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Cet ouvrage collectif codirigé par Laurent Vidal (anthropologue et directeur de recherche à l’IRD) et Christopher Kuaban (professeur de médecine et chercheur en santé publique à Yaoundé) est le résultat d’un projet de recherche de trois années financé par l’ANRS (projet n° 12155) de 2007 à 2010. « Le présent ouvrage est la traduction en acte de la volonté d’une équipe multidisciplinaire d’anthropologues, d’historiens, d’économistes et de spécialistes de santé publique d’appréhender le lien entre sida et tuberculose comme une question sociale et non uniquement médicale » (p. 330). Pour ce faire, une équipe multidisciplinaire a été mise en place avec des chercheurs travaillant aussi bien au Sénégal qu’au Cameroun et en France, avec un mélange de chercheurs expérimentés et de jeunes chercheurs doctorants et post-doctorants. Le point de départ est justifié par le souci de santé publique lié à la coinfection VIH/tuberculose : « une actualité médicale forte » (p. 23).

La méthodologie combine les regards historiques et anthropologiques sur deux contextes sociaux et nationaux : le Sénégal et le Cameroun ; un véritable défi en termes d’objets théoriques et même plus généralement de démarche. Trois objets d’études intéressent les auteurs et distinguent les parties de ce livre : les institutions (première partie), les professionnels (deuxième partie) et les sociétés (troisième partie, vraisemblablement[1]). Les trois parties suivent la même démarche, qui consiste à partir de la période coloniale pour aller vers la période contemporaine. La première s’intéresse tout d’abord à l’histoire coloniale et aux institutions ayant « construit » la lutte contre les maladies vénériennes et la tuberculose au Cameroun et au Sénégal (chap. 1 et 2). Le chapitre 3 est quant à lui consacré aux institutions récentes de lutte contre le sida et la tuberculose dans ces deux pays. La seconde partie, relative aux professionnels de santé, s’ouvre sur deux chapitres qui reviennent sur les acteurs et les structures de santé dans la prise en charge des maladies vénériennes et de la tuberculose. Le chapitre 5 s’intéresse plus particulièrement à la gratuité et aux représentations des maladies sociales en lui donnant une perspective historique, mais aussi en montrant ses effets discriminatoires dans le contexte des politiques de paiement des usagers. Les chapitres 6 et 7 précisent les pratiques de prise en charge de la coinfection, et comment cette prise en charge produit des effets sur les dynamiques professionnelles dans le système de santé : inclusion de non professionnels, possibilités de formation et, parfois, marginalisation de certaines professions. Enfin, la troisième partie, à partir du chapitre 9 on présume, traite des catégorisations historiques des malades et des vecteurs de maladies avec un passage très intéressant consacré à l’« incidence de la chimiothérapie sur la catégorisation des malades », faisant écho aux formes plus contemporaines de « citoyenneté thérapeutique »[2], importantes pour comprendre les effets sociaux des programmes internationaux de traitement. Le dixième analyse les effets sur la société en termes de stigmatisation et de banalisation, alors que le onzième fait le point sur les associations face aux institutions aussi bien au Sénégal qu’au Cameroun. Contrastant avec le caractère plus qualitatif de l’ouvrage, le dernier chapitre est une enquête quantitative « inédite dans le champ de la tuberculose et du VIH puisque plus de 1 200 patients tuberculeux et/ou séropositifs ont été interrogés sur leurs accès aux soins, leurs conditions de vie » (p. 23).

La structure de l’ouvrage entraîne des répétitions qui ne sont toutefois pas dommageables et qui permettent au lecteur de bien se familiariser avec les histoires médicales coloniales des deux pays, faisant ressortir certaines analogies entre le traitement colonial des maladies vénériennes et de la tuberculose, et les traitements contemporains de cette dernière et du sida. Ce lien n’est toutefois que rarement problématisé. Le titre de double peine se rapporte pour les auteurs à la fois aux deux maladies et à la peine des patients et des professionnels de la santé à surmonter la coinfection. Le problème de l’incorporation de ces maladies comme une peine et de leur traitement comme un jugement est remarquablement abordé dans les chapitres historiques. La perspective engagée[3] qui sous-tend l’ouvrage dans un dialogue entre sciences sociales et santé publique conduit toutefois à se demander si cette préoccupation actuelle de santé publique qui fait sienne le décloisonnement entre sida et tuberculose n’incite pas d’une certaine manière à une nouvelle verticalité « coinfection VIH/TB » sans poser à nouveau et plus largement la question du système de santé, ainsi que des choix profondément politiques qui mobilisent institutions et professionnels et façonnent de nouvelles manières de se présenter pour les patients.

Enfin, la richesse de cet ouvrage en constitue aussi une limite. Les nombreux contributeurs n’ont pas toujours la même vision théorique, ni la même visée. Les discussions entre historiens et anthropologues sont d’ailleurs évoquées. Mais la richesse et la qualité de ces différents regards historiques et anthropologiques sont assurément la double récompense du lecteur.