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Ce petit ouvrage de Didier Fassin publié par l’ENSP reprend la conférence inaugurale qu’il a prononcée le 8 décembre 2004, lors des journées de l’École Nationale de la Santé Publique (ENSP), à Rennes. Le texte de 54 pages a pour ambition déclarée de montrer au lecteur « ce que c’est que faire de la santé publique, c’est-à-dire comment elle s’est faite au quotidien » (p. 7). C’est également une version remaniée d’un article publié dans Public Health as Culture un numéro spécial du British Medical Bulletin (George Deavey Smith et Mary Shaw) « Culture of Health, Culture of Illeness ».

Le texte se divise en deux parties, la première, dite généalogique, pose le contexte et le cadre théorique de Fassin et la seconde, dite sociologique, ancre cette théorie dans un cas pratique, l’étude du l’émergence d’une épidémie de saturnisme. La partie généalogique (en référence à Foucault) est donc présentée comme traitant de « la constitution des corps et des populations dans le temps et l’histoire » et dans la deuxième partie, l’étude de cas permet l’analyse de la construction d’une politique sanitaire à partir de l’exemple du traitement du saturnisme, étude qu’il a effectuée avec Anne Jeanne Naudé sur « la réinvention de l’épidémie de saturnisme » dans le cadre d’une « Action Initiative » du ministère de la Recherche français.

Projet ambitieux donc, d’autant plus que le texte est court.

Dans l’introduction, Fassin met en vis-à-vis la définition de l’hygiène publique établie par Charles-Edward Winslow, initialement publiée dans la revue Science en 1920, et celle incluse dans la déclaration de la charte d’Ottawa de 1986 ; définitions qui tentent toutes deux, à des époques différentes correspondant à des ordres de rationalité distincts, de définir la santé publique. Leur reprochant d’être de grandes déclarations d’intentions tout à fait creuses, il se propose de brosser une définition qui serait davantage descriptive (ce qui se fait) que prescriptive (ce qui devrait se faire), car selon lui la santé publique « n’est pas dans ce qu’on en dit mais dans ce qu’on en fait » (p. 13). Négligeant ainsi le caractère performatif du discours – la production de vérités ayant des effets notables sur la réalité – la définition de la santé publique et du bien-être proposée dans la Charte d’Ottawa influence nécessairement la pratique de la médecine.

La partie généalogique (partie 1) tente donc de rendre compte en 14 pages de la manière dont s’est construit le gouvernement des vivants. Dès le départ, Fassin donne le ton en rapportant deux expériences différentes qu’il range dans la catégorie de la prévention soit « une intention collective de remédier à un problème collectif qui menace l’intégrité du groupe » (p. 15). Ce faisant, il confond deux pratiques très différentes (rituel de purification dans un village africain et politiques de prévention occidentales qui, si elles sont là toutes deux pour prémunir la population contre un danger, ne reposent pas sur le même ordre de rationalité). Se concentrant ensuite sur le monde occidental, il montre comment, dès l’antiquité, l’Empire romain sous Auguste, s’appuyant sur une définition de l’État différente de celle des Grecs, met en place un système de santé publique à l’échelle de l’Empire. Le problème ici est que Fassin nous présente cette nouvelle attention pour la santé de la population comme une forme du pouvoir pastoral à la Foucault. Or, chez ce dernier, le pouvoir pastoral vient d’une idée inédite et étrangère au monde antique selon laquelle chaque personne doit être guidée par un rapport d’obéissance et qui provient de la pratique de la pastorale chrétienne. Rappelons que l’empereur Auguste naît en 63 avant J.-C. et meurt en 14 de notre ère : le pouvoir pastoral ne saurait donc se développer sous son règne, car – au moins chez Foucault – il est une extension, dans le domaine laïque, de la systématisation de la confession (au XIIe siècle). L’auteur passe ensuite de la Rome antique à l’exemple de l’empire Inca au XVe siècle, pour montrer, on le suppose, que le souci de la santé de la population est constant dans tous les grands empires. Mais si ces exemples nous montrent que les empires, de par leur structure politique, ont pour tradition de prendre en compte la santé de leur population, on ne peut pas qualifier ce souci de pastoral, du moins dans le sens que Foucault donne à ce terme. Fassin, qui fait souvent référence à Foucault, connaît bien l’importance d’effectuer un retour sur la constitution de nos catégories de pensée, seulement ici il va trop vite, mêlant des conceptions de la santé très différentes et s’intéressant davantage aux empires qu’à l’État nation, contexte où pourtant, comme l’a montré Foucault, se mettent en place les biopolitiques qui font du vivant un souci constant du pouvoir.

Faisant pourtant un clin d’oeil appuyé à Foucault dans le titre de sa partie suivante (« surveiller et prévenir »), Fassin avance sans creuser plus avant (malheureusement, car c’est ici que réside le coeur de son propos) que « Avant d’être un savoir, la santé publique manifeste donc un pouvoir », (p. 20). Il s’en suit une définition du problème de la santé publique dont Fassin montre bien vite les limites (il cite par exemple les travaux de Haking sur la maltraitance infantile et sa constitution en problème de société). Ainsi, selon l’auteur, et nous abondons dans son sens, c’est par un retour à la pratique que l’on peut comprendre comment un problème social se réécrit en problème sanitaire.

Dans la deuxième partie, « Sociologie », l’auteur entend montrer que la santé publique est avant tout une pratique culturelle. Dans une perspective constructiviste et réaliste (qui renvoie donc à la « manière dont les agents sociaux construisent un problème de santé et l’inscrivent dans l’agenda politique » p. 32) qui permet de comprendre en quoi les problèmes sont le « résultat de structuration et d’agencement du monde social » (p. 32), il nous présente, de manière fort documentée et argumentée, la constitution de l’épidémie de saturnisme en France en problème de santé publique. Cette partie, contrairement à la partie généalogique à notre avis, est particulièrement réussie. Ainsi, il est démontré de façon convaincante comment l’émergence d’une épidémie n’est pas tant le fait d’une augmentation des cas que de celle de la sensibilité des indicateurs et des pratiques. Ainsi on voit très bien comment le saturnisme « change de main » : d’un problème toxicologique, il devient un problème d’intervention sociale ; de nouvelles formes de pratiques (enquête de voisinage) sont mises en place pour dépister la maladie, la liste de symptômes s’étend jusqu’à une forme asymptomatique de la maladie, etc. Ce faisant, il pointe du doigt les insuffisances du système de santé qui,) d’explications culturalistes bancales (la Pica, pratique géophagique qui expliquerait pourquoi les enfants mangent de la peinture au plomb) en jugements à l’emporte-pièce (même sous le sceau de la science) stigmatisent des segments de la population française sans pour autant les aider. Le saturnisme étant tout d’abord dû à l’insalubrité des logements occupés par les tranches les plus pauvres de la population, c’est sur la pauvreté qu’il faudrait agir, mais comme le note Fassin, « force est de constater qu’il y a loin de la loi à son application. Deux ans après le vote de la législation sur la prévention du saturnisme infantile, moins d’un pour cent des personnes exposées avaient été relogées ou avaient bénéficié d’une réhabilitation de leur logement » (p. 53).

Ce court ouvrage, on l’aura compris, prête à discussion. Tout d’abord, ni conférence, ni article, ni monographie, ni essai, il n’arrive à atteindre les exigences d’aucun format. Il s’agit davantage d’un copié collé que d’un ouvrage dont l’ensemble aurait été pensé avec cohérence. La première partie, et c’est fort étonnant, est très imprécise. La deuxième, et c’est là la force de Fassin, est une belle mise en perspective de la construction d’un problème de santé publique. À cet effet, il peut s’avérer un livre intéressant pour ceux qui, débutant dans les champs de la sociologie ou de l’anthropologie de la santé, souhaitent comprendre comment donner une cohérence à leurs notes de terrain. Mais si l’ambition du livre était bien de nous montrer comment la santé publique s’est faite à la fois dans l’histoire et au quotidien (p. 7), force est de constater que le propos est manqué, du moins pour la partie historique.

Il est fort regrettable que les éditions de l’ENSP aient bâclé un ouvrage qui n’est ni à la hauteur du travail de Fassin (qu’on pense à Des mots indicibles. Sociologie des lieux d’écoute), ni à celle des ouvrages habituellement publiés par l’ENSP (qu’on songe à Lecorps et Paturet, Santé publique du biopouvoir à la démocratie).