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L’événement a été longtemps boudé par les sciences sociales parce qu’il ébranlait les théories totalisantes. Pour des approches qui cherchaient à dégager des faits sociaux, l’événement était le grain de sable susceptible de triturer les structures. Or, la prise en compte des événements qui surviennent dans un espace socioculturel peut permettre de comprendre la dynamique et la complexité des instances sociales. C’est ce que L’événement en anthropologie. Concepts et terrains, collectif dirigé par Ignace Olazabal et Joseph J. Lévy propose de mettre en relief. L’ouvrage offre une exploration du concept d’événement dans divers contextes géographiques, sociopolitiques et culturels, présentant plusieurs thématiques : une première partie est consacrée au concept lui-même, une seconde à des événements qui ont marqué politique et histoire ; la troisième partie aborde l’événement dans l’environnement de la santé ; la mise en récit (le rapport à l’événement) en contexte migratoire est l’objet de la quatrième partie ; enfin, la cinquième partie se consacre à façon dont de l’anthropologue participe à la production de l’événement dans le domaine de l’intersubjectivité et du spirituel.

« Il est difficile pour ne pas dire impossible de penser l’événement à partir d’une épistémologie du code (la sémiotique) de la norme, de la règle (Mauss), de la fonction (Durkheim et Malinowski) ou de la structure (Lévi-Strauss) » résume François Laplantine (p. 24) dans un article qui statue de la légitimité de l’événement comme objet d’étude, là où la théorie friande de répétition relègue l’événement dans le domaine de l’exception. L’auteur rappelle également que la notion d’événement n’a rien d’universel et que son importance dans la culture européenne dont nous sommes issus serait annonciatrice de notre difficile rapport avec la continuité du devenir. Intéressant également est le point de vue de Martin Soarès qui aborde l’événement sous l’angle des mémoires affectives de la migration : il met en exergue le rappel de l’événement chez l’exilé, rappel qui permet un marquage temporel et une identification à plusieurs registres (la vie avant, après). Pour sa part, Christine Thoër-Fabre nous amène sur des terrains très actuels dans son analyse de la crise entourant la remise en cause du traitement hormonal de substitution.

L’objectif de l’ouvrage est d’inscrire l’événement dans un cadre anthropologique qui soit distinct de ceux offerts par la discipline historique et les études des médias de masse. Un apport d’autant plus pertinent que des anthropologues des médias, Mihai Coman le premier, ont souvent reproché aux chercheurs des communications leur emprunt parfois à l’avenant des concepts de l’anthropologie. Des chercheurs des médias de masse tels qu’Elihu Katz et Daniel Dayan, qui ont posé les assises du concept de media event (événement médiatisé), ont eu du mal à offrir une définition cohérente pour désigner ces grandes fêtes de la communication de masse, promesses d’une expérience collective, qui invitaient à l’interruption de la vie quotidienne. Ces recherches ont mené à des définitions imprécises, basées sur des énumérations de caractéristiques, certaines limitées au paysage télévisuel. Sans oublier que ces media events censés bouleverser une collectivité, en étant établis par une certaine élite, ne sont pas forcément intégrateurs mais plutôt susceptibles de renforcer les antagonismes. Enfin, les nuances entre événement et événement médiatique (créé par les médias) n’ont pas toujours été clairement débattues.

L’erreur des études des médias de masse aura peut-être été celle-ci : chercher à définir un événement médiatique sans au préalable approfondir la notion d’événement, ici abordée au sens de Bensa et Fassin en tant que « rupture d’intelligibilité ». Cet ouvrage-ci a donc le mérite de remettre en question ce postulat trop vite avancé selon lequel l’événement serait un phénomène issu de la modernité et une extension du développement des médias. L’exemple chinois démontre l’importance de ne pas confondre absence d’événement et silence face à ce qui, d’un point de vue occidental, serait un événement. La pensée chinoise, cultivant la sagesse et non le tragique et le sublime, aurait eu tendance à résorber le prestige de l’événement. De même, le chapitre de Francine Saillant qui établit le pont entre Humanitaire, médias et événement rappelle que l’événement ne peut se réduire à l’image des médias, comme simple représentation ou icône. Défini en tant que rupture d’intelligibilité, l’événement se fait aussi familial, bien loin de la caméra, démontre Natacha Gagné qui analyse de quelle manière un dilemme affecte les membres d’une famille maaori. En bref, un essentiel pour tout chercheur soucieux d’utiliser le concept d’événement avec rigueur, qu’il soit anthropologue ou encore non initié.