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La Nouvelle-Calédonie est actuellement le seul territoire de la République française autorisé à produire des statistiques « ethniques », pour des raisons à la fois historiques (ancienne colonie de peuplement sous souveraineté française depuis 1853) et politiques (afin de mesurer l’efficacité des dispositifs de « rééquilibrage » en faveur de la population autochtone kanak) (CNIL 2002)[1]. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les habitants de cet archipel du Pacifique Sud sont invités à indiquer la « communauté » à laquelle ils estiment appartenir en cochant l’une des cases suivantes lors des recensements de population : « Européens et assimilés » (« Européens » depuis 1989), « Indonésiens », « Mélanésiens » (« Kanak » en 2009), « Ni-Vanuatu », « Tahitiens », « Vietnamiens », « Wallisiens, Futuniens », « Autres Asiatiques » (depuis 1989), « Autres » (Rallu 1998 : 604). De ce point de vue, le dernier recensement de 2009 a fait l’objet d’une innovation majeure : pour la première fois était offerte la possibilité de cocher plusieurs cases ou d’inscrire un commentaire après avoir coché « Autres ». 22 872 individus, soit 9,31 % de la population totale (245 580 habitants), se sont inscrits dans plusieurs communautés ou ont indiqué « métis » dans la case « Autres » (ISEE 2009).

Cette représentation officielle du métissage constitue un fait sans précédent dans l’histoire démographique de la Nouvelle-Calédonie. Avant 2009, les recensements n’ont jamais comporté de catégorie « métis », en raison d’un phénomène social décrit par de nombreux observateurs : la non-émergence d’un groupe social métis autonomisé, en dépit d’un important métissage biologique (Bensa 1988 ; Merle 1995 ; Dauphiné 1996 ; Rallu 1998 ; Angleviel 2004). Ces chercheurs avancent plusieurs facteurs historiques pour expliquer l’intégration systématique des individus d’ascendances multiples dans l’un ou l’autre des groupes en présence. L’intense ségrégation spatiale découlant du regroupement forcé des Kanak dans les « réserves indigènes » au tournant du XXe siècle a considérablement réduit les scènes sociales communes. À cela s’ajoutaient la coexistence de statuts juridiques distincts (« citoyen »/« indigène ») et la mise en oeuvre du régime répressif de l’indigénat (sanctions administratives ne s’appliquant qu’aux indigènes). En vigueur jusqu’en 1946, ces politiques d’exclusion territoriale et juridique, au service d’un projet colonial d’accaparement foncier et de peuplement européen, ont suscité la construction d’identités socioculturelles et linguistiques particulièrement clivées. Il faut enfin souligner les capacités d’intégration et l’intérêt social manifesté pour les individus métis, tant du côté kanak (renforcement sociopolitique d’un clan par l’accroissement numérique de ses membres, pratiques adoptives répandues) que du côté européen (transmission du patrimoine familial, femmes blanches peu nombreuses). De là découle une certaine déconnection entre la couleur de peau et l’appartenance sociale au monde européen (« blanc ») ou kanak (« noir ») : cette dernière était d’abord affaire de culture.

Est-ce à dire que les métis étaient socialement invisibles en Nouvelle-Calédonie ? L’analyse empirique que nous avons menée[2] remet en cause ce saut interprétatif : si aucune représentation collective des métis n’a émergé de façon pérenne aux XIXe et XXe siècles, une « question métisse » n’en a pas moins été fréquemment discutée sur la scène publique. Notre article retrace ainsi les grandes évolutions du débat calédonien sur le métissage jusqu’au tournant de 2009, tout en suggérant de nouvelles pistes de recherche sur une problématique largement délaissée, mais qui promet d’être féconde à l’avenir. Le processus actuel de décolonisation en Nouvelle-Calédonie a en effet ceci d’original qu’il n’entraîne pas la disparition de la question métisse comme ce fut le cas en France après la perte des colonies africaines et asiatiques (Saada 2007 : 20-21), mais lui confère au contraire une actualité singulière.

Une histoire coloniale oubliée

S’il ressort de l’historiographie que les métis ne constituaient pas un problème social d’envergure en Nouvelle-Calédonie coloniale (Saada 2007 : 44), la question du métissage a pourtant été évoquée à maintes reprises au fil du temps. Dans les années 1870-1880, un débat sur le sort des enfants métis nés de parents de statuts différents a semblé émerger dans l’archipel, analogue à ceux évoqués par Owen White (1999), Emmanuelle Saada (2007) et Ann Laura Stoler (2013) dans le reste de l’empire français. En Indochine et en Afrique de l’ouest, face aux nombreux abandons d’enfants nés de père français et de mère indigène, l’intervention de diverses institutions (orphelinats, structures scolaires dédiées, etc.) s’est accompagnée de nombreuses discussions sur le « problème métis ». Quand certains commentateurs dénonçaient les risques de « dégénérescence raciale », d’autres insistaient au contraire sur l’importance des métis, en tant que classe auxiliaire intermédiaire, pour le succès de la colonisation et de l’assimilation.

En Nouvelle-Calédonie, les autorités ont discuté dès 1876 de l’opportunité d’admettre à l’orphelinat du chef-lieu Nouméa des « enfants métisses et autres » (Conseil privé 1876). Une décennie plus tard, les inquiétudes des pouvoirs publics vis-à-vis des « libérés » (anciens bagnards astreints à demeurer à vie dans la colonie) et du nombre croissant de leurs enfants métis ont conduit au moins un administrateur à recommander le placement des plus jeunes à l’orphelinat (Laubarède 1886). À Paris, le délégué de l’archipel au Conseil supérieur des colonies a également évoqué cette situation dans un rapport adressé au Ministre des colonies en 1885, puis dans un exposé délivré à la Société d’anthropologie de Paris en 1886 : il prétendait que ces métis « bien constitués et intelligents » étaient abandonnés par leurs pères et par l’État et risquaient de devenir les « esclaves des Canaques » (Moncelon 1885, 1886). Ces interventions alarmistes – qu’aucun indice historiographique probant ne vient confirmer – s’inscrivaient dans un débat plus large sur les mérites de l’assimilation, au sein duquel l’intérêt des métis s’avérait en réalité secondaire : l’enjeu essentiel consistait à demander l’abolition du régime foncier particulier établi pour les Kanak en 1867-1868 (inaliénabilité des réserves indigènes) au profit de la propriété privée (Lemire 1885).

Ces demandes n’ont pas eu gain de cause. Introduit dans la colonie en 1887, le régime de l’indigénat a fortement réduit les déplacements et les contacts entre indigènes et libérés, avant que le cantonnement général des Kanak dans les réserves n’intensifie drastiquement la ségrégation (Muckle 2011 : 138-142, 148-149). Cette régulation administrative de la mobilité explique en grande partie la non-apparition d’un groupe social intermédiaire métis. Il s’avère donc impossible de connaître le nombre de métis européen/kanak à cette époque, pas plus que la proportion vivant sous statut indigène. Lors des décennies suivantes, l’immigration de travailleurs japonais, javanais et indochinois a entraîné de nouveaux types de métissage (Dauphiné 1996 : 220 ; Terrier 2004 : 66-74). Du côté européen, la faiblesse des flux migratoires et le déséquilibre du rapport entre les sexes ont peu à peu imposé l’idée d’une nécessaire intégration des enfants métis au sein de la population blanche, en dépit de la stigmatisation latente pesant sur eux (Guiart 1983 : 101 ; Merle 1995 : 363-366). La première définition officielle de la catégorie « indigène » – fixée par l’arrêté n° 681 du 3 septembre 1915 concernant les infractions spéciales réservées aux indigènes – n’incluait significativement que les métis non reconnus par leurs parents non-indigènes :

Est réputée « indigène » toute personne, soit de race mélanésienne ou polynésienne, soit métisse, originaire de la Nouvelle-Calédonie et de ses Dépendances ou de l’Archipel des Wallis et Futuna et qui ne jouit pas des droits attachés à la qualité de citoyen français, ou ne ressort pas d’après son statut personnel comme citoyen ou sujet d’une puissance étrangère.

Journal officiel de la Nouvelle-Calédonie, 11 septembre 1915

Mobilisations guerrières et enjeux statutaires

Cette définition de 1915 prenait tout son sens dans le contexte historique de la Grande Guerre : elle permettait d’étendre la mobilisation générale aux métis reconnus par leurs pères français. Dix ans plus tôt, l’instauration du service militaire obligatoire pour les citoyens français de la colonie avait balayé les anciennes réserves des officiers quant à l’opportunité de mobiliser une population incluant autant de « créoles » (SHAT 1882-1896). Les militaires utilisaient ce terme pour distinguer les soldats nés sur place de ceux nés en France – soit 888 des 1099 hommes mobilisés en 1914-1918, dont au moins 5 % de métis (Boubin-Boyer 2004 : 84-85, 90). Inusité en Nouvelle-Calédonie, le qualificatif « créole » suggérait aussi une certaine forme de métissage culturel voire biologique, d’où probablement son rejet par les hommes concernés.

Nous pouvons établir un parallèle entre ce refus d’une identification « créole » et les évocations stigmatisantes des métis ayant circulé à l’occasion de la guerre qui éclata en Nouvelle-Calédonie en 1917, à la suite des campagnes de recrutement de « volontaires » kanak pour le front (Muckle 2012a). Des rumeurs insistantes suspectaient les métis et d’autres individus hors de contrôle comme les libérés d’être les véritables instigateurs du conflit. Si quelques métis ont effectivement tenté d’échapper à la mobilisation ou au recrutement, ces interprétations renvoyaient surtout aux positions à la fois incontournables et ambiguës de certains métis en 1917, en tant qu’interprètes et intermédiaires-clés entre les mondes européen et kanak. Cette suspicion transparaissait d’un rapport du sergent en charge d’un détachement de colons volontaires, dont trois d’entre eux étaient « des métis alliés à des femmes indigènes, qu’à la première inspection du regard on prendrait pour des canaques » (Rousselot 1917). Un autre militaire affirmait que le métis préférait « prendre le sentier canaque pour échapper aux obligations que comporte la condition d’Européen, qu’il dédaigne, s’il s’aperçoit qu’elle ne lui procure que des charges » (Bécu 1917-1918).

De nombreuses descriptions de ce type proposaient une représentation clivée de la Nouvelle-Calédonie « européenne », opposant le monde social des colons implantés de longue date en « brousse » – perçu par les observateurs extérieurs comme largement métissé – à la société « respectable » des fonctionnaires métropolitains, des bourgeois nouméens et des colons fraîchement débarqués. Certains passages des mémoires de l’ancien géomètre et administrateur Nicolas Ratzel illustrent cette construction sociale de l’altérité des métis en termes primitivistes et paternalistes :

Antoine comme tous les métis avait un gros penchant pour les odeurs et les savonnettes parfumées. Dès qu’il ouvrait sa valise ces odeurs se répandaient dans notre case. […] Le chef de la station Leconte était un métis du nom d’Ouetto, grand et solide gaillard, bon enfant, simple et accueillant.

Ratzel 1943

Notons que Ratzel associait nombre de ces métis avec le secteur de l’élevage, l’un des principaux lieux de sociabilités interraciales au cours de la période coloniale, propice à l’émergence d’une « sous-culture » métisse (Muckle et Trépied 2010). Sur un ton plus romantique mais non moins condescendant, les écrivains Georges Baudoux et Alin Laubreaux reprenaient dans l’entre-deux-guerres les schèmes dominants de la littérature coloniale sur les métis, personnages tragiques dont l’intégration se révélait impossible (Brown 2005 : 307-309 ; Saada 2007 : 48-49). Au-delà de ces documents écrits par des « hommes de culture » à travers un fort prisme ethnocentrique, les archives décrivant « de l’intérieur » l’univers social des métis, voire donnant accès aux perceptions kanak du métissage, sont quasiment inexistantes.

La question métisse a enfin posé un problème récurrent pour le maintien des catégories juridiques coloniales, notamment lors des tentatives menées à partir de 1913 pour l’élaboration d’un statut indigène local (Muckle 2012b). Considérant que certains chefs kanak avaient épousé des femmes françaises et que l’accession de leurs enfants au statut de citoyen pourrait les empêcher de devenir chefs, l’administration envisagea un temps de laisser aux métis la possibilité de choisir leur statut à l’âge de 20 ans (Brunet 1913). Pendant l’entre-deux-guerres, les municipalités et le Tribunal civil étaient fréquemment sollicités pour préciser la condition juridique d’individus métis à l’occasion de leurs naissances, mariages ou décès. Un maire s’adressa ainsi au Procureur de la République pour statuer sur l’enregistrement du décès d’un métis – bénéficiant d’une pension d’ancien combattant et « jouissant de ses droits civils » – mort dans une réserve indigène « où il a sa famille (ses frères n’ayant pas d’État civil sont des indigènes) » (Mairie de Koné 1933). En l’absence d’actes de naissance certifiés, certains métis sollicitaient l’homologation d’un acte de notoriété publique afin de contracter un mariage, généralement sans succès (Dareste et al. 1921 : 238-240). Le décret du 30 mai 1933 organisa finalement une procédure à l’échelle impériale pour l’identification des « métis de parents inconnus » (Saada 2007 : 208-214) en permettant l’obtention de la « présomption » de paternité ou de maternité française par « tout moyen », notamment la prise en compte du nom de l’enfant et « le fait qu’il a reçu une formation, une éducation et une culture française, sa situation dans la société » (Journal officiel de la République française, 3 juin 1933). Comme en Indochine et aux Indes néerlandaises (Stoler 2013 : 119-121), l’absence de groupe social métis constitué pendant la période coloniale ne doit donc pas masquer l’importance qu’a revêtue la question métisse en Nouvelle-Calédonie : même lorsqu’ils étaient assimilés au statut de citoyens, les métis n’étaient jamais invisibles au point de n’être pas mentionnés. Dans les représentations dominantes comme dans les expériences concrètes de la sujétion ou de la citoyenneté, les métis « posaient problème » en ce qu’ils incarnaient la possibilité d’un franchissement des frontières coloniales.

Après la Seconde Guerre mondiale : la question métisse au-delà du droit colonial

En 1946, la suppression de l’indigénat et l’accession des Kanak à la citoyenneté ont rendu caduques les débats sur la condition juridique des métis. Le processus historique de racialisation des identités collectives, auparavant encadré par le droit colonial, s’est autonomisé : dès le recensement de population de 1956, de nouvelles catégories « communautaires » (voir l’introduction) ont remplacé les anciennes catégories statutaires. Le clivage national/étranger (et non plus citoyen/indigène) est devenu, comme en métropole, la principale opposition structurante du point de vue de l’État. L’un des seuls débats publics évoquant un « problème des métis » en Nouvelle-Calédonie à cette époque a d’ailleurs eu lieu à l’Assemblée nationale en 1963 à propos de l’application du code de la nationalité aux descendants des migrants vietnamiens et indonésiens (Assemblée nationale, 25 juin 1963).

Avant cela, la question métisse était brièvement apparue dans le champ politique en mai 1946, lorsque l’éphémère Parti communiste calédonien avait lancé un « appel aux métis » soulignant leur stigmatisation au sein de la population blanche, auquel avait répondu un tract anti-communiste rappelant le principe de l’assimilation des métis à la catégorie des « citoyens français », redéfinie en termes raciaux (« les Blancs ») du fait de l’accession des indigènes à la citoyenneté[3]. Face à la contre-mobilisation des Missions catholique et protestante qui créèrent deux grands groupements kanak – l’Union des indigènes calédoniens amis de la liberté dans l’ordre (UICALO) et l’Association des indigènes calédoniens et loyaltiens français (AICLF) –, le mouvement communiste connut un déclin rapide dès la fin de 1946 (Trépied 2010a : 139-164). La question métisse disparut alors de l’agenda politique.

L’Union calédonienne : « l’oubli » de la question métisse ?

La période des années 1950 à 1970 correspond au triomphe électoral de l’Union calédonienne (UC). Fondé par l’UICALO, l’AICLF, le métropolitain Maurice Lenormand (député à partir de 1951) et d’autres Européens issus pour la plupart du syndicalisme, ce parti avait pour slogan : « deux couleurs, un seul peuple ». Au vu des équilibres démographiques – les Kanak représentaient alors la moitié des habitants de l’archipel –, l’UC était avant tout la manifestation d’une alliance électorale bien comprise entre une minorité de la population européenne et la majorité de la population mélanésienne. À l’intérieur même de l’UC, la très nette séparation des enjeux politiques (question sociale/question indigène) et des réseaux de mobilisation collective (syndicats/UICALO-AICLF) permettait aux Européens et aux Kanak du parti de s’allier politiquement « à moindre coût », c’est-à-dire pour des raisons sociales et politiques foncièrement différentes (Trépied 2010a : 276-280). Le discours du « deux couleurs, un seul peuple » n’était donc pas un discours sur le métissage, mais sur la collaboration entre deux groupes constitués. Il invoquait un « peuple » multiracial composé de deux « couleurs » distinctes, pas un peuple métis.

La trajectoire de Roch Pidjot est à ce titre exemplaire. Petit chef de sa tribu à la suite de son père kanak, il fut successivement le président de l’UICALO dès 1947, l’un des neuf premiers Kanak de l’UC élus au Conseil général en 1953, l’un des deux premiers « ministres » kanak du gouvernement local en 1957, enfin le premier député kanak en 1964. Bien que sa mère fût une femme blanche ou métissée issue d’une lignée européenne (Trépied 2010b), l’appartenance sociale de Pidjot au monde kanak semblait évidente à l’époque, en raison de la norme dominante de transmission patrilinéaire chez les Kanak, et du fait de sa trajectoire coloniale d’« indigène » et de « petit chef ». En outre, sur la scène politique, jamais à notre connaissance son métissage biologique n’a été évoqué avant les années 1980 (cf. infra). Si cette question n’était pas signifiante politiquement, c’est aussi parce que l’enjeu du débat ne renvoyait ni à l’affirmation du fait kanak, ni à la célébration du métissage, mais bien à l’idéologie multiraciale particulière de l’UC. Symétriquement, Édouard Pentecost, adversaire de l’UC né d’un père européen et d’une mère kanak, appartenait sans équivoque au monde des « Blancs », pour les mêmes raisons qui faisaient de Pidjot un Kanak. L’échec de sa candidature aux scrutins législatifs de 1962 et 1964 n’illustrait pas seulement la domination électorale de l’UC : selon Jean Guiart (1983 : 122), il avait fondé sa campagne électorale sur la valorisation de son propre métissage, alors que le contexte historique ne se prêtait pas à la politisation de cette question.

Le silence de l’UC sur la question métisse s’imposait à l’échelle territoriale. Localement néanmoins, l’enjeu du métissage a pu revêtir une certaine portée politique, comme le suggère le profil social des leaders de l’UC à Koné. Dans ce village de colons « blancs et libres », l’émergence de l’UC à l’échelle municipale signifiait concrètement la prise de pouvoir d’individus issus de familles ayant dérogé aux principes de la respectabilité coloniale par des « mésalliances » avec des Kanak et/ou des descendants de bagnards (Trépied 2010a : 295-306). Dans le contexte de cette « revanche » des lignées stigmatisées sur les familles de colons « honorables », l’une des figures marquantes de l’histoire municipale fut William Yoshida, fils d’un Japonais et d’une Kanak, premier adjoint au maire et véritable patron de l’UC à Koné dans les années 1970 (Trépied 2010a : 345-357). Plusieurs colons nous ont aussi déclaré avoir plutôt bien accepté l’élection du premier maire kanak en 1970 en raison de son ascendance européenne, tue mais sue de tous.

La prise en compte de ces diverses « trajectoires métisses » des leaders de l’UC – y compris Maurice Lenormand dont l’épouse était kanak – permet donc de mieux saisir le rapport de l’UC au métissage. Invisible dans l’argumentaire officiel du parti, la question métisse n’était peut-être pas absente des stratégies de recrutement des dirigeants : l’enjeu pouvait consister à sélectionner des individus aptes à personnifier dans certaines conditions le slogan du parti, et à gommer ainsi – par la mise en avant de leurs profils métissés atypiques – le décalage entre le discours multiracial de l’UC et les pratiques largement ségréguées des militants « à la base » (médiations syndicales pour les Européens, encadrement missionnaire pour les Kanak).

Le discours du métissage contre l’indépendance kanak (1984-1988)

Au milieu des années 1970, alors que la Nouvelle-Calédonie connaissait de profondes recompositions socioéconomiques et démographiques consécutivement au « boom du nickel » de 1968-1971, une nouvelle génération d’intellectuels kanak élabora une série de revendications identitaires et politiques regroupées dans le projet « d’indépendance kanak et socialiste ». La diffusion de cette idéologie provoqua l’implosion de l’UC multiraciale en 1977, puis une forte bipolarisation raciale et partisane entre les militants du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS, présidé par Jean-Marie Tjibaou) et les « loyalistes » du Rassemblement pour la Calédonie dans la République (RPCR, dirigé par Jacques Lafleur). Ce bouleversement politique a suscité un grand nombre de discours polémiques sur le métissage, en particulier lors des « évènements » violents de 1984-1988.

L’embuscade de Hienghène : le surgissement médiatique des métis loyalistes

Le 5 décembre 1984, tandis que l’archipel était en situation quasi-insurrectionnelle depuis le « boycott actif » des élections territoriales du 18 novembre par le FLNKS, sept colons assassinèrent dix Kanak, dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou, dans une embuscade à Hienghène (nord-est). Dès le 10 décembre, Les Nouvelles calédoniennes (unique quotidien local, d’orientation loyaliste) qualifièrent les auteurs de la tuerie – qui sera l’un des moments les plus tragiques de la période 1984-1988 – de « clan des métis ». Dans les jours, les mois et les années qui suivirent, cette insistance sur le caractère métis des meurtriers (Raoul Lapetite, ses quatre fils, son fils adoptif Robert Sineimène et leur voisin Maurice Mitride) sera reprise en boucle par les magistrats, journalistes et autres commentateurs[4]. En octobre 1987, leur procès se solda par un acquittement général au nom de la légitime défense, suscitant un immense scandale à l’échelle nationale et internationale. Les avocats de la défense firent référence au métissage des prévenus en ces termes :

C’est facile de présenter la Calédonie comme deux communautés qui s’affrontent. Regardez-les, ces colonialistes blancs, et vous comprendrez toute l’ampleur du problème. […] Regardez-les, ces colons blancs ! On ne les a pas vus à la première page des hebdomadaires de l’intelligentsia parisienne : Sineimène est presque plus noir que Jean-Marie Tjibaou !

Les Nouvelles calédoniennes, 30 octobre 1987

Cette valorisation médiatique et judiciaire du métissage des assassins est d’autant plus frappante que cette question était largement absente du débat public avant décembre 1984, que Raoul Lapetite se définissait lui-même comme Européen (Les Nouvelles calédoniennes, 20 octobre 1987), et que Jean-Marie Tjibaou ne mentionnait pas non plus la problématique du métissage quand il évoquait les tensions entre sa famille et les Lapetite (Tjibaou 1996 : 264). Comme le souligne Alaine Chanter (2000 : 71-75), l’argument du métissage mobilisé autour de l’affaire de Hienghène s’inscrivait dans une représentation loyaliste idéalisée de « la Calédonie profonde » comme société pluriethnique harmonieuse et dénuée de racisme, qu’aurait menacée une revendication kanak perçue dès lors comme illégitime et raciste.

À l’échelle individuelle se pose également la question d’un lien entre ce passage à l’acte meurtrier et les enjeux de distinction sociale à l’intérieur d’une communauté blanche où les Européens métissés occupaient historiquement, on l’a vu, une position ambiguë. Cette hypothèse pourrait permettre de comprendre comment Raoul Lapetite a pu soutenir l’UC jusqu’en 1977, se tenir en retrait de la bipolarisation politique au début des années 1980 (Duroy 1988 : 238-240), puis fomenter finalement l’assassinat de dix Kanak. Ces retournements politiques traduisaient peut-être l’ambivalence de son rapport au monde européen (et au monde kanak par contrecoup), entre quête de reconnaissance, honte de soi et ressentiment né du mépris social de la bourgeoisie nouméenne vis-à-vis de ces « broussards » littéralement « à moitié sauvages ». Nous avons indiqué que le militantisme UC des années 1950 pouvait s’apparenter à une revanche politique des lignées européennes stigmatisées sur les colons « respectables », à une époque où, selon Jean Guiart (1989 : 139) commentant l’affaire de Hienghène, « les métis n’étaient pas encore poussés, pour se faire accepter, à être encore plus racistes que les Blancs ». Dans une logique assez analogue, l’embuscade a peut-être permis à ces métis jusqu’alors méprisés de gagner une forme de reconnaissance sociale au sein de la communauté européenne :

[Raoul Lapetite] se sait déjà le héros de la communauté « loyaliste » qui jusqu’ici ne l’avait jamais reconnu comme l’un des siens. Jacky Jacques [militant RPCR] le lui a dit, en aparté, peu après sa reddition : « Vous avez eu le courage de faire ce que nous, les Blancs, nous n’osions pas faire ».

Duroy 1988 : 276-277

Que cette dernière phrase ait été prononcée verbatim par le militant RPCR ou réécrite par le journaliste Lionel Duroy, elle témoignait du maintien d’une distinction fondamentale, dans les représentations locales et/ou métropolitaines dominantes, entre « vous » (les métis) et « nous, les Blancs ». C’était aussi une façon de mettre à distance le monde des « Blancs » (de Nouvelle-Calédonie et de métropole) de la violence meurtrière de ces métis, en la rattachant implicitement à la part « sauvage » (kanak) de leur ascendance.

Légitimer les Caldoches[5] et délégitimer les Kanak par le métissage

La médiatisation de l’affaire de Hienghène, au début des « évènements », semble avoir été l’élément déclencheur d’une instrumentalisation récurrente de la question métisse dans les discours anti-indépendantistes, notamment en France métropolitaine : « Pas de vrai Caldoche qui n’ait un peu de sang canaque », titrait ainsi le quotidien conservateur Le Figaro le 19 décembre 1984. Entre 1986 et 1988, alors que Jacques Chirac (président du RPR, parti conservateur dont le RPCR constituait la section locale) occupait les fonctions de Premier ministre, la politique anti-FLNKS du gouvernement s’est fortement appuyée sur la valorisation du métissage calédonien. En témoignaient les propos de Bernard Pons, ministre des Départements et territoires d’outre-mer, à l’Assemblée nationale :

En Nouvelle-Calédonie, il y a une seule et unique communauté, qui est la communauté calédonienne […], véritable mosaïque, constituée de différents groupes, le plus important étant celui des métis. En Nouvelle-Calédonie, constituée de plusieurs îles, sur 150 000 habitants, on dénombre en effet de 60 000 à 70 000 métis, 30 000 Calédoniens d’origine européenne, 30 000 Calédoniens d’origine mélanésienne, 12 000 Calédoniens d’origine wallisienne ou futunienne, de 6 000 à 7 000 Calédoniens d’origine polynésienne, quelques Vietnamiens et quelques Indonésiens.

Assemblée nationale, 8 juillet 1986 : 2846

Ce type de déclarations permettait d’affirmer que le contentieux colonial s’était naturellement dissous dans un métissage généralisé : ainsi la revendication indépendantiste kanak semblait fallacieuse et source de divisions. Cette représentation renforçait également la légitimité des Caldoches loyalistes en soulignant leur enracinement familial et biologique dans l’archipel, tout en délégitimant réciproquement les Kanak indépendantistes. Dans Le Figaro du 24 décembre 1984, le journaliste Thierry Desjardins attaquait Jean-Marie Tjibaou « qui n’est pas canaque du tout puisqu’on dit qu’il a un quart de sang japonais et un quart de sang caldoche » (cité dans Spencer 1989 : 232). L’activiste d’extrême-droite Jean-Michel Weissgerber (1985 : 96) prétendait que « la quasi-totalité des dirigeants canaques indépendantistes sont des Métis : Naisseline, Tjibaou, Burck, Pidjot et même Machoro ». Cette dénonciation du métissage de Roch Pidjot témoignait d’un changement radical de contexte politique par rapport aux années 1950, où ce point ne faisait pas débat. Cet argument a été invoqué jusque dans les palais de la République par le sénateur Max Lejeune :

Cette distinction d’origine raciale, que l’on accentue en parlant de communauté soit caldoche, soit canaque, reste assez fluctuante, tant cette terre a connu, et connaît encore, un métissage constant, un enfant né d’une union mixte étant intégré dans le groupe ethnique auquel appartient ou son père, ou sa mère. Le leader des canaques d’aujourd’hui, c’est M. Tjibaou, dont le père était japonais et la mère de statut français.

Sénat, 29 avril 1987 : 579

Ces procès en inauthenticité intentés aux leaders indépendantistes évoquent à bien des égards les polémiques liées à « l’invention de la tradition » ayant touché les milieux académiques et politiques du Pacifique anglophone à la même époque (Wittersheim 1999). On comprend mieux pourquoi, au moment des « évènements », de nombreux chercheurs ont réagi en insistant sur l’absence de signification sociale du métissage biologique en Nouvelle-Calédonie (Guiart 1983 ; Dardelin 1984 ; Rallu 1985 ; Saussol 1987 ; Bensa 1988) et sur la manipulation politique dont cette question faisait alors l’objet (Spencer 1985 ; Connell 1987 ; Wacquant 1987). Ces polémiques expliquent également l’abandon des recherches scientifiques sur la problématique métisse, politiquement trop suspecte. Quant aux leaders indépendantistes, ils balayaient la question d’un revers de main en associant ceux qui se revendiquaient métis aux forces loyalistes (Tjibaou 1996 : 221).

L’émergence d’une question métisse postcoloniale (1988-2009)

Après le retour de la gauche métropolitaine au pouvoir, Tjibaou et Lafleur ont signé en juin 1988 les Accords de Matignon rétablissant la paix civile, repoussant la question de l’indépendance et mettant en oeuvre des politiques de « rééquilibrage » en faveur des Kanak. Puis en 1998, le FLNKS, le RPCR et l’État ont élaboré un nouveau compromis : jusqu’en 2018, l’Accord de Nouméa organise désormais, selon les termes de son préambule, la « décolonisation » progressive de l’archipel à travers la construction d’une « citoyenneté » de la Nouvelle-Calédonie fondée sur un projet de « destin commun » entre le « peuple kanak » et les autres « communautés » qui y vivent.

Dès les « évènements », mais plus encore après 1988, la revendication kanak a conduit les autres habitants à s’interroger sur les raisons de leur présence et à s’engager dans un travail historique et culturel spécifique (travaux universitaires, ouvrages, expositions, etc.). Dans le prolongement de cette dynamique de reconnaissance multiculturelle, une question métisse est redevenue visible dans l’espace public, en deux temps successifs.

Caldoches et métis (années 1990)

Le premier temps a été celui d’une valorisation du métissage dans le cadre de la question « caldoche ». Mis en accusation par les indépendantistes en 1984-1988, les descendants des colons ont cherché à produire une image d’eux-mêmes plus positive. Outre un travail d’explicitation des fractures internes à leur univers social, ils ont tenté d’affirmer leur spécificité historique et culturelle en se distinguant non plus seulement des Kanak, mais aussi des Français de métropole (Barbançon 1992). Revendiquer un particularisme dans cet entre-deux n’est cependant pas chose aisée pour des individus ayant ostensiblement manifesté leur attachement à la France pendant les « évènements », et dont les critères de différenciation vis-à-vis des métropolitains restent fluctuants (lieu de naissance, ancienneté familiale, durée de résidence, pratiques culturelles, etc.). Il en découle des incertitudes persistantes quant à leur désignation (voir les débats de l’ouvrage collectif Être caldoche aujourd’hui, 1994) : le terme « Caldoche », popularisé par les médias extérieurs, est loin de faire l’unanimité localement en raison de sa connotation péjorative originelle. Le mouvement identitaire caldoche a d’ailleurs demandé avec insistance une modification des catégories des recensements de population (contre « Européens » et pour « Calédoniens »), revendication à laquelle Jacques Chirac (devenu Président de la République) a réagi en 2003 en exigeant la suppression de toute question sur l’origine ethnique, ce qui fut réalisé lors du recensement de 2004 (Angleviel 2004 : 208-210). Enfin le terme « Calédonien » est porteur d’une ambiguïté sémantique puisqu’il désigne tantôt l’ensemble des habitants de l’archipel, tantôt les seuls Caldoches. Les glissements entre ces deux acceptions du mot peuvent contribuer à faire apparaître la condition calédonienne (sous-entendu caldoche) comme l’horizon ultime du « destin commun », dans une perspective assimilationniste finalement éloignée de la citoyenneté multiculturelle prônée par l’Accord de Nouméa. Cette ambiguïté ressort du recensement de 2009, où 5 % des habitants ont inscrit « Calédonien » dans la case « Autres », sans que l’on puisse savoir précisément à quoi correspond cette identification (Les Nouvelles calédoniennes, 20 février 2011).

Dans le cadre de cette quête identitaire singulière, la question du métissage a été remobilisée comme l’une des spécificités possibles du groupe caldoche : non plus contre les Kanak comme pendant les « évènements », mais désormais dans une perspective de rapprochement interculturel. L’intellectuel Max Chivot et le dessinateur Bernard Berger évoquaient cette identité métisse caldoche sur un ton humoristique :

C’est un groupe très « métissé », mais d’un « métissage dynamique et varié », chaque couche immigrée ajoutant ses chromosomes […]. Généralement, le fait d’être en présence d’une personne légèrement typée et basanée laisse supposer que l’on a affaire à un « Caldoche ». […] S’il y avait une « race » caldoche, elle ne pourrait être que métisse.

Chivot 1994 : 106-107

L’autonomisation de la question métisse (années 2000)

Dans la dernière décennie, la question métisse a acquis une nouvelle visibilité en s’autonomisant de la question caldoche. Après la suppression des questions sur l’appartenance communautaire lors du recensement de 2004, un large consensus politique local a émergé a posteriori en faveur des statistiques ethniques : cette réaction quasi-unanime a probablement facilité la rénovation du dispositif d’identification, en favorisant une meilleure appréhension des affiliations multiples. Par ailleurs, le 16 avril 2007, Sarimin Boengkih, militant des droits de l’homme et de la cause autochtone, se définissant lui-même comme un métis d’origine kanak et indonésienne, a publié une lettre ouverte à la présidente du gouvernement local, demandant une meilleure reconnaissance sociale des métis, mais sans référence à la problématique caldoche. Si l’Accord de Nouméa n’évoque que des communautés constituées sans mentionner les métis, Sarimin Boengkih affirmait que ces derniers étaient « déjà à l’image de ce destin commun que nous souhaitons tous construire » et représentaient « les meilleurs facilitateurs pour l’établissement de relations entre communautés d’origines, de langues et de cultures différentes » (Boengkih 2007).

Source : Bernard Berger, 1991, « La brousse en folie », in Être caldoche aujourd’hui (1994 : 61).

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La publication au début des années 2000 de plusieurs romans locaux évoquant la question du métissage et dont les auteurs étaient eux-mêmes métis (Brown 2005 : 316-319) a également contribué au renouvellement du débat public sur ce thème. Parmi ces auteurs, Dany Dalmayrac, né en 1958 et d’ascendance kanak et japonaise, proposait une vision tripartite inédite de la Nouvelle-Calédonie dans une entrevue de 2008, comme pays « composé d’une dizaine d’ethnies (autochtone, allochtones et métisses) » (Le Cri du Cagou, 6 octobre 2008). Il évoquait la possibilité de mobilisations collectives des « métis autochtones kanak » sur le modèle canadien ou sud-africain, en lien étroit avec la question kanak et non plus caldoche :

Les métis de Nouvelle-Calédonie, individus épars, nombreux aujourd’hui, tentent d’affirmer (informellement encore) leur identité collective (métis autochtones kanak) tout en s’ouvrant sur les Métis d’ailleurs (non autochtones et qui vivent en Nouvelle-Calédonie). Partout dans le monde, j’ai rencontré, d’Amérique du Nord (Canada surtout), d’Afrique du Sud (Le Cap surtout), des Métis organisés… Des réseaux informels et des groupes de paroles (conviviaux) tentent de se mettre en place en Nouvelle-Calédonie, pour les métis et non contre les autres, mais aussi en raison des idées stéréotypées qu’ont certains non métis incompétents sur les Métis. […] C’est que personnellement, l’intellectualisation du fait métis n’est venue qu’après le vécu métis, réalité marginale et marginalisée jusqu’à la guerre civile de 1984/1988, car sans représentation collective et sans organisation officielle. Réalité qui ne s’affirme que timidement encore aujourd’hui.

Le Cri du Cagou, 6 octobre 2008

Dans le champ académique, enfin, l’idéologie du destin commun a progressivement constitué le métissage en objet de recherche légitime. En témoigne la publication du premier ouvrage collectif consacré à cette question (Angleviel 2004). Plusieurs anthropologues ont également analysé les dynamiques du métissage au sein du monde kanak (Faugère 2002 ; Leblic 2004 ; Naepels 2013 : 24-26). Soulignons également l’apport des enquêtes statistiques de Christine Hamelin et Christine Salomon sur les femmes puis sur les jeunes de Nouvelle-Calédonie, menées sur le terrain respectivement en 2002-2003 et en 2007. Prenant acte d’une « montée des mixités » (Hamelin et Salomon 2008 : 12) révélée par leur première enquête, ces chercheuses ont reformulé la question de l’auto-identification lors de leur seconde enquête en offrant la possibilité d’opter pour une « communauté métisse ». Lorsqu’un jeune cochait cette case, il lui était ensuite demandé « de quelle(s) communauté(s) [il se sentait] le plus proche ». Leurs résultats sur les reconfigurations contemporaines du métissage s’avèrent bien plus détaillés que ceux du recensement de 2009 (Hamelin et Salomon 2008 : 13-14). Ils confirment nos propres enquêtes ethnographiques menées depuis le début des années 2000 : « métis » constitue bien un terme d’identification d’autrui ou de soi-même désormais fréquemment employé, quelles que soient les appartenances communautaires des locuteurs et des individus ainsi désignés.

Après avoir été stigmatisée, passée sous silence puis instrumentalisée politiquement, la question du métissage fait donc aujourd’hui l’objet d’une valorisation sociale de plus en plus large en Nouvelle-Calédonie. L’idéologie du destin commun qui encadre le processus actuel de décolonisation est pour beaucoup dans la reconnaissance officielle des 9 % de « métis » et des 5 % de « Calédoniens » au sein de la population lors du recensement de 2009. Ce contexte contemporain d’affirmation relativement apaisée et consensuelle du fait métis nous paraît maintenant particulièrement propice à l’ouverture de nouveaux chantiers de recherche sur ce thème. Si cet article a esquissé un tableau rapide des reformulations successives de la question métisse dans l’espace des discours publics (médiatiques, politiques, littéraires, scientifiques) et des pratiques administratives d’identification (recensements, réglementation, tribunaux), de plus amples recherches mériteraient d’être menées sur les expériences sociales des individus métis. Non loin de la Nouvelle-Calédonie, l’analyse des trajectoires sociales de familles métisses en Nouvelle-Zélande (Binney 2006 ; Wanhalla 2009) et d’individus situés à la frontière des catégories raciales en Australie (Bosa 2009) souligne l’intérêt heuristique de ces nouveaux regards sur le métissage : non plus seulement du point de vue de l’État, mais aussi du côté des vies privées, des histoires de familles, des stratégies matrimoniales et des intimités affectives et sexuelles. Il y a fort à parier qu’à cette échelle, de futures enquêtes historiques et ethnographiques permettront de complexifier l’intelligibilité des situations métisses en Nouvelle-Calédonie, en mettant à jour des mondes sociaux informels, voire des « communautés » locales métisses jusqu’alors invisibles.