que certains usagers naviguent sur les forums de discussion sur Internet en vue de recueillir l’avis d’autres usagers sur les effets de tel médicament et sur leur degré de satisfaction ou au contraire sur les déboires éventuels occasionnés par leur consommation. La réduction du risque est aussi recherchée à travers l’expérience de leur entourage – celui-ci devant être entendu au sens large, si l’on prend en compte le choix qu’a fait Pierre, 40 ans, de prendre avec confiance un anti-vomitif qu’il a eu l’occasion de donner à son chien, et qui se dit dès lors assuré de son absence d’effets nocifs[18]. Pour d’autres, la gestion du risque réside dans l’aspect quantitatif de l’automédication. Craignant les conséquences d’une consommation de produits chimiques dont le cumul et le mélange pourraient induire des effets délétères, Nicole, 46 ans, estime qu’il faut restreindre le nombre de médicaments que l’on consomme, et limite sa consommation à trois spécialités : « Dès qu’on en prend plus de trois, il y a des risques de maladie, d’interférence », explique-t-elle[19]. Le risque est volontiers évoqué par ceux qui, s’ils affirment connaître les indications d’un médicament, se reconnaissent ignorants de leurs interactions avec d’autres. Dans ce cas, la perception du risque est telle qu’elle peut les dissuader de recourir à l’automédication. Sur ce point, la peur joue ici un rôle contraire à celui qu’évoque Ostermann (1999), pour lequel ce sont les facteurs psychologiques comme la crainte, en l’occurrence la « crainte d’apprendre que leur pathologie est sérieuse » qui conduit les sujets à refuser de consulter et à recourir à l’automédication. Ici, à l’inverse, c’est la peur des médicaments qui peut fonder, chez certains, le refus de l’automédication. La peur apparaît ainsi comme un sentiment qui structure aussi bien le recours que le non recours à l’automédication.

La crainte des médicaments et de leurs effets n’est pas seule au fondement de la volonté de limiter le recours à l’automédication, voire de son refus. Elle procède également de la peur de ne pas savoir juger de l’opportunité de prendre tel ou tel produit, liée à la peur de ne pas savoir poser le bon diagnostic. Le recours au « conseil » du pharmacien préconisé par les campagnes sanitaires ne suffit d’ailleurs pas à dissiper cette crainte, celui-ci n’étant pas toujours jugé à même d’identifier la nature du mal. Vera, architecte, 33 ans, d’origine italienne, en France depuis deux ans, a régulièrement des douleurs d’estomac. Sur les conseils d’une collègue qui en avait également, elle a pris un médicament dont elle a oublié le nom. Mais le traitement s’est révélé inefficace. Ses douleurs étaient accompagnées de nausées. Elle a alors demandé l’avis d’un pharmacien qui lui a conclu qu’il s’agissait d’un reflux gastro-oesophagien et lui a proposé un antiacide. Elle a suivi ce traitement, mais ses douleurs ont persisté. Finalement, elle a consulté un médecin qui lui a prescrit une gastroscopie, laquelle a révélé la présence d’un helicobactere[20] fort résistant et contre lequel son médecin a dû lui prescrire trois antibiothérapies. Cet épisode a engendré chez elle une méfiance à l’égard des pharmaciens qu’elle juge non compétents pour analyser les douleurs. Elle a donc décidé de ne plus recourir à l’automédication et de consulter désormais un médecin lorsqu’elle aura de nouveau une douleur ou un « problème à régler ». Professionnels de santé privilégiés dans le champ de l’automédication – ce sont, pour certains usagers, les véritables experts en matière de médicaments (Bond et Bradley 1996) –, les pharmaciens font parfois, au plan diagnostique, l’objet d’une méfiance telle qu’elle peut entraîner le rejet de l’automédication et inciter à consulter un médecin.

En vérité, le sentiment de connaître un médicament ainsi que le caractère « bénin » attribué aux médicaments « connus » ou aux maux pour lesquels les sujets pratiquent l’automédication sont indissociables d’autres motifs favorisant ce recours, qui concernent pour la plupart ses aspects pratiques, renvoyant essentiellement aux préoccupations de temps et d’argent (limiter l’attente qu’impliquerait une consultation médicale ; éviter les frais impliqués par une consultation qui aboutirait à la prescription de médicaments non remboursables, ou par ce que Raynaut (2008) rapporte au « coût d’opportunité » de la consultation). À cet égard, il n’est pas possible de séparer les raisons cognitives des raisons pratiques, comme le font de nombreuses études qui, à partir de leurs questionnaires, tentent de dresser une typologie des facteurs de l’automédication[21].

Toutefois, en dépit de l’inquiétude suscitée par les risques inhérents à l’automédication, propre à dissuader certains sujets d’y recourir, on verra que cette pratique a également d’autres raisons (dont, curieusement, il n’est pas fait état dans la littérature existante sur le sujet), comme les doutes que le patient peut nourrir à l’égard de la compétence de son médecin traitant.

Une expérience déçue

Les personnes qui choisissent le recours à l’automédication sont bien sûr à même de considérer que, si elles ne parviennent pas à juguler leur mal elles-mêmes, le recours à un professionnel de santé puisse s’avérer nécessaire. Toutefois, inversement, c’est parfois la conviction que leur médecin traitant ne saura pas gérer leur mal qui retient certaines personnes de le consulter. Le choix de l’automédication est alors défensif, entraîné par les mésaventures qu’elles ont connues précédemment en recourant à leur médecin.

Madame T. explique :

En 2004, j’ai eu des diarrhées terribles. Mon médecin m’a donné un traitement qui était pas efficace, il changeait sans arrêt de traitement, mais il m’a pas fait faire d’examens, pas de coloscopie. Ça a duré comme ça pendant plusieurs mois. J’ai beaucoup maigri ; il faisait toujours rien. Et puis, j’ai une voisine qui avait des diarrhées aussi ; elle était soignée par le même médecin, et puis elle est morte. Alors, je suis allée à l’hôpital et j’ai demandé à voir un gastroentérologue qui a fait une coloscopie. En fait, il y avait rien. Mais par contre, ma voisine, on a découvert qu’elle avait un cancer ; elle est allée à l’hôpital, elle aussi, pour voir un gastro. C’est moi qui l’avais poussée à y aller. Je lui ai dit : « c’est pas normal ces diarrhées ». Eh ben, elle avait une tumeur qui était trop grosse ; c’était trop tard! Et aujourd’hui elle est morte! Moi, comme j’avais rien d’intestinal, il m’a fait un scanner. On a vu que j’avais plein de calculs dans le pancréas, et on m’a découvert un diabète. Alors, j’ai changé de généraliste. Mais ça fait deux fois que je change, parce que les deux premiers, j’en étais pas contente! Alors maintenant, j’y vais que pour des choses simples, mais pour lesquelles il me faut quand même une prescription : par exemple pour des infections, des cystites, des choses comme ça… ; mais si j’ai ce qu’il faut chez moi, j’y vais pas.

Les expériences malheureuses de Madame T. l’incitent à ne plus consulter son médecin que pour de petits maux. Comme on le voit, la préconisation des pouvoirs publics à ne consulter son médecin que pour des choses sérieuses et à s’automédiquer pour des choses bénignes, se trouve ici inversée.

À son tour, Madame H., secrétaire, raconte :

Un jour, j’ai eu une très violente douleur au ventre. J’ai appelé un médecin qui m’a mis de la glace sur le ventre. Mais la douleur n’est pas passée. Alors j’ai décidé d’aller à l’hôpital, au service de gastroentérologie. Là, ils m’ont fait des examens, et ils ont découvert que j’avais une tumeur grosse comme un pamplemousse, qui avait éclaté. On m’a opérée et ils ont découvert une multitude de kystes aux ovaires!

Depuis, Madame H. évite de consulter un médecin généraliste et cherche d’autres solutions : « Alors je préfère aller directement à l’hôpital quand ça me semble très grave et que je ne peux rien faire toute seule. Sinon, je me soigne plutôt moi-même ».

De même, Denise, orthophoniste, 58 ans, fait le choix de s’automédiquer, le plus souvent avec de l’homéopathie, lorsqu’elle a une angine ou toute autre forme de pharyngite. Sa réticence à consulter un médecin, augmentée d’une méfiance à l’égard de l’allopathie, trouve son origine dans le fait que :

Avant, j’avais des pharyngites à répétition, avec des antibiotiques sans arrêt qui m’étaient prescrits par mon médecin traitant ; ça m’a affaiblie, mon intestin a été fragilisé, mais ça n’a pas réglé le problème. Une amie m’a conseillé de prendre des méthodes douces, alors petit à petit, j’y suis venue.

Désormais, elle ne consulte que rarement son médecin, même si elle n’est pas systématiquement hostile à l’allopathie[22]. L’automédication est pour elle le résultat d’épisodes de consultation infructueux.

Une stratégie d’évitement

Dans tous ces exemples, une expérience malheureuse est ce qui a généré des réticences à renouveler le recours à des consultations jugées inutiles et incité le sujet à recourir soit à la consultation directe d’un spécialiste, soit à l’automédication. Le choix du recours s’enracine dans une volonté d’évitement du généraliste, ou plus exactement de son contournement, lorsque le sujet craint une mauvaise prise en charge thérapeutique. Dans ce contexte, l’automédication se présente comme un palliatif, faute de pouvoir accéder directement à un spécialiste.

Ghislaine, comptable, a eu un mélanome :

Il avait plusieurs couleurs, explique-t-elle. Il me faisait pas mal, mais il était moche, j’étais complexée. J’ai consulté un généraliste. Mais il ne voulait pas y toucher. J’en ai vu un autre, pareil! Ça a traîné. Les deux ont jugé que c’était pas utile d’intervenir et aucun ne m’a dirigé vers un dermatologue. Jusqu’à ce que je le montre à un troisième, bien plus tard, qui m’a envoyée chez un spécialiste. Lui, il l’a fait analyser et a découvert qu’il était malin! Maintenant j’attends plus que les généralistes m’envoient voir un spécialiste, j’y vais moi-même, si je pense que ça peut être sérieux et que je ne peux pas me soigner toute seule.

Le jugement sur les limites des compétences de leur médecin généraliste enjoint les sujets de court-circuiter le recours au médecin traitant et de consulter directement un spécialiste.

De même, Raymonde raconte qu’elle a ressenti un jour « des douleurs partout ». Elle a pris des antalgiques mais les douleurs ont persisté. Elle a alors consulté son médecin mais :

Le docteur n’a pas su me soigner ; il m’a donné des calmants anti-inflammatoires ; ça m’a juste un peu soulagée sur le moment, mais c’est tout. Et je continuais à avoir mal. Alors, il a fini par me faire faire des examens de sang, et il a trouvé quelque chose qu’il ne comprenait pas ; alors il a fini par m’envoyer à un rhumatologue qui a trouvé le diagnostic : c’était une pseudo-polyarthrite rhizomélique, qu’il m’a traitée à la cortisone pendant deux ans. Mais l’autre, il aurait dû m’envoyer plus tôt!

Sur la base de cet épisode, Raymonde considère que les généralistes font de la « rétention de malades », et a décidé que dorénavant, elle irait directement voir un spécialiste, se jugeant aussi compétente que son généraliste pour juger de l’opportunité de ce recours, lorsqu’elle ne parviendrait pas à se soigner elle-même.

L’alternative « maladies bénignes/maladies sérieuses » induit, parmi les recours envisagés, l’alternative « automédication/recours au spécialiste ». Par conséquent, quel que soit le recours envisagé, l’enjeu semble être de contourner le médecin généraliste. Ce court-circuitage est aujourd’hui mis à mal par les politiques publiques, notamment par la mise en place du « parcours de santé », faisant obligation aux personnes de consulter un médecin traitant qui seul peut juger de l’opportunité d’adresser le patient à un confrère spécialiste, et qui assortit cette consigne de sanctions financières pour ceux qui feraient ce choix sans y être dirigés par leur médecin traitant. Les dépenses engendrées par une consultation de spécialiste non prescrite conduisent certains patients à s’y soustraire, et par conséquent à recourir à l’automédication ou à renoncer à leurs soins. Dans le cas cité plus haut, ce n’est que lorsque ses diarrhées et son amaigrissement sont devenus trop inquiétants que Madame T. s’est résolue à voir un spécialiste, au terme d’une période pendant laquelle elle a tenté de juguler ses symptômes par une automédication inopérante. Par conséquent, dans un certain nombre de situations, l’automédication n’est pas tant un choix qu’une stratégie de repli, à défaut de pouvoir consulter une instance jugée plus compétente que soi.

Notion inséparable de l’automédication, la responsabilité de l’usager est invoquée pour justifier cette pratique, au point de la définir comme un « comportement responsable d’auto-prise en charge de certains troubles ou affections » (Coulomb et Baumelou 2007 : 13). Mais la responsabilité du citoyen ne se résume pas à la possibilité pour lui de prendre lui-même en charge financièrement son traitement. La responsabilité est une valeur parfois mobilisée par les sujets dans un contexte où est précisément mise en cause la compétence d’un médecin. La responsabilité (voire la responsabilisation) du sujet ne se traduit donc pas nécessairement, pour lui, par l’automédication, et n’implique pas nécessairement de se passer du médecin pour des petits maux bénins, mais peut signifier de savoir contourner un médecin, ou de savoir s’affirmer auprès de lui s’il est défaillant, comme l’illustre le cas suivant. Bien qu’il mette en scène un dentiste et non pas un médecin généraliste, la notion de responsabilisation y garde toute sa pertinence.

Béatrice, contrôleur du trésor public, a ressenti un jour une vive douleur aux dents qui ne l’a pas quittée. Elle a consulté son dentiste qui « n’a rien vu », et qui n’a pas jugé utile de faire une radiographie de ses dents, lui disant qu’il n’y avait rien d’anormal. La douleur s’est prolongée. Elle a alors fait une grande consommation d’antalgiques. Un an et demi plus tard, la douleur étant toujours présente, elle finit par aller voir un autre dentiste qui lui a déclaré : « vous avez une carie énorme, elle doit avoir deux ou trois ans ; il faut dévitaliser la dent! » Aujourd’hui Béatrice se reproche d’avoir « donné tout pouvoir à un dentiste » et de s’être « déresponsabilisée », équivalant pour elle au fait de ne pas avoir « insisté auprès de lui pour le convaincre qu’il fallait s’occuper de cette douleur », ne pouvant le faire elle-même. La responsabilisation implique donc non pas nécessairement la prise en charge par soi-même de son mal, mais un rôle actif dans la prise en charge médicale (dont la pression auprès d’un professionnel de santé est, pour Béatrice, une des formes). Il est manifeste que certains domaines s’accommodent mal d’une automédication dès lors que la prise en charge thérapeutique passe par un geste technique, voire chirurgical. Pourtant, la responsabilité peut s’y exercer, consistant par exemple à pallier les défaillances d’un professionnel par le choix d’en consulter un autre. Si l’automédication implique une responsabilisation, la responsabilisation n’implique donc pas nécessairement l’automédication.

Conclusion

La sociologie a mis en évidence la crise de confiance qui a affecté la médecine et son incidence à la fois sur la reconfiguration de l’espace social de la santé impliquant une redéfinition des territoires professionnels (Aïach et Fassin 1994 ; Saliba 1994 ; Broclain 1994), sur la relation que les usagers entretiennent avec les services de santé (Cresson et Schweyer 2000), ou encore sur le développement des associations de malades (Rabeharisoa et Callon 1999 ; Barbot 2002) et la judiciarisation de la médecine (Fillion 2009). Sont ainsi soulignés les transformations qui affectent les institutions médicales, consécutives à l’érosion de la tradition clinique et aux évolutions de la biomédecine (Dodier 2003) ainsi que le déclin du pouvoir médical (Hassenteufel 1999) qu’annonce la perte du pouvoir d’influence des médecins sur les décisions en matière de politique publique.

Cependant, à l’examen de situations concrètes évoquées dans le secret des domiciles des sujets, on s’aperçoit que l’objet de la méfiance peut se porter non pas tant sur la médecine ou l’institution médicale que sur les personnes qui l’incarnent, sans que cela remette nécessairement en question l’institution. C’est le cas ici puisque c’est le jugement sur l’incompétence de tel ou tel professionnel qui entraîne le choix de recourir à un autre détenteur du savoir médical (par exemple plus spécialisé[23]) ou de ne pas y recourir du tout, et de s’automédiquer. Cela donne toute sa pertinence à la distinction que Giddens (1987) établit entre confiance dans des systèmes experts et confiance envers des personnes.

L’automédication entre dans le cadre des savoirs et pratiques que les sociologues appellent « profanes » (Friedson 1984). Les anthropologues rechignent toutefois à employer cette notion dans la mesure où elle suppose de se placer du point de vue des experts – médicaux, en l’occurrence – et consiste à définir ce savoir par opposition à celui des médecins. Autrement dit, elle définit ce savoir par ce qu’il n’est pas, en tant que non spécialisé ou non initié à la science médicale, une perspective contraire au choix de l’anthropologie de ne pas endosser ou avaliser la perspective médicale.

À cet égard, il est frappant de constater que ce sur quoi se fonde en partie l’automédication renvoie précisément à un jugement, par les sujets, sur un savoir non profane, celui des médecins. En effet, si l’automédication obéit à des motifs variés dont rendent compte les travaux en sciences sociales et les études de santé publique, on s’aperçoit qu’elle répond également à une autre logique en tant que résultat d’un jugement de compétence, en l’occurrence d’un jugement sur ce que les sujets estiment être l’incompétence des médecins ou de leur médecin. Les uns imputent cette défaillance au savoir, par définition trop généraliste, des omnipraticiens ou expriment quelques doutes sur la disposition des médecins généralistes à adresser leurs patients à un confrère spécialiste ; les autres appliquent ce jugement à un médecin particulier (leur médecin traitant[24]). Ce jugement tire son origine d’une insatisfaction ponctuelle, d’une expérience déçue, suite à la faillite d’un médecin concernant le diagnostic ou le traitement d’un mal. Le choix de recourir à l’automédication est donc en partie déterminé par l’histoire personnelle du malade, et plus exactement par une expérience antérieure considérée comme malheureuse. Dans ces conditions, comme on l’a vu, l’automédication s’enracine dans le désir d’éviter la consultation du médecin traitant.

La notion de « retard de diagnostic », invoquée par les professionnels de santé qui se font les détracteurs de l’automédication, est d’ailleurs souvent utilisée par les usagers eux-mêmes qui, au contraire, s’en font les défenseurs, lorsqu’ils considèrent que ce retard est à imputer à un médecin qui n’a pas su « voir » ou « traiter » le problème. C’est donc dans les failles de la médecine générale que s’ancre en partie le recours à l’automédication, qui apparaît comme une alternative au recours à un professionnel compétent, même si la méfiance nourrie à l’encontre d’un corps professionnel en raison d’une expérience vécue comme négative peut jouer en faveur ou en défaveur du médecin, puisqu’elle incite au recours à celui qui sera jugé plus compétent (le médecin plutôt que le pharmacien ; le médecin spécialiste plutôt que le médecin généraliste). C’est ce qui explique que les sujets puissent s’automédiquer dans des situations qui ne sont pas nécessairement bénignes, et avec des médicaments qui ne sont pas nécessairement connus. Dès lors, on peut se demander si le développement de l’automédication s’accompagne réellement de l’empowerment croissant des individus, comme le postulent Blenkinsopp et Bradley (1996).

En définitive, on constate un décalage persistant entre discours et pratiques relatifs à l’automédication, non pas tant sur le recours lui-même que sur les conditions de ce recours, car si l’automédication tend à ne plus être dissimulée aujourd’hui (ne serait-ce que parce qu’elle fait l’objet d’un discours approbateur de la part des pouvoirs publics), ce sont certaines des conditions dans lesquelles elle s’effectue qui ont été laissées dans l’ombre jusqu’à aujourd’hui[25].

L’automédication suppose l’exercice d’une autonomie, même s’il ne s’agit pas ici, pour le sujet, de « consentir » à un traitement proposé par un médecin[26]. Elle en contient d’ailleurs tous les ingrédients, si l’on se réfère à Gillon (1985) pour lequel l’autonomie se définit comme la capacité de penser, de décider et d’agir sur la base de cette pensée et de cette décision, de manière libre et indépendante. En tant qu’avatar de la conduite autonome, elle s’articule aux notions de liberté (politique, éthique et pratique) et de responsabilité - de plus en plus revendiquée aujourd’hui en conformité avec le rôle du malade tel qu’il est construit dans le contexte de la démocratie sanitaire. Pourtant les mesures publiques encourageant la responsabilisation et l’autonomie des individus à travers la promotion de l’automédication, voisinent avec des mesures les leur retirant. On le voit ailleurs avec la diabolisation du recours à la pharmacie familiale (Fainzang 2009) ; on le voit ici lorsque le sujet se voit interdire, sous peine de sanction financière, la consultation directe d’un médecin spécialiste. Dans ces conditions, l’autonomie du sujet exaltée à travers la promotion de l’automédication semble être une chimère.

Par conséquent, si l’automédication du sujet correspond à une rupture de dépendance à l’égard de l’autorité médicale ? voire, en tant qu’affirmation d’une autonomie, à une contestation de l’autorité médicale (Gagnon 1998) ? elle équivaut parfois davantage à une contestation de sa compétence.