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Introduction

Le peuple sénoufo couvre un large territoire réparti entre plusieurs pays : Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Mali et Ghana. Le sous-groupe nyarafolo, au sein duquel ce travail de recherche a été réalisé en grande partie, est installé au nord de la Côte d’Ivoire, autour de la ville de Ferkéssédougou, dans une zone enclavée au coeur d’un paysage de savane. Du fait qu’ils vivent au sein d’une société rurale les Nyarafolo sont majoritairement agriculteurs et sédentaires.

Entre 1998 et 2006, je suis régulièrement venue habiter au sein d’un village nyarafolo[1], Fonikaha, afin de mener un travail de recherche sur la littérature orale de ce peuple. Dès le début de cette enquête, en partageant la vie des habitants de ce village de petite taille, j’ai été frappée par leurs discours : ils étaient ponctués d’évocations sur la souffrance. Au départ, il s’agissait de remarques spontanées exprimées en français sur le destin du peuple sénoufo. « Les Sénoufo sont nés pour la terre, nés pour souffrir », me disait-on, ou bien « Si tu nais Sénoufo, tu supporteras beaucoup ». Après plusieurs retours effectués en milieu rural sénoufo, alors que je me familiarisais avec la langue nyarafolo, je me suis aperçue de la prégnance d’une catégorie précise, furogo, qui renvoie à la notion de souffrance, dans les énoncés produits par mes interlocuteurs.

La signification de cette catégorie, furogo, est proche du sens que nous donnons au terme souffrance en français. Il s’agit d’un concept dont la signification oscille entre souffrance et fatigue. Selon les situations d’énonciation où cette notion paraît, ce terme peut renvoyer à une fatigue physique et/ou à une souffrance morale.

Ainsi, pour signifier qu’il se rend dans son champ, un cultivateur peut dire : « je vais cultiver dans mon champ », mais aussi : « je vais me fatiguer dans mon champ », en faisant appel au terme furogo. Les artisans, et particulièrement les forgerons, affirment que le travail du fer nécessite que l’homme sache supporter le forgeage, la chaleur, la fatigue/souffrance. Cette notion est également présente dans les discours qui évoquent les événements douloureux qui émaillent l’existence. D’un individu qui vit dans un profond dénuement, on peut dire : « il est dans la souffrance »[2]. Lorsqu’une maladie accable quelqu’un, la personne a la possibilité de s’en plaindre ainsi : « la maladie me fatigue/me fait souffrir »[3]. Lors des funérailles, on échange une salutation particulière avec la famille endeuillée : « je vous salue sur la souffrance »[4], expression que l’on pourrait également traduire par : « je vous salue pour la souffrance ».

Au-delà de ces discours quotidiens, on constate que la souffrance imprègne les chants, les contes et les proverbes. Cette notion irrigue l’ensemble des paroles métaphoriques issues de la littérature orale. Dans les récits historiques des anciens, elle apparaît comme une donnée incontournable de la mémoire collective. Elle est présente dans les répertoires de chants, féminins notamment, où elle se pose comme une notion qui imprègne discrètement toute destinée, de la naissance à la mort.

Les jeunes font particulièrement appel à furogo, la souffrance, pour décrire leur sentiment de marginalisation et d’invisibilité sociale dans la Côte d’Ivoire contemporaine. Cet éthos apparaît donc aussi comme le reflet d’une « souffrance sociale »[5] et d’une intériorisation de la violence politique au quotidien : en majorité cultivateurs ou ouvriers agricoles, les hommes et femmes que j’ai pu rencontrer lors de cette étude se dépeignent le plus souvent comme des individus socialement dévalorisés, « invisibles », « anonymes ». Leur position par rapport à l’État les amène à se considérer eux-mêmes comme appartenant à une frange dominée ou mineure de la société globale. Cette logique, intériorisée et incorporée, est de plus en plus conscientisée et exprimée.

De surcroît, la valorisation de la souffrance n’est pas repérable seulement dans les stratégies discursives. Elle est également inscrite dans les rapports sociaux : tout au long de son existence, un individu nyarafolo est confronté à des épreuves fondatrices qui lui imposent de savoir domestiquer ses sens et incorporer la douleur. Si les rites initiatiques sont à cet égard particulièrement marquants, d’autres pratiques qui apparaissent comme des épreuves implicites permettent aux hommes et aux femmes de cette société de supporter, de maîtriser ou de conjurer le malheur.

Durant mes séjours dans le nord de la Côte d’Ivoire, dans un village nyarafolo, j’ai pris acte de l’importance de cette notion de souffrance dans les discours – qu’il s’agisse de chants, d’autres genres appartenant à la littérature orale, d’entretiens, mais aussi de discussions plus informelles – et dans les pratiques – apprentissage du travail et attitudes de la vie quotidienne, épreuves et rituels d’endurcissement. La présence de cette notion valorisée, furogo, dans la vie sociale et la littérature orale m’a poussée à émettre l’hypothèse qu’il existe dans la société sénoufo un « éthos de souffrance ». Par éthos, je me réfère à un ordre normatif intériorisé qui régit les conduites[6]. Cette acception sociologique renvoie à la définition qu’en donne Pierre Bourdieu, et particulièrement à l’existence d’une dimension intériorisée et inconsciente de préceptes éthiques, laquelle contribue à former une :

[D]isposition générale et transposable qui, étant le produit de tout un apprentissage dominé par un type déterminé de régularités objectives, détermine les conduites « raisonnables » et « déraisonnables » pour tout agent soumis à ces régularités.

Bourdieu 2000 : 259

Travaillant sur la conception sénoufo de la souffrance, et particulièrement sur la souffrance discrète et ordinaire qui imprègne le quotidien des hommes et des femmes dans cette société, je me suis penchée sur les stratégies discursives des jeunes qui mobilisent la notion contextuelle de furogo afin de témoigner du sentiment de marginalisation lié à une « souffrance sociale ». Loin d’être de simples plaintes, ces discours portent en eux une forme de critique qu’il importe de déceler.

Cette contribution voudrait, après avoir posé les problèmes relatifs au choix d’un sujet aussi délicat en anthropologie et particulièrement au sujet de la société sénoufo, présenter et analyser les discours de ces jeunes nyarafolo qui font un usage social et politique de la souffrance, afin de proposer une réflexion plus large sur l’ethnoéthique. Il ne s’agit pas ici d’isoler les valeurs morales que les jeunes nyarafolo convoquent dans leurs discours mais de les replacer dans leur contexte social et politique d’émergence, et ainsi d’accéder à la dimension intersubjective de l’éthique, au sujet de laquelle Arthur Kleinman écrit : « D’un point de vue anthropologique, l’éthique en tant qu’expérience interpersonnelle est cruciale parce que les valeurs sont ancrées dans nos conditions sociales » (Kleinman 2006 : 165, ma traduction). Le cheminement sera le suivant : seront tout d’abord présentées les questions déontologiques que pose la construction d’un regard proprement anthropologique sur la souffrance et leur possible lien avec l’ethnoéthique en tant qu’elle transcende les identités locales et les principes moraux individuels (Kleinman 2006). Puis, j’évoquerai avec quelles précautions j’ai pu penser la question de l’existence d’un éthos de souffrance dans une société longtemps objectivée dans la littérature coloniale et postcoloniale comme l’essence même de la paysannerie endurante, fermée et conservatrice ; avant de montrer finalement en quoi les discours des jeunes nyarafolo, qui mobilisent la souffrance afin de décrire leur sentiment de marginalisation, permettent de penser l’articulation entre la description d’une souffrance circonscrite à un éthos culturel et la réflexion sur la nécessité pour l’anthropologie de s’acheminer vers une approche ethnoéthique.

La question de la souffrance en anthropologie : un sujet « suspect » ou valorisé?

Les sciences sociales semblent s’être constituées et autonomisées en prenant soin de différencier leur objet de celui de l’étude de la morale. La recherche d’une certaine reconnaissance institutionnelle a poussé les pères fondateurs de la discipline sociologique à écarter les phénomènes psychologiques de l’étude du monde social. Dans Les règles de la méthode sociologique, Durkheim définit les faits sociaux comme des choses en prenant soin de souligner qu’ils ne peuvent avoir l’individu pour substrat (Durkheim 1937 : 4). Les faits sociaux sont extérieurs à l’individu et s’imposent à lui par la contrainte :

Est fait social toute manière de faire, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure, ou bien encore, qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre, indépendante de ses manifestations individuelles.

Durkheim 1937 : 14

Tout au long de l’introduction de l’ouvrage qui définit dans ses grandes lignes la méthode sociologique, Durkheim bute sur la question embarrassante des états qui affectent l’individu :

Voilà ce que sont les phénomènes sociaux, débarrassés de tout élément étranger. Quant à leurs manifestations privées, elles ont bien quelque chose de social, puisqu’elles reproduisent en partie un modèle collectif ; mais chacune d’elle dépend aussi et pour une large part, de la constitution organico-psychique de l’individu, des circonstances particulières dans lesquelles il est placé. Elles ne sont donc pas des phénomènes proprement sociologiques. Elles tiennent à la fois aux deux règnes, on pourrait les appeler socio-psychiques. Elles intéressent le sociologue sans constituer la matière immédiate de la sociologie.

Durkheim 1937 : 10

Cette posture macrosociologique durkheimienne est par la suite nuancée par Mauss, qui établit avec prudence une passerelle entre le champ de l’anthropologie et celui de la psychologie, en montrant que ces deux démarches possèdent un objet d’étude commun, l’étude du symbolique (Mauss 2003 : 294). Ce faisant, Mauss élargit le champ de l’anthropologie à celui des représentations collectives dont il donne quelques exemples : « idées, concepts, catégories, sentiments collectifs et expressions figées des émotions et des sentiments » ou encore « rires, larmes, lamentations funéraires » (Mauss 2003 : 289).

Dans un ouvrage récent synthétisant des contributions diverses sur la place du corps et des affects au sein de la discipline anthropologique, l’anthropologue Alexandre Surrallès écrit à juste titre :

Reste à savoir pourquoi la dimension affective a été ignorée par l’anthropologie bien qu’elle possède des facultés si puissantes. Dans le répertoire des sujets qui intéressent les anthropologues, la rubrique des affects est en effet l’une des moins fournies. Sensations, émotions, sentiments ou affects, l’anthropologie les a généralement considérés comme relevant de la psychologie, des catégories asystématiques ou encore des objets indescriptibles. En dehors de l’école Culture et personnalité, il a fallu attendre les années 1980 pour que certains de ces traits deviennent un objet de recherche délibéré ; c’est le cas par exemple des émotions. Elles jouissent aujourd’hui d’une attention grandissante, en particulier aux États-Unis, et il existe un large éventail d’approches.

Surrallès 2004 : 59-60

De nos jours, la frontière entre l’analyse des faits sociaux globaux et celle des représentations individuelles les plus intimes s’estompe. Depuis l’éclatement des sciences sociales, issu de la période contemporaine, les thématiques relatives aux affects et aux émotions abondent au sein des travaux de chercheurs en anthropologie ou en sociologie, si bien que l’étude de la souffrance n’apparaît plus marginale et se pose presque comme un champ de recherche en soi, valorisé et valorisant. Françoise Héritier elle-même note qu’une nouvelle posture prenant en compte le corps et les affects s’étend à l’ensemble du champ des sciences sociales :

On constate avec intérêt à l’heure actuelle que, au moment même où anthropologues et ethnologues intègrent dans leurs analyses globales le corps pulsionnel et le système relationnel (corps et affects d’un côté, relation et structure de l’autre) et se posent la question de cette intégration sur le plan de la cognition, d’autres disciplines dans les sciences sociales travaillent dans le même sens.

Héritier et Xanthakou 2004 : 13

Longtemps négligée en anthropologie, la souffrance est donc en voie de devenir un objet légitime au sein de cette discipline. D’autres thématiques s’y fraient un chemin, que l’on peut « connecter » à cette notion de souffrance : le tragique, le désastre, la douleur… Séminaires, colloques et ouvrages participent à élaborer un regard proprement anthropologique sur ces questions.

Plusieurs études récentes font de la souffrance un angle d’attaque légitime pour aborder une société. Aux États-Unis, Arthur Kleinman, Veena Das présentent avec Margaret Lock au Canada une série de recherches sur le thème du Social Suffering. Leur approche pluridisciplinaire synthétise des contributions très diversifiées sur la souffrance liée à des situations de violence politique extrême. En définissant les individus qui ont vécu des situations de violence politique comme des « Social Sufferers », et pas comme des « patients » ou des « victimes », ces chercheurs évitent deux écueils : celui de la médicalisation de la souffrance, d’une part, qui va de pair avec une forme de psychologisation oblitérant les causes sociales du traumatisme, et celui de la victimisation, d’autre part, qui dénie aux individus leur capacité à agir sur leur histoire (Desjarlais et Kleinman 1994 : 57). Les notions de souffrance et de violence sont abordées, dans les travaux impulsés par le Social Suffering, dans leur dimension intersubjective, comme des questions sur lesquelles le monde social imprime sa marque (Das, Kleinman et Lock 1997 : xiii). Plutôt que de concentrer leurs recherches sur les aspects intimes et incommunicables de la douleur liée au traumatisme, les chercheurs du Social Suffering tentent de comprendre la dimension collective et complexe du traumatisme en le replaçant dans son contexte historique, social et politique d’émergence.

En France, Christophe Dejours a également étudié cette notion de souffrance sociale dans le contexte de la précarisation du monde du travail (Dejours 1998). Dans La misère du monde, Pierre Bourdieu (1993) avait auparavant coordonné une série de recherches sur les multiples douleurs inscrites dans le quotidien des français, générées par les inégalités sociales. Il montrait ainsi comment la souffrance ordinaire perdurait dans un pays qui avait depuis longtemps fait reculer la grande misère. Ces différentes perspectives anthropologiques ou sociologiques sur la souffrance témoignent de l’engouement que suscite un tel sujet au sein du vaste champ des sciences humaines.

Didier Fassin écrit à propos de cette présence insistante de la souffrance au sein des recherches anthropologiques récentes :

De même que la souffrance ne peut guère être mise en cause sous peine d’accusation de cynisme, de même les anthropologues qui l’étudient semblent aujourd’hui échapper à toute contestation.

Fassin 2004 : 29

Dans ce contexte, la description du monde social prend un tour « compassionnel » et la voix de l’anthropologue glisse vers la morale en ce qu’elle se destine, poursuit Fassin dans le même passage, à « décrire les afflictions des dominés ».

Mais cette mutation de la position du chercheur est-elle véritablement problématique? Ne peut-il pas devenir légitimement porte-parole d’une souffrance rendue invisible ou délibérément occultée? D’un côté, pour certains auteurs critiques face à une conception essentialiste de la « souffrance sociale » (Fassin 2004, par exemple), plutôt que de s’impliquer dans une anthropologie militante, il importe d’examiner ce que les systèmes sociaux identifient comme « souffrance » et d’étudier comment chaque société construit culturellement sa conception du tolérable et de l’intolérable, du supportable et de l’insupportable. D’un autre côté, pour les auteurs du Social Suffering, la dynamique de la souffrance extrême engendrant des bouleversements qui remettent en cause les fondements des sociétés, elle implique de ce fait d’indéniables positionnements politiques (Renault 2008 : 50). Cette posture trouve des échos chez certains anthropologues persuadés qu’on ne peut plus éluder la question de l’engagement éthique des chercheurs à l’heure où les travaux de ces derniers nourrissent une forme de « politique de la représentation » – pour le moins problématique – autour des notions de violence et de souffrance sociale (Scheper-Hugues 1995).

En toile de fond, on voit donc se dessiner une forme de débat opposant les tenants d’une approche constructiviste de la souffrance, qui peut déboucher soit sur une forme de relativisme (chaque société régit ses conceptions du supportable et de l’insupportable, l’anthropologue ne peut que décrire ces systèmes de représentation sans poser de jugement de valeur), soit sur une approche plus dynamique et impliquée, qui, sans céder pour autant à une idéologie universaliste globalisante, prend en compte la question politique transversale dans les diverses situations de souffrance sociale comme un véritable enjeu éthique. En effet, le risque de la première posture épistémologique n’est-il pas d’enfermer le chercheur dans une approche purement descriptive de la « souffrance socialement construite », glose aux accents morbides?

L’anthropologie soucieuse de bâtir une véritable ethnoéthique, au sens d’une éthique qui transcende les constructions culturelles de la souffrance, se fonde souvent sur des expériences extrêmes de violence politique, de guerre, de grande pauvreté, lesquelles se traduisent par des faits objectifs : un phénomène de chômage qui s’accroît, une famine qui s’étend ou se prolonge, des actes de violence, un nombre de morts précis, par exemple. Les expériences de terrain « extrêmes » provoquent souvent chez le chercheur une forme de « faillite » de la pensée et le poussent à s’engager (Pirinoli 2004). Ce sentiment a été le mien en Côte d’Ivoire. En effet, au coeur d’une guerre ou face à une situation de grande précarité, l’anthropologue peut-il décemment ou légitimement garder une position « descriptive » sans jamais s’interroger sur les fondements normatifs de l’éthique?

Cependant, dès lors que l’anthropologie veut sortir d’une sorte de « phénoménologie de la souffrance » pour s’acheminer vers une forme d’ethnoéthique, elle doit faire face à de nombreuses résistances : sur le plan académique tout d’abord, mais également dans la vie sociale et institutionnelle où subsiste un phénomène d’« invisibilisation » de la souffrance en vue de la reproduction des rapports de domination (Renault 2008). Ces questions ont traversé ma démarche de recherche sur la présence de la souffrance dans la littérature orale nyarafolo.

Étude de l’existence d’un « éthos de souffrance » dans la société sénoufo : précautions, concepts et contexte

La littérature anthropologique, sans véritablement parler de valorisation de la souffrance chez les Sénoufo, fait état d’un « éthos d’endurance » présent dans cette société. Nicole Sindzingre et Andrasz Zempléni montrent ainsi que l’éthique de l’endurance est une composante essentielle de la conception de la maladie et de la logique étiologique (Sindzingre et Zempléni 1981 : 281).

Il est des travaux qui se fondent sur une analyse précise du poro, processus initiatique sénoufo connu pour son caractère secret et extrêmement douloureux, dans lequel M. Houseman voit un schème exceptionnel pour un possible rapprochement entre initiation et torture (Houseman 1999 : 79). Dès 1959, dans son article sur le poro des Diéli, l’administrateur Gibert Bochet fait ressortir, par le biais d’une description minutieuse, la double dimension – physique et morale – des épreuves du poro :

De l’aveu des intéressés, les épreuves purement physiques leur sont moins pénibles que ces moments d’abandon où ils sont laissés après qu’une savante mise en scène les a contraints de remettre en question leur optique traditionnelle et a créé un certain désarroi. En même temps ces épreuves concourent à l’amoindrissement des facultés de résistance que peuvent présenter les jeunes gens possédant les plus fortes personnalités.

Bochet 1959 : 70

Andrasz Zempléni, ayant lui-même été initié au poro sénoufo nafara, donne une vision saisissante de la pénibilité des épreuves endurées par les néophytes dans l’enclos du sinzang, le bois sacré où se déroulent les opérations initiatiques (Zempléni 1993). En centrant son analyse sur Kafolo, mère acariâtre du sinzang qui impose à ses « enfants » des pratiques très douloureuses, il propose une réflexion sur le statut singulier de cette entité. Il ajoute que selon les Sénoufo, l’épisode dans le bois sacré ne constitue que l’un des maillons d’une chaîne d’épreuves qui s’étend à l’existence toute entière :

Pour les Nafara, l’expérience du poro – qui dure toute la vie – est un nangalag, terme que l’on pourrait rendre par « souffrance initiatique » s’il ne sous-tendait pas aussi l’idée de l’errance et du paiement. […] les tâches rituelles du poro sont appelées « travaux de la mère du sinzang » et, comme on les chante au moment de son kafo[7], « ils sont nombreux comme des grains de fonio ».

Zempléni 1996 : 37

Dans une contribution qui interroge précisément le sens initiatique de la souffrance, Andras Zempléni explique que lors de ses enquêtes, pour ses interlocuteurs sénoufo, son identité a été associée à celle d’un revenant ou, plus exactement, à celle d’un « mort qui est revenu » : en effet, un vrai blanc aurait-il pu « aimer le poro », supporter la souffrance du poro? (Zempléni 1990 : 77 ; 1996 : 41)

Au-delà de cette analyse de la souffrance initiatique, on peut noter les travaux de Marianne Lemaire qui s’intéressent à la conception sénoufo du travail. Sa thèse s’attache à montrer que les travaux que les Sénoufo considèrent comme véritables sont ceux qu’ils rangent dans la catégorie indigène faliwi, qui exigent de la personne qui s’y attèle un effort fondateur – plus important que le travail en lui-même – ainsi qu’une profonde souffrance : « Le travail agricole est une école du savoir-faire, du savoir-souffrir, du savoir-dire la souffrance et du savoir-lutter » (Lemaire 2000 : 309). Elle ajoute plus loin : « Lorsque le cultivateur sénoufo peine dans son champ, son travail devient pour lui faliwi, effort poursuivi pour lui-même, volonté en tant que telle dans une orgueilleuse indifférence à ses fins » (Lemaire 2000 : 326).

Cette vision du monde serait au mieux exaltée dans les concours de culture, lieux de la rivalité par excellence. Ces concours, agricoles, consistaient autrefois en une concurrence au sein des travaux champêtres où on élisait un « champion de culture », tegban, le cultivateur le plus puissant et le plus apte à vaincre ses camarades par sa rapidité à effectuer des sillons sur le champ. En réajustant la catégorie du travail à celle des faliwi sénoufo qui paraissent empreints de rivalité, Lemaire explique que le labeur agricole a pour corollaire la peine et est donc nécessairement imprégné de souffrance : souffrance qu’exaltent et attisent les musiciens accompagnateurs du travail en vue de susciter chez le cultivateur la rage de vaincre, l’envie de « mettre son coeur à l’épreuve et d’endurer l’ardeur du soleil » (Lemaire 1999 : 43).

Parallèlement à cela, tout en développant cette analyse sur le lien entre travail et souffrance dans la société sénoufo tyebara, Lemaire montre de manière décisive que les administrateurs coloniaux, en survalorisant l’éthos d’endurance des Sénoufo et en dressant ainsi un « portrait du Sénoufo en travailleur », « pacifique jusqu’à la passivité », se sont mépris sur la véritable conception du travail dans cette société, en occultant sa dimension agonistique. Or, ce discours des administrateurs coloniaux qui a fait « du Sénoufo » une victime, un « vaincu de la vie » – pour reprendre les mots de Delafosse –, a trouvé des prolongements dans la littérature anthropologique et jusque chez les intellectuels sénoufo eux-mêmes (Launay 1999 ; Lemaire 2001). À l’origine, tel qu’il a été édifié par les administrateurs coloniaux, ce tableau était surtout basé sur des axes de réflexion quelque peu caricaturaux : sur l’opposition irréductible entre les ethnies sénoufo et dioula, d’une part, et sur la prise en considération des « caractères » moraux des Sénoufo, caractères brossés à grands traits, d’autre part – lesquels sont emprunts de jugements de valeur (Launay 1999 ; Lemaire 2000, 2001), et s’accompagnent d’une thématique quasi-religieuse : pacifisme, harmonie, humilité, ferveur. En insistant sur la notion de souffrance chez les Sénoufo, ne risque-t-on pas de renforcer ce stéréotype construit par la littérature coloniale?

Afin d’éviter le piège de telles projections, il paraît important de revenir au contexte de cette étude, qui peut ainsi éclairer l’angle d’attaque choisi pour aborder la société sénoufo. Lors de cette enquête, j’ai eu accès à une multitude de données produites au sein de la littérature orale. Comme je l’ai rapidement constaté, il ne s’agissait pas d’une littérature orale réifiée ou tournée vers la répétition. Les discours de mes interlocuteurs étaient très fortement perméables au contexte qui se jouait alors en Côte d’Ivoire, marqué par la souffrance sociale, l’instabilité politique et la crise économique. De plus, étant donné ma position dans l’espace social, j’étais très concrètement confrontée aux souffrances du quotidien, plus qu’aux souffrances institutionnalisées du processus initiatique. Cette posture a favorisé chez moi une attention particulière à la dimension cachée de la vie sociale, à ce que j’ai nommé la « souffrance discrète » [8], pourtant bien inscrite dans les rapports sociaux.

Le fait de parler « d’éthos d’endurance », comme l’a souvent fait la littérature anthropologique, m’apparaissait dans ce contexte précis insuffisant pour cerner la dimension à la fois sociale mais aussi discrète, voire intime, de la souffrance dont j’étais témoin. Plus largement, l’expression « éthos d’endurance » ne renvoyait pas selon moi aux catégories de la langue nyarafolo. En raison de la polysémie de cette notion valorisée que l’on nomme furogo, y associer le terme « souffrance » me semblait moins restrictif et plus respectueux des propos de mes interlocuteurs.

Usages sociaux de la souffrance : expression d’un sentiment de marginalisation

Au cours de différents séjours dans le nord de la Côte d’Ivoire, dans un village nyarafolo où je suis venue régulièrement habiter, j’ai pu constater que les usages sociaux de la souffrance affleurent particulièrement dans les paroles de jeunes qui tentent de vivre du travail de la terre. Les discours sur la souffrance et la pauvreté auxquels j’ai pu avoir accès ont été enregistrés au départ dans des situations d’énonciation peu naturelles, par le biais d’entretiens non directifs. Progressivement, au fil de mes enquêtes, la relation avec mes interlocuteurs a changé : oubliant que je suis sur mon « terrain », je ne suis plus en quête de la « bonne version » d’un chant ou d’un entretien et nos discussions, plus informelles, sont aussi plus personnelles. C’est dans ce contexte que j’ai pu échanger des propos significatifs avec des jeunes cultivateurs.

De plus en plus, ceux-ci se réclament d’une identité subalterne ou minoritaire[9]. Ils disent appartenir à une zone oubliée, à une enclave coupée des projets de développement impulsés par le gouvernement ou les ONG. Leur conscience d’appartenir à une frange « dominée » de la société se lit dans leurs propos et surgit dès lors qu’on aborde la question, toujours douloureuse, du rapport à l’État. Afin de décrire les conséquences de la pauvreté, les jeunes agriculteurs utilisent des expressions et des mots qui reviennent régulièrement : la « souffrance », le « manque de moyens », l’impuissance face à des logiques gouvernementales plus ou moins obscures. Ils montrent aussi comment la pauvreté s’inscrit dans une hexis corporelle : 

Marie, nous, on doit s’accroupir pour cultiver! Avec la houe, nos reins se fatiguent quand on s’accroupit pour cultiver, c’est à cause du manque de moyens qu’on vit comme ça, qu’on endure cette souffrance… Certains cultivent leurs propres parcelles, d’autres cultivent les terres de leur père, ils cultivent avec lui par manque de terres…

Souleymane, cultivateur, 18 ans

Ici le gouvernement dit qu’il aide les paysans : si tu cultives du coton, alors il te donne de l’engrais. Quand ton coton a donné la récolte, tu dois rembourser la dette. Quand on vient t’acheter le coton, tu t’aperçois que tu es en « impayé »! Le maïs, les légumes du jardin, tu peux essayer d’aller en vendre au marché… Pour le maïs tu vois que tu gagnes 100 francs! Mais tu es obligé de vendre car tu n’as rien. Tu es en colère, tu pourrais renverser ton produit à terre… Le gouvernement se fout des paysans.

Kiffori, Cultivateur, 33 ans

Au-delà de ces remarques concrètes sur leurs conditions de vie en tant que cultivateurs, les jeunes Sénoufo évoquent aussi les dysfonctionnements des structures associatives qui sont censées les représenter auprès du gouvernement. Selon leurs propres mots, ces intermédiaires ne font qu’alimenter un système injuste et clientéliste qui entretient leur paupérisation :

Même dans une association comme la coopérative, c’est ce système, toi qui t’es donné du mal pour cultiver ces produits, celui qui est dans les bureaux, il y trouve un plus grand intérêt que toi! Au-dessus de nous, ils ne nous disent jamais la vérité. S’ils vendent le produit à 500 ils te disent 100! Toi le cultivateur, tu ne peux qu’accepter, patienter. Tu n’as pas d’autre pouvoir. Ceux que nous autorisons à vendre nos produits, ils ne nous disent jamais la vérité, cela crée des palabres[10] entre nous. La souffrance que tu endures, celui qui est assis dans les bureaux, est-ce qu’il la connaît? Certains fonctionnaires que nous avons placés au-dessus, ce sont eux qui « coupent notre tête ». Nous, les cultivateurs, nous souffrons en vieillissant. Nous souffrons pour obtenir quelque chose à manger.

Kiffori, cultivateur, 33 ans

Pour ces jeunes agriculteurs, les structures étatiques participent d’un vaste système de corruption. Les coopératives sont en particulier perçues comme des pièges asservissant les paysans. Voici un court extrait d’un autre entretien réalisé avec de jeunes cultivateurs sénoufo du sud du Mali[11]. Comme le laissent penser ces paroles, différentes perceptions de la souffrance s’affrontent dans l’espace social. Toutefois, il existe un marquage corporel de la pauvreté, intériorisé et partagé par la majorité des cultivateurs. Les jeunes soulignent à nouveau l’inscription de la souffrance dans leurs corps, signe de la pénibilité du travail :

Douyeri : Les vieux disent qu’avant, ils cultivaient sans engrais chimique mais que le mil était bon! Aujourd’hui, la terre est stérile. C’est parce qu’on a trop cultivé les sols, ou parce qu’on met trop d’engrais dans la terre… C’est comme lorsque tu es malade, tu prends un médicament à chaque fois, au bout d’un moment, ce médicament est dans ton sang, il ne te fait plus rien! Et puis, l’engrais est tellement cher! L’avenir des paysans sera très difficile!

Karim : Marie, ce sont les « fatigués de l’Afrique » qui parlent!

Douyeri : Mais c’est de la fatigue que vient la connaissance… Si tu n’as jamais souffert, est-ce que tu peux connaître quelque chose?

Karim : Oui, mais nous on se fatigue trop en travaillant. On prend la terre, on la soulève avec la grande houe. Eh! Ton dos te fait mal! On cherche des hommes « venus d’ailleurs » pour nous aider à cultiver nos produits…

Douyeri : Oui, nous cherchons des gens qui pourraient nous aider à développer nos cultures. Pour le dos, c’est pas grave, mais si au moins on avait un bon prix après la récolte. Mais on n’a pas de bons prix. Bon, il n’est pas facile pour les paysans de s’entendre sur un prix. Imaginons, si on fixe un prix unique, moi, j’ai un crédit que je dois rembourser rapidement. Quelqu’un de riche qui « bouffe » à côté de moi, il peut respecter ce prix unique. Mais moi je suis pressé de rembourser mon crédit! Il est difficile de s’entendre « en brousse » parce qu’on a trop de dettes… Cultiver ici en Afrique, c’est plus que de la fatigue. Il n’y a pas de mots.

Entretien, mai 2005

Ce qui est intéressant dans cet entretien, c’est qu’il oppose l’éthos de souffrance d’autrefois, intériorisé et systématisé, à l’éthique actuelle qui de plus en plus s’énonce comme éthique, plus encore comme morale explicite, et fait l’objet d’une rhétorique « nostalgique » – si tu n’as pas souffert, tu ne peux rien connaître... À ce sujet, on peut se référer à l’analyse de Bourdieu :

La norme abstraite et transcendante de la morale et du droit ne s’affirme expressément que lorsqu’elle a cessé de hanter les pratiques à l’état pratique : l’apparition de l’éthique comme systématisation explicite des principes de la pratique coïncide avec la crise de l’éthos qui est corrélative de la confrontation objective de manières d’être ou de faire objectivement systématiques. Les principes les plus fondamentaux ne peuvent rester à l’état implicite qu’aussi longtemps qu’ils vont de soi : l’excellence a cessé d’exister dès qu’on se demande si elle peut s’enseigner, c’est-à-dire dès que la confrontation des manières différentes d’exceller contraint à dire ce qui va sans dire, à justifier ce qui va de soi et à constituer en devoir-être et en devoir-faire ce qui était vécu comme la seule manière d’être et de faire, donc à appréhender comme fondé sur l’institution arbitraire de la loi, nomô, ce qui apparaissait comme inscrit dans la nature des choses, phusei.

Bourdieu 2000 : 300

Il est important de remarquer que la mise en discours de la souffrance est aussi mobilisée à des fins pragmatiques. Les jeunes cultivateurs ont de multiples contacts avec des organismes de développement qu’ils pensent affranchis du lien avec l’État, ONG notamment. Ils cherchent d’ailleurs à favoriser ce type de relations afin, disent-ils, de « développer leurs cultures » et de s’inscrire dans le marché des projets de l’aide sous une forme quelconque. La souffrance devient un élément de définition d’une identité légitime face aux organismes de développement. Loin d’être tue ou intériorisée pour mieux être dépassée à travers une valorisation de la maîtrise de soi, à l’instar de ce qui se faisait avant dans cette société rurale, la notion de souffrance est exhibée et verbalisée. Au-delà du sentiment de marginalisation dont elle témoigne, elle devient à l’occasion un argument stratégique qui permet à ces cultivateurs d’accéder à des projets, lesquels leur procurent certains avantages sans pour autant leur conférer des droits supplémentaires ou une véritable visibilité sur le plan politique.

Étant généralement les interlocuteurs des organismes humanitaires, ces cultivateurs nyarafolo à l’origine de microprojets accèdent à des discours neufs sur la pauvreté qu’ils intègrent tout en se les réappropriant. Ainsi, ils disent vouloir « faire sortir les parents de la souffrance », « en finir avec la fatigue et la misère »… La souffrance d’hier, qui permettait d’accéder à la maîtrise de soi, devient dans ce nouveau contexte une peine stérile et sans profit dont il importe de se plaindre et, à terme, de se défaire.

Les différents propos qui suivent, ceux d’un cultivateur âgé, montrent que, contrairement à ce que l’on pourrait penser a priori, l’éthos de la souffrance maîtrisée, encore partiellement en vigueur dans l’espace social, s’énonce aussi comme un éthos en crise dans la bouche des anciens :

Avant, si tu entendais dire qu’un homme était « fort dans la houe », c’est que c’était son père qui lui avait appris à travailler dans les champs.

Comme tu entraînais ton enfant dans le champ, pour le rendre dur, quelqu’un d’autre entraînait son enfant de la même manière. Quand on se rassemblait par groupe d’entraide, on mêlait les enfants deux par deux. Aucun enfant ne voulait que l’autre puisse le battre! Avec tout le courage que t’avait transmis ton père, tu te disais que tu voulais battre ton camarade. C’est celui qui manque de courage qui fait des palabres sur le champ… Il ne s’agit pas d’avoir la force de cultiver, il faut l’intelligence, la manière… Il faut maîtriser la manière pour devenir un grand cultivateur.

Avant, on souffrait… Aujourd’hui, c’est l’intelligence qui te permet de manger… Nos enfants ont trouvé la solution, ils cultivent avec des boeufs. Si les vieux avaient été intelligents, ils auraient dû commencer ça il y a longtemps. Nous ne serions pas « en retard ». Nos enfants sont intelligents et ils se débrouillent : il y a les machines. Ce que la machine peut faire en un jour, un village entier ne peut pas le faire… L’homme ne doit pas vieillir avec sa houe dans la main. L’homme ne doit pas travailler la terre jusqu’à mourir avec sa houe dans la main.

Sungalo Soro, cultivateur, 65 ans

On constate que les anciens adoptent une posture semblable à celle des jeunes : en retraçant l’éthos en vigueur autrefois, en valorisant la dureté du corps et du coeur face aux difficultés imposées par le labeur agricole, ils bricolent avec les valeurs d’aujourd’hui, véhiculées par les organismes de développement. Le tiraillement entre les valeurs d’endurance qui fondent encore pour partie l’accomplissement individuel dans la société sénoufo et la conscience d’appartenir à une identité mineure, celle de cultivateurs dévalorisés, provoque chez eux une gamme de sentiments ambivalents. Toutefois, en dépit de ces nuances, beaucoup d’entre eux insistent sur leur sentiment de mener une existence anonyme et d’occuper une position périphérique dans l’espace social.

On peut comparer les représentations que ces agriculteurs se font d’eux-mêmes à celles des ouvriers agricoles brésiliens dont Nancy Scheper-Hugues décrit le quotidien dans les plantations du nord-est brésilien, quotidien marqué par la violence ordinaire :

De même, les habitants de l’Alto parlent de leur corps constamment maltraité, mutilé, perdu et « disparu » dans les espaces publics anonymes que sont les hôpitaux, les prisons, les morgues et le cimetière public. Ils se désignent eux-mêmes comme étant les « anonymes », les « sans-corps », les « rien du tout », ou encore les « gentinba », les petites gens de Bom Jesus da Mata. Ils parlent de leur invisibilité collective, du fait qu’ils ne figurent pas dans les recensements publics, ni dans aucune statistique étatique ou municipale. Quantités négligeables dans la vie, les gens de l’Alto le sont encore dans la mort.

Scheper-Hugues 1994 : 70

Dans l’espace social nyarafolo, les jeunes se vivent également – ou du moins le disent-ils par différents discours – comme des « invisibles ». De leur point de vue, l’État opère une sorte de phénomène insidieux de dénégation de leur existence politique en les « exilant de l’intérieur ».

Or, ce sentiment minoritaire appelle des réponses variées. Si certains jeunes se disent condamnés à subir un destin marqué par la résignation, d’autres entrent dans une logique de colère, voire de violence. Le conflit en Côte d’Ivoire, qui a provoqué l’adhésion plus ou moins volontaire des jeunes Sénoufo à la rébellion dans le nord du pays, n’est pas étranger à ces problématiques.

Je voudrais à présent relier les stratégies discursives de ces jeunes cultivateurs à la problématique théorique posée par cet article. Plus précisément, j’aimerais évoquer la nécessité – pour une anthropologie qui se veut impliquée – de s’acheminer vers une forme d’ethnoéthique qui transcende les contextes d’émergence de la souffrance sociale.

En effet, lorsque j’ai eu accès à la production de ces discours des jeunes nyarafolo, je n’ai pas seulement été frappée par le fait qu’ils font un usage social de la souffrance. J’ai aussi dû prendre acte que la souffrance dont ils témoignent n’a rien d’exotique. Certes, ces discours décrivent une souffrance d’ailleurs, qui s’incarne dans des symboles culturels spécifiques : métaphores contenues dans la langue, postures du corps, etc. Mais cette inscription dans un contexte spécifique n’épuise pas sa signification. Il s’agit d’une souffrance inscrite dans des nécessités économiques et des logiques pragmatiques, lesquelles sont repérables dans d’autres sociétés, occidentales notamment.

En parlant de leur représentation minoritaire dans l’espace public, de leur sentiment de se sentir exilés dans leur propre pays ou bien de vivre une forme de dénégation de leur vie en tant que citoyens, les jeunes agriculteurs de cette société portent une parole qui dépasse leur existence propre. Ils évoquent des réalités qui peuvent trouver des échos chez d’autres peuples ou groupes, minoritaires ou pas. La souffrance de ces jeunes est traduisible et communicable, et en cela elle appelle à conduire une réflexion sur l’ethnoéthique.

Il est vrai que chaque société fonde son économie morale, produit des schèmes de perception sur ce qu’elle rend supportable et insupportable, tolérable et intolérable, bon ou mauvais. Toutefois, si la souffrance, qui apparaît de prime abord comme une figure extrême de l’incommunicabilité, peut être communiquée, comment ne pas imaginer qu’il soit possible de concevoir un niveau de l’éthique qui puisse transcender les différences culturelles et prétendre à une application universelle, et ainsi nous rappeler qu’en dépit de nos différentes constructions culturelles de la douleur, nous appartenons à la même espèce?

Conclusion

Dans cet article, j’ai cherché à proposer une modeste réflexion sur l’ethnoéthique en me basant sur une expérience de terrain menée au nord de la Côte d’Ivoire, dans un contexte de souffrance sociale. En premier lieu, il m’a paru important de montrer comment la souffrance, objet longtemps considéré comme suspect en sciences sociales, s’est peu à peu frayé un chemin en anthropologie jusqu’à devenir un sujet valorisé au sein de cette discipline. Cette brève recontextualisation m’a permis de faire ressortir la complexité de la construction de cet objet d’étude au sein du projet anthropologique et les débats qu’elle soulève ou fait ressurgir de manière plus ou moins explicite. Chaque société régit-elle ses conceptions du supportable et de l’insupportable? Si tel est le cas, quelle est la pertinence d’une approche purement descriptive de la souffrance en anthropologie? À l’inverse, l’anthropologue doit-il s’engager, s’impliquer, prendre position sur le plan éthique ou politique?

Pour avoir expérimenté un travail de recherche sur un « terrain miné », je me situe dans une démarche qui consiste à replacer l’éthique au centre du débat dès lors que l’on travaille sur une situation de crise sociale, politique ou économique. Or, ce désir d’éthique ne peut selon moi rester une affaire de « bon sens » ou d’arrangement individuel avec la morale : il en appelle à une réflexion collective au sein des sciences humaines en vue d’une éventuelle « tension » vers un horizon universel.

Les propos des jeunes cultivateurs sénoufo présentés dans cet article, loin de n’exprimer que des plaintes ou des paroles brutes ou disparates, sont éclairants à plus d’un titre. Ils témoignent d’un éthos culturel et de sa dimension intériorisée et incorporée, tout en dévoilant à quel point cet éthos peut être en crise ou en mouvement. Leurs propos font foi d’une forme de liberté d’expression face aux instances politiques de la société globale qui excluent ces jeunes et semblent les exiler de l’intérieur. Mais ce qui est surtout frappant dans ces discours contemporains sur la souffrance, c’est que s’ils comportent une dimension identitaire, ils ne s’y restreignent pas. Les jeunes cultivateurs sénoufo savent s’en extraire pour porter un message qui les dépasse. Ils entrent en résonance avec d’autres logiques et stratégies discursives, ailleurs que dans le monde rural sénoufo. La critique politique qui en émane, critique qui peut s’exprimer par différents biais – paroles, corps marqués – en appelle à une réflexion sur la dimension intersubjective de l’éthique dans le contexte d’une souffrance sociale forte ou extrême. Les paroles que j’ai pu recueillir auprès des jeunes cultivateurs nyarafolo n’ont fait que me ramener à cette idée fondatrice et paradoxale dans laquelle s’enracine le regard anthropologique : au fond, il n’y a pas d’altérité.