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Dans ce court essai, Kilani entend construire une réflexion théorique, c’est-à-dire politique et éthique, sur la guerre, puis faire déboucher cette analyse sur un engagement face aux affaires du monde. Comme Mondher Kilani le souligne par ailleurs avec pertinence : quels que soient les motifs qui servent à la justifier ou le cadre d’analyse utilisé pour en fournir une interprétation, il ne faut jamais oublier que la violence guerrière « transforme toujours ses acteurs en barbares » (p. 89). Cette prémisse posée, il reste toutefois à définir dans quel contexte historique et social s’inscrit la guerre.

Les anthropologues qui se sont penchés sur les guerres telles qu’elles se sont manifestées dans le temps ou chez des populations non occidentales, par exemple, ont montré qu’elles pouvaient s’inscrire tantôt dans une logique de la réciprocité, de la symétrie des échanges guerriers, tantôt dans la négation totale de l’ennemi et sa recherche d’anéantissement (chapitres 4 et 5).

Dans tous ces cas de figure, la guerre n’est jamais seulement que simple catharsis de la violence plus ou moins animale inscrite au coeur des humains. Elle apparaît nécessairement dans des conditions sociales spécifiques. Elle se fonde également sur l’idée du sacrifice de soi ou de l’autre (chapitre 2). Ainsi comprise et vécue, la violence guerrière peut être interprétée sur le registre du sacré. Pour Kilani, il y a une proximité entre violence guerrière et violence sacrée, sacrificielle (chapitre 8), sans que cela n’occulte la barbarie dont elle est porteuse. Pour exercer la violence guerrière, il faut refuser l’humanité de l’autre afin de pouvoir le sacrifier.

Mais la violence guerrière se manifeste désormais dans des termes inconnus jusqu’à présent. La volonté de totale gestion du risque, de la guerre du « zéro mort », telle qu’elle s’est installée dans les sociétés occidentales, en particulier aux États-Unis (chapitre 3), achève de construire l’écart entre les humains et ceux qui ne le sont pas. Elle transforme également l’idée du sacrifice, du sacré dans la violence, dans l’indifférence pour les victimes tenues à distance et rendues virtuelles sur les écrans des machines de guerre ou des médias (chapitre 9).

L’analyse qu’il propose de la « guerre totale » (chapitres 6 et 7), est l’occasion pour Kilani de reprendre les positions développées par Carl von Clausewitz sur le lien nécessaire entre la guerre et la politique, autrement dit les conditions sociales qui donnent naissance à la guerre. La guerre totale est une guerre extrême. Elle s’exprime aujourd’hui avec netteté dans les positions impérialistes des États-Unis. Mais pour mieux la comprendre, il faut sortir d’un schéma trop simpliste du rapport entre « cultures ennemies », une voie empruntée par Samuel Huntington. Pour Kilani : « L’image qui semble s’imposer, en lieu et place du “choc des civilisations” est celle d’une guerre civile à l’intérieur d’un même espace impérial ou, plus exactement, à l’intérieur d’un vaste bloc occidental incluant le monde périphérique musulman » (p. 85). Ou encore : « La confrontation ne réside pas, comme on le croit souvent, dans une logique de la différence, mais plutôt dans une logique de la similarité » (p. 86). D’une part, il n’y aurait pas d’homogénéité du monde musulman et, d’autre part, il est essentiel d’en retenir la proximité avec les autres monothéismes de la tradition sémitique pour comprendre la violence et les carnages qui ont cours au Moyen et au Proche-Orient.

En s’appuyant sur cette position de confrontation meurtrière entre « semblables », Kilani propose de revoir les théories anthropologiques pour « […] ne plus réserver l’usage du “sacrifice” aux seuls systèmes religieux et de réinsérer le politique et la guerre dans l’espace de la violence sacrée » (p. 128). Ce qui peut-être permettrait de sortir de la pensée sacrificielle pour se tourner vers la négociation permanente du contrat social dans la gestion des rapports sociaux politiques.

En somme, après avoir insisté sur la « banalisation du mal », identifiée par Hannah Arendt, Kilani veut croire au retour du politique dans l’analyse mais aussi dans la gestion de la « guerre totale ». Un peu à la manière de Beck (2003) qui propose le cosmopolitisme pour faire contrepoids à la mondialisation économique comme schéma d’explication théorique mais aussi comme modèle d’action dans la « deuxième modernité ». Mais l’utopisme, même mâtiné d’un sain réalisme, chez les anthropologues et les autres spécialistes des sciences sociales ne saurait qu’être en décalage, à mon avis, face au « pragmatisme » des tenants de la « guerre totale » comme outil du pouvoir et de la mondialisation économique.

Pour le dire autrement, j’ai de la difficulté à opérer cette réinsertion de la guerre dans un schéma de violence sacrée. Comment réhumaniser ce que Kilani identifie lui-même comme une « pratique humaine de l’inhumanité » (p. 114) ? Est-il possible d’identifier l’indifférence envers les victimes comme l’élément principal de l’interprétation de la « guerre totale » d’un côté et de maintenir une interprétation de la guerre comme violence sacrée, de l’autre ? Présentement, tout semble au contraire mis en oeuvre pour accroître les écarts entre les États et entre les populations, pour renforcer la séparation entre humains et non-humains. Les actions guerrières pointent toutes dans la direction d’une désacralisation de la violence, permettant une expression de plus en plus exacerbée de la « banalisation du mal ».