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Introduction

Dans cet article, nous tentons d’offrir deux contributions qui se rétro-alimentent : d’un côté, nous présentons de manière systématique les fondements axiologiques et scientifiques d’une approche interculturaliste qui a été élaborée au cours d’une longue trajectoire théorico-pratique (1994-2017) ; et, de l’autre, nous montrons son application actuelle à un macroprojet d’intervention communautaire et médiatrice dans des quartiers multiculturels d’Espagne.

Ces idées et propositions ont été élaborées au cours de plus de deux décennies (1994-2017) de travaux académiques, de travail-conseil et de projets appliqués par des équipes menées par l’auteur, tout d’abord dans le cadre du programme Migration et multiculturalité de l’Université autonome de Madrid (UAM) et, à partir de 2008, par l’Institut des migrations, de l’ethnicité et du développement social (Instituto de Migraciones, Etnicidad y Desarrollo Social, IMEDES).

Dans la première partie – à caractère plus théorique –, nous exposerons les prémisses et éléments clés de ladite approche. Étant donné qu’il s’agit d’une synthèse de ce qui a été dit dans une grande variété de textes (voir la bibliographie), nous le ferons sous la forme d’une énumération de brèves propositions ou points clés, en précisant là où plus de détails sont disponibles. Nous avons tenté de penser ces prémisses comme les différentes étapes d’une seule et même réflexion, dans le but d’expliciter le caractère systémique de l’approche.

Dans la deuxième partie, nous exposons la praxis à partir d’une expérience d’intervention sociale, communautaire et médiatrice, à laquelle participent plusieurs équipes depuis 2010. Étant donné que la majeure partie de la bibliographie sur l’interculturalité et l’interculturalisme est soit conceptuelle, soit opérative, il nous a paru intéressant d’apporter cette réflexion théorico-pratique. Il s’agira de valoriser l’approche proposée non seulement à partir de son fondement et de sa cohérence idéologique et scientifique, mais également depuis l’angle de son utilité pour l’action et de sa validité dans la pratique. Dans les termes de Leibniz, nous ne sommes plus dans les « vérités de la raison », mais bien dans les « vérités de fait » ; on pourrait aussi dire, dans les termes de Vico, que l’on se situe dans le Verum factum (Giménez 2012).

Immigration, interculturalité et quartiers en Espagne

Avant d’entrer dans les propositions théoriques et normatives propres à cet article, il est nécessaire de déterminer le contexte dans lequel cela est élaboré. En Espagne, dans le sillon du phénomène de l’immigration étrangère, un intense processus de diversification socioculturelle s’est produit au cours des dernières décennies. Selon l’Institut national de la statistique (Instituto nacional de estadística), l’Espagne est passée de 821 605 résidents étrangers en 1990 à 1 657 285 en 2000, et à 6 280 065 en 2010 ; en 2015, ce chiffre est descendu à 5 852 953 du fait de la crise économique et du retour dans leur pays de certains migrants. On a vu se produire une transition, et ce, de manière très accélérée, d’un état de pays de migration à celui d’un pays d’immigration.

L’arrivée et l’installation de millions de personnes d’origine étrangère sont venues ajouter une pluralité à un pays déjà historiquement, et grandement, diversifié. Trois facteurs clés forment la diversité préexistante à l’immigration étrangère : la configuration démocratique d’un pays avec une reconnaissance constitutionnelle de communautés autonomes et de langues officielles ; l’existence de minorités ethniques autochtones, comme le peuple gitan ; et la diversification liée aux migrations internes massives. Dans les dernières décennies, à cette grande diversité s’est ajoutée la présence résidentielle, communautaire, commerciale et sur le marché du travail de personnes et de collectivités provenant de l’Amérique latine, du Maghreb, de l’Europe de l’Est, de l’Afrique subsaharienne, de l’Asie orientale et d’autres origines, ce qui a apporté de nouvelles physionomies, associations, langues, croyances, etc.

Ces processus de diversification socioculturelle constituent un défi colossal autant dans les grandes et moyennes villes que dans les villages : nouvelle répartition du travail, accommodement dans la vie quotidienne, concentration résidentielle, diversité dans les écoles et les hôpitaux, nécessité d’adapter certaines politiques publiques, risque de marginalisation, nouvelle formation de fonctionnaires et professionnels, émergence d’attitudes xénophobes. L’ensemble des phénomènes associés à la question migratoire a été abondamment abordé lors des trois dernières décennies par un large éventail de spécialistes[1]. Comme cet article concerne une approche interculturaliste déterminée et son application dans l’intervention dans des quartiers de grande diversité, nous nous concentrerons sur le contexte de production de ces deux aspects.

Trois grandes tendances se dessinent lorsqu’on parle d’interculturel. Une première tendance comporte les travaux sur les nouvelles relations interethniques qui se sont établies avec l’influence du phénomène migratoire. Ils ont commencé au début des années 1990 avec des études sur la multiculturalité dans les écoles (Besalú, Carbonell, García Castaño, Franzé, Aguado, etc.) pour ensuite aborder progressivement d’autres secteurs comme la santé, les espaces publics, les entreprises ou les quartiers comme tels.

Une deuxième tendance inclut les travaux dont les propositions interculturelles concernent l’intervention sociale ou les politiques publiques. À part quelques travaux sur le travail social et l’interculturalité, ce qui ressort davantage est l’importante production d’essais sur la médiation interculturelle[2] et les propositions interculturelles des instances administratives quant à l’intégration, au vivre-ensemble ou à la citoyenneté. Il est impossible de citer ici toutes ces références et leurs contributions, mais il nécessaire de souligner que, fréquemment, ces sources ne font pas clairement la distinction entre multiculturalité et interculturalité ni entre le plan factuel (l’interculturalité et les relations interethniques) et le plan normatif (l’interculturalisme).

Cependant, cette dernière affirmation n’est pas toujours vraie : par exemple, on retrouve des propositions interculturelles solides comme celles des Plans stratégiques de citoyenneté et intégration (Planes Estratégicos de Ciudadanía e Integración, PECI 2007-2010 et 2011-2014) de l’administration centrale (VVAA 2009). On peut aussi noter la remarquable et précieuse contribution, non seulement pour son apport conceptuel, mais également pratique, du Manuel pour la conception de politiques interculturelles codirigé par Zapata-Barrero et Pinyol (2013) dans le cadre de leur excellent travail, et de celui de beaucoup d’autres professionnels, à la section espagnole du Réseau de villes interculturelles (Red de Ciudades Interculturales, RECI).

Une troisième tendance nous vient de réflexions sur l’approche interculturelle comme telle[3], ou sur sa connexion avec d’autres catégories, comme l’approche partant de la philosophie de l’éthique de Cortina (1997) dans l’idée de proposer une nouvelle théorie de la citoyenneté par Tamayo (2011). Une mention spéciale revient également à la manière d’aborder différentes catégories reliées entre elles (pluralisme, culture, ethnie, etc.) dans le Guide des concepts (Guía de conceptos) publié par Malgesini et Giménez (1997), grandement utilisé autant par les spécialistes que par les activistes, et réédité plusieurs fois.

La littérature en sciences sociales en ce qui concerne les quartiers multiculturels est aussi très vaste et peut être classée en, au moins, deux grands blocs : les essais sur une thématique précise concernant l’immigration, mais concernant ce genre de quartier ; et les études monographiques sur des quartiers ciblés, qui sont celles qui nous intéressent le plus ici. À l’intérieur de cette section, les études sur les quartiers centraux des grandes villes comme Barcelone, Madrid, Bilbao et Valence prédominent. Aramburu (2000) et Moreras (2001), entre autres, ont étudié à fond El Raval dans le quartier historique et le Ciutat Vella de Barcelone. Giménez a mené à bien une étude longitudinale de Lavapiés entre 1996 et 2006, quartier également étudié, entre autres, par Barañano et al. (2006) à partir d’une perspective transnationale, plaçant son évolution dans le contexte de la mondialisation et de la restructuration régionale.

Le quartier de San Francisco à Bilbao, également très ancien, a été étudié par Pérez-Agote et son équipe, qui ont dressé par la suite un portrait comparatif avec Lavapiés (Pérez-Agote et al. 2010). Dans la ville de Valence, Torres (2006) étudie le quartier de Russafa, et Moncusí (2009) celui de Els Orriols, faisant un travail d’équipe et établissant de remarquables comparaisons. Finalement, soulignons deux contributions de nature générale. L’une d’elles passera aux annales : nous parlons de Cachón (2011) et des textes qu’il a dédiés à l’étude des conflits dans des quartiers multiethniques d’Espagne et d’Europe. L’autre, avec une double approche, analytique et pratique, revient au manuel d’intervention communautaire dans des quartiers multiculturels codirigé par Buades et Giménez (2013).

Une approche interculturaliste théorico-pratique (1994-2017)

La proposition que nous allons détailler conceptualise l’interculturalisme comme un devoir être et comme un projet autant sociopolitique qu’éthique, tout en étant à la fois une utopie motivante, mais inatteignable, une méthode, ou façon de procéder, et un processus dialectique et dialogique composé d’avancées, de reculs et de dépassement, ou de transformation, de conflits. Nous fondons cette proposition de changement social sur trois principes fondamentaux et interreliés : tout d’abord le principe d’égalité, juridique et de traitement, sans lequel tout reste un simple « culturalisme » ou « additif ethnique » ; cette approche de l’égalité comporte le principe de différence, qui n’implique pas seulement la valorisation et le respect de la diversité, mais aussi son utilisation pour la cohésion et le développement social ; lesquels impliquent également, si nous ne voulons pas rester dans un « différentialisme » ou une « fragmentation », le principe d’interaction positive, qui suppose la promotion des relations, la mise en relief de ce qui est en commun et la construction participative.

Passons maintenant à la présentation des éléments principaux de cette approche. Nous exposerons d’abord certaines prémisses de départ qui sont considérées comme des prérequis (points 1 à 6). Puis nous localiserons l’interculturalisme dans l’ensemble des « modèles de gestion de la diversité socioculturelle », en signalant ses aspects critiques envers d’autres modèles, tout comme ses points de convergence et ses spécificités (points 7 à 9). Puis nous fermerons notre exposé avec l’identification de cinq facettes de l’interculturalisme qui doivent être prises en compte au moment de sa longue, complexe et conflictuelle trajectoire de transfert à l’action politique, institutionnelle et sociale (points 10 à 14)[4].

Bloc I. Prémisses et prérequis

Dans ce premier bloc, nous indiquons six prémisses de départ liées, respectivement, à l’approche proposée, qui 1) est normative ; 2) demande une réponse devant le défi de la diversification ; 3) nécessite une localisation historique ; 4) prétend à une validité en cette ère de mondialisation ; 5) exige de surmonter tout néo- et postcolonialisme ; et 6) devient nécessairement critique en raison de sa nature transformatrice.

1. Nécessité de différencier le factuel du normatif

Ceci est le point de départ que nous considérons comme indiscutable. L’interculturalisme se situe sur le plan du devoir être ; c’est-à-dire non pas de ce qui est de facto, mais bien de ce qui se propose, de ce qui devrait être. C’est une proposition, une approche vers un futur qui prend en compte l’histoire et qui a évidemment une incidence sur le présent qu’il veut améliorer. Il est formulé comme un projet. Nous partons donc de la charge axiologique de certains concepts des sciences sociales et de la nécessité de distinguer le plan factuel de l’être ou de ce qui est, du plan normatif de ce qui doit être ; si, dans le premier, l’analyse et l’interprétation de la réalité sociale ressortent, dans le second, c’est la proposition de comment gérer le mieux possible ladite réalité qui prime.

Après quelques exposés sur le pluralisme, la multiculturalité et l’inter-culturalité (Giménez 1995, 1997a ; Malgesini et Giménez 1997) et devant l’exigence de clarification, nous avons tenté d’apporter – au début de la première décennie du présent siècle – une règle de distinction entre ces deux plans (Giménez 2000c, 2003). Sur le plan factuel, la multiculturalité (comprise comme une diversité de fait, comme une diversité existant réellement dans un temps et un espace déterminé) et l’interculturalité (c’est-à-dire les relations interculturelles et interethniques telles qu’elles sont de fait dans une société et à un moment historique déterminés) ont été établies de manière distincte ; tandis que dans le domaine du normatif, nous avons placé le multiculturalisme et l’interculturalisme ensemble.

2. Vers une taxonomie des modèles de gestion de la diversité

Il convient d’aborder les approches et les politiques publiques sur la gestion socioculturelle (en particulier) et de la diversité (de manière générale) qui ont existé tout au long de l’histoire et dans la conjoncture actuelle de la mondialisation, à partir d’une certaine taxonomie des discours et des pratiques.

Cet effort de classification peut adopter, logiquement, différentes expressions[5]. Pour notre part, nous offrons une typologie à partir d’une classification en modèles d’exclusion et d’inclusion et, à l’intérieur de ceux-ci, entre la branche de l’assimilationnisme et ses différentes versions, et la branche du pluralisme et ses diverses modalités, dont l’une d’entre-elles (nous le comprenons ainsi) est l’interculturalisme (Giménez 1997a, 2002, 2003).

3. Matrice historico-évolutive des modèles de gestion de la diversité

Tant sur un plan général que particulier, tant sur le plan universel que local, il est indispensable de contextualiser de manière historique les modèles de gestion de la diversité socioculturelle. Il convient de déterminer le sens, la structure et la praticité (politiques publiques, expressions juridiques) desdits modèles, leurs lignes de force et leurs contradictions, dans l’évolution socioculturelle de l’humanité, en ce qui concerne les secteurs civilisateurs et géopolitiques supranationaux en général, et chaque formation socioéconomique en particulier.

Nous avons recours ici aux travaux de contextualisation historique des systèmes comme ceux prévalant pendant l’« Espagne des trois cultures » (Xe-XIVe siècles) : l’absolutisme de la période de formation de l’État-nation en Europe, le millet prévalant dans l’Empire ottoman[6], les divers génocides et l’holocauste nazi, l’apartheid sud-africain, etc. Poursuivre la contextualisation et la comparaison des divers modes et politiques de gestion de la diversité tout au long de l’Histoire peut aider à jeter les bases des propositions interculturalistes actuelles.

4. Modèles de gestion de la diversité dans la phase de mondialisation actuelle

La perspective antérieure, diachronique et de longue durée, doit être complétée avec une vision synchronique ancrée dans l’époque contemporaine. Il est nécessaire d’analyser et de caractériser, d’un côté, la présence des différentes modalités de gestion de la diversité dans le monde contemporain et, de l’autre, les liens existants entre l’économie politique du capitalisme actuel et l’ordre international recourant aux discours et pratiques du « culturellement divers » (Fuller 2002 ; Mignolo 2003 ; Dussel 2013).

Dans le contexte et la période actuelle de mondialisation, certaines lignes directrices de ce devoir de réflexion et de débat intellectuel, scientifique et politique vont comme suit : 1) établir une connexion entre les débats sur les modèles de gestion et les propositions idéologiques et politiques de la pensée néolibérale, d’une part, et les propositions de critique et de résistance, d’autre part ; 2) analyser les propositions existantes concernant la gestion de la diversité à partir du cadre théorique et politique de la postcolonialité ; 3) prendre en compte les textes internationaux (pactes de droits, législation internationale, déclarations, etc.) liés à la gestion de la diversité (Hinkelammert 2001 ; Castro 2004 ; Fornet-Betancourt 2013 ; Dussel 2015).

5. Caractère critique et non fonctionnel du modèle à construire

Une fois entrés dans le domaine du devoir être et du normatif, et en partant du principe que l’interculturalisme est, ou du moins sera, une proposition ou un ensemble de propositions sur comment aborder le défi de la gestion positive de la diversité et la diversification, il convient de poser la question de la nature de ladite proposition. Dans les termes des contributions et des débats des quinze dernières années[7], cette question peut se présenter comme un dilemme : l’interculturalisme est-il quelque chose de fonctionnel ou bien de critique par rapport au système, c’est-à-dire par rapport à l’ordre établi ? Nous comprenons que c’est une question idéologique et politique à laquelle on apportera différentes réponses et nuances en fonction des positions à cet égard.

De notre point de vue, l’interculturalisme est une proposition qui concerne la gestion de la diversité radicalement anti raciste, anti exclusion et anti assimilation (pôle négatif) et fondée sur les propositions d’une nouvelle citoyenneté, d’un développement intensif de la démocratie réelle et participative, et d’une avancée vers la justice sociale et une éthique planétaire (pôle positif). Pour toutes ces raisons, quelle que soit la proposition interculturaliste qui prétende être valide ou contribuer à une amélioration des relations sociales et interethniques, elle devra se baser sur une théorie critique et non fonctionnelle, dans la lignée de ce qui a été proposé dans les textes clés de Sousa-Santos (2000), Hinkelammert (2001), Gimeno (2007) ou Dussel (2016).

6. Dépasser tout ethnocentrisme et toute colonialité dans la formulation du modèle

Pour continuer dans le domaine du devoir être et du normatif, et comme corollaire de l’assertion antérieure, nous comprenons également que tout modèle ou approche interculturaliste – parmi ceux-ci, celui que nous synthétisons ici – devra surveiller dans un premier temps, et dépasser en fin de compte, toute perspective ethnocentrique, et en particulier l’eurocentrisme et l’occidentalisme. En effet, il faut éviter le risque et la tendance que l’interculturalisme soit formulé, de manière exclusive et prédominante, depuis l’Europe ou l’Occident.

Entre autres tâches, cela exige de combiner la perspective « externe » de la société majoritaire avec la perspective « interne » de chaque peuple ou culture. Le chemin qui doit être suivi passe, selon notre perspective, par l’obtention (au moyen de débats et de dialogues précis) d’une formulation de l’interculturalisme en cohérence avec une nouvelle gouvernance démocratique et multiniveaux (Grosfoguel 1998 ; Quijano 1999 ; Mignolo 2003 ; Mato 2005).

L’approche que nous proposons a surgi – après diverses élaborations préalables liées au phénomène de l’immigration et de l’intégration des immigrants en Espagne et en Europe (Giménez 1993, 1995) – de l’expérience du Guatemala de l’immédiate post-signature des accords de Paix de 1995. Nous avons relaté ailleurs comment notre participation dans deux importants projets au Guatemala, l’un formatif et l’autre de consultation internationale et de médiation (Casaus et Giménez 2000), nous a permis de suggérer une conceptualisation de l’interculturalisme.

Bloc II. Localisation de l’interculturalisme parmi les modèles de gestion de la diversité

Maintenant que les prémisses ont été posées, passons à la caractérisation de l’interculturalisme dans le vaste ensemble des « modèles de gestion de la diversité socioculturelle », en signalant surtout ce en quoi il ressemble à, et se distingue du multiculturalisme.

7. L’interculturalisme comme modalité du pluralisme culturel

Dans l’approche définie antérieurement, et que nous avons développée et appliquée dans différents plans et projets, il est convenu que ce que nous pouvons nommer la « conjecture du pluralisme culturel » est toujours en marche et pleinement en vigueur ; qu’elle est une phase amorcée aux alentours des années soixante, et ce uniquement dans des pays avec une démocratie consolidée où l’on a fait le pari d’adopter des modèles d’inclusion des minorités. Un paradigme anti-assimilationniste – le pluralisme culturel – a été formulé à cette époque sur la base des mouvements sociaux contre la discrimination et la ségrégation (par exemple, le mouvement pour les droits civils aux États-Unis ou la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud) et des approches politiques et des politiques publiques non-assimilationnistes (avec à leur tête des pays comme le Canada). Comme exemple de cela, nous pouvons citer les politiques publiques d’éducation multiculturelle.

Cette « nouvelle » approche (avec des antécédents historiques notables), fondée sur la devise « égaux et différents », s’est consolidée et élargie dans les décennies suivantes sur la base de nouvelles mobilisations sociopolitiques, de nouvelles approches critiques et de nouvelles propositions, particulièrement celles des mouvements des peuples autochtones, des politiques d’intégration des immigrants, et des politiques de cohésion sociale. De notre point de vue, la formulation et l’explicitation des différentes modalités sont apparues de manière progressive à l’intérieur de l’énorme champ du pluralisme culturel (qui présente une très grande diversité). Les deux versions ou modalités les plus soulignées sont le multiculturalisme (antérieur) et l’interculturalisme (plus récent et toujours en configuration) (Giménez 1997a ; Malgesini et Giménez 1997 ; Meer et Moddod 2012 ; Werbner 2012).

8. Points communs avec le multiculturalisme

Nous comprenons l’interculturalisme comme une approche qui, d’un côté, accepte ce qu’il trouve valable dans le multiculturalisme et, de l’autre, le complète et le dépasse à partir de la critique de ses limites. Au-delà du fait qu’ils sont deux modèles d’inclusion et qu’ils ont pour point commun de critiquer les divers modèles d’assimilation, le multiculturalisme présente plusieurs aspects qui sont considérés comme étant valides par l’approche interculturaliste. On peut identifier les prémisses suivantes :

1) Les sociétés sont, de fait, diverses et continueront à l’être ; 2) l’attitude de célébration de la diversité est naturelle à l’espèce et à la nature humaine, et est digne, positive et enrichissante ; 3) un accent doit être mis sur la catégorie de respect envers l’autre en particulier, et envers la diversité en général, qui promeut le droit à la différence ; 4) un lien doit exister entre l’égalité de toutes les personnes devant la loi (traitement non discriminatoire) et l’expression publique et le respect de la différence ; 5) il est nécessaire de reconfigurer les politiques publiques en matière d’éducation, de santé, etc., et quelques actions significatives existent en cette matière (disparition de programmes cachés, enseignants bilingues et biculturels, etc.).

Selon cette perspective, nous sommes en désaccord avec des auteurs comme Sartori (2001) qui proposent l’interculturalisme comme quelque chose d’opposé au multiculturalisme. Pour Sartori, le multiculturalisme s’oppose au pluralisme social et à la démocratie, position que n’adopte pas, selon son point de vue, l’interculturalisme.

9. Divergence avec le multiculturalisme, ou ce qui est spécifique à l’approche interculturaliste

Cela dit, même si le multiculturalisme et l’interculturalisme partagent certains aspects cruciaux, cela ne veut pas dire qu’ils soient équivalents ou, autrement dit, qu’ils ne présentent pas des aspects qui les différencient (Meer et Moddod 2012 ; Tubino 2002).

Il n’y a pas lieu ici d’exposer les différentes manières de comprendre le multiculturalisme et l’interculturalisme[8]. Selon notre perspective, la grande différence se trouve dans le fait que l’interculturalisme aborde avec force ce que le multiculturalisme n’aborde pas ou aborde de manière tangentielle : nous nous référons au plan crucial de la relation, de la connexion, des liens, de la rencontre, de l’inter. Et, en accord avec ce qui a été dit, l’interculturalisme définit davantage ou même mieux quelles relations interethniques et interculturelles nous désirons qu’il y ait, ou doivent prendre place, à quelles fins et à l’intérieur de quel type de communauté sociopolitique.

Nous avons tenté de synthétiser les aspects innovateurs de l’interculturalisme sous le principe de l’interaction positive, c’est-à-dire la nécessité et la possibilité de créer des relations, des espaces et des dialogues, entre les personnes et les groupes possédant un bagage culturel différent (Giménez 1997a, 2000a, 2003, 2008).

Bloc III. Voies stratégiques pour l’avancement de l’interculturalisme

En plus des prémisses et spécificités antérieures, pour comprendre adéquatement notre approche ainsi que son application pratique, il convient de définir, avec la plus grande précision possible et dans les limites de l’espace disponible, les traits qui définissent l’interculturalisme énumérés au début : sa condition de projet tant sociopolitique qu’éthique[9], et sa nature (simultanée) d’utopie, de processus et de méthode.

10. L’interculturalisme comme projet sociopolitique

Dans le champ des propositions, nous avons placé l’interculturalisme dans le devoir être, et au moins deux avenues pertinentes en découlent. Commençons par la conception de l’interculturalisme comme projet sociopolitique ; nous le plaçons ici pour trois raisons. 

En premier lieu, il dessine un type de relations symétriques, interlocutives, respectueuses, d’apprentissage mutuel et de collaboration entre sujets et entre groupes ethnoculturellement différenciés, ce qui implique une importante charge sociopolitique pour la société et la vie démocratique.

Deuxièmement, parce que c’est une voie qui se trouve davantage dans la recherche, la revendication et la construction d’une société nationale et internationale plus juste, sans discrimination ni ségrégation culturelle, ethnique, socioraciale, religieuse et linguistique, basées sur l’origine ou la nationalité, qui se rapportent pour leur part à d’autres voies sociopolitiques visant l’amélioration et la transformation.

Troisièmement, parce que pour son développement, des avancées dans les politiques d’égalité et d’inclusion, de citoyenneté et de participation sont aussi nécessaires.

11. L’interculturalisme comme projet éthique

Les relations interpersonnelles et sociales qu’implique et promeut l’approche interculturelle demandent un fondement et des avancées éthiques conformes aux apports contemporains comme ceux de l’éthique de la (co) responsabilité[10], de l’éthique de l’hospitalité[11], de l’éthique du bien commun[12], de l’éthique discursive[13] et, en général, des avancées vers une éthique planétaire[14].

Si l’accent est mis sur l’interaction, la construction du commun et le dialogue en tant que modalités de la citoyenneté et des alliances en fonction des intérêts généraux, tout cela ne peut se configurer sans l’assomption de la responsabilité de chacun des acteurs institutionnels et politiques, économiques, sociaux et médiatiques. Si la mondialisation et l’incessante et croissante mobilité humaine (migrations, refuge, déplacements, tourisme, entreprises, études, etc.) intensifient les contacts, installations et relations, il est nécessaire de renforcer et d’actualiser les traditions d’hospitalité.

Si l’interculturalisme met l’accent sur les ressemblances et convergences, alors la catégorie de bien commun (et son rapport avec la diversité en général et la diversité socioculturelle en particulier) acquiert sa pleine pertinence. Si on veut créer des espaces de dialogue et de rencontre, il est nécessaire de mettre en place une éthique délibérative de respect démocratique et une éthique discursive qui reconnaît l’égalité des interlocuteurs.

En fin de compte, s’il est question de respecter les codes normatifs et axiologiques propres aux peuples, aux traditions et aux cultures et, en même temps, de surmonter tout relativisme culturel extrême et de respecter les Droits de l’Homme et les pactes internationaux basés sur ceux-ci – et de les soumettre ou de les recréer de manière dialogique et participative –, alors il est nécessaire de continuer à travailler sur les formulations d’une éthique planétaire.

12. L’interculturalisme comme utopie

Une utopie non pas dans le sens d’une chimère inatteignable, mais bien en tant que rêve d’un monde idéal, imaginé, plein de justice et de paix authentique ; en dehors de l’espace et du temps, mais partant de nous-mêmes et motivant quotidiennement notre tolérance, notre collaboration et notre lutte. Un monde sans exclusion raciale ou culturelle, où l’égalité des droits et devoirs, des traitements et opportunités est tellement développée que les stratégies de justification culturaliste de la domination et de l’oppression ne sont plus possibles. Dans un tel monde, tous semblent savoir que les politiques publiques d’égalité sont la meilleure voie pour avancer vers une bonne gestion de la diversité.

Un monde où en nous reconnaissant et en vivant comme des citoyen(nes) libres et égaux, les stratégies de bouc émissaire ne sont plus nécessaires. Il n’y existe plus de partis politiques qui, faute d’un programme pour l’amélioration de la qualité de vie, s’empêtrent dans des slogans démagogiques et populistes comme « ceux de chez-nous en premier », « il n’y a plus de place », « immigrant équivaut à délinquant », « stop à l’immigration ». Un lieu où les identités individuelles priment avec respect sur les identités collectives ; où le mot personne est sacré ; où le mot individu ne comporte pas d’individualisme, mais parle de l’individualité.

Une société où être de, appartenir à, ou s’identifier à un genre déterminé, une nation, une aire géographique, une religion, un groupe racial, une option sexuelle, une communauté linguistique se décide librement et ne s’impose à personne ; est une façon de s’établir, ou de trouver la sécurité, et n’est pas utilisé comme définition du bien et encore moins de ce qui est supérieur, ni comme arme contre ceux qui ne les partagent pas. Un monde où les identités collectives ne déterminent ni les relations interpersonnelles et sociales, ni le comportement et le traitement que les institutions réservent à une personne ou aux autres.

Un monde où les identités civiques (être citoyen ou voisin ; être travailleur, professionnel, commerçant ; dans le domaine public, de ce club ou cette association ; de telle ou telle idéologie) ont autant d’importance, ou même plus, que les identités culturelles (identités régionales et nationales ; ethnoculturelles, ethnoreligieuses et ethnolinguistiques). Dans cette société interculturelle, un principe que tous acceptent avec plaisir et conviction est celui que la vie du travail, la vie scolaire, sanitaire, culturelle, associative, de quartier, etc., sont organisées à partir des rôles qui unissent davantage ceux qui sont impliqués, et non à partir de catégories ethnoculturelles comme « nationaux » ou « étrangers », « gitans » ou « non gitans », « autochtones » ou « métis », « musulmans » ou « chrétiens », lesquelles sont réservées pour les espaces dans lesquels elles sont pertinentes.

Un monde où lorsque deux personnes sont présentées l’une à l’autre, elles n’ont pratiquement pas d’idées préconçues l’une sur l’autre ; ni l’une ni l’autre ne s’imagine quelque chose de spécialement profond ou de déterminant à propos de l’autre en voyant sa couleur, ses traits physiques et ses vêtements, ni même en sachant où elle est née ou quelle est la classe sociale de ses parents. En Utopie, les gens, pour se faire une idée, un jugement ou une opinion sur l’autre, ont l’habitude de s’intéresser à lui avec des questions respectueuses, d’écouter ses paroles, de se rapprocher de ses idées, de recevoir et partager ses sentiments et, surtout, de reconnaître ses actions.

13. L’interculturalisme comme processus

En tant qu’utopie, nous ne profiterons jamais de cette société interculturelle, mais nous pouvons créer des espaces sociaux, locaux, où quelques-unes de ces caractéristiques fleurissent. Cela implique un long et complexe processus de changement et de conflit, un processus qui est et sera tout autant dialectique que dialogique.

La praxis interculturaliste suppose des changements dans les mentalités et dans les politiques publiques. Et les changements impliquent des résistances, des tensions et des conflits. Le potentiel de manipulation politique et médiatique des questions ethnoculturelles est énorme. Nous savons, en raison de l’histoire, que les avancées dans l’exercice des droits provoquent des résistances et des actions puissantes et de domination afin de maintenir le statu quo.

14. L’interculturalisme comme méthode

Et dans ce processus hautement complexe, il est nécessaire d’avoir une méthode. Dans la ligne de pensée de ce qui est plus générique ou abstrait (l’utopie) jusqu’à ce qui est plus direct, quotidien et provocant (le processus dialectique et dialogique), il nous faut arriver à ce qui est plus concret et opératif : la méthode interculturaliste.

En tant que méthode, sa principale caractéristique est de commencer et de terminer dans ce qui est commun et partagé. À la différence du multiculturalisme (surtout dans sa version différentialiste), dans la perspective interculturelle on ne commence pas par affirmer la différence, la diversité, le distinctif, mais par identifier et nommer ce qu’on a en commun, que ce soit des intérêts, des rôles, des liens, des droits, des devoirs, des appartenances, des institutions, etc. C’est à l’intérieur de ce cadre commun – uniquement initial et à développer de manière volontaire, depuis le bas et en coparticipation – que la diversité sera célébrée, respectée et mise à profit.

Il est maintenant temps de passer au terrain de la pratique et de l’application de l’Approche interculturaliste que nous avons tenté de synthétiser dans les pages précédentes.

Application de l’approche interculturaliste : intervention communautaire et médiatrice en territoires de haute diversité

Ethnographie du Projet[15]

Maintenant que nous avons synthétisé notre approche interculturaliste, voyons comment nous l’appliquons dans une initiative complexe qui est en cours de réalisation depuis 2010. Ce qui suit n’est pas un exposé détaillé dudit Projet[16], mais une réflexion sur comment cette proposition interculturaliste est appliquée à un macroprojet, sur comment celui-ci est validé et développé de manière dialectique à partir de la praxis. Nous décrirons le Projet pour le lecteur néophyte de sorte qu’il puisse s’y situer et le visualiser le mieux possible dans l’espace disponible ici ; nous le présenterons comme une initiative à travers le temps, comme un ensemble d’acteurs et d’actions, de discours et de pratiques, de résultats et d’impacts.

Il y a trois axes de structuration du récit : chronologique, thématique et analytique/évaluatif, depuis la perspective de l’interculturalisme. Le narrateur est le directeur scientifique du Projet, ce qui suppose des limites, mais aussi des opportunités favorables. En tant qu’anthropologue avec des expériences de travail de terrain, il tente de maintenir son observation vivante tout au long du Projet en étant, plus qu’un observateur participant, « un participant qui observe ». Nous devrons synthétiser : il ne s’agit pas d’une monographie ethnographique, mais d’un récit permettant au lecteur de comprendre, et à l’auteur de démontrer, l’application de l’approche interculturaliste.

Phase préliminaire et de conception

Tout a commencé par une nouvelle suggestion de collaboration que nous avons reçue en 2009 de l’équipe de l’Aire d’intégration de l’oeuvre sociale La Caixa (OSLC, Área de Integración de la Obra social La Caixa). Nous avions travaillé avec eux, en qualité de superviseur de formation, à la configuration et au développement d’un grand Réseau de médiation interculturel (1996-1998). Ils voulaient que soit conçu « quelque chose » qui, en mettant à profit la médiation interculturelle, irait plus loin ; « quelque chose » qui serait développé dans le domaine local et mettrait l’accent sur l’éducation et la santé. Ils n’en disaient pas plus.

Au moment de la conception préliminaire, nous nous sommes basés sur les connaissances qui existaient au préalable dans la vaste littérature sur les migrations et les relations interethniques en Espagne, ainsi que sur nos propres travaux sur les quartiers de Madrid. Les apprentissages collectifs de notre équipe dans l’élaboration de plans d’intégration, de vivre-ensemble ou de citoyenneté dans la gestion des services de médiation interculturelle ont été particulièrement utiles pour la conception préliminaire de cette intervention innovatrice.

Dès le début, deux idées phares se sont dégagées : l’opportunité de ne pas avoir à se limiter à l’« intégration des immigrants » – mais bien de proposer quelque chose pour le tout social – et de pouvoir développer une méthodologie innovatrice qui unifierait l’intervention communautaire et la médiation interculturelle. Il est apparu pertinent de se concentrer sur le vivre-ensemble et la citoyenneté à partir de la proposition interculturaliste sur laquelle nous avions travaillé au Guatemala et en Espagne. La rencontre personnelle et professionnelle avec Marco Marchioni, sociologue et travailleur social de renommée internationale en ce qui concerne le développement et l’intervention communautaire, a été décisive ; il est d’ailleurs devenu par la suite le superviseur général du Projet.

Peu à peu, la double finalité du Projet a été fixée : promouvoir le vivre-ensemble et la cohésion sociale dans les territoires de haute diversité, et valider un modèle d’intervention. Après une longue période de conception, nous avons aidé à la rédaction de base d’un « appel à projets » de l’Obra social La Caixa, auquel il y a eu deux cent vingt-six réponses[17]. À partir d’un examen technique préliminaire exhaustif (qui accordait 60 % des points) et de la délibération postérieure d’un Comité, avec des critères et barèmes préétablis (pour les 40 % restant), dix-sept propositions ont été sélectionnées, en prenant garde que la typologie des contextes locaux de diversité soit présente (grandes, moyennes et petites villes ; quartiers centraux, nouveaux et périphériques ; zones rurales et côtières).

Un encadrement institutionnel et social complexe Sociogramme des acteurs et typologie des actions

L’encadrement institutionnel du Projet est fourni par les accords de collaboration que l’Obra social La Caixa signe, respectivement, avec le conseil municipal correspondant et avec l’entité en charge de la gestion du Projet au niveau local (entité administratrice). Des documents de base contenant des considérations préalables et des clauses d’exécution et de compromis pour chacune des parts, détaillant ce qui est relatif aux ressources et au financement, ont été élaborés. Cette formalisation des ententes a été menée dans une conjoncture de crise économique et institutionnelle (commencée en 2007), qui a mené à d’importantes coupures budgétaires, au démantèlement de services publics et à l’augmentation de l’épuisement professionnel.

Le rôle des conseils municipaux dans le Projet est absolument central. Dans leur entente, les conseils municipaux s’engagent à participer au processus communautaire, à désigner deux référents – l’un institutionnel et l’autre technique – et à ce que les responsables d’unité autorisent leurs professionnels à participer à l’espace technique de relation (ETR, espacio técnico de relación). Avec les autres instances administratives, les corporations locales sont considérées, dans les termes du Projet, comme l’un des « trois protagonistes » de la communauté, ce qui suppose une certaine innovation par rapport à d’autres initiatives d’intervention communautaire.

Les entités sociales se sont engagées à gérer le Projet au niveau local, à désigner un représentant d’entité, à sélectionner une équipe et lui octroyer un siège, à maintenir les relations avec les référents municipaux et à participer à l’espace de relation institutionnel (ERI, espacio de relación institucional). Le profil de ces entités est très divers quant à leur nature, trajectoire, idéologie et milieu d’action. L’Obra social La Caixa dote les entités d’un budget couvrant les dépenses générales et de contrat, auxquelles s’ajoutent les postes budgétaires pour actions extraordinaires (Écoles d’été ouvertes – Escuelas Abiertas de Verano –, Action globale citoyenne – Acción Global Ciudadana –, et autres). Les équipes locales sont formées par quatre professionnels, engagés à temps complet, dont l’un agit à titre de coordonnateur, les autres se chargeant des trois lignes d’action précises : socioéducative, santé communautaire et relations citoyennes. Dans l’entente avec l’entité, il est stipulé qu’ils doivent sélectionner une équipe avec une formation dans les secteurs sociaux, spécialement dans les méthodologies participatives, les compétences interculturelles et la médiation. Il est aussi stipulé que les personnes doivent être engagées avec des critères d’égalité des sexes et, proportionnellement, d’appartenance à des minorités autochtones et allochtones.

Aux côtés des équipes locales se trouvent les équipes centrales de l’entité principale, la direction scientifique et les conseillers. L’équipe d’OSLC compte un représentant et quatre professionnels et s’occupe de la signature et du respect des ententes et assignations, du contrôle des postes budgétaires, de la collaboration avec la direction scientifique, entérinant les comptes rendus de suivi et d’évaluation. Ses membres agissent comme référents de la Caixa pour les territoires correspondants.

La direction scientifique compte le directeur et l’équipe de la DECAF (Dirección estratégica de coordinación, asesoramiento y formación, Direction stratégique de coordination, conseil et formation). Le directeur est un professeur d’anthropologie sociale et appliquée de l’Université autonome de Madrid, qui travaille depuis 1987 sur les thèmes de l’immigration et des relations interethniques. L’équipe DECAF compte un coordinateur général du Projet et quatre techniciens possédant un diplôme universitaire et une formation spécifique sur des thèmes sociaux. Chacun des quatre techniciens s’occupe, comme référent de l’UAM, d’un groupe de territoires et est en étroite communication avec le référent de La Caixa, le référent technique du conseil municipal et le responsable de l’entité. Depuis l’agrandissement de 2014, l’équipe DECAF compte aussi un responsable de la planification et de la systématisation. Les fonctions de la direction sont, entre autres, d’établir les fondements théoriques et méthodologiques du Projet, d’élaborer des dispositifs de suivi et d’évaluation, de préparer et stimuler les rencontres plénières et autres réunions de coordination, et de concevoir et d’appliquer l’Enquête périodique sur le vivre-ensemble dans le milieu local (Encuesta periódica sobre Convivencia en el Ámbito local) – celles de 2010, 2012 et de 2015 ont été faites, et celle de 2017 est en cours de réalisation.

Le Projet Intervention communautaire interculturel (ICI) compte un conseiller général et deux conseillers spécifiques pour les secteurs de l’éducation et de la santé. Le conseiller général est Marco Marchioni, qui joue un rôle décisif dans le développement de la méthodologie communautaire et la ligne d’action globale. Les membres des équipes centrales ont des liens directs et étroits, chacun à son niveau et dans ses fonctions, avec les membres des équipes locales, ainsi qu’avec les référents municipaux et des entités, interagissant avec eux de manière soutenue et intense, que ce soit dans les réunions générales ou sur le terrain : en participant aux sessions de réflexion et de formation, aux espaces techniques de relations ou aux espaces de relation institutionnelle de chaque localité, ainsi que dans les rencontres communautaires. Tout cela a généré un complexe système de relations multiniveaux et d’assignation de multiples fonctions.

À cela il faut ajouter ce qui est au-delà du contrôle du Projet, c’est-à-dire ce qui correspond aux acteurs et aux actions du processus communautaire. Nous nous référons à ceux que nous nommons dans le Projet les trois protagonistes de la communauté et du processus communautaire : 1) les représentants des instances administratives, surtout locales ; 2) les professionnels et techniciens, publics et privés, engagés ou bénévoles qui travaillent (et éventuellement résident) sur le territoire ; et 3) les citoyens organisés et les voisins en général.

Les maires, conseillers municipaux, directeurs, responsables d’unité et chefs de section, participent tous dans le processus à l’intérieur d’espaces et dans des mesures différentes. Le Projet récupère une « centralité » nécessaire de la Mairie comme institution politique responsable de manière globale des besoins du territoire et de la population. Dans le cas des territoires qui ont amorcé le Projet en 2010, deux élections municipales ont été « surmontées » : dans les deux cas, un changement substantiel dans le gouvernement local s’est fait sentir, ce qui n’a pas empêché la continuité et le développement des processus communautaires interculturels en marche.

Aux acteurs politiques et institutionnels, il faut ajouter comme « deuxième protagoniste » les professionnels, compris comme des ressources communautaires. Nous parlons d’un large éventail de figures d’influence locale, résidents ou non sur le territoire : travailleurs sociaux, professeurs, personnel des services de santé, éducateurs sociaux, agents d’égalité, techniciens d’abstention scolaire, orienteurs, médiateurs, pharmaciens, sages-femmes et autres. Ils constituent un secteur avec une maigre conscience d’unité professionnelle, possédant des expériences multiples et variées – conjoncturelles ou non – de collaboration, avec une prédominance du travail en vase clos de chacun dans son département ou son organisation respectifs.

Finalement, le troisième groupe est constitué, d’une part, par les leaders sociaux et les responsables d’entités sociales de divers types qui opèrent dans la zone, englobées ou non dans des réseaux et plateformes, mais dans tous les cas en situation de fragmentation. Et, d’autre part, et ce sont les acteurs les plus nombreux et les plus affectés par la problématique de la zone, les voisins résidant dans le quartier ou district, avec une hétérogénéité d’âges et de sexes, de positions socioéconomiques et de classe, et d’appartenances nationales, ethnoculturelles et religieuses.

Multiplicité d’acteurs, intense fragmentation, relations peu fréquentes entre eux : c’est dans ce contexte qu’opère le Projet ICI, procurant des espaces de dialogue et de relation.

Actions ordinaires et extraordinaires : leur sens interculturel

Un aspect où l’on peut voir de manière spécialement claire le caractère non pas heuristique, mais bien opératif et pratique de l’approche interculturaliste proposée est la partie relative à la façon dont sont menées à bien les activités. Pour compléter la ligne de conduite globale (relative au processus communautaire), le Projet est structuré en trois lignes d’action spécifiques : la ligne socioéducative ; la ligne de santé communautaire ; et celle des relations citoyennes[18]. Dans chaque territoire, on mène de manière périodique des initiatives de longue haleine avec la participation des trois protagonistes de la communauté : l’action globale citoyenne, l’école d’été ouverte et les autres initiatives.

Afin d’éviter que les activités soient déconnectées entre elles et aussi du processus, on utilise une Grille de catégories, d’indicateurs et de questions, appliquée par les équipes locales et les agents communautaires et médiateurs au moment de concevoir, planifier, systématiser et évaluer les activités. C’est un travail ardu qui se généralise et se perfectionne peu à peu, démontrant qu’il est un antidote contre une pratique aveugle (practicismo).

Les catégories exposées en ce qui a trait à la perspective interculturelle constituent une partie fondamentale de cette grille. En abordant une activité, l’équipe communautaire se pose des questions comme : quelles barrières doivent être franchies pour que les participants soient en situation d’égalité ? Comment exprimer et symboliser la célébration de la diversité sans l’exagérer ? Comment tirer profit de la participation de voisins avec un bagage culturel différent afin de favoriser les activités communes ? Pourquoi et dans quelle mesure cet espace va-t-il être un « espace improbable » (Lederach 2015) ?

De la formulation des objectifs centraux à leur opérationnalisation

Un macroprojet de cette envergure et de cette complexité – la population de ces 39 quartiers se compose d’environ 1 200 000 personnes – demande des objectifs clairs et pleinement assumés par les acteurs. En mettant de côté les objectifs spécifiques propres à chaque plan annuel, le Projet est structuré par seulement deux objectifs centraux ; et, au commencement du Projet, le directeur a affirmé que ces objectifs leur seraient rappelés à chacune des réunions. C’est ce qu’il fait depuis, leur réitérant, commentant et indiquant le degré de réalisation de ces objectifs.

La formulation des objectifs centraux du Projet met en lumière les caractéristiques de l’approche dont nous partons, exposée en première partie. L’objectif 1 est le suivant :

Générer des processus et des actions locales pour la promotion d’un vivre-ensemble citoyen et interculturel, favorisant l’intégration de toutes les personnes, contribuant ainsi à la promotion de la cohésion sociale et à la formation de la propre communauté à affronter ses problématiques, par l’entremise de la création d’une structure de collaboration et d’action associées entre des équipes interdisciplinaires localisées dans un échantillon représentatif étatique de localités comportant des problématiques sociales aiguës et une diversité socioculturelle élevée.

Nous y retrouvons les catégories centrales du Projet : vivre-ensemble, citoyenneté, interculturalité, trois idéaux sociaux et politiques. Ce ne sont pas des concepts analytiques, mais des catégories axiologiques. Le Projet ICI n’est pas un projet de recherche fondamentale, mais bien une expérience d’intervention avec un fondement scientifique et, dans celui-ci, avec une forte présence de l’anthropologie et autres contributions.

L’objectif 2 est ainsi formulé :

Appliquer, ajuster et apporter un modèle partagé d’intervention communautaire interculturelle qui favorise la génération d’une pratique sociale innovatrice et durable dans la gestion de la diversité culturelle, avec un fort impact étatique et de projection internationale, capable de créer un patrimoine d’actions sociales qui permette sa mise en oeuvre dans de multiples territoires et contextes multiculturels.

Si dans le premier objectif l’interculturalité qualifie quel genre de vivre-ensemble citoyen et quelle cohésion sont désirés, l’interculturalité qualifie ici la méthodologie d’intervention en parachevant son caractère communautaire.

Une unification d’idées, d’idéaux et de langage partagé Appropriation et développement du cadre conceptuel

Le Projet dispose d’une approche et d’une méthode, lesquelles s’appliquent de manière créative et flexible dans chaque territoire. À partir d’un cadre conceptuel et de propositions méthodologiques initiales, l’approche et la méthode se sont vues ajustées et validées. Sans cette approche conceptuelle et cette stratégie méthodologique, le Projet et le processus se disperseraient en trajectoires locales difficiles à regrouper, et la collaboration serait pratiquement impossible. Si, au contraire, la proposition théorique et idéologique ou méthodologique était rigide, statique ou imposée, alors la créativité locale et la nécessaire adaptation stratégique à des contextes extrêmement divers seraient amputées. Dans les réunions de coordination d’équipes, nous insistons sur le fait que nous traitons d’une action concertée d’« unité dans la diversité » et que, dans cette mesure, elle reflète la société pour laquelle nous travaillons.

Le vivre-ensemble est entendu comme un mode de sociabilité différent de deux autres : la coexistence et l’hostilité. Le vivre-ensemble est compris comme une vie en commun où prédomine la relation positive et, donc, la gestion pacifique des conflits inhérents à toute relation. Le vivre-ensemble implique des valeurs, des normes et des identités communes et, en même temps, le respect des identités, normes et valeurs qui sont propres à chaque groupe, qui ne sont pas partagées, toujours à l’intérieur d’une cadre de respect des droits de la personne et des propositions de l’état démocratique de droit.

Dans la coexistence il n’y a pas d’agression, mais à peine une relation. On partage un même espace et un même temps, mais on vit séparément ; ce sont les « vies parallèles » dont nous parle Cantle (2005). Dans la coexistence il n’y a apparemment aucun conflit, mais c’est qu’il reste à l’état larvaire et il est donc très dangereux. Dans l’hostilité il y a une relation, mais elle est principalement négative puisqu’elle est pleine de méfiance, de culpabilisation, de tensions, de traitement inégal, de ségrégation, d’agression verbale et même physique (Giménez 1995, 2013).

Autant dans le discours écrit de la vaste et variée documentation que dans le discours oral des présentations et dialogues entre les équipes centrales et locales, le vivre-ensemble semble qualifié de deux manières, reprenant maintes fois la formulation contenue dans le premier objectif : vivre-ensemble citoyen et interculturel.

Dans les séminaires de formation et dans les textes élaborés, le caractère de vivre-ensemble citoyen est développé. La question est ici : quelles sont les personnes/entités qui vivent en commun et qui peuvent et devraient vivre en commun ? Si nous nous en remettons à la scène locale du Projet ICI, la réponse est : toutes les personnes, associations, groupes et institutions liés au quartier ou au territoire local. Parmi eux il y a une diversité considérable selon la naissance (enfants du quartier versus ceux nés à l’extérieur), la mobilité (migrants internes et internationaux versus les variations résidentielles depuis d’autres districts de la ville), l’occupation (commerçants, résidents qui travaillent à l’extérieur, personnes qui vivent à l’extérieur, mais travaillent dans la localité), l’identité et l’appartenance (communautés ethnoculturelles, ethnolinguistiques, ethnoreligieuses).

Cette super-diversité (Vertovec 2007), cette communauté diverse et en diversification étant donnée, qu’est-ce qui unit, qualifie, et définit tous ses membres ? Sur quel terrain une considération d’ensemble est-elle possible ? En se basant sur diverses contributions venant des sciences sociales et de l’activisme politique, la direction scientifique insiste sur le fait que ce terrain commun est, ou devrait être, la citoyenneté. Aux fins du Projet, la citoyenneté est comprise comme la relation entre des sujets libres et égaux selon trois dimensions : 1) être titulaire des mêmes droits et devoirs ; 2) appartenir à une communauté sociopolitique ; et 3) légitimer les institutions dont la fonction est de garantir ces droits et d’exiger ces responsabilités[19].

Le vivre-ensemble apparaît également qualifié comme interculturel. Les deux catégories, et idéaux sociopolitiques – vivre-ensemble et interculturalité – présentent plusieurs points de convergence. L’un est que tous les deux renvoient à la totalité de la communauté, à toutes les personnes qui vivent sur le territoire : voisins résidents, commerçants résidents ou non, professionnels et travailleurs du quartier, habitués au lieu. Toujours sans réduire « l’interculturel » à la question des migrants ou des minorités ethniques autochtones, ce qui dénature le concept.

Pendant les sept années du Projet, nous avons pris conscience qu’il y a un travail de transformation à réaliser. Dans les mentalités, représentations et imaginaires des acteurs institutionnels et sociaux, « le culturel », « l’interculturel », et même « le divers », sont des mots et des catégories locales ou extra locales qui renvoient – exclusivement – aux « immigrants » ou « aux gitans » ou, si l’on pense à l’Amérique latine, « aux Amérindiens » ou « aux Premières Nations » ou, en général, « aux minorités autochtones ». Ce réductionnisme du terme interculturalité (ainsi que la mauvaise compréhension de l’intégration) constitue une grande limite de l’approche, quand ce n’est pas une erreur tout court, puisqu’on a l’impression que le défi de la sociabilité revient uniquement à une partie, et non au tout social. Une des conséquences négatives de cela est la chosification de l’Autre comme essentiellement différent.

Un autre aspect convergent entre vivre-ensemble et interculturalité est que les deux renvoient au relationnel. Leur centre de gravité éthique et normatif est les relations interpersonnelles et sociales ou, plus exactement, l’existence de fait de relations entre des entités différentes et la nature acceptable desdites relations. Le vivre-ensemble est une relation pacifique, de respect actif. L’interculturalité renvoie, dans son sens factuel, aux relations réellement existantes dans une communauté sociopolitique déterminée (un pays, une ville, un quartier) entre sujets individuels ou collectifs possédant un bagage culturel, linguistique ou religieux, différents ; dans son sens normatif, l’interculturalité – comme l’interculturalisme – est une proposition pour que ces relations n’en soient pas d’indifférence, d’évitement, de discrimination ou de ségrégation de l’autre, mais bien de respect mutuel, d’échange, d’apprentissage et de collaboration.

Configuration d’un travail unifié Le déploiement de la méthodologie communautaire et médiatrice

L’un des aspects innovateurs du Projet ICI est qu’il dispose d’une méthodologie unificatrice basée sur la synthèse, depuis la pratique, de deux voies possédant une longue trajectoire : l’intervention communautaire et la médiation interculturelle. Deux traditions qui sont main dans la main, mais sont fréquemment séparées. Notre prémisse de départ était que l’intervention communautaire, le développement local et endogène, etc., doivent tenir compte de la « communauté diversifiée » et, donc, de la gestion positive et pacifique de cette diversité. Comme tout changement suppose un conflit, il est nécessaire d’incorporer aux stratégies communautaires les principes, méthodes et techniques de la médiation, plus précisément de la médiation interculturelle. Pour sa part, l’action médiatrice en général, et concrètement l’action médiatrice interculturelle, a besoin d’être replacée dans son contexte communautaire.

En ce qui concerne l’intervention communautaire, l’interculturalisme se voit dans la prise en compte des aspects partagés par tous les membres et secteurs de la communauté diversifiée. Le Projet ICI n’est pas un projet d’immigration ou de minorités, mais bien un projet de gestion de la diversité, plus exactement de gestion de toute la diversité, et l’une de ses contributions les plus significatives. Cette conscience de la diversité ne mène pas à stagner dans celle-ci ; dans le Projet il est affirmé que la communauté – le quartier, le district ou municipalité – est un lieu de référence pour tous les voisins et voisines, un ensemble de liens qui les unit, l’identité et l’appartenance locale étant des catégories clés au niveau du cadre tant conceptuel qu’opératif.

En ce qui concerne l’action médiatrice en général, l’interculturalisme se voit dans les catégories de changement, conflit et processus. La communauté n’est pas homogène et est en processus de changement et de diversification. Tout cela implique des mésententes, dissentiments, tensions, conflits (entre voisins, commerçants, institutions locales, services publics) et ainsi apparaît la nécessité de médiation. L’approche interculturaliste que nous développons implique justement l’un des traits qui définit cette modalité de médiation dans l’ensemble du vaste champ des voies de résolution des conflits. Nous avons détaillé ailleurs (Giménez 1997b) quatre traits spécifiques de la médiation interculturelle : 1) la différenciation ethnoculturelle des parties ; 2) l’importance des facteurs culturels dans la relation, la problématique ou le conflit ; 3) l’importance du bagage culturel du médiateur ; et 4) l’interculturalisme comme théorie du changement orientant l’action médiatrice.

L’approche interculturaliste est donc aussi explicite et se conforme à la méthode du Projet. La question maintenant est plus pratique ou opérative : comment agir dans un quartier de super-diversité si l’on veut favoriser l’interculturalité et, dans notre cas, le vivre-ensemble citoyen et interculturel ? De quels aspects doit-on tenir compte dans la configuration, la réalisation, la poursuite et l’évaluation du Projet ? La majorité des programmes d’intervention en zones urbaines avec une haute concentration de migrants ou de minorités ethniques ont des fins précises, c’est-à-dire qu’ils ont comme objectif de satisfaire une nécessité, une carence ou une demande.

À l’intérieur du champ institutionnel et associatif de l’action interculturelle, nous trouvons des projets dont la finalité est une campagne de sensibilisation positive de la population autochtone, l’appui scolaire des enfants d’origine étrangère, l’alphabétisation des femmes migrantes, la célébration du Jour des cultures, la mise en place d’un marché interculturel où exposer, vendre et consommer des produits, un Festival des musiques du monde, etc. Ces initiatives sont nécessaires et d’intérêt : elles mobilisent des centaines, voire des milliers de personnes et donnent de bons résultats ; mais elles sont sectorielles et limitées, voire fragmentées et, ce qui est plus important, elles ne réussissent pas à instaurer une réelle amélioration de la réalité puisqu’elles n’abordent pas les facteurs qui affectent profondément les relations sociales et interculturelles.

Dans notre stratégie méthodologique, ce qui est crucial est de générer, consolider et développer des processus communautaires dans lesquels participent les différents acteurs de la communauté. Nous affirmons maintenant qu’après les six premières années du Projet, il y a beaucoup de projets, mais très peu de processus. Après la validation dans la pratique, nous ajoutons qu’il n’y a que les processus participatifs soutenus dans le temps qui peuvent améliorer et transformer la réalité du lieu diversifié. C’est ce que nous faisons, et les résultats et impacts du Projet sont assez retentissants, et d’autant plus que nous avons agi en temps de crise économique et sociale et en contexte de politiques d’austérité et de coupures importantes dans les ressources.

Si nous partions d’une conception du multiculturalisme différencialiste, nous serions uniquement devant la nécessité de faire participer « les différents » dans le processus, ou de les prendre en compte dans les activités. Et cela est valable, et le multiculturalisme est valable, mais pas ses lacunes. En partant de l’approche interculturaliste dont nous faisons la promotion, l’accent est mis, cependant, sur le fait que ce processus communautaire et participatif est un lieu de rencontre, un espace (improbable) de relation des habitants du territoire, liés entre eux par les activités communes à réaliser. Sans avoir à recourir de temps à autre à la qualification ethnoculturelle (« immigrants », « natifs », « Marocains », « Sénégalais », « musulmans », « autochtones », « gitans », etc.) les personnes et les groupes liés au territoire local participent d’un même processus commun et le font à partir de leurs rôles partagés de voisins et de citoyens.

À ces rôles communs et généraux il est possible d’en ajouter d’autres, en particulier quand le secteur de travail est sectoriel : ainsi, les voisins participent en tant qu’entrepreneurs ou commerçants ou autonomes (dans les espaces économiques), en tant que pères et mères (dans les espaces éducatifs), en que personnel des services de santé ou patients (dans les espaces de services de santé), etc. Ils participent à un processus (commun) et aux espaces de relation ou aux activités communes (« principe d’interaction positive ». Et ils le font sur un plan de parité, du moins relative, avec la plus grande égalité de dialogue qui puisse être atteinte (« principe d’égalité ») ; et dans la mesure du possible – cela le devient dans la praxis –, en essayant de contribuer à l’action ou à l’initiative commune à partir de leur propre diversité (« principe de différence »).

La lente configuration de la stratégie d’intervention

La stratégie d’intervention a été élaborée tout au long du processus. Ce qui a été fait de manière dialectique dans la première étape (les 17 premiers quartiers, de septembre 2010 à août 2013) a servi afin d’orienter – pas de manière mécanique, mais créative – l’action dans les 23 territoires incorporés lors de l’agrandissement du Projet en 2014. Cette stratégie implique de mettre progressivement l’accent sur, et d’« accumuler » dans le temps et en spirale : 1) l’établissement de relations ; 2) l’acquisition de connaissances partagées ; 3) l’accord d’une programmation communautaire ; 4) la phase d’organisation et développement (organisation de ce qui existe et développement de ce qui est innovateur) ; et 5) la phase de durabilité et transfert du processus et du modèle d’intervention.

Nous ne pouvons détailler ici les éléments de cette stratégie – nous renvoyons pour cela à l’ouvrage cité –, mais nous pouvons par contre indiquer comment l’approche interculturaliste y est appliquée. L’accent est mis sur l’inter et non seulement sur le multi, tout comme sur le principe d’interaction positive en conformité avec l’établissement croissant de relations et l’effort pour dépasser sur le territoire ce que nous nommons l’« endogamie relationnelle » ou la prévalence du fait que chacun entre en relation seulement avec ses pairs ou ses égaux (ce que nous avons observé pour la première fois dans une étude longitudinale du quartier Lavapiés). Nous en arrivons encore une fois à l’évaluation de Cantle (2005) sur les vies parallèles. Nous appliquons le concept et la suggestion de Lederach (2015 : 8) de générer des relations, des dialogues et des espaces improbables, et nous constatons dans la pratique le caractère transformateur de la génération de ces espaces.

Lors de la phase de connaissance partagée, les produits principaux sont la monographie communautaire et le diagnostic participatif, réunissant les différentes visions fragmentées de la réalité locale en une seule vision globale et partagée par l’ensemble des acteurs du territoire, ce qui est une concrétion de l’accent mis sur le « comment » déjà établi. Cet accord entre différentes parties acquiert son importance maximale lors de la phase de Programmation communautaire interculturelle, soit l’ensemble des délibérations et des décisions sur les priorités à aborder par les trois parties prenantes. Monographie, diagnostic et programmation ne sont pas seulement des jalons et des produits nécessaires au processus communautaire, mais aussi des opportunités et des scénarios de relations entre responsables, professionnels et citoyens.

En même temps qu’est maintenu le travail de facilitation des relations – avec la consolidation et le développement des espaces techniques, institutionnels et sociaux –, et en même temps que les monographie, diagnostic et programmation sont actualisés, l’accent est mis sur la cohérence et la synergie des différentes initiatives en marche dans la localité, ainsi que sur la promotion de nouveaux projets sur des thématiques non couvertes mais déjà identifiées dans la programmation convenue.

Arrivés à ce point, les composantes de transfert et de durabilité du processus s’ouvrent. L’approche interculturaliste a une incidence tout autant sur le transfert que sur la durabilité, et elle le fait par son accent mis – en accord avec les autres catégories centrales – sur : 1) l’unité dans la diversité ; 2) l’intérêt général et le bien commun local ; et 3) l’identité et l’appartenance locale et partagée par tous ou par la majorité des citoyens et citoyennes, avec une indépendance des identités et appartenances propres (qui sont, nous insistons, reconnues, respectées, valorisées et, plus difficilement, mises à profit pour bénéficier aux projets communs).

Complexité, dimensions et participation

Les principes, notions et axes de l’approche exposée aident à développer des dimensions transversales du Projet, comme celles relatives à la participation, l’information, l’organisation communautaire, la connaissance, la formation et l’évaluation. Du fait des limites de l’espace disponible, nous nous concentrerons sur l’échantillon de la question participative[20].

Le principe d’égalité incite à atteindre deux objectifs importants. Premièrement, que tous puissent accéder aux espaces de participation dans des conditions d’égalité ; dans le cas des immigrants et des personnes appartenant à des minorités ethniques, cela exige des activités d’action affirmative afin de surmonter les barrières qui rendent difficile ou empêchent directement cette participation. Il est question, selon les cas et les collectivités, de barrières communicationnelles (manque d’information ou information inadéquate), psychologiques (peurs, manque d’estime de soi), juridiques (insécurité, méconnaissance des droits et obligations), politiques (inexistence du droit de vote dans les élections locales), de genre, ou encore linguistiques et religieuses. Si l’accès égalitaire est atteint, l’autre défi est celui de la configuration des espaces de relation et de dialogue de telle sorte qu’il soit possible de participer sur un pied d’égalité, avec le même droit de parole (horaires, ordre du jour, rythmes, langues).

Si nous appliquons le deuxième principe de l’interculturalisme comme nous l’entendons, c’est-à-dire le principe de différence, à la dimension participative, nous mettrons l’accent non seulement sur le respect de l’Autre dans les espaces de relation, mais aussi sur la mise à profit de son bagage différencié. Par exemple, il est possible de mettre à profit la longue et intense expérience de mobilisation citoyenne et politique que beaucoup de migrants ont précédemment exercée dans leur pays d’origine.

Finalement, si nous appliquons le troisième, et le plus authentique, principe de l’approche interculturelle à la théorie et à la pratique de la participation communautaire, nous mettons l’accent sur le soutien de l’interaction positive dans les espaces de participation de toutes les parties impliquées et, en particulier, entre les parties ethnoculturellement différenciées.

Synthèse sur l’application de l’approche et sur la dialectique théorie/pratique

Validation et potentiel de l’approche interculturaliste

Nous avons exposé comment l’approche interculturaliste de départ (fruit d’un long processus de recherche et d’action participative préalable) est validée, appliquée et développée dans les différents aspects du Projet ICI. Cette approche interculturaliste est présente dans les fins ultimes du Projet, qui ne sont autres que de promouvoir le vivre-ensemble citoyen et interculturel et de valider une voie de gestion positive de la diversité qui soit efficace, efficiente, transférable et durable. Cette approche fait aussi partie du cadre conceptuel apportant la catégorie critique d’interculturalisme, qui se différencie du multiculturalisme. Elle se différencie parce que sa méthodologie allie l’intervention communautaire et la médiation interculturelle, et parce que l’apprentissage et le développement de compétences interculturelles de la part des acteurs institutionnels et sociaux sont pertinents dans son application.

Nous avons également montré comment l’approche interculturaliste exposée confère de la substance à la stratégie d’intervention du Projet par sa focalisation sur le relationnel, la connaissance partagée et la programmation convenue, tous aspects où l’accent sur le commun et la participation de tous les acteurs ethnoculturellement différenciés sont importants et nécessaires. Dans les aspects plus opératifs, les trois principes de l’approche interculturaliste sont présents dans la conception, l’exécution et l’évaluation des trois lignes d’action spécifiques du Projet et, non sans difficultés et limitations, dans l’ensemble des activités à travers la Grille de catégories et la Matrice d’indicateurs. De manière synthétique, les principes, notions et axes de l’approche exposée aident à développer les différentes dimensions qui structurent le Projet et le processus communautaire (connaissance, information, organisation, formation, évaluation…). Enfin, nous avons détaillé comment l’approche est appliquée à la dimension participative.

Articulation dialectique entre théorie et pratique

La relation entre théorie et pratique n’est pas unidirectionnelle – la théorie est appliquée – mais bidirectionnelle et dialectique. La praxis interculturaliste – avec, nous insistons, toutes ses limites et erreurs – qui est mise en oeuvre par les équipes locales et centrales et, surtout, par les participants et protagonistes des processus communautaires locaux, permet l’adaptation et le développement de cette approche. Après sept années de projet, l’approche interculturaliste s’est maintenant ajustée, développée et enrichie d’idées, d’arguments et d’indicateurs ; et, surtout, elle possède un haut degré de validation dans la pratique. Finalement, cette praxis permet de re-théoriser différentes questions comme celles, par exemple, de l’utilisation de la culture par les acteurs ou de la nécessité de repenser les schémas participatifs, bien que cela constitue des thèmes pour un autre article.