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C’est une gageure que d’écrire sur la chirurgie et les chirurgiens après Erving Goffman (1961), Pearl Katz (1981, 1999), Joan Cassel (1986, 1991, 1998, 2000), Serge Genest (1990), Nicholas J. Fox (1992), James R. Zetka (2003) et bien d’autres collègues appartenant principalement à la culture anglo-saxonne. La quantité de travaux déjà produits sur le sujet à l’étranger – non traduits en français pour la presque totalité – contraste avec la faiblesse numérique d’enquêtes comparables en France : il n’y en avait pas en 1992 lorsque j’ai commencé à travailler en salle d’opération dans un Centre chirurgical (coeur, poumon, gros vaisseaux) de la région parisienne.

Aujourd’hui les recherches anthropologiques dans un domaine pourtant très riche de significations restent numériquement faibles chez nous, malgré l’article de Roberto Lionetti (1988) puis les enquêtes et réflexions de sociologues tels que Jean Peneff (1997), Michel Callon et Volona Rabeharisoa (1999), Lorenza Mondada (2004), Régine Bercot et Alexandre Matthieu-Fritz (2006), Emmanuelle Zolesio (2012), auxquels on ajoutera les contributions de la psychologue Pascale Molinier (2006, 2012). Ainsi ne relève-t-on dans la revue Sciences sociales et santé que très peu d’articles sur le domaine : pour les dix dernières années ils se comptent, sauf erreur, sur les doigts d’une main.

Les raisons de la rareté des travaux ethnographiques français sur les chirurgiens et les blocs opératoires ne sont pas claires. Les salles d’opération sont beaucoup plus accessibles que je ne le croyais au départ. Les chercheurs auraient-ils des difficultés à mettre la chirurgie en perspective, parce qu’elle serait plus « technique » que la médecine et qu’à ce titre (en quoi ils auraient tort) elle échapperait à leur observation ? Sans doute faut-il compter avec la crainte, voire quelquefois la phobie, que suscite l’acte chirurgical chez les profanes, et avec un phénomène d’autocensure chez les chercheurs, produit par les nombreux discours triomphalistes produits en France sur la chirurgie, à commencer par ceux des chirurgiens eux-mêmes (Binet 1990).

Nos chirurgiens n’ont certes pas la distance dont fait preuve un Atul Gawande (2002, 2010), chirurgien de Boston, auteur de Complications, A Surgeon’s Notes on an Imperfect Science (2002), responsable à l’OMS du programme Safe Surgery Saves Lives et promoteur de la check-list. Cependant, une grande partie des professionnels sont maintenant agités par le sentiment que leur métier est « en crise » (Domergue et Guidicelli 2003 ; Sedel 2008). Dans ce contexte se font jour des attitudes nouvelles ; de sorte que les travaux de l’anthropologue prennent place dans le questionnement actuel de la corporation sur elle-même.

Mais faire miroir n’est pas neutre, surtout dans en milieu sensible. Ainsi un chirurgien que j’ai connu en 1992 dans « mon » premier hôpital m’a-t-il confié il y a peu qu’en 2010 la lecture de mes travaux (Pouchelle 2003, 2008) l’avait un moment déstabilisé. « Je ne m’étais pas rendu compte que le geste chirurgical était intrinsèquement agressif », reconnaissait-il. Il restait toutefois preneur d’un regard extérieur, et souhaitait me faire intervenir dans un colloque qu’il organisait en 2011 en tant que président d’un syndicat de chirurgiens.

Selon qu’on se trouve en France ou aux États-Unis, la société civile n’entretient pas les mêmes rapports avec le système de santé et ses professionnels (Wilsford 1991). Joan Cassel condamne à maintes reprises les critiques systématiques adressées aux médecins et aux chirurgiens par les médias, les patients, les avocats et les chercheurs en sciences sociales. Dans la France des années 1990, médecins et chirurgiens n’étaient pas encore harcelés comme leurs confrères américains, même s’ils commençaient à le craindre. Bien que la situation états-unienne fasse épouvantail pour nos praticiens désormais troublés par la promulgation des lois relatives à la protection des patients (Loi Huriet 1988)[1] et aux droits de ces derniers (2002), le nombre de procès n’a pas augmenté chez nous dans des proportions comparables. Mais nous n’avons pas non plus, derrière les malades, de compagnies d’assurances et d’avocats financièrement très intéressés à engager des poursuites contre les professionnels de santé.

Les chirurgiens que j’ai rencontrés n’étaient pas sur la défensive. Certains d’entre eux se sont montrés plutôt flattés d’être regardés – persuadés que l’ethnologue ne pourrait que les admirer –, voire amusés qu’elle vienne voir s’ils avaient « un os dans le nez » (chef de service, chirurgien cardiaque pédiatrique). Ils étaient de toute façon rassurés par l’anonymat promis. Lorsqu’il y eut des réticences à l’égard de ma présence, elles ne sont pas venues des chirurgiens, mais de la part de deux Directeurs généraux successifs qui réagirent, redoutant la liberté d’une anthropologue à leur avis trop à l’écoute des professionnels du soin, lors du terrain mené de 2001 à 2005 dans un bloc opératoire de CHU.

C’est tardivement que j’ai lu la plupart des publications de mes collègues étrangers (excepté Katz 1981 et Genest 1990). Il y a de nombreux points communs entre nos observations, et nos analyses convergent très souvent (Cassel 1986, 1991, 1998 ; Katz 1999 ; Zetka 2003). Nous sommes en présence d’un fonds culturel relativement homogène, en dépit de ses évolutions et de ses variations parfois plus fortes d’une spécialité à l’autre ou d’un service à l’autre sur un même territoire national que d’un pays à l’autre (Katz 1999 : 39 ; Zetka 2003 : 183, 184 ; Gawande 2010 : 89, 90).

L’ensemble de mes terrains hospitaliers forme aujourd’hui un archipel complexe aux nombreuses interconnexions. Mes recherches se sont d’abord échelonnées entre 1992 et 1997 dans un Centre chirurgical privé mais de service public. Elles ont continué de 1998 à 2000 dans trois hôpitaux de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris en cours de fermeture (Pouchelle et Pissavy 1999 ; Vega et Pouchelle 1999 ; Pouchelle et Carpot 2000 ; Pouchelle 2001, 2005). De 2001 à 2005, retour dans un bloc opératoire (CHU). Puis missions au Japon autour de la robotisation de la chirurgie (2007-2009). Enfin, je suis actuellement engagée dans une longue enquête (2010-2015) avec une équipe pluridisciplinaire sur l’invention et l’innovation en chirurgie et anatomo-pathologie high tech (biopsies virtuelles). La plupart des articles publiés entre 1995 et 2007 sont réunis dans Pouchelle 2003 et Pouchelle 2008. Il me reste à retracer dans un ouvrage d’ensemble ce qui fut souvent une aventure personnelle autant que professionnelle. En arrière-plan se trouvent les recherches d’anthropologie historique sur le corps et la chirurgie au Moyen Âge, travaux que, bien que non-historienne de formation, j’ai menés sous la direction puis avec le soutien de Georges Duby[2], dans la perspective initiée par Jacques Le Goff (Pouchelle 1983, 1989, 1999).

En matière de chirurgie, la longue durée des représentations contraste avec l’histoire non linéaire de la corporation, et avec la vitesse aujourd’hui accélérée des changements technologiques. Nous avons affaire à des temps différents qui, selon les domaines, se recouvrent partiellement. Ils font de la culture chirurgicale un kaléidoscope mouvant, dans lequel les aspects concrets et les dimensions symboliques du pouvoir forment, selon les périodes, des configurations variées.

Pour en exposer quelques-unes j’ai choisi un parcours mêlant l’échelle microscopique de l’ethnographie à la macroanalyse de type sociologique, en recourant aussi à l’histoire, sans laquelle il n’est guère possible de comprendre les enjeux actuels du métier, démarche qui a été aussi celle de Katz (1999 : 21-24) et Zetka (2003 : 184-185). Après avoir montré que la question du pouvoir chirurgical à l’hôpital s’est imposée dès mes premiers pas sur le terrain, j’évoquerai rapidement le statut dévalorisé du métier pendant plusieurs siècles avant d’en venir à la revanche des XIXe et XXe siècles, et de mentionner la « crise » actuelle de l’identité chirurgicale.

Microscopie ethnographique sur un terrain miné

Lorsqu’en juillet 1990 un chirurgien que je rencontrais pour la première fois me proposa : « Et si vous faisiez l’ethnologie du bloc opératoire ? » (Pouchelle 2010), je ne savais pas que je me trouvais dans un temple renommé de la chirurgie cardiaque, thoracique et vasculaire. Recommandée par des amis communs, j’étais seulement venue voir une opération, dans la suite de mes réflexions sur la chirurgie médiévale. Je n’avais jamais imaginé travailler sur la chirurgie actuelle, et ce d’autant moins que le bloc opératoire est un espace clairement étiqueté comme « interdit au public ». Que ce chirurgien m’ait invitée à venir observer les us et coutumes de sa corporation tenait non seulement à son ouverture d’esprit, mais aussi à son statut particulier. Écarté du bloc, il n’opérait plus et avait été chargé de la direction du Département de l’information médicale (DIM). Il s’interrogeait sur le fonctionnement d’un espace où oeuvraient quatre chefs de service en rivalité les uns avec les autres.

La direction générale de cet établissement, privé, mais très lié au secteur public et universitaire, était partagée entre un chirurgien-chef et un directeur administratif, à la différence des hôpitaux publics qui sont monocéphales et gouvernés par un directeur général (DG) qui n’est jamais médecin. Les deux leaders, en poste depuis peu de temps lorsque je les ai rencontrés, s’étaient d’abord présentés au personnel comme des alliés. Ils ne devaient pas tarder à s’opposer, renouant ainsi avec l’antique opposition, dans nos hôpitaux, entre l’administration et les praticiens.

Lorsque je décidai d’accepter la proposition qui m’avait été faite, j’eus à demander à chacun son autorisation. Au DG d’abord. Il était mal à l’aise vis-à-vis des chirurgiens. Il me fit sentir qu’il espérait que l’anthropologue démystifierait leur aura, bien qu’à l’époque il ne fût pas encore en guerre déclarée avec le chirurgien-chef. J’allai ensuite trouver ce dernier. Ex-grand patron des Hôpitaux de Paris ayant décidé de se tailler dans le secteur privé un nouveau domaine qu’il entendait bien gouverner, il me demanda ce que je comptais faire dans l’établissement. Je répondis : « rien ». Il fut satisfait. Il pouvait laisser les mains libres à une outsider qui affirmait ne vouloir se mêler de « rien ».

Il me fut fortement conseillé – donc en quelque sorte ordonné – par les deux leaders d’attendre, pour commencer l’enquête, l’arrivée d’une nouvelle infirmière générale[3], elle aussi issue du même hôpital de l’AP-HP que le chirurgien-chef, et amenée par lui dans l’établissement, comme du reste l’infirmière cadre du bloc opératoire. Aux yeux du personnel en place, elles étaient ipso facto les collaboratrices, sinon les complices, du chirurgien-chef. L’intégration de ces deux femmes avait été l’effet d’une stratégie usuelle chez les chefs de service : avoir la main, au moins au sens métaphorique, sur la « maîtresse de maison ».

L’anthropologue était ainsi embarquée de fait dans la modernité que le DG et le chirurgien-chef entendaient imprimer à une maison certes célèbre, mais que, pour des motifs parfois différents, ils considéraient comme archaïque dans son fonctionnement. Cela faisait d’ailleurs une vingtaine d’années que, pour des raisons qui tenaient à son histoire (en particulier un déménagement par lequel le volume du personnel et des espaces architecturaux avait été considérablement augmenté), l’établissement était travaillé par de multiples conflits entre « anciens » et « nouveaux ».

On me laissa ensuite faire mon propre trajet dans l’établissement, à commencer par le bloc opératoire où je ne fus pas officiellement présentée. Peut-être attendait-on de voir comment j’allais me débrouiller : dans les blocs opératoires, c’est le genre de test initiatique parfois réservé par les professionnels en place aux nouveaux venus. Le jeune chef de clinique qu’était alors le chirurgien auquel j’ai fait allusion plus haut me souffla : « les chirurgiens, il faut les violer » (1992). Autrement dit : ne pas se laisser impressionner, insister, éventuellement ouvrir des brèches sur leur propre territoire. Cela me donna au moins le courage de me présenter directement, en cours d’intervention, dans des salles d’opérations où je n’étais connue de personne.

Après tout, être capable de faire effraction dans un territoire clos, n’était-ce pas, pour l’anthropologue, trouer aussi métaphoriquement la peau de l’autre[4], agir donc en pseudo-chirurgienne ? Avoir de l’audace[5], c’était peut-être faire savoir aux initiés qu’au moins sur le plan de l’imaginaire, l’observatrice aurait pu « en être » elle aussi. Ainsi ai-je eu à me questionner sur ma propre violence. La manière dont j’ai ensuite restitué mes interprétations d’une manière que je voulais et croyais démocratique n’était-elle pas une façon de faire violence à mon tour (Favret-Saada 1990) ?

Dieux sauveurs et inquiétants, longtemps chargés du « sale boulot »

Le miracle est à l’horizon imaginaire des thérapeutes, conventionnels ou non. D’ailleurs les frontières entre la médecine et la magie n’ont pas toujours été bien claires (Poma 2009). Le triomphalisme n’est donc pas non plus l’apanage des seuls chirurgiens (Lichtenthaeler 1978 : 465-469). Chez ces derniers, parce qu’ils interviennent de façon radicale et intrusive sur le corps humain, les ambitions magiques viennent compenser l’anxiété engendrée par un geste qui, dans d’autres circonstances, pourrait être assassin. Il y a aussi que, dans la chirurgie ouverte, les opérateurs ont directement « les mains dans le cambouis » (chirurgien cardiaque 2006) et qu’ils ont donc affaire, dans les intimités natives de la personne, au sang, aux chairs, aux excreta, aux énergies vitales, à tout ce qui peut susciter le dégoût une fois hors du corps (Douglas 1971). Cela fait d’eux des transgresseurs de tabous, et, à ce titre, des personnages ambivalents, symboliquement sacrés et souillés, donc par définition fascinants et redoutables. Quant aux patients, ils adhèrent volontiers, histoire de se rassurer, à la déification de ceux auxquels ils ont confié leur vie. Sauf s’ils les voient comme les alliés objectifs des sorciers, parce que, en faisant effraction dans leur enveloppe corporelle, les opérateurs ouvriraient la voie aux forces maléfiques envoyées par les jeteurs de sorts (femme originaire d’Afrique du Nord, entretien, novembre 2013).

Chez les chirurgiens-démiurges, héros virils (Cassel 1998 : 100-128 ; Katz 1999 : 19-41), la sensation de toute-puissance n’est pas nécessairement en relation directe avec leur compétence ou avec l’état de l’art chirurgical. Ainsi en est-il au début du XIVe siècle chez Henri de Mondeville, chirurgien du roi, l’un des derniers chirurgiens-lettrés du Moyen Âge, qui opérait à une époque où l’instrumentation et les procédures n’avaient pas grand-chose à voir avec celles d’aujourd’hui (Pouchelle 1983 : 64-99).

Ensuite, la dimension thaumaturgique de la chirurgie devait contraster pendant plusieurs siècles avec le statut dévalorisé de ce métier considéré comme seulement « mécanique », et dévolu comme tel à des barbiers-chirurgiens sans formation universitaire et soumis aux prescriptions médicales. Comment ces praticiens chargés du « sale boulot » (Arborio 2009) et généralement tenus en piètre estime, voire méprisés, se vivaient-ils eux-mêmes ? La modestie d’un Ambroise Paré, qui soigna successivement quatre rois de France, est devenue proverbiale dans les ouvrages d’histoire de la médecine : « Je le pansai. Dieu le guérit ». Mais qu’en était-il vraiment ? Comment se résolvait, chez ceux qui n’avaient pas la célébrité d’un Ambroise Paré, la tension entre un statut socioprofessionnel inférieur et le contrôle direct, espéré sinon effectif, des forces de vie ?

Entre médecins et chirurgiens les occasions de conflits de toutes sortes furent nombreuses au fil des siècles. Parmi les exemples possibles, citons le fait que notre unique chaire d’histoire de la médecine ait été le pré carré des médecins et donc fermée aux chirurgiens (Guivarc’h 2003 : 305). Je pense aussi à la manière dont en 1996 tel chirurgien cardiaque veillait soigneusement à ne pas être pris pour le simple exécutant des ordres du médecin cardiologue, lequel, par ailleurs, commençait à empiéter sur le territoire chirurgical grâce à la radiologie interventionnelle. Cela fait écho à la concurrence entre les chirurgiens classiques qui, à la fin des années 1980 aux États-Unis, intervenaient sur la vésicule biliaire – leur chasse gardée – et les médecins endoscopistes qui utilisaient des procédures moins agressives que la chirurgie ouverte ; c’est ce qui a poussé les chirurgiens américains à s’investir rapidement dans la coeliochirurgie de la vésicule nouvellement inventée (Zetka 2003 : 136-137).

Les aspects fantasmatiques de l’art chirurgical – la thaumaturgie – finirent, au cours de l’Histoire, par être mêlés au progrès technique et à une véritable prise de pouvoir socioprofessionnelle par la corporation. Revenons un peu en arrière pour retracer très schématiquement cet essor. Au XVIIIe siècle, après un long purgatoire, la communauté des chirurgiens conquiert en effet une reconnaissance officielle avec la fondation de l’Académie royale de chirurgie (1731), qui précéda de loin celle de Médecine (1820) : la chirurgie est fondamentale en temps de guerres constantes. À l’hôpital : « la position de chirurgien et de garçon chirurgien devient si attirante qu’elle est l’objet de procédures de sélection qui vont jusqu’à l’organisation de concours réguliers (Lyon, 1773) » (Faure 2002 : 135). Puis la naissance de l’anatomo-clinique fit passer la chirurgie « du statut de profession manuelle et subordonnée à celui de profession intellectuelle à la pointe du progrès scientifique » (Faure 1994 : 44-49). Dans le même temps, les guerres napoléoniennes engagèrent « le boucher de l’Europe » à mettre les chirurgiens à l’honneur.

C’est à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle – grâce à l’adoption et au perfectionnement progressif de l’anesthésie d’abord, puis de l’hygiène opératoire –, que le métier prend un élan technique et professionnel sans précédent. La chirurgie est glorieuse lorsque le poète Paul Valéry compose, à la demande de son ami Henri Mondor, un « Discours aux chirurgiens » destiné à la séance inaugurale du Congrès de chirurgie (Paris, 1938). L’homme de lettres présente alors aux praticiens un miroir splendide. Ils y apparaissent comme de grands-prêtres nimbés d’une aura sacrée qui transcende largement celle du scialytique. Toutefois, après la Seconde Guerre mondiale, le chirurgien mis en scène dans Un Grand Patron (Ciampi 2007 [1951]) se montre essentiellement occupé par la conquête toute prosaïque de la gloire et du pouvoir : accomplir des « miracles » (mot ironique de son épouse, sacrifiée sur l’autel de sa carrière) et obtenir un fauteuil à l’Académie. Le réalisateur, d’autre part médecin, était fort bien informé, de sorte que la fiction confine ici au document ethnographique à double ressort. Chez lui, le « grand-prêtre » dépeint par Paul Valéry s’est mué en carriériste. La symbolique est toujours là, appuyée désormais sur une excellence technique (premières greffes de rein) qui fera dire la même année au chirurgien René Leriche que sa discipline allait devenir « miraculeuse » pour de bon : « Je le répète, nous ne comprenons plus : nous sommes dans l’ère miraculeuse » (Leriche 1951 : 243). Mais l’aura sacrée est doublée par une ambition sociale effrénée, qui reproduit au niveau individuel la dynamique profonde d’une profession jadis mal considérée.

Dans les années 1970, lors d’une transplantation, la vue du « thorax vide » du patient dont le coeur a été explanté émerveille un jeune chirurgien en formation. Au sortir du bloc, il raconte à son père anesthésiste, avec un enthousiasme dont il se souvient encore, cet impensable franchissement chirurgical des frontières de la mort[6]. Il oubliait toutefois, comme l’oublient en général ses confrères, les médias et le public, que le véritable exploit en matière de greffe d’organes est au moins autant, sinon plus, médical (anesthésie, réanimation, contrôle des phénomènes de rejet) que chirurgical. Mais le « miracle » reste attribué au chirurgien. Il conserve la première place dans l’imaginaire collectif, ne serait-ce que parce que son geste est précis et, au sens littéral spectaculaire, tandis que l’efficacité médicale se déploie dans l’obscurité floue des tissus.

Comme le remarque très justement Jeff Bezemer (2013 : 23) dans sa conclusion, « le travail des chirurgiens n’est en aucune manière de nature mystique »[7]. Cependant la représentation thaumaturgique de la chirurgie et des chirurgiens a été réactivée par les exploits contemporains. Puisque cette représentation n’est pas nécessairement en rapport avec l’état des techniques chirurgicales, c’est du côté de la phénoménologie qu’il faut chercher. À ce qui a déjà été dit, on ajoutera « la volupté d’entailler » mentionnée par Gaston Bachelard (1976 : 41), plaisir très menacé aujourd’hui par les procédures mini-invasives. En tout cas, même si les « robots » commencent à faire de l’ombre aux praticiens lorsque ceux-ci n’ont pas réussi à s’approprier un outil aussi prestigieux (Pouchelle 2008 : 41-58), le chirurgien continue d’être censé réaliser des prodiges : « Monsieur le Professeur, permettez-moi de vous dire que vous êtes des magiciens » (un opéré du coeur à son chirurgien, CHU, Paris, 2005).

L’aura magique du métier n’a évidemment pas échappé aux industriels, et les fabricants de dispositifs techniques de haute technologie s’en servent pour séduire utilisateurs, acheteurs et même patients. Ce n’est pas par hasard que le premier « robot » chirurgical fut appelé Zeus (en réalité, comme le da Vinci® qui suivra, c’est seulement un télémanipulateur sophistiqué), commercialisé par Computer Motion à la fin des années 1990. Quant au « robot » da Vinci®, aujourd’hui seul en piste sur les plateaux techniques, son fabricant, Intuitive Surgical, ne s’est pas contenté de lui donner le nom d’un géant de la Renaissance : il estime que le dispositif emmènera la chirurgie « au-delà des limites de la main humaine »[8] ; quitte à ce que la perfection surhumaine attribuée à la machine éveille parfois chez les chirurgiens des sentiments ambivalents. « Diabolique » peut apparaître en effet sa « précision » (chirurgien urologue à des élèves-ingénieurs[9]). Le chirurgien « robotisé » serait-il encore un « vrai chirurgien » ? L’outil censé assurer son prestige ne risque-t-il pas d’éclipser sa compétence ? Que devient l’exploit du héros humain ? En 2007, époque où le da Vinci® n’avait pas encore obtenu d’autorisation de mise sur le marché au Japon, une journaliste japonaise de la NHK n’a pas manqué de me faire remarquer que l’excellence des chirurgiens japonais rendait de toute façon inutile toute aide robotisée.

Joan Cassel a également signalé la dimension miraculeuse attribuée au geste chirurgical, que ce soit dans Dismemberingthe Image of God : Surgeons, Wimps, Heroes and Miracles (1986) ou Expected Miracles : Surgeons at Work (1991). Elle cite par ailleurs une devinette que j’ai souvent entendue de ce côté-ci de l’Atlantique : « Quelle est la différence entre Dieu et un chirurgien ? Réponse : c’est que Dieu ne se prend pas pour un chirurgien ». La plaisanterie circule aussi sur le Web[10]. Au Moyen Âge, un Henri de Mondeville aurait sans doute répondu qu’il n’y avait pas de différence entre Dieu et un chirurgien puisque le Créateur, ayant façonné l’homme de ses mains, fut lui-même le premier opérateur (Pouchelle 1983 : 71).

Les considérations qui précèdent donnent toute leur saveur à la soirée « magique », avec prestidigitateur, qu’en 2010 à Paris les chirurgiens orthopédistes spécialistes de la main ont passée au Musée Grévin, connu pour ses reproductions grandeur nature de personnages célèbres[11]. Ils ont pu y rencontrer Ambroise Paré, tout occupé à disséquer… une main. L’organisation de ce dîner parmi les fantômes de cire du « Musée des mirages » s’inscrit dans l’esprit de nos salles de garde hospitalières, où déguisements et travestissements furent à l’honneur (Godeau 2007). Quant aux mains par définition magiques de l’illusionniste invité, elles font penser aux « doigts de fée » de tel chirurgien senior qui, en 2005, fascinèrent un jeune en formation dans un CHU. Sur le même registre on trouvera aussi les Trucs et Astuces des chirurgiens orthopédiques (Dubrana et al. 2000-2012)[12] ou encore les instruments « merveilleux » et dénommés comme tels (« Ciseaux merveilleux ! ») demandés en cours d’intervention par le chirurgien à l’infirmière instrumentiste.

User d’outils magiques (le « robot » fut censé en être un) ; ruser avec les structures anatomiques, voire avec les règles et les protocoles opératoires, pour vaincre le mal et sauver envers et contre tout ; finalement triompher dans la transgression, font partie des jouissances du métier. « Moi, je suis un transgresseur ! », lance un chirurgien se disposant à une intervention expérimentale sur animal (octobre 2013). Nous venions de discuter de son goût du risque et de la pétition lancée par l’un de ses confrères, à laquelle il adhérait, pour demander directement au Président de la République de « réviser le caractère constitutionnel du Principe de précaution », de manière à faciliter l’innovation en santé[13]. Parmi les signataires figurent des laboratoires pharmaceutiques qui ont tout intérêt, en effet, à ce qu’on raccourcisse les procédures de validation de leurs produits… Mais c’est une autre histoire.

Transgresseurs, les chirurgiens possèdent certains des traits appartenant aux tricksters, aux « fripons divins » tels qu’ils ont été décrits dans la littérature ethnographique et psychanalytique (Jung et al. 1958 ; Makarius 1969). Audacieux, inventifs, désobéissants, hors normes, intuitifs, séduisants, autoritaires, insaisissables, parfois décepteurs… Très « français », ceux-ci ? Pas seulement. Certes la salle de garde et ses transgressions ritualisées sont d’origine française, et les chirurgiens en ont été bien souvent les piliers (Musée de l’AP-HP 2002 ; Godeau 2007), mais on n’est pas loin du type de chirurgien « old-style » décrit aux États-Unis par Joan Cassel (1991 : 128-152) comme « Prima Donna ». Se profile également le chirurgien Black Jack, héros du manga éponyme qui eut grand succès au Japon. Inventif, formé à l’occidentale, exerçant en toute illégalité au nez et à la barbe des universitaires, généreux et cynique, exigeant des honoraires énormes, insolent faiseur de miracles, il fut imaginé entre 1973 et 1983 par Tezuka Osamu, le prolifique « pape » des mangas, qui était médecin de formation et dont ce fut l’un des personnages préférés (Tezuka 2006).

C’est par cette sorte de fripon divin que l’exérèse de la vésicule biliaire sous coelioscopie fut inventée en France (1987) avant d’être adoptée aux États-Unis et d’en revenir toute auréolée du prestige américain. À la fin des années 1980, l’Académie de chirurgie avait violemment rejeté cette première mondiale réalisée à Lyon par Philippe Mouret. Il fut traité de fou et d’assassin, et même de « gynécologue », ce qui, dans notre culture chirurgicale traditionnelle, équivaut à ne pas être reconnu comme un « vrai chirurgien » (un « vrai chirurgien » ouvre grand et profond, tel le chirurgien cardiaque ; il ne se contente pas, comme sont censés le faire les gynécologues obstétriciens et les ORL, de passer par les voies naturelles). Aux yeux des académiciens, Mouret avait tous les torts : provincial, non universitaire, ne publiant pas et opérant dans sa clinique privée. Un provocateur… Un franc-tireur… Un de ces tricksters… Sa méthode fut ensuite captée par un professeur parisien nanti de toutes les légitimités nécessaires et qui dans les mémoires orales actuelles du milieu chirurgical passe souvent, à tort, pour son inventeur véritable. Vingt ans après, c’est à Tokyo qu’en grande pompe Mouret devait être célébré par la Fondation Honda en tant que bienfaiteur de l’humanité pour avoir été l’initiateur de la coelioscopie en chirurgie digestive. Mais, ruiné, interdit d’exercice en France et ne travaillant plus que deux jours par semaine dans une clinique privée en Italie, le génial pionnier devait mourir quelques mois plus tard.

En 2013, la coeliochirurgie n’est plus contestée dans son principe ; d’autant moins qu’elle arrange bien les directeurs d’hôpitaux puisqu’elle permet de raccourcir la durée de séjour des patients, d’où des économies substantielles pour l’hôpital. Quant à l’Académie, elle n’est plus scandalisée. Au contraire, elle visite en mai, à Grenoble, un site dédié aux nouvelles technologies chirurgicales (Biopolis). Un chirurgien digestif présente en visioconférence un instrument laparoscopique « révolutionnaire », directement manié par le chirurgien mais dont l’extrémité est à commande informatisée (Jaimy). L’Académie est émerveillée. « On a été bluffés ! », devait s’exclamer son président. « Bluffés », c’est-à-dire « épatés » comme par un illusionniste… Retour aux « trucs et astuces » et aux instruments « miraculeux »…

Cependant, la magnifique et parfois insolente médaille des chirurgiens a connu dans l’Histoire un effrayant revers, lequel s’est ajouté au statut longtemps dévalorisé de la profession, et s’est en partie maintenu malgré l’ascension qui a suivi. « Chirurgiens : les appeler bouchers », écrit au XIXe siècle Gustave Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues (Flaubert 1950 : 956). L’anesthésie étant alors absente ou indigente, derrière l’image divine se profile, dans l’esprit non seulement des patients mais également des médecins, la redoutable face du bourreau[14].

À l’impassibilité supposée de celle-ci correspondaient les clivages émotionnels spécifiques aux chirurgiens, chez qui le blindage était de mise, une attitude qui reste d’actualité (Molinier 2012). Cependant cette armure psychique n’excluait pas nécessairement le souci de l’autre chez les opérateurs. C’est ce qu’avait senti à l’époque Marcel Proust, fils de médecin et frère de chirurgien, en décrivant :

[L]’air allègre, positif, indifférent et brusque [du] chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.

Proust 1954 : 100-102

Mais cette « vraie bonté » pouvait-elle empêcher les interventions d’être jadis de vraies « boucheries » ? Le mot est employé en 1886 par le praticien américain Wooster Beach, l’un des fondateurs aux États-Unis de la Médecine éclectique. Apôtre d’une médecine « naturelle », il s’en prit aux « scientific savages » qu’étaient à ses yeux les chirurgiens de tous les pays. Un peu plus tard, en 1894, Léon Daudet a fourni des descriptions horrifiées des opérations réalisées à Paris par des « grands » de la chirurgie (Pouchelle 2003 : 163-178). Au milieu du XXe siècle encore, René Leriche (1951) devait décrire l’effroi des patients auxquels on annonçait qu’il y avait lieu de les opérer. N’étaient pas seuls en cause les aléas de l’histoire de l’anesthésie, et les craintes éveillées chez les patients par le coma artificiel créé par les drogues, équivalent symbolique de la mort. Le recul, encore aujourd’hui, devant l’intervention chirurgicale correspond peut-être aussi aux traces laissées dans la mémoire collective par les carnages d’autrefois. Médecins et chirurgiens n’ont pas manqué de jouer là-dessus pour inciter les patients à se prêter aux procédures mini-invasives telles que la radiologie interventionnelle puis la coeliochirurgie (Zetka 2003). Du reste la chirurgie c’est aussi l’art de convaincre. Mais il arrive que spontanément les patients préfèrent aujourd’hui être opérés par un « robot » plutôt que par un professionnel humain (Pouchelle 2008 : 62-64).

Aujourd’hui le développement d’une chirurgie moins intrusive n’a toutefois pas suffi à éradiquer les images sadomasochistes associées aux opérations : l’artiste Nicolas Scauri représente dans une peinture murale le praticien comme un personnage qui plonge de gros bras dans un amas ensanglanté tel qu’on n’en voit plus jamais en salle d’opération, sauf accident opératoire ou grand blessé[15]… La chirurgie à grande ouverture, dite aussi à ciel ouvert, serait-elle bonne à cauchemarder pour les profanes ? Certains patients n’exhibent-ils pas leurs grandes cicatrices avec la fierté de héros ayant vaillamment affronté la mort ?

Les représentations ambivalentes ainsi attachées aux opérateurs, pour des raisons qui ne relèvent pas seulement de l’histoire des sciences et des techniques, font penser à la double nature des déités du panthéon himalayen, bienveillantes et courroucées. Cela fait des chirurgiens des personnages symboliquement puissants d’emblée, avant de l’être techniquement ou socialement.

L’hôpital chirurgical où j’ai commencé était un outil conçu par et pour les chirurgiens. Ceux-ci y tenaient la dragée haute non seulement aux administrateurs mais aussi aux médecins. « Nous ici, les médecins, nous sommes des sous-hommes » (cardiologue, 1996). À l’époque les chirurgiens traditionnels n’avaient pas encore compris que les « sous-hommes » allaient les déstabiliser, en s’emparant, grâce à la sophistication croissante de l’imagerie, de territoires corporels qui étaient auparavant exclusivement réservés aux maîtres du bistouri. Dans le temple de la chirurgie où je me trouvais, le titre et la fonction de chirurgien-chef allaient d’ailleurs être supprimés un peu plus tard par le conseil d’administration, sous la pression du directeur administratif et probablement d’un chirurgien rival de celui qui détenait le poste.

Déclin ou transformation ?

Il y a un demi-siècle, le philosophe François Dagognet, médecin de formation, écrivait que « la chirurgie moderne […] peut se définir par la “mort du chirurgien” et son élimination » (Dagognet 1964 : 153). Il s’inspirait des publications du chirurgien français Joseph Ducuing (1948) sur la médecine américaine d’après la Seconde Guerre mondiale. La prophétie du médecin-philosophe pouvait sembler bien étrange, au moment où la chirurgie cardiaque était en plein développement. Mais la contradiction n’est qu’apparente car, insiste Dagognet, il faut dissocier la chirurgie des chirurgiens.

Le philosophe signale les effets paradoxaux des innovations qui, dès le XIXe siècle, ont permis aux chirurgiens de réaliser des exploits. Ces innovations contiennent en germe la fin du chirurgien-thaumaturge dont elles ont pourtant d’abord fait les succès. Au fond ils ne s’y étaient pas trompés : les opérateurs ont résisté à l’asepsie parce qu’elle obligeait le « dieu moderne » à « se purifier » (Dagognet 1964 : 153), une attitude qui n’a pas complètement disparu aujourd’hui (Pouchelle 2008 : 106-113). C’est pour les mêmes raisons qu’ils s’opposèrent d’abord à l’usage de l’anesthésie (Peter 1993), puis à sa professionnalisation, et, encore plus récemment, à l’instauration de la consultation anesthésique préopératoire.

La « crise » actuelle de la chirurgie couve donc depuis longtemps. Il convient d’ailleurs de la relativiser (Bercot et Matthieu-Fritz 2006). Ainsi, une enquête réalisée auprès des chirurgiens de la main montre qu’ils ne se sentent pas en crise et qu’ils conseilleraient d’ailleurs le métier à leurs enfants[16]. Mais sont-ils des « vrais chirurgiens », ces praticiens qui déclarent vouloir travailler en équipe pluridisciplinaire et qui travaillent peu profond sur une partie anatomique physiologiquement non vitale ? La « crise » paraît surtout identitaire. Je ne pourrai ici en souligner que quelques aspects, en notant qu’en France, dans les hôpitaux publics, le pouvoir des grands patrons, chirurgiens ou médecins, n’est plus aussi spectaculaire qu’il l’a été au siècle dernier.

Les démiurges ne peuvent qu’être froissés de devoir l’amélioration de leurs performances à d’autres qu’eux-mêmes, à des personnages jusqu’alors considérés par eux comme des comparses, accessoires et périphériques à leur geste. En salle d’opération la domination des héros est mise en question par les anesthésistes souvent promus par ailleurs à la direction des blocs opératoires, par les pharmaciens responsables de l’hygiène hospitalière, par les informaticiens et les roboticiens qui accompagnent les dispositifs médicaux et chirurgicaux de haute technologie, et dans les salles hybrides qui commencent à se mettre en place (Loisance 2010), par les « photographes » (les radiologues). La professionnalisation des infirmières de bloc opératoire n’est pas non plus sans rencontrer de résistance chez certains chirurgiens, qui regrettent le temps de leurs secrétaires-instrumentistes, tout à leur dévotion.

De leur côté, les autorités sanitaires et administratives poussent au fonctionnement en équipe. Mais une enquête réalisée dans cinq pays différents (États-Unis, Allemagne, Israël, Italie et Suisse) a révélé que si les chirurgiens affirment fréquemment qu’ils travaillent en équipe, une majorité d’infirmières n’ont pas le sentiment que c’est le cas (Gawande 2010 : 102). La distorsion va dans le sens des observations que j’ai réalisées en salle d’opération (Pouchelle 2008 : 114-173) et des témoignages que je recueille encore aujourd’hui dans les associations d’infirmières de bloc opératoire. Ainsi le modèle autoritaire cède difficilement la place à un réel partage des responsabilités, tandis que dans les hôpitaux publics les chirurgiens ont perdu la maîtrise de leurs territoires avec la disparition des services-forteresses, au profit de pôles fonctionnels aux frontières plus floues.

Ce brouillage de frontières se retrouve au plan anatomique et professionnel, puisque l’imagerie interventionnelle permet aux médecins de s’introduire dans des espaces corporels qui étaient depuis toujours le domaine exclusif des chirurgiens, comme les artères coronaires. Ensuite, la chirurgie mini-invasive entre en contradiction avec le modèle guerrier traditionnel d’un chirurgien prompt à ouvrir grand : au lieu des belles incisions professionnelles, elle ne propose que de vulgaires « trous ». Cette « key-hole surgery » est décidément une « chirurgie de pédés » (chirurgien thoracique), de surcroît inventée par des gynécologues-obstétriciens (Raoul Palmer, Hubert Manhès), qui, on l’a vu, n’étaient pas considérés comme de vrais chirurgiens[17]. De plus, la féminisation démographique de la profession (Moutet 2010), bien qu’elle n’entraîne pas vraiment une transformation des valeurs « viriles » de la chirurgie (Cassel 1998 ; Zolesio 2012), contribue elle aussi à perturber la représentation que les chirurgiens se font de leur métier et d’eux-mêmes. Sans compter que l’obligation des repos de sécurité prive les praticiens des victoires sur la fatigue qui constituaient une partie de leur héroïsme.

À tout cela on ajoutera la législation relative aux droits des patients, les prescriptions médicolégales et la protocolisation des gestes. Comme l’ont dit les chirurgiens américains à Joan Cassel, « ce n’est plus le fun » (Cassel 1991 : 182-209)[18].

Si le secteur privé représente une porte de sortie où certains chirurgiens pensent retrouver une part de leur stature d’antan, d’autres attendent d’un engagement humanitaire dans des zones défavorisées ou sur les théâtres de conflits armés qu’il leur permette de réendosser leur héroïsme et de laisser libre cours à leur génie créatif. Car de toutes façons, « Moi, j’opère avec ma bite et mon couteau ! » (salle d’opération, CHU, 2004).

Il y a un abîme entre ce dénuement revendiqué et la sophistication des dispositifs informatisés, voire robotisés, qui encombrent de plus en plus les salles d’opération. Pour leur part, les chirurgiens qui ont opté pour les nouvelles technologies sont loin de se sentir sur le déclin. Ils sont sensibles au prestige de ces outils parfois extrêmement coûteux (c’est le cas du da Vinci®), sensibles à l’évolution vers des instruments de plus en plus maniables, de plus en plus performants et de plus en plus… magiques, sensibles aux exploits d’un nouveau genre ainsi réalisables, aux merveilles des images qui leur permettent de voir, comme ils ne l’avaient jamais vu, le site de leur geste. Certains se sont même taillé des empires à cette occasion. Cela, François Dagognet ne pouvait pas le prévoir en 1964.

D’une génération à l’autre, de nouveaux modèles se construisent peu à peu. Ainsi, en 2007, un chef de service japonais (hôpital universitaire) imaginait le chirurgien du futur comme un praticien dont l’activité proprement opératoire serait relativement moins importante qu’aujourd’hui, mais qui serait essentiellement un preneur de décision dans différents secteurs. Si le chirurgien ne disparaît pas, en tout cas il est appelé à se transformer.