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Les politiques de conservation se sont imposées au niveau global depuis le sommet de la terre de Rio en 1992, et elles ont depuis prôné un modèle de gestion décentralisée de la nature. Tout en renforçant le rôle des États dans l’entretien de la biodiversité, les organisations globales (organismes multilatéraux et groupes de pression internationaux) ont tenté de promouvoir des politiques décentralisées de gestion des espaces exceptionnels et de leurs ressources naturelles. Puis, avec le sommet du développement durable de Johannesburg en 2002, les espaces dédiés à la protection de la nature se sont progressivement ouverts, afin de davantage tenir compte à la fois de l’étendue des réseaux écologiques, mais également des dynamiques socioéconomiques dans et autour de ces espaces. C’est dans ce contexte que se sont développées les Aires marines protégées (AMP), instrument spatial de conservation du milieu marin. Cet instrument s’appuie sur un zonage chargé d’établir des zones d’exploitation et de protection intégrale – discriminant ainsi les usages en vigueur –, ces deux zones étant séparées par une zone tampon[1].

Malgré le caractère parfois participatif de l’élaboration des plans de gestion et des mesures de zonage, les Aires marines protégées sont rarement des exemples de mise en oeuvre réussie d’une gouvernance décentralisée des ressources naturelles. On en veut pour preuve les conflits récurrents entre les organes de gestion et les différents groupes sociaux (Van Thilbeurg 2007). En tant qu’héritières des logiques topographiques de l’État, les AMP peinent, au même titre que leurs devancières terrestres[2], à s’adapter aux contextes socioéconomiques, voire écologiques, locaux[3], et engendrent souvent des inégalités[4]. Malgré l’objectif avoué d’une gestion décentralisée, les AMP d’Afrique de l’Ouest, regroupées au sein d’un réseau régional[5], s’intègrent peu aux modalités locales d’exploitation des ressources, et notamment à la diversité et à la complexité des usages locaux, amputant du même coup la maîtrise du territoire de leurs résidents (Dahou et al. 2004). Nous illustrerons ce paradoxe dans le cas de l’Aire marine protégée du delta du Saloum au Sénégal, à partir d’une étude anthropologique multi-située[6] et selon une perspective d’analyse de la conservation marine en termes d’écologie politique (Basset et Zimerer 2003).

La Réserve de biosphère du delta du Saloum (RBDS) englobe la partie continentale de la région de Fatick, jusqu’à la frontière gambienne et les îles du Gandoul – partie située au Nord du Diombos – et du Niombato – partie située au Sud du Diombos – (voir carte). La RBDS, créée en 1976, est peuplée de 120 000 habitants pour une superficie de 234 000 ha. Ce constat est révélateur de l’intensité de l’exploitation des ressources naturelles dans la mesure où l’urbanisation y est très faible. Il en découle une grande mobilité liée à des activités annuelles ou saisonnières, menées depuis des décennies au sein de cette interface entre terre et mer. Les populations dites autochtones appartiennent aux groupes sereer peuplant les îles du Gandoul et mandingues résidant dans les îles du Niombato (Pélissier 1966). Des migrations plus récentes ont contribué à un peuplement wolof pour la culture arachidière dans la partie continentale et lébou pour la pêche le long du littoral. Le delta a aussi attiré des populations pour la pêche à la crevette, principalement des Halpulaaren (Suubalbe de la Moyenne vallée du fleuve Sénégal), ou pour la transformation des produits de la mer, à l’image des fumeurs de poisson guinéens.

La dissémination des groupes à toute la RBDS se traduit par une forte pression sur les ressources halieutiques (poisson, mollusques, coquillages). Cette diversité de groupes et de modalités d’exploitation du delta du Saloum stimule la compétition pour l’appropriation des ressources naturelles renouvelables (Cormier-Salem 2003). L’évolution, la différenciation et la dérégulation des modes d’accès aux espaces et aux ressources complexifient l’instauration de modes de gouvernance durable de cet espace exceptionnel. Au cours des vingt dernières années, le processus de décentralisation de la gestion des ressources naturelles, plus récemment encouragé par l’action des ONG naturalistes diffusant l’instrument spatial AMP dans le delta du Saloum, n’a paradoxalement pas favorisé l’émergence de règles adaptées à la diversité des territoires et à la multiplicité des modalités locales d’exploitation des ressources marines.

Colonisation halieutique dans le delta du Saloum

Colonisation halieutique dans le delta du Saloum

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Évolution, différenciation et dérégulation de l’accès aux espaces et aux ressources

Aujourd’hui, les modes d’accès aux espaces terrestres ou aquatiques (fluviaux, estuariens ou maritimes) connaissent une évolution liée à l’accroissement démographique et aux changements environnementaux.

L’évolution des terroirs villageois

L’évolution des terroirs est indéniable dans certains villages de la partie occidentale et correspond à des changements environnementaux liés aux cycles de sécheresse. Les terroirs villageois de cette région ont intégré des zones de culture éloignées du village et sur lesquelles étaient érigés des campements saisonniers. Certains d’entre eux sont devenus des lieux d’habitation permanents, surtout au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle avec la croissance démographique et la saturation subséquente des espaces agricoles (Van Chi Bonnardel 1977). Ainsi, jusqu’au début des années soixante-dix, les activités agricoles se pratiquaient essentiellement sur des sites éloignés du village aux abords des grands bolons (chenal au sein des mangroves) où s’effectuaient également des campagnes de pêche. Dionewar possédait des terres agricoles au-delà du bolon situé au nord-est du village : champs de Djisanor sur l’île au nord du village, mis en valeur pendant la période hivernale ; et des terres situées sur le territoire de Djimsam, sur le Saloum en face du bolon menant à Ndangane. Mais ces terres sont aujourd’hui en friche, à la suite de l’abandon progressif des activités agricoles. En revanche, les terres agricoles situées dans les forêts jouxtant le village sont encore mises en valeur.

Avec la croissance démographique, les campements se sont beaucoup peuplés dans les îles du Gandoul. Ce phénomène se vérifie aussi dans les îles mandingues du Niombato – les territoires des villages de Bétenti et Bossinkang intègrent des zones de culture et des campements éloignés du village. Le territoire de Bétenti est relativement étendu ; les champs sont effectivement situés sur des territoires à distance du village, car ils ont pour la plupart été acquis par le défrichement de certaines zones dans la forêt classée qui s’étend entre Bossinkang et Toubakouta. Ce vaste territoire comprend des enclaves où se sont installés des gens originaires de Bétenti. Ces terres sont devenues des campements occupés pour la culture des champs au cours de l’hivernage ; pendant cette période, les paysans pratiquent aussi la pêche dans les bolons. Il s’agit de petits campements faiblement peuplés, dont le nombre des occupants croît en fonction des périodes d’activité. D’autres campements sont occupés au nord du village, sur le territoire qui s’étend au-delà du bolon Soukouto.

Le déficit pluviométrique au cours des trente dernières années a toutefois apporté une transformation de la mise en valeur des terroirs villageois. D’une manière générale, la plupart de ces campements destinés à l’agriculture sont beaucoup moins fréquentés, ou sont occupés pour les campagnes de pêche. Les populations préfèrent intensifier leur effort de pêche du fait de l’incertitude liée à l’activité agricole.

Une colonisation halieutique conflictuelle

En revanche, l’augmentation de la capacité de pêche dans les différents villages a induit une exploitation de l’ensemble du delta grâce au peuplement saisonnier ou permanent de nombreux campements situés sur les différentes îles. Elle est aussi valable pour les pêcheurs allochtones, principalement lébous ou suubalbe, qui en bénéficient également : l’immigration dans les lieux de débarquement du delta (Djiffer, Foundiougne, Missirah, Ndangane) s’est de ce fait accrue. Il s’ensuit une colonisation plus ou moins prononcée selon les espaces deltaïques considérés : îles du Niombato, îles du Gandoul, embouchures estuariennes, chenaux principaux des fleuves.

Dans les îles du Niombato, la pêche se pratique dans les bolons proches du village et en mer quand il existe une façade maritime comme à Bétenti. Une large partie du village de Bétenti exploite cette zone, qui offre un terrain propice aux activités de pêche ou de ramassage de coquillages qui ne nécessitent pas de matériel à moteur ; les pirogues motorisées qui évoluent plus au large s’avèrent moins nombreuses que dans les villages sereer. Les huîtres sont recueillies dans les bolons proches de Bétenti, les campements n’étant fréquentés que de manière intermittente. À Bossinkang, les bolons exploités se trouvent aussi à proximité du village. Certains pêcheurs s’installent pendant une période donnée dans des campements au sud du village pour pêcher le mulet et le transformer sur place. Les huîtres sont pour leur part surtout collectées dans les affluents du bolon Soukouto ou dans ceux situés au sud, même si les bolons à l’est du village en direction de Missirah sont aussi exploités. Les coquillages sont ramassés par les habitants de Bétenti et ceux de Bossinkang, dans les bolons les plus proches de l’embouchure du Soukouto, ou sur les bancs de sable localisés le long de la façade maritime. Même si certains sites au sud, près de Bétenti, sont fréquentés, ceux situés au nord du bolon Soukouto le sont davantage encore. Certaines passes très prisées dans le Diombos sont exploitées conjointement avec les villageois de Bétenti, voire avec des habitants du Gandoul.

Dans les îles du Gandoul, les pêcheurs Sereer Niominka s’installent dans de nombreux campements disséminés entre le Saloum et le Diombos et s’intègrent même au village de Bétenti ou à ceux du Bandiala. Ainsi, une grande partie de la population des villages du Gandoul pêche sur un territoire très étendu et y rencontre, en particulier dans les estuaires du Saloum et du Diombos, les pêcheurs lébous, qu’elle stigmatise. À l’exemple de Bassoul, les pêcheurs peuplent tout au long de la saison sèche de nombreux campements où sont pratiquées les activités liées à la pêche et au ramassage de coquillages. La transformation des produits y est faite sur place, et nombre de résidents des campements acheminent leurs produits vers les marchés hebdomadaires pour la commercialisation. Les campements les plus fréquentés sont ceux situés dans les bolons rejoignant le Diombos au sud de Bassoul, même si certains se trouvent au Nord, aux abords du bolon qui mène à Ndangane. Les principaux campements saisonniers de Bassoul sont Diofandor, Bakhalou, Gouk, Diogaye et, dans une moindre mesure, Gofoura. Ainsi, les campements saisonniers les plus proches du village ne sont pas très peuplés, même si on y exploite les huîtres et le mulet tout au long de la saison sèche.

Néanmoins, la pêche est pratiquée de manière beaucoup plus intensive au niveau des embouchures estuariennes du Saloum, du Diomboss et du Bandiala. Les villageois de l’ensemble de la zone fréquentent ces sites tout au long de l’année et se retrouvent souvent dans les mêmes lieux aux mêmes moments. On y pratique aussi bien la pêche plus capitalistique de la communauté lébou de Djiffer et des communautés sereer, que la pêche moins capitalistique des communautés mandingues. Les Lébous, pêcheurs allochtones installés à Djiffer, posent leur filet fixe dans ces estuaires, tandis que les Sérères-NiominkasSereer Niominka y déploient leurs grands engins de pêche – filets dérivants et filets encerclants. Les petits filets fixes sont aussi largement utilisés dans cet espace par des pêcheurs mandingues ou niominka. Ces zones se caractérisent par une concentration très importante des différents types de pêche (Bousso 1996) et des diverses communautés, ce qui suscite des conflits d’appropriation de l’espace.

En ce qui concerne les chenaux principaux des fleuves, c’est le Diombos qui concentre l’effort de pêche le plus important. La collecte des coquillages est aussi pratiquée par toutes les populations du delta sur de nombreux sites ou campements saisonniers dans l’ensemble du Diombos. Le chenal du Saloum est également fortement exploité par les différentes communautés de pêcheurs, même si c’est dans une moindre mesure par rapport à celui du Diombos. Les pêcheurs, de Fayako à Djirnda en passant par Foundiougne, sont concernés au premier chef par la pêche à la crevette. Mais les pêcheurs du nord du delta ciblent également l’ethmalose avec les filets encerclants de Foundiougne à l’île de Sangomar. La pêche au filet fixe est pratiquée sur des sites relativement plus proches de Foundiougne. Les pêcheurs à la senne de plage se déplacent non seulement le long du Saloum jusqu’à Djiffer, mais aussi dans les bolons. Le Bandiala est visiblement beaucoup moins concerné par une pêche intensive. Ce phénomène s’explique sans doute par le manque d’équipement des villages mandingues, mais aussi par une moindre densité de population, même si les pêcheurs du nord du delta y déploient leurs activités de pêche.

Des modes d’accès aux espaces différenciées

La diversité des types d’exploitation a pour corolaire une multiplicité de modes d’appropriation de l’espace.

Les modalités d’accès aux espaces des pêcheurs Sereer Niominka du Gandoul reposent sur une colonisation de campements de pêche (Van Chi Bonnardel 1977). Si autrefois la migration était aussi bien liée aux activités agricoles qu’à l’exercice de la pêche, elle est aujourd’hui étroitement associée à l’exploitation halieutique : l’occupation des campements vise désormais exclusivement à cibler les zones de pêche où les ressources halieutiques sont plus abondantes que dans les sites d’habitation villageois. Cette modalité d’accès à l’espace halieutique deltaïque s’est accentuée avec la progression de la motorisation de la pêche piroguière, davantage dans les villages du Gandoul que dans ceux du Niombato. Aujourd’hui, le déploiement de l’exploitation à tout le delta concerne aussi bien la collecte des huîtres et des coquillages que la capture du poisson.

La modalité d’accès aux espaces halieutiques des pêcheurs des îles mandingues n’est pas celle d’une colonisation « lointaine » de campements de pêche. Il s’agit plutôt d’une colonisation proche. L’exploitation des bolons se fait dans un périmètre restreint, à proximité des villages, que ce soit pour la pêche au mulet ou l’extraction des huîtres. Ce sont les faibles moyens de production qui contraignent à une exploitation des sites les plus proches des lieux de résidence, car les pirogues motorisées ont plutôt tendance à exercer leur effort de pêche vers le littoral. Même si les villageois revendiquent des droits de propriété sur les lieux de pêche proches du village, il n’est pas rare qu’un même bolon soit exploité par des populations voisines de villages différents.

La modalité d’accès aux espaces halieutiques des pêcheurs allochtones, principalement lébous ou suubalbe, n’induit que marginalement une colonisation de campements temporaires. En effet, le niveau d’équipement des unités de pêche des Lébous, et en particulier leur motorisation relativement puissante, leur permet de faire des sorties d’une journée ou des campagnes de pêche relativement autonomes à partir des points de débarquement de Djiffer, Ndangane ou Missirah. Venant de Saint-Louis et surtout de la Petite Côte, ils sont de préférence installés à Djiffer pour pouvoir répartir leur effort de pêche entre l’océan et, dans une moindre mesure, l’estuaire. Quant aux pêcheurs de crevettes suubalbe originaires de la Moyenne vallée du fleuve Sénégal, ils migrent saisonnièrement dans le delta, à proximité des chenaux principaux, après leur campagne de pêche en Gambie.

L’absence de régulation de l’accès à la pêche maritime

La forte augmentation de la capacité de pêche s’est traduite non seulement par la colonisation des territoires aquatiques deltaïques, mais également par celle du littoral de la RBDS. Il s’ensuit une multiplication des conflits entre les différents types de pêche piroguière.

La majorité des conflits qui se déclarent sur le littoral proche concernent des piroguiers dont les modes de pêche sont antagoniques, plus particulièrement les utilisateurs de filets dérivants qu’utilisent les Sereer Niominka, et les utilisateurs de filets dormants, les Lébou. Ces différents filets sont utilisés sur les mêmes zones de pêche, au large et dans les embouchures, alors qu’ils correspondent à des techniques difficilement compatibles. Un autre type de conflit met aux prises les pêcheurs lébous (qui placent leurs filets fixes le long de la côte) et les pêcheurs à la senne de plage (qui se déplacent sur le rivage entre Djiffer et l’Île aux oiseaux). Selon ces derniers, les filets fixes agissent comme des filtres qui limitent les prises au niveau des estuaires. Ces conflits révèlent un chevauchement de différents types de pêche sur les mêmes espaces estuariens. La localisation géographique originelle des pêcheurs a peu d’influence sur le choix des sites de pêche, qui dépend de l’intensité capitalistique de l’unité de pêche.

Dans les sites comme Djiffer ou Dionewar, la pêche s’étend aussi bien dans les estuaires, principalement dans le Saloum, et dans une moindre mesure dans le Diombos, que sur tout le littoral de Djiffer à la Gambie. Quant à l’effort de pêche des ressortissants de Bassoul, il est particulièrement intense en mer étant donné la très forte intensité capitalistique des unités de pêche du village. Leurs pirogues effectuent généralement leurs marées à partir de Joal, de Bétenti, voire de Missirah. Ils passent une bonne partie de l’année installés entre Joal et Bétenti et nombres d’entre eux s’établissent dans les estuaires de Gambie et de Casamance, voire dans les îles Bijagos au large de Bissau (Dahou 2008).

En ce qui concerne Bétenti, la pêche motorisée couvre une zone allant de Mbour à la Gambie en incluant l’embouchure du Diombos et du Bandiala. Les piroguiers de Bétenti sont cependant assez nombreux à se rendre en Gambie pour une campagne. Les pirogues effectuant des « marées » (trois à sept jours en haute mer), au large de la Gambie ou de la Casamance, sont en nombre restreint. De la même manière, dans le village voisin de Bossinkang la pêche s’exerce assez peu dans les bolons proches, même pour les captures effectuées au moyen du filet fixe, les pêcheurs pouvant parcourir d’assez longues distances à la rame. Leur territoire de pêche s’étire ainsi sur une bande assez large partant de la pointe de Sangomar et Fandiong, en passant par les îles au large de Bétenti, jusqu’au littoral gambien.

Territorialisation multilocale et dérégulation de l’accès aux espaces deltaïques

Si l’on en juge par les pérégrinations des populations de la Réserve de biosphère du delta du Saloum et la recrudescence des populations allochtones dans l’exploitation des ressources naturelles dans cette région, on assiste depuis quelques années à une redéfinition du territoire de pêche. Ces déplacements sont principalement guidés par deux stratégies : suivre les migrations du poisson et rechercher les sites d’intégration des différents segments de la filière (de la capture jusqu’à la commercialisation en passant par la transformation) où les possibilités de valorisation des captures sont les meilleures. Cela stimule des migrations jusque vers la Gambie ou la Guinée Bissau.

Cette territorialisation multilocale des activités traduit avant tout une extraordinaire capacité de la pêche piroguière à faire progresser ses techniques et à intensifier son effort de pêche, y compris en se déplaçant de plus en plus loin (Chauveau 1992). Depuis le début des années quatre-vingt, la pêche piroguière a connu un essor très rapide qui s’est traduit par une expansion territoriale sans précédent. Le contexte juridique et institutionnel n’a d’ailleurs pas été sans effet sur ces dynamiques migratoires puisque la loi sur le domaine national[7], atténue la logique de terroir dans les activités liées à la pêche.

Les territoires halieutiques des villages semblent avoir été radicalement transformés depuis l’instauration de la loi sur le domaine national qui a fait de l’espace maritime la propriété de l’État. Depuis, les villageois ne disposent plus d’un territoire de pêche sur lequel ils puissent exercer un droit exclusif. S’ils continuent à pêcher sur des sites privilégiés, ils le font au même titre que d’autres pêcheurs provenant des villages voisins. La gestion territoriale de la pêche a échappé aux villageois, qui revendiquent actuellement le droit de redéfinir l’accès aux territoires estuariens. Les chevauchements actuels des territoires de pêche issus de la diversité des pratiques et des groupes sociaux ne se traduisent pas encore par des conflits sérieux, mais nécessitent un besoin urgent de régulation, si l’on considère l’intensité des prélèvements sur le milieu naturel qu’ils induisent.

Les difficultés de régulation de l’accès face à la pluralité des normes

Face à l’intensification de l’exploitation des ressources naturelles renouvelables, un certain nombre de modes de régulation de l’accès aux espaces et aux ressources a vu le jour dans la Réserve. Si les lois de décentralisation ont concédé des compétences aux collectivités locales en matière de gestion des ressources naturelles, l’activisme des ONG naturalistes pousse les élus locaux à s’approprier ces dispositifs pourtant bien incomplets (concession d’un pouvoir de formulation des règles sans dévolution des fonctions de contrôle, ni des prérogatives fiscales)[8]. Les mesures décentralisées de conservation reposant essentiellement sur des restrictions spatiales, elles peinent à s’ancrer aux logiques territoriales d’exploitation parce qu’elles sont mises en oeuvre dans une situation de concurrence entre de nombreuses institutions locales.

Les régulations de l’accès des pouvoirs publics

La primauté des restrictions émane du département des Pêches maritimes (DPM), dont le rôle est de contrôler cette activité. Le pouvoir conféré à cette administration dans la régulation de la pêche est fondé sur la loi sur le domaine national qui consacre le domaine maritime comme une propriété de l’État et en délègue la gestion locale aux services déconcentrés. S’appuyant sur le Code de la pêche maritime, dont les modes d’application ont été fixés par le décret n° 98-498, les services des pêches de la Région de Fatick sont dotés de prérogatives de contrôle du respect de la loi dans différents domaines : respect des zones de pêche dévolues à la pêche industrielle et à la pêche artisanale ; contrôle de la salubrité des débarquements ; contrôle de la taille des poissons pêchés et des filets de pêche utilisés. Ainsi, pour les mailles des filets, les tailles minimales autorisées varient entre 24 et 100 mm selon les engins, et les filets non dégradables sont strictement prohibés. Néanmoins, les services des pêches ne semblent pas assez pourvus en ressources humaines et en matériel pour mener à bien l’ensemble de leurs missions. L’observation des multiples points de débarquement tend ainsi à être plus ponctuelle que régulière. Le contrôle de la taille des poissons, des types de filets employés et de la taille de leurs mailles est également occasionnel.

À l’ensemble de ces tâches s’ajoute celle de réguler les conflits entre pêcheurs artisans, lesquels, dans un lieu comme Djiffer par exemple, sont très fréquents. Le service des pêches est censé arbitrer les conflits mineurs ou rédiger des procès verbaux destinés aux traitements des conflits au niveau judiciaire. Néanmoins, la récurrence des conflits dans cette zone de pêche a conduit le chef de poste à régler les conflits au niveau local en recourant à des arbitrages internes à la corporation des pêcheurs.

La multiplicité de ses missions limite considérablement l’efficacité du travail du service des pêches, ce qui se vérifie notamment sur la régulation de la pêche crevettière, dont l’objectif est de protéger les espèces juvéniles. Les restrictions se concrétisent par l’imposition d’une période autorisée et d’un maillage minimal. La période d’ouverture de la pêche à la crevette s’étale généralement de mai à septembre. Le service des pêches est l’unique autorité chargée de l’observation de la période d’interdiction. La période de fermeture n’est pas respectée sur les deux principaux sites de captures observés, Foundiougne et Bétenti : les mareyeurs qui exploitent le produit après séchage et n’ont pas de préoccupations liées à la taille des crevettes avouent ne connaître aucune rupture de stock durant la période de fermeture. D’une manière générale, la non-application de la réglementation est dénoncée par certains mareyeurs spécialisés dans le frais, qui valorisent mieux la production une fois qu’elle atteint une taille conséquente. Du côté des pêcheurs, bon nombre affirment pratiquer cette pêche de façon clandestine pendant la période de fermeture. Ils justifient leur attitude par le manque de moyens pour développer une activité alternative (la plupart pêchent à pied avec un équipement très rudimentaire). Ils écoulent les produits frais à leur retour au village, ou à des points de rencontre fixés à l’avance avec des mareyeurs qui vont ensuite les vendre sur les marchés de Dakar ou à des usines de transformation.

L’ensemble de ces problèmes met en évidence la faiblesse des moyens de contrôle, consécutivement aux mesures d’ajustement qui ont contraint l’administration des pêches à limiter son personnel. Prenant acte des difficultés de celle-ci à remplir ses obligations, l’Union mondiale pour la nature (UICN) a décidé d’appuyer les structures formées par les services des pêches au moment de l’ajustement, et qui ont par la suite périclité. Elle a encouragé les anciens comités de plage à se reformer pour faire respecter la réglementation en vigueur au sein de l’Aire maritime protégée du Saloum.

Les régulations de l’accès communautaire

Ces comités, créés en 2000, ont pour vocation de préserver l’ensemble des ressources naturelles du terroir. Chaque comité se compose de jeunes ressortissants du village, et s’avère doté de peu de moyens (une pirogue et un moteur) pour effectuer sa tâche de contrôle.

Leurs décisions ont porté sur la fermeture de sites à proximité de chaque village où a été formé un comité, afin de limiter les prises pendant les périodes de reproduction des espèces. La localisation des espaces concernés par la fermeture a été décidée par les comités de plage et les représentants des Communautés rurales (CR) – collectivités locales – à partir des connaissances empiriques locales. Les représentants villageois et les conseillers ruraux ont fermé un grand nombre de sites pendant toute la saison des pluies – en 2003, ils étaient au nombre de soixante-dix-sept, d’après les estimations des services des pêches.

À Dionewar, les modes de régulation de l’accès interdisent, durant toute la saison des pluies, le ramassage de coquillages ainsi que la pêche dans la passe située devant le village afin de ne pas nuire à la reproduction. Seule est autorisée la pêche des espèces à pied (le mulet et la carpe) pour des motifs alimentaires. L’interruption de la pêche à la crevette a également été mise en place. Ces restrictions se sont facilement imposées à une période où la pêche au poulpe en mer était lucrative. Pour ce qui est du ramassage des coquillages dans la passe devant Dionewar, la fermeture du site en face du village remonte à l’année précédente et a été reconduite, les femmes ayant constaté les effets bénéfiques du repos biologique sur la taille et l’abondance des coquillages. En ce qui concerne les autres villages du Gandoul, les divers sites de pêche sur le Diombos, censés être fermés par la Communauté rurale avec l’accord des villageois, ont continué à être exploités.

À Bétenti, l’application des périodes de fermeture de sites n’est pas du tout effective. Les restrictions initiées par les comités de plage en 2001 ne sont plus en vigueur du fait de leur non-respect. Lors de l’hivernage, la pêche avait été interdite du bolon Soukoto à l’Île aux oiseaux, seule la pêche au large de cette zone ou dans les bolons situés à l’Est du village demeurant autorisée. Entre 2001 et 2004, ces dispositions n’ont pas été respectées, notamment par les pêcheurs sans équipement motorisé – les plus nombreux – qui ne disposent pas d’alternative.

La régulation de l’accès aux espaces halieutiques a, dans sa grande majorité, consisté en la fermeture saisonnière de certains bolons. Les restrictions effectuées par les communautés villageoises le sont à l’initiative de l’UICN qui a ressuscité les comités de plage au cours de l’année 2000 pour protéger les zones de pêche les plus proches des lieux de résidence. Néanmoins, au regard du peu de respect des normes de gestion des ressources, les régulations mises en oeuvre par les populations locales s’avèrent un échec. Les comités de plage sont découragés, tantôt par le manque de moyens, tantôt par le manque de coordination avec les services des pêches. Dans ce contexte, une pêche multilocalisée ne peut être contrôlée à partir de régulations établies sur une base territoriale villageoise. Les sites les plus intensément exploités et les plus éloignés des différents villages du delta ont jusqu’à présent été épargnés par la tendance à la limitation de l’effort de pêche.

Les comités de plage des villages du Gandoul se plaignent davantage que ceux des villages du Niombato de l’impossibilité de réguler l’accès aux territoires de pêche. Ils soulèvent de nombreuses doléances au sujet des pratiques de pêche lébous, avec lesquelles ils entrent en conflit du fait de l’incompatibilité de leurs engins de pêche respectifs. Les revendications de fermeture totale de certaines zones sont sans cesse réaffirmées lors des rencontres avec les autorités, mais les pêcheurs du delta se heurtent à l’illégalité de ce type d’initiative. D’autant plus que dans les discours des pêcheurs autochtones règne une certaine confusion entre les enjeux relatifs au repos biologique et les velléités d’appropriation du territoire (Dahou et Ould Cheikh 2007), ce qui ne facilite pas les rapprochements avec les services des pêches. D’une manière générale, les villageois fustigent la loi sur le domaine national qui, selon eux, les a dépossédés du pouvoir de régulation de l’accès. Il est cependant difficile de voir ces doléances satisfaites quand les villages des îles ne s’entendent pas collectivement pour réguler l’accès : aucun site fréquenté en commun par les villages du Gandoul et du Niombato n’a jusqu’ici fait l’objet d’une fermeture.

En revanche, les réserves naturelles s’appuient sur l’autorité de l’État pour faire accepter ces sanctuaires aux populations. La fermeture définitive du bolon Bambouk a été décidée de manière conjointe par les habitants de Toubakouta et l’État, à la suite de l’établissement d’un projet de préservation de la faune et de la flore de l’Agence française de développement (AFD)[9]. La pêche est également interdite dans le bolon qui mène à Bakadadji pour des motifs de protection de la faune du Parc national du delta du Saloum. Bien que ces réserves soient gérées par des groupes différents, la Direction des parcs nationaux dans un cas, et les ressortissants de Toubakouta dans le second, la légitimité étatique qui est conférée à ces initiatives restreint de manière effective l’accès de certains bolons. Ce contraste avec les échecs des tentatives de fermeture des bolons par les comités de plage dans le cadre des mesures de repos biologique suscitées par l’UICN met en évidence la difficulté de mener à bien les initiatives de conservation sans un ancrage légal. Les services des pêches ont en effet vécu comme une concurrence une initiative qui s’est développée à leur marge, et ont systématiquement affirmé l’illégalité de telles mesures aux pêcheurs.

Il ne s’agit pas d’en conclure que le recours à la légitimité étatique est à même de régler les problèmes de gestion des ressources naturelles – d’autant plus qu’aucune mesure de compensation n’est venue prendre en charge les exclusions découlant des « enclosures » issues de ces réserves. Mais les conflits de compétences induisent une pluralité de normes, qui est instrumentalisée par les exploitants inscrits dans une concurrence prononcée sur l’appropriation des ressources. Les synergies entre autorités déconcentrées, collectivités locales et projets sont rares dans le secteur de la pêche, si l’on analyse ces velléités de fermeture de site. Tandis que les collectivités locales ne peuvent assumer de manière pleine leurs compétences en matière de régulation de l’accès, l’État ne reconnaît pas les initiatives de fermeture de sites – considérant les projets de conservation des ressources halieutiques comme une remise en cause de ses prérogatives – et leur oppose alors des arguments légalistes – les compétences des CR ne s’étendant pas encore complètement au domaine maritime.

Les contraintes de la régulation décentralisée de l’accès

Les principes de délégation des compétences dans le cadre général de la décentralisation de la gestion des espaces et des ressources manquent de cohérence et leur application s’avère difficile. Au-delà de la faible connaissance des textes, l’absence de systèmes de surveillance représente une contrainte majeure pour les CR dont l’objectif de réguler correctement l’accès aux espaces et aux ressources naturelles reste alors difficile à atteindre. Si les villageois ont la capacité d’établir un contrôle sur des sites proches, leur pouvoir de régulation de l’accès à l’échelle du delta demeure très limité, l’exploitation se déployant sur un territoire étendu. Des restrictions semblent avoir été effectives sur certains espaces à proximité des habitations, mais celles concernant des sites distants des lieux de résidence paraissent difficiles à concrétiser. S’il appartient aux CR de définir des règles d’accès, elles ne peuvent par contre pas contrôler la conformité des pratiques à ces règles : leurs moyens sont trop limités et leurs prérogatives insuffisamment précisées, même si la rhétorique de conservation croît considérablement avec l’arrivée des projets des ONG. Les restrictions établies restent peu appliquées et les rares expériences concrétisées ne portent pas sur les sites stratégiques.

C’est sur la pêche que se concentrent les efforts de régulation parce que les initiatives des pouvoirs publics dans ce secteur correspondent aux préoccupations des populations. Ainsi, les fermetures de sites ont-elles reflété la volonté des autorités de faire respecter le repos biologique ainsi que les préoccupations des villageois de freiner la pêche allochtone, malgré les difficultés d’application des règles de conservation. Mais il existe un déficit important de coordination entre les ONG, les communautés locales et les services déconcentrés de l’État dans la mise en oeuvre des modes de régulation de l’accès aux espaces et ressources halieutiques, en particulier entre services des pêches et comités de plage. L’incomplète décentralisation de la gestion du secteur halieutique accroît la concurrence entre ces organisations, ce qui tend à annihiler les régulations locales et stimule la concurrence entre usages. Les fermetures de sites de pêche ont vu le jour sans une concertation suffisante avec les services compétents. Cela n’a pas manqué d’engendrer des problèmes quant au respect des restrictions par les communautés de pêcheurs, étant donné l’absence de base légale pour appliquer les décisions des comités. Même dans les cas où la pêche allochtone représente un problème mineur, des conflits autour des fermetures de sites ne peuvent trouver de solution sans mécanismes d’arbitrage reconnus par les différentes institutions. L’absence de conciliation sur l’accès aux territoires de pêche conduit à une déconnexion des aménagements spatiaux vis-à-vis des pratiques d’appropriation des territoires halieutiques.

Les populations locales réclament une base légale de travail aux autorités déconcentrées pour accomplir leur mission. Elles tentent de sensibiliser les différents niveaux d’autorité afin que davantage de compétences leur soient octroyées dans le cadre de la loi sur le domaine national ; jusqu’à présent celle-ci ne leur concède aucune prérogative en matière de régulation de l’accès aux ressources sur le domaine maritime. L’organisation informelle des comités demande à être reconnue légalement pour contraindre l’accès à certaines zones, mais les autorités craignent une intensification des conflits d’appropriation des ressources et refusent de reconnaître ces initiatives.

Malgré la rhétorique participative, qui émaille les discours aussi bien des autorités de régulation des ressources naturelles que des différents projets établis dans la RBDS, la gestion locale des ressources naturelles peine à adapter les aménagements spatiaux à la diversité des stratégies d’exploitation. Ces difficultés proviennent du hiatus entre la loi sur le domaine national appliquée au milieu marin et les mesures prises par les collectivités territoriales, à la suite de l’intervention des ONG naturalistes. Ce hiatus freine la formulation des mesures de conservation à partir des pratiques locales.

Conclusion

L’intensification de l’exploitation des ressources naturelles dans la Réserve de biosphère du delta du Saloum s’accélère et menace le renouvellement des ressources halieutiques de l’écosystème fluvio-estuarien ou maritime. La dynamique de multilocalisation de l’activité, qui résulte de l’intensité capitalistique de la pêche des populations allochtones et autochtones du delta du Saloum, se traduit par un chevauchement des territoires d’activité, catalyseur de tensions, et par une pression accrue sur les milieux utilisés par une diversité de groupes à l’aide d’une pluralité de techniques. La multiplicité des modes d’exploitation et des acteurs plaide en faveur d’une régulation décentralisée de l’accès aux ressources et aux territoires.

La régulation décentralisée s’est appuyée sur la revivification des organisations villageoises dans le but de contrôler l’accès aux territoires de pêche. La reformulation des règles communautaires de gestion de l’espace, incitée par l’UICN, a été mise en oeuvre par les communautés villageoises en accord avec les collectivités locales. Depuis l’année 2000, la promotion d’une régulation basée sur une approche-terroir a considéré les comités de plage comme les émanations d’un pouvoir villageois s’exerçant sur un territoire circonscrit et exploité par ses seuls ressortissants. Or, cette démarche n’est pas en rupture avec la logique « topographique » de l’État, qui évince la diversité locale des savoir-faire, des modes d’accès et des organisations sociales au profit d’une organisation rationnelle de l’espace (Scott 1998). En suscitant un aménagement de l’espace centré sur la promotion d’un système de concession territoriale – selon le modèle des Territorial Use Rights of Fisheries (Cormier-Salem 2003) –, les ONG internationales ont plus attisé les conflits au sujet de l’accès aux ressources qu’elle n’ont promu la gestion durable de celles-ci[10]. La multilocalité et la diversité des formes d’exploitation locale ont été occultées par une démarche de régulation spatiale reposant sur une logique de terroir, d’une part – privilégiée par les géographes en Afrique de l’Ouest (Basset 2002) –, et par une logique administrative, d’autre part – les villages étant les unités administratives composant les CR –, et ce, au détriment d’une démarche pragmatique intégrant le territoire concret des acteurs.

Confrontés à la mobilité des ressources et des acteurs, les découpages de l’espace privilégiés se révèlent incapables de gouverner les chevauchements des modes d’exploitation et tendent à renforcer certains groupes au détriment d’autres, générant des conflits, voire des exclusions injustifiées. Il en découle un paradoxe : l’Aire maritime protégée, outil spatial et décentralisé de la conservation, ne parvient pas à s’adapter au caractère dynamique des territoires d’exploitation locaux. Le problème procède de l’application d’une logique « topographique » à la régulation de l’accès à une ressource halieutique par essence mobile, et dont l’exploitation s’appuie sur des pratiques migratoires. Le flux global de gouvernance du territoire, incarné par la diffusion de l’outil AMP, est façonné par les interactions locales entre des réseaux écologiques et des réseaux sociaux – les AMP constituant des « hybrides » au sens de Latour (2005). Ces interactions sont influencées différemment par les pouvoirs des divers acteurs : exploitants, élus locaux, chefferies villageoises, agents des services déconcentrés et personnels d’ONG ne disposent pas des mêmes capacités d’action. Malgré son caractère décentralisé, le transfert de cet outil de gestion spatiale de la nature n’échappe pas aux rapports de pouvoir, qui, en dernière instance donnent leur dimension aux échelles de décision et de gestion du territoire socionaturel (Swyngedouw 1999). Les incohérences qui résultent de l’appropriation locale de l’AMP entravent l’incorporation de la complexité inhérente à une pluralité de modalités d’exploitation et de ressources.

La décentralisation de la gestion de la nature n’est jamais que le résultat d’une gouvernance locale, procédant de différents intérêts, et imprimant, dans le cas étudié, un caractère fixiste à la gestion des dynamiques spatiales des ressources et des usages. Ainsi, la construction des politiques environnementales au niveau local est tributaire de négociations entre les « sujets » – maritimes et sociaux – des politiques publiques (Dahou 2009), mais également entre les « sujets » et leurs gestionnaires (Agrawal 2005). D’un côté les ONG cherchent à contourner les administrations dans la mesure où elles considèrent que l’État et ses services déconcentrés encouragent les situations de libre accès aux ressources. D’un autre côté, l’État et ses services déconcentrés appréhendent les initiatives de régulation des communautés locales comme une remise en cause de leurs prérogatives. Enfin, les communautés locales tentent de tirer profit de cette complexification pour renforcer l’autochtonisation de la gestion de la Réserve de biosphère du delta du Saloum. L’occultation de cette micro- et mésopolitique[11] explique sans doute les difficultés des approches conservatoires – définies dans les sphères globales – à intégrer les dynamiques d’exploitation du niveau local.