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Dans l’euphorie de la vague démocratique qui a secoué l’Afrique au début des années 1990, les Congolais avaient fait la moue à la question : avec le pluralisme politique n’allait-on pas voir revenir les vieux démons ethniques? La liberté politique était trop inespérée pour autoriser le doute. Puis viendront par spasmes les guerres, d’autant plus sauvages que civiles entre 1993 et 1998. La démocratie, l’inespérée démocratie, a vécu. Et pour les Congolais qui ont connu la barbarie des milices ethniques, la paix de la dictature (« la paix des cime-tières » comme disait une personnalité politique de premier plan) est devenue infiniment préférable à la violence de la démocratie — donnant raison à d’aucuns qui ont toujours affirmé, dans un mélange de condescendance cultu-relle et de réalisme, que l’Afrique n’était pas encore mûre pour la démocratie. Oui, le Congo-Brazzaville, n’est certainement pas encore mûr pour la démo-cratie. Car en parcourant l’histoire politique du pays depuis 1945, on s’aperçoit que l’ethnie est en fait instrumentalisée et devient prétexte à toutes les ambitions.

Une vieille histoire[1]

Quand la France, puissance coloniale, se résout enfin à reconnaître la souveraineté des peuples du Congo, elle entend, dans les formes, être cohérente avec elle-même : elle a colonisé au nom de la « civilisation », elle laissera un pouvoir civilisé, démocratique. En fait, cette volonté est affirmée dès le lendemain de la Conférence de Brazzaville de 1944, qui recommande, entre autres, « la participation des indigènes à la gestion de leurs propres affaires ». Deux ordonnances du Gouvernement Provisoire de la République Française, les ordonnances des 21 août et 13 septembre 1945, vont reconnaître les droits politiques fondamentaux des indigènes dans les Territoires d’Outre-mer. Le droit de vote est limité aux « assimilés » (les instruits formés à l’école du maître), mais droit est reconnu aux indigènes de se constituer en associations politiques. Deux grands partis politiques vont voir le jour à la fin de 1946 : le PPC (Parti Progressiste Congolais), du sudiste Félix Tchicaya, affilié au Parti Communiste Français (PCF), et la Section locale de l’Internationale Ouvrière (qui deviendra en 1957 le Mouvement Socialiste Africain, MSA), du nordiste Jacques Opangault, affiliée à la Section Française de l’Internationale Ouvrière (SFIO).

Mais dès les premières confrontations électorales, ce qui était redouté par les observateurs avertis commence à donner des signes de réalité : les lignes de partage politiques entre indigènes épousent les lignes de partage ethniques. La loi a institué deux collèges électoraux dans les Territoires d’Outre-mer : un collège de métropolitains et un autre d’indigènes. La campagne pour l’élection des délégués indigènes à l’Assemblée Constituante française prend la forme le 21 octobre 1945 d’une opposition entre deux groupes ethniques : les Koongo (les sudistes) et les Ngala (les nordistes), les premiers se rassemblant autour de Félix Tchicaya et les seconds autour de Jacques Opangault, alors même que ces deux partis sont chacun une représentation locale d’un parti métropolitain. La victoire de Félix Tchicaya sur Jacques Opangault est vécue dans le Congo indigène comme une victoire du sud sur le nord, des Koongo sur les Ngala.

L’élection du 21 octobre 1945 est de ce point de vue plus qu’une pré-figuration : un tour de piste. Le 23 juin 1956, le parlement français adopte la loi dite Defferre (du nom de Gaston Defferre, ministre chargé des territoires d’Outre-mer). Cette loi ajoute aux anciennes dispositions constitutionnelles relatives aux Territoires d’Outre-mer la généralisation du suffrage universel. Les Congolais deviennent (en droit) des citoyens à part entière. Le principe de l’indépendance étant désormais acquis, les électeurs sont appelés aux urnes en mars 1957 pour désigner l’Assemblée Territoriale, dont les missions majeures sont de désigner le chef du premier gouvernement congolais et de rédiger la première constitution congolaise. La donne politique a changé entre-temps. Le 2 janvier 1956, le renou-vellement de la représentation nationale française propulse sur la scène politique territoriale un nouveau mouvement politique, l’UDDIA (Union pour la Démocratie et le Développement Intégral Africain) et un nouveau leader, l’abbé Fulbert Youlou. Pour remporter les élections à l’Assemblée Territoriale et contrer la montée de l’UDDIA, le PPC s’allie au MSA. La coalition remporte les élections à une très courte majorité (23 sièges contre 22) et forme le premier gouvernement congolais.

L’échiquier politique est devenu un peu plus compliqué. Si l’électorat iden-tifie le MSA au nord, l’UDDIA et le PPC, eux, sont au sud. L’alliance entre le PPC et le MSA s’est donc construite sur une division du sud. Et pour Pierre Philippe Rey (1971), elle n’est pas contre nature comme on pourrait le penser. L’alliance est celle des groupes traditionnellement dominants. Le problème est que si on voit bien du côté du sud ces groupes traditionnellement dominants, on les cherche du côté du nord. Rey (ibid : 513) le reconnaît d’ailleurs lui-même en limitant la validité de son analyse au sud. L’antagonisme à l’intérieur du sud entre le PPC et l’UDDIA, oppose des groupes qui, dans le passé, ont été dominants pour certains (Vili des côtes, Punu, Kuni), et dominés pour d’autres (Lari, Vili de l’intérieur, Lumbu, Yombé, Tsangi, Nzabi). C’est pour s’être vu contester le leadership dans le sud que le PPC s’est jeté dans les bras du MSA. C’est une lecture possible, mais elle ne dame pas le pion à une autre qui ne verrait dans tout cela que des querelles politiciennes.

La politique est en effet devenue affaire de politiciens. En septembre 1957, l’UDDIA débauche un député du MSA et devient majoritaire à l’Assemblée Ter-ritoriale. La coalition MSA-PPC, indignée par la manœuvre, refuse de quitter l’exécutif. Le 28 novembre 1958, à la séance solennelle et historique qui doit donner au pays de nouvelles institutions, l’Assemblée Territoriale vote par 44 voix et 1 abstention la proclamation de la République. Mais sur la question de la prise en compte du renversement des rapports de force à l’Assemblée, le désaccord est total. Les débats commencés le matin s’achèveront sans compromis l’après-midi avec le départ collectif des députés du MSA. En leur absence, l’Assemblée élit le chef de l’UDDIA, l’abbé Fulbert Youlou, chef du gouvernement.

La haine qui, des appareils politiques, a gagné l’électorat populaire ne demande plus qu’à exploser en guerre civile. Dès le lendemain de l’élection du chef du gouvernement éclatent à Dolisie, la troisième ville du pays, des troubles de militants qui vont par effet de contagion gagner Pointe-Noire, la capitale économique, puis un peu plus tard, en février 1959, Brazzaville, capitale poli-tique, où pendant quatre jours les deux camps vont rivaliser de barbarie.

Les forces de l’ordre finissent par ramener le calme, et la barbarie contraint les leaders politiques à revenir vers la raison nationale. Quand il signe, le 14 juillet 1960, à Matignon, les accords de transfert des compétences, l’abbé Fulbert Youlou est entouré des leaders de l’opposition, Jacques Opangault et Stéphane Tchitchélé (qui a remplacé à la tête du PPC Félix Tchicaya, démissionnaire). Après l’élection présidentielle du 26 mars 1961 où il est seul candidat, l’abbé Fulbert Youlou forme avec l’opposition un gouvernement d’union nationale et le poste de vice-président, créé opportunément par la révision constitutionnelle diligentée trois semaines plus tôt, est confié à Jacques Opangault. Désormais, l’unité nationale doit l’emporter sur les considérations ethniques, le peuple congolais est un et indivisible ; l’hymne national le rappelle : « Le Congo nouveau est notre nation, oublions tout ce qui nous divise, et soyons tous unis à jamais ». L’unité nationale devient l’enjeu politique majeur. Autour d’elle s’organise désormais la lutte politique. Pour l’opposition, réduite au MSA après l’unité retrouvée des sudistes, il s’agit de rester associée à l’exercice du pouvoir, et pour la majorité de consolider le pouvoir en empêchant l’opposition de s’exprimer ailleurs que dans le gouvernement d’union nationale.

L’ethnisme, le régime politique par excellence

La scène politique s’est pacifiée, mais elle a oublié le peuple. Un sourd mécontentement commence à gagner les couches populaires, trois ans après la proclamation de l’indépendance, en 1960. Elles avaient cru que l’indépendance allait, comme par magie, apporter des conditions de vie meilleures. La dé-sillusion est rapide. Les maîtres ont changé, mais pas les inégalités. Pour verrouiller complètement le jeu politique, le Président Fulbert Youlou fait voter le 13 avril 1963, en dépit de la Constitution, la loi 14-63, instituant le régime de parti unique. Mais son pouvoir est trop affaibli. Le coup de grâce viendra quatre mois plus tard, avec la décision du Président d’instituer un syndicat unique. Soutenu par une forte mobilisation populaire et par l’armée, le cartel des syndicats libres obtient le 15 août la démission du président de la République.

Le peuple déchantera très vite. Le nouveau pouvoir, cartel de marxisants et de militaires, institue autoritairement le même monolithisme politique et syndical que celui qu’il a combattu. Désormais il n’y aura plus qu’un parti, le MNR, Mou-vement National de la Révolution, et un syndicat, la CSC, Confédération Syndicale Congolaise. Au nom de l’unité nationale. Et les critiques a posteriori du régime de Youlou mettent en avant la dérive autocratique et la partialité ethnique.

L’ethnicisation du pouvoir reste cependant le principe de la lutte politique. Le renversement du régime de Youlou donne à l’électorat nordiste le sentiment qu’il ne s’agit dans cette affaire que d’un règlement de comptes entre sudistes, que c’est encore le sud qui est au pouvoir. À Youlou succède en effet un ancien haut membre de l’UDDIA, un sudiste, instituteur de son État, Président de l’Assemblée nationale, Alphonse Massamba-Débat. Et les appareils de répres-sion, la Défense Civile et la JMNR (Jeunesse du Mouvement National de la Révo-lution), qui font régner la terreur dans la capitale sont aux ordres de sudistes. Le 26 juillet 1968, le capitaine Marien Ngouabi, commandant du 1er bataillon de para-commandos, et le sous-lieutenant Éyabo, accusés de fomenter un coup d’État militaire, sont arrêtés. Ils sont tous deux nordistes. Ils seront libérés cinq jours après, mais n’en resteront pas là. Appuyé par des hauts officiers sudistes, Marien Ngouabi prend le pouvoir le 31 décembre 1968. Le PCT, Parti Congolais du Travail, parti marxiste-léniniste, succède au MNR. Pour le sud, le pouvoir vient de passer au nord. Les nominations aux postes stratégiques du parti, de l’État et de l’armée le laissent en tous cas penser. Même si, et ce sera une constante sous le règne du monopartisme marxisant, le pouvoir prend le soin de réserver la place (honorifique) du numéro deux du régime à un sudiste.

Le pouvoir, lui, proclame sur tous les tons qu’il n’est qu’au service des « larges masses laborieuses ». Sur les ondes de la radio, il prêche jour et nuit l’unité nationale, condition sine qua non de la réalisation de la révolution prolé-tarienne. Les slogans inlassablement répétés dans les médias d’État et placardés un peu partout dans les grandes agglomérations disent : « À bas le tribalisme! À bas le régionalisme! ».

Mais dans l’armée et dans la classe politique, le leadership du capitaine Marien Ngouabi — devenu commandant — n’est pas du goût de tout le monde. Quand Kinganga, officier sudiste et connu pour ses idées antimarxistes, tente un putsch le 23 mars 1970, la propagande y voit à la fois une manœuvre de l’im-périalisme américain (on insistera sur le paquet de dollars trouvé sur le putschiste abattu) et l’expression d’un passéisme régionaliste. Elle verra la même chose le 22 février 1972 avec le putsch du lieutenant Diawara.

En fait, la propagande renvoie à la population sa propre lecture du jeu poli-tique. Quand, le 18 mars 1977, le président Marien Ngouabi est assassiné par un commando, l’ancien président Alphonse Massamba-Débat est arrêté et condamné à mort par une justice qui a usé de toutes les manipulations pour le présenter au peuple comme l’instigateur du complot, et le capitaine Kikadidi (lui aussi du sud) comme son exécutant armé. Les révélations publiques de la Conférence nationale de 1991 établiront que les choses n’ont pas été aussi simples : il y aurait eu com-plot de hauts officiers nordistes contre le président, parce que celui-ci songeait de plus en plus à remettre le pouvoir aux civils, et en particulier à Alphonse Massamba-Débat, qu’il avait d’ailleurs rencontré officiellement quelques jours avant d’être assassiné. Les nordistes auraient donc accusé les sudistes pour maintenir leur unité dans le contrôle du pouvoir.

Le 5 février 1979, le colonel Denis Sassou-Nguéso prend la tête de l’État. Le PCT va avec lui régner comme jamais auparavant. Le contrôle des appareils de répression est total, la police d’État redoutée, l’opposition réduite au mutisme. Pour le sud, le pouvoir est plus que jamais au nord. Quand Pamélo Mounk’a chante « ba ya kaka ké sakana na mboongo » (d’aucuns jouent avec l’argent), dans les villes les sudistes disent « ba mboshi ké sakana na mboongo » (les Mboshi jouent avec l’argent) ; ils substituent au pronom indéfini le nom de Mboshi, l’ethnie surreprésentée dans les appareils du pouvoir. Le pouvoir prend de plus en plus d’assurance. Dans ses journaux, comme Congo Magazine, dans sa livraison 28 de janvier 1991, il se met d’ailleurs à réécrire l’histoire. Il fait commencer l’histoire du Congo indépendant au renversement du régime de Youlou, le 15 août 1963, et fait jouer dans ce renversement le rôle majeur à Okémba Morléndé, un syndicaliste nordiste. Celui-ci a indiscutablement joué un rôle majeur, mais avec d’autres comme Aimé Matsika, Thomas Nséké, Abel Thauley Nganga, Julien Boukambou, Ange Balossa. Dans les manuels de lecture entièrement conçus par l’administration, les élèves des cours préparatoires lisent : « Oko tape Tati ». Ce détail a peut-être échappé aux auteurs des manuels, mais les sudistes y laissent échapper un lapsus révélateur : Oko est un nom du nord et Tati un nom du sud. En 1988, les médias d’État font la promotion d’une nouvelle bière fabriquée par la Société Kronenbourg et présentée comme « une réalisation de la révolution » : Ngok-le-choc. Les sudistes l’appelleront « biééré ba ngala » (bière des nordistes) et la préféreront pendant un certain temps à la vieille dame, Primus, la « bière du pays » comme disait un slogan publicitaire. Ngok vient de ngoki, qui veut dire caïman chez les ngala (les nordistes), et c’est par cet animal que les nordistes se symbolisent. Il y a enfin que sur la bouteille, le mot ngok est flanqué à gauche et à droite de trois étoiles rouges, les mêmes par lesquelles le président Denis Sassou-Nguéso, qui s’est proclamé général d’armées, se distingue dans la hiérarchie militaire.

La belle assurance du régime né le 5 février 1979 ne durera pas une éternité. C’est déjà le début de la fin (provisoire) quand Denis Sassou-Nguéso se proclame général d’armées. L’économie va de mal en pis. Après maintes tergiversations, la Conférence nationale est convoquée le 25 février 1991 et siégera jusqu’au 10 juin. Elle signera l’acte de décès du monopartisme et fera du pluralisme la condition du développement. À l’ouverture de la Conférence, le pluralisme est déjà en marche. On compte en effet pas moins de 67 partis politiques et 134 associations. On trouve de tout, des partis des travailleurs aux associations régionales en passant par les mouvements écologistes.

Le Congo n’a pas le droit de rater le train de la démocratie qui a commencé à traverser le continent. Mais il faut au préalable organiser la transition. André Milongo, ancien représentant du gouvernement congolais auprès de la Banque Mondiale, est élu premier ministre par la Conférence, chef du Gouvernement de Transition et d’Union nationale. Ses adversaires parlent de « poolisation » du pouvoir, c’est-à-dire de la domination de l’exécutif par la région du Pool, région dont le premier ministre est originaire. Le respecté Guy Ménga (1993), fidèle partisan du premier ministre et ministre de la communication du gouvernement de transition, répondra plus tard qu’en réalité sur 25 ministres, seuls 5 étaient originaires du Pool. Il parlera tout de même de divisions dans « la patrie de Mâ Mbiémo », mère du royaume du Koongo, royaume qui de l’Angola s’étendit jusqu’à toute la région sud du Congo (ibid : 45). Et affirmera :

Semer la zizanie au sein de la population de cette partie du Congo [entendons le sud] est une vieille astuce qui, curieusement, fait toujours recette depuis la période coloniale par la faute des Kongo-Lari incapables de régler leurs querelles intestines qui remontent à la nuit des temps. Les partisans du diviser pour régner y recourent chaque fois qu’ils veulent conquérir le pou-voir politique du Congo et ça marche.

Ménga 1993 : 44

La Transition ira au bout, malgré des péripéties, dont une tentative de putsch militaire. Et des élections générales vont avoir lieu.

Trois partis émergeront et feront la démonstration de leur assise populaire. Le MCDDI, de Bernard Kolélas, a gagné les élections municipales dans la capitale politique, l’UPADS, de Pascal Lissouba, l’élection présidentielle et les élections législatives, avec l’appui du PCT de Denis Sassou-Nguéso.

On voit le caractère ethnique de leurs électorats, mais pour avoir la majorité à l’Assemblée il faut nouer des alliances. L’UPADS et le PCT scellent le 30 sep-tembre un accord électoral. C’est une alliance entre une faction de sud et une faction du nord, mais qui ne surprend pas vraiment dans la mesure où les fonda-teurs de l’UPADS sont des transfuges du PCT. La politique politicienne reprend ses droits. Les alliances ne sont jamais des accords de gouvernement mais des sim-ples ententes pour se partager le pouvoir.

La démonstration ne tardera pas à venir. Reprochant à l’UPADS de ne pas respecter le contrat de gouvernement, le PCT se tourne vers le MCDDI, et ils créent ensemble une nouvelle majorité à l’Assemblée. Le changement d’alliance est spectaculaire par sa rapidité : quelques mois à peine après la formation du gouvernement de coalition. L’UPADS en dénonce le caractère politicien et engage une bataille de procédure à l’Assemblée pour empêcher le vote d’une motion de censure contre le gouvernement. En vain. Le Président de la République, Pascal Lissouba, dont personne ne conteste la légitimité, mais qui ne peut se résoudre à inaugurer des chrysanthèmes, convoque de nouvelles élections législatives. La Constitution lui en donne le droit. La coalition MCDDI-PCT crie au coup de force constitutionnel. Ses partisans érigent un peu partout des barrages dans la capitale politique. Sassou-Nguéso, en fin stratège qui a tout intérêt à diviser le sud, laisse Kolélas monter en première ligne. Et depuis son village, Oyo tente d’apparaître comme le plus nationaliste de tous les leaders. Dans un appel du 4 mai 1994 à la nation il exhorte tous ses compatriotes à : « éliminer les facteurs de division, de haine tribale, de tueries et de méfiance qui ont terni l’image de marque de notre beau pays ».

Après des conciliabules d’états-majors politiques sous la pression de l’ar-mée, le calme revient dans la capitale. Le pouvoir et l’opposition sont parvenus à un compromis : une nouvelle chambre législative sera élue, mais c’est un gou-vernement d’union nationale qui expédiera les affaires courantes et organisera le scrutin. Le pouvoir aura ses élections législatives, et l’opposition en participant au gouvernement de transition aura les moyens de s’assurer de la régularité du scrutin.

En mai-juin 1993 de nouvelles élections législatives sont organisées. L’UPADS et ses alliés emportent la majorité de justesse. La coalition MCDDI-PCT conteste les résultats dans douze circonscriptions et engage une résistance armée contre le pouvoir. Brazzaville, la capitale politique crépite d’armes automatiques ; on entend aussi des mortiers. Le ministre de l’intérieur avancera plus tard le chiffre de 300 morts lors des trois premières semaines de combat. Les Brazzavillois parleront de milliers de morts. Des quartiers entiers sont entre les mains de milices partisanes qui y font régner la terreur et l’arbitraire. Les Zoulous, milice de l’UPADS, les Ninjas et les Cobras, milices respectives du MCDDI et du PCT, brûlent, volent, violent et tuent. Le nettoyage ethnique. La guerre de Bosnie a fait école. Les quartiers de Bacongo et Makélékélé, bastion du MCCDI, sont baptisés Sarajevo, en raison de leur encerclement par les troupes gouvernementales. Dans leurs bastions de l’arrière-pays, les milices de l’UPADS font endurer le martyre à leurs frères ethniques identifiés au MCDDI. Les victimes parleront d’abomi-nations jamais connues dans l’histoire du Congo-Brazzaville. Calixte Bania-founa les reprendra comme une litanie dans son évocation de l’histoire démocratique congolaise :

Tortures au feu et au courant électrique, coups de machettes, de couteaux ou de baïonnettes, enlèvements, viols (quelquefois avec des bouteilles) indi-viduels ou collectifs des femmes et des filles de 8 à 20 ans, hommes embrochés par l’anus, d’autres suspendus aux crochets de boucherie, repassage au fer chaud sur le dos nu, cas d’incestes provoqués et obligés, obligation de creuser sa propre tombe pour y être enterré vivant ; bébés âgés de vingt-quatre heures à un mois pilé dans des mortiers, pillages, destruction de logements et toutes sortes de traitements les plus inhumains.

Baniafouna 1995 : 124-125

Même barbarie dans les bastions du MCDDI pour les originaires des régions du Niari, de la Bouénza et de la Lékoumou, les fiefs de l’UPADS.

Il faudra tout le poids du gouvernement français de l’époque (la France est le principal bailleur de l’État congolais) pour obliger les belligérants à la sagesse et donner au président de la République les moyens de gouverner. C’est ce qu’on appellera les « accords de Libreville », d’août 1993. La majorité présidentielle va désormais gouverner et l’opposition fera entendre la voix d’une autre politique.

Le combat politique se ramènera vite à la querelle régionaliste. L’opposition parlera de « nibolékisation de l’État », le pouvoir s’en défendant. Nibolékisation, ce congolisme vient d’un autre, Nibolek, qui désigne dans le langage politique congolais trois régions contiguës du sud du Congo, le Niari, la Bouénza et la Lékoumou. Le Nibolek est présenté comme le fief du pouvoir. Ceci est peut-être un raccourci, reste que le logo officiel de l’UPADS, parti au pouvoir, présente trois palmiers, pas plus et pas moins. La « nibolékisation de l’État » veut ainsi dire le contrôle de l’État par ces trois régions. L’opposition dénoncera les nominations et les mutations expéditives, sur simple fax, pour placer à des postes stratégiques des originaires du Nibolek. Était-ce à tort ou était-ce à raison? Les régionalismes politiciens tomberont en tous cas le masque quand le pouvoir proposera finalement à l’opposition, qui acceptera, la formation d’un gouvernement d’union nationale.

Mais l’union ne sera que de courte durée. Tirant argument des tergi-versations de Pascal Lissouba, Président de la République, à remettre son mandat en jeu au terme prescrit par la Constitution (née de la Conférence nationale!), et d’une tentative malheureuse d’encerclement de sa résidence privée, Denis Sassou-Nguéso lance en 1997 ses Cobras, sa milice privée, à l’assaut du pouvoir présidentiel. Brazzaville, la capitale, s’embrase comme jamais jusque-là dans son histoire : dix mille morts au bas mot. Aidé par des puissants intérêts pétroliers extérieurs, Sassou-Nguéso gagne la guerre. Lissouba et Kolélas, qui entre-temps ont fait alliance pour tenter de résister à Sassou, s’exilent. Nous sommes en 1998. En janvier 1999, trois mois après sa victoire militaire, Sassou-Nguéso convoque un Forum dit de réconciliation nationale et appelle les Congolais à tirer les leçons de l’idéologie — prêtée à Lissouba — de la tribu-classe.

L’ethnie est une femme facile, sans illusions mais sans histoires

L’ethnie est donc de toutes les sauces politiciennes. Cela s’explique : le Congolais de base vote ethnie. L’ethnie de l’autre inspire la méfiance, non pas par haine mais parce qu’on ne croit pas que celui qui vient d’ailleurs ne fera pas passer avant les intérêts de la terre de ses racines. Les nordistes n’éliront pas un sudiste pour les représenter parce qu’ils ne croient pas que pour celui-ci le nord compte autant que le sud. Le Congolais a gardé du village une conception patrimoniale des affaires publiques. Il raille l’homme politique qui fait construire des infrastructures chez les autres et rien chez lui. Il le traite d’idiot. Lissouba chassé du pouvoir est aujourd’hui raillé par ses propres partisans : « Pendant le temps qu’il est resté au pouvoir, qu’a-t-il construit chez lui? Qu’il regarde ce que l’autre fait chez lui! ». Le pouvoir doit profiter à sa famille, à son village et à sa région avant de profiter aux autres.

Le vote ethnique est assuré pour le politicien, même si, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, pour l’homme de la rue la politique n’est rien d’autre que « l’art de mentir ». On dit de celui qui excelle dans le mensonge qu’il « a la politique ». La politique, dit l’homme de la rue, ne nourrit que le politicien. D’elle il n’attend rien sinon qu’elle préserve la paix en dépit de tout.

La politique n’intéresse en fait le peuple que pour le spectacle qu’elle pro-duit. La politique est un spectacle où acteurs et spectateurs rivalisent pour faire diversion sur le degré zéro du débat d’idées. Des idées personne ne débat. Les programmes politiques se réduisent à des considérations générales, « makélélé » (du bruit) comme dit l’homme de la rue. Le discours d’investiture de Pascal Lis-souba en 1992, premier Président congolais élu au suffrage universel et après les espoirs nés de la toute nouvelle démocratie, est un modèle du genre :

Le projet de société pour lequel j’ai l’ambition d’œuvrer au profit de notre pays repose sur le développement et la transformation de la production des ressources naturelles du pays grâce au progrès de la science et de la technologie.

Il s’agit pour nous de conduire notre pays et de manière irréversible dans la voie de la modernité grâce à la formation des hommes, à la gestion, à la bonne gestion, et au management de l’innovation.

Pascal Lissouba, 31 août 1992

L’homme de la rue dépensera de l’énergie et de la passion pour convaincre que son favori est de tous les prétendants celui qui parle le français le plus académique, s’habille le mieux ou a les fétiches les plus puissants. La politique, du point de vue de l’homme de la rue, n’est point quelque chose à prendre au sérieux.

C’est dire que ce qu’on appelle tribalisme — et qu’on devrait appeler ethnisme — est chez l’homme de la rue un tribalisme bon enfant, folklorique. À l’époque où le football était le sport roi, les chocs entre les Diables noirs et l’Étoile du Congo, les deux plus grands clubs de la capitale, avaient une résonance à travers l’ensemble du pays. Ces deux clubs étaient des clubs de légende, mais surtout ils étaient chacun le porte-étendard d’une partie du pays. Derrière les Diables noirs il y avait le sud, et derrière l’Étoile du Congo, le nord. Tant que le ballon n’était que l’affaire du peuple, les chocs entre les deux clubs restaient sportifs ; l’ambiance dans les gradins était, c’est vrai, électrique, mais toujours bon enfant ; à la fin du match les supporters de l’équipe victorieuse descendaient dans les bars des quartiers populaires faire la fête ; ceux de l’équipe vaincue rentraient vite se coucher ; et quelques jours après les supporters de l’un et de l’autre club, camarades de travail ou amis, se retrouvaient dans les bars pour rejouer le match autour des bouteilles de bière. Mais dès que la politique se mêlait de ballon, en disqualifiant par exemple administrativement telle équipe dans sa course au titre (cela est arrivé aux Diables noirs sous le règne de Sassou-Nguéso), la violence apparaissait : on brûlait des voitures officielles et on dégra-dait des installations sportives.

Les politiciens savent de quoi ils parlent quand ils se rejettent la res-ponsabilité de l’engrenage qui crée la haine entre les groupes ethniques. La mécanique est des plus simples : psychologie des masses. On se constitue une bande armée qui va perpétrer des actes de barbarie chez de paisibles personnes du camp adverse. Les victimes crient vengeance devant une barbarie si gratuite et le cycle s’enclenche.

Ce sont les politiciens qui fabriquent les haines entre ethnies. Qu’ils fassent la paix et leurs bases ethniques se réconcilient. En 1992, quand les premiers trou-bles annonciateurs de la guerre civile ont commencé, je me trouvais à Brazzaville, la capitale politique. Le sudiste Bernard Kolélas avait fait alliance avec celui qui était encore jusque-là son ennemi juré, le nordiste Denis Sassou-Nguéso, contre son frère d’ethnie, Pascal Lissouba, président de la République. Dans les quartiers où il était populaire on justifiait en ces termes l’alliance : « Tata Sassou wa fun-guri » (L’honorable Sassou s’est repenti).

Quand l’expression politique est libre, les luttes pour le pouvoir sont comme les chocs entre les Diables noirs et l’Étoile du Congo. Il y a derrière chaque club un groupe ethnique, certes, mais si la sportivité et la loyauté l’em-portent sur tout entre les acteurs, tout se termine dans la paix entre les spectateurs. Et l’idée nationale grandit avec le plaisir que les uns et les autres prennent à regarder de beaux joueurs. Quand les joueurs des Diables noirs et de l’Étoile du Congo se retrouvaient dans la sélection nationale, c’est tout un pays, une nation qui vibrait avec eux. Les Diables noirs et l’Étoile du Congo étaient alors des symboles ethniques qu’on pouvait d’autant plus aisément transgresser qu’ils étaient folkloriques. Aussi des sudistes comme NTandou Paul, Bonazébi, Moundane avaient-ils pu faire les beaux jours de l’Étoile du Congo. Les chocs entre les Diables noirs et l’Étoile du Congo étaient avec le temps devenus des chocs entre des forces rivales mais nécessairement complémentaires, condamnées à s’unir par le destin. L’autre nom des Diables noirs était « Yaka dia mama » (Le pain de manioc cuit par maman) et celui d’Étoile du Congo « Mukalu » (Poisson fumé). Quand les Diables noirs étaient battus, les supporters de l’Étoile du Congo proclamaient, pour rire, bon marché les pains de manioc dans les marchés populaires, et inversement les supporters des Diables noirs ramenaient à un franc symbolique le prix des poissons fumés quand leur équipe l’emportait sur sa rivale historique.

Ces railleries bon enfant exprimaient un phénomène de fond, typiquement urbain : le brassage ethnique. Le découpage administratif des Brazzaville popu-laires dissimulait un découpage ethnique. Ce qui renseignait aussi rigoureusement que l’histoire et la démographie, c’étaient d’abord les langues. À Bacongo et à Makélékélé on parlait lari, à Poto-Poto lingala, à Wénzé et à Moungali lari dans certains quartiers et lingala dans d’autres, à Mfilou lari, et à Talangaï lingala. Il se passait pour les minorités ethniques le phénomène observé par le linguiste congo-lais Josué NDamba (1979) à Bacongo : l’abandon de l’usage courant de la langue maternelle au profit de la langue de l’ethnie majoritaire. Dans les quartiers, la langue de l’ethnie numériquement dominante s’imposait aux éléments des ethnies minori-taires. À Bacongo, à Makélékélé, à Mfilou, les Mboshi, les Téké et les Sanga parlaient lari. À Poto-Poto, à Talangaï, dans les quartiers de Wénzé et de Moungali où les Mboshi, les Téké et les Sanga étaient fortement majoritaires, les Koongo parlaient lingala. Parler la langue de l’ethnie majoritaire était pour les femmes, les jeunes et les enfants des ethnies minoritaires la condition pour ne pas se trouver en marge. Et leurs progrès étaient rapides. En quelques années ils maîtrisaient la langue ; ils la maîtrisaient si bien qu’ils l’adoptaient complètement : ils la parlaient chez eux, dans leurs foyers, comme si elle était la leur. Le quartier était un lieu qui intégrait. Il intégrait les minorités ethniques. Le sentiment ethnique ne voulait rien dire. On riait des identités et des particularismes ethniques, pour conjurer l’into-lérance. Sur le ton de la plaisanterie le Koongo disait « ba ngala ba dya ngaandu » (les nordistes mangent le caïman) à son voisin mboshi, qui répliquait « ba koongo ba silisaka molangi ya ndongo, nguri yaka na mwa ndambo ya makayabu » (les Koongo finissent toute une bouteille de piment et un gros pain de manioc pour un bout de poisson salé). Qu’on soit Koongo, Mboshi, Téké, Sanga n’avait pas d’impor-tance dans le quartier. On se brassait dans les quartiers et on entrait dans des échanges matrimoniaux. Quand la musique populaire dénonçait les oppositions aux mariages pour motif de différence ethnique, elle rabâchait davantage un vieux fonds de commerce qu’elle ne montrait la société réelle. Les jeunes étaient encore plus avancés dans ce mouvement. Leurs amitiés et leurs amours faisaient complètement fi des frontières ethniques.

La seule victime de l’ethnopolitique est le peuple

Il faut donc s’étonner quand le philosophe burundais Melchior MBonimpa (1994) propose un État interethnique bâti sur une juste répartition du pouvoir entre les groupes. La question qu’il faut toujours se poser, en parlant des guerres ethniques qui marginalisent le continent africain, la guerre entre Hutu et Tutsi en Rwanda, entre Kongo et Ngala au Congo-Brazzaville par exemple, est celle de savoir pourquoi les liens que les groupes ethniques réussissent à construire dans la vie civile se transforment en haine et en guerre quand la parole politique devient libre?

Il y a aujourd’hui entre ethnologues un accord pour désubstantialiser l’ethnie et considérer avec Moerman (1968) que l’appartenance ethnique se construit dans un contexte social où justement des agrégats ethniques coexistent. Le Congo traditionnel ne s’est jamais organisé autour de l’ethnie mais autour des villages. On appartenait à un lignage, un village, avant d’appartenir à un clan ou une ethnie. Et quand on cherchait un niveau d’identification collective au dessus du lignage on parlait de clan, de groupement de lignages, en se reconnaissant des-cendre d’un même ancêtre dont personne ne peut situer la tombe mais dont on dit qu’il a existé. L’ethnie, qui n’était alors qu’une fiction, est véritablement née avec la ville et les luttes pour le pouvoir d’État dont elle est le théâtre.

L’illusion fondamentale, monumentale, c’est de penser comme Melchior MBonimpa (1994) que des États africains sont gouvernés au nom d’une politique ethnique ou tribale. C’est avec cette illusion que des politiciens, qui ont pour tout projet l’enrichissement personnel, se sont maintenus au pouvoir. Le mal n’est pas l’ethnie, le mal est tout autre chose. Il est dans cette évocation de Jean de Puytorac (1992). L’histoire date des années 1920. Jean de Puytorac, jeune Français venu tenter sa chance dans la colonie du Moyen-Congo, se livre à une petite partie de chasse avec des amis dans la périphérie broussailleuse de Brazzaville, capitale de la colonie. Alors qu’il est seul et ne croit plus en la réussite de la chasse, un Noir vient vers lui et dit connaître un endroit où le gibier abonde. Il le suit et tue quatre gros oiseaux. La suite, c’est Jean de Puytorac (1992 : 66) qui la raconte lui-même : « Tiens, prends pour toi, lui dis-je, et je lui offris l’un des oiseaux qu’il venait de ramasser. Hen...hen... fit-il en secouant la tête négativement. Pesa mono pata! (Donne-moi de l’argent!) ».

C’est cela la racine de la question ethnique, c’est le rapport de l’homme africain à l’argent. Terray (1987) et Bayart (1989) l’ont chacun bien montré : l’État africain n’est qu’un instrument d’accumulation. C’est la donnée fondamentale de toute analyse du pouvoir d’État en Afrique. L’identification du pouvoir d’État à l’ethnie est un bluff, une mise en pratique du conseil bien connu de Machiavel : diviser pour mieux régner. Quand la puissance coloniale a créé de toutes pièces un pouvoir central, elle a aussi créé ce qui a été appelé par Jean-Pierre Chrétien l’ethnisme scientifique (1993). Les ethnies étaient devenues des « races ». L’admi-nistration d’état-civil n’écrivait pas « ethnie koongo » ou « ethnie sanga », mais « race koongo », « race sanga ». Il y avait une race supérieure, la race blanche, et des races subalternes ; et parmi celles-ci la race blanche avait une préférée, les sudistes ; ils constituaient le gros des « cadres indigènes ». Résultat, nordistes et sudistes étaient devenus rivaux. Ils se disputaient les faveurs de la race civilisatrice. « Ils voudraient nous voir partir d’ici » disait un jeune nordiste à Georges Balandier (1985 : 118). Les politiciens indigènes ne font pas autre chose qu’appliquer à leur profit les leçons du maître. Et il faut reconnaître qu’ils sont d’excellents élèves. L’homme africain détermine l’identité ethnique d’un pouvoir pour ceux qui occupent les postes les plus élevés, le chef de l’État, les ministres, les hauts officiers de l’armée et de la police, les directeurs des services et entreprises publics. Le politicien qui accède au sommet de l’État recrute la plupart de ces hauts serviteurs dans son ethnie. Il divise ainsi le peuple, fait croire à son ethnie qu’elle est au pouvoir, et jette la confusion en tenant à l’ensemble du pays le langage de l’unité nationale. Le concept d’ethnie-classe n’a pas de suppôt sur le terrain africain. Si ce n’était pas vrai, bien des dictateurs seraient encore en place en Afrique. Les miséreux sont venus de toutes les ethnies pour sonner le glas des dictatures que l’on croyait à jamais établies.

Reste la question de départ : pourquoi l’ethnie se laisse-t-elle si aisément mobiliser dans le champ politique? Pour ne parler que du cas congolais, la réponse est dans le développement qui précède. L’ethnie est une force qui se prête faci-lement à la mobilisation politique parce qu’elle est au cœur des représentations collectives du pouvoir d’État. L’idée nationale est encore à construire, et la tâche sera d’autant plus ardue que le Congo est encore au point où l’appartenance ethnique triomphe de l’appartenance économique et sociale. C’est là le ressort caché de l’ethnisme actuel, celui qui s’exprime dans le pluralisme politique. La misère est trop généralisée pour que des politiciens pressés rivalisent sur le terrain des pro-grammes économiques et sociaux. Les débats qui agitent la vie politique congolaise depuis l’institution du multipartisme ne sont jamais des débats autour des pro-grammes. Ce sont toujours des débats autour des litiges électoraux ou consti-tutionnels. Officieusement, les négociations entre leaders et entre formations politiques ne portent jamais sur des programmes mais sur le partage du pouvoir. Le terrain économique est celui où les discours politiques se convertissent en bruit, forcés qu’ils sont de se brouiller mutuellement. Le terrain sur lequel ils ne se brouillent pas (tout en ratissant large) est le terrain ethnique. Ici, le long processus historique qui a engendré les représentations collectives du pouvoir d’État en vigueur donne de la résonance à ces discours. Dans l’effervescence électorale, des foules ethniques se pressent autour des tribunes qui au débat de programmes substituent l’exaltation ethnique. La raison ethnique efface la raison de classe.

Mais les ethnies sont superbement oubliées à l’heure des compromis et com-promissions politiques, ou même à l’heure de la victoire. François-Xavier Verschave a prêté ces propos à Sassou-Nguéso s’adressant le 21 mars 1999 à ses partisans :

La guerre que vous avez gagnée vous a seulement écartés du danger, mais ce danger continue à menacer. […] S’il m’arrivait de mourir à 11 heures, sachez qu’avant 15 heures, on ne parlera plus du Nord tout entier. […] Tous nos villages seront brûlés, tous les nordistes de Brazzaville comme ceux de Pointe-Noire mourront dans les trois heures qui suivront ma mort.

Verschave 2000 : 16-17

La guerre dont Sassou-Nguéso parle — pour autant qu’il ait vraiment tenu ces propos — est la guerre civile de 1997, la dernière en date. Mais qui peut oser affirmer que depuis la victoire militaire de Sassou-Nguéso sur ses rivaux, Lis-souba et Kolélas, la condition sociale — économique pour être plus précis — des Congolais originaires du nord est aujourd’hui meilleure que celle de leurs com-patriotes originaires du sud? Dans une récente tribune François Soudan (2001) jette à la face des politiciens congolais de tous bords les dernières statistiques du PNUD (Programme des Nations-Unies pour le Développement) sur le Congo-Brazzaville : l’indice de pauvreté humaine est aujourd’hui de 35% pour l’ensemble de la population congolaise, et de 70% pour les populations des deux grandes villes du pays. Dit autrement, le pays est plus pauvre aujourd’hui qu’il y a dix ans. Et si la misère est aussi généralisée dans les deux villes qui sont pourtant la vitrine du pouvoir, c’est bien qu’elle sévit dans tous les camps. Ce que les Congolais expriment aujourd’hui par cette question : pour qui donc avons-nous fait la guerre?