Corps de l’article

Oeuvre caritative, assistance d’urgence aux victimes de guerres et de catastrophes naturelles, aide structurelle visant à contrer les causes du sous-développement, l’Humanitaire occidental se décline sous plusieurs formes[1]. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il se déploie principalement sur son propre territoire, mais commence à intégrer l’espace international, durant l’après-guerre, notamment, en investissant le champ du développement. En effet, la confrontation idéologique est-ouest qui s’enclenche aux lendemains de la Guerre donne lieu à un nouvel ordre mondial principalement marqué par une lutte américano-soviétique. Cette période, qui correspond également aux premiers mouvements de décolonisation, place les pays nouvellement indépendants dans la mire de ces deux grandes puissances qui cherchent à étendre leur sphère d’influence.

Concurremment, le président américain Truman souligne, dans son discours sur l’état de l’Union de janvier 1949, la nécessité de mettre une aide technique à la disposition des régions sous-développées. Il établit une dichotomie développement-sous-développement qui sonne le début de l’ère du développement. Cette ère, lancée dans un contexte de Guerre froide, fait du sous-développement un enjeu politico-stratégique, alors que les États-Unis, conscients de la progression du communisme sur le terrain de la pauvreté et d’un nationalisme exacerbé qui règnent dans ces pays, vont utiliser l’aide comme politique d’endiguement.

Cette nouvelle vision du monde centrée sur le développement va également toucher l’Humanitaire. Jusqu’ici concernée par les situations d’urgence causées par la guerre, l’action humanitaire se tourne aussi vers les programmes de développement. Les organismes tels qu’Oxfam et CARE sont des exemples de cette évolution puisque leur champ d’action ne se limite dorénavant plus à une assistance ponctuelle et transitoire aux populations victimes de guerre ou autres catastrophes mais porte également sur les causes structurelles du sous-développement, se traduisant en une aide à long terme.

L’évolution de l’Humanitaire témoigne d’une double dimension de celui-ci à la fois comme l’expression des sentiments de compassion et d’empathie ressentis face à des formes diverses de souffrance sociale et qui se traduit en une responsabilité morale d’agir mais aussi comme une réponse politique partielle confiée à des groupes d’intérêt particuliers qui jouent à la fois un rôle de témoin face aux inégalités et un rôle de soupape face à la mauvaise conscience des uns et à la colère des autres.

De la compassion à l’échec

À la base de l’action humanitaire, on trouve des sentiments que l’on peut nommer de différentes façons : empathie, compassion, charité. Selon qu’ils sont hérités de principes religieux ou moraux, de coutumes ou de normes politiques et juridiques, on peut penser qu’ils sont inhérents à ce qui, dans la nature humaine, pousse les personnes, individuellement et collectivement, à ressentir les besoins et la souffrance des autres puis à y répondre. L’institutionnalisation de cette réponse par la création d’organisations humanitaires qui agissent comme tiers vient inscrire cette action en parallèle, mais souvent aussi en articulation, avec les activités des gouvernements et donc dans le champ du politique. À ce titre, l’intervention des organismes humanitaires dans des situations de guerre ou de catastrophes naturelles paraît souvent pallier la déficience des mécanismes de régulation des États aussi bien au niveau national qu’international. Elle semble aussi compenser l’incapacité des États à préserver l’ordre social et politique et donc à protéger leurs populations ou celles d’autres pays dans lesquels leurs intérêts deviennent source de responsabilité sociale. Dès lors, comme l’indique Rieff, « […] le travail humanitaire est par définition l’emblème d’un échec, et non d’un succès » (2004 : 28) puisqu’il ne peut intervenir que lorsque la crise a éclaté, lorsque les mécanismes politico-institutionnels de régulation ont failli. L’échec est d’autant plus inscrit au coeur de l’Humanitaire que même lorsqu’il entre en action, ce n’est que pour répondre aux effets apparents de ces crises sans pouvoir agir en amont sur leurs causes. Éternellement appelé à suturer des « plaies » qui inévitablement vont se rouvrir faute d’avoir été désinfectées, l’Humanitaire semble condamné à s’inscrire dans une sorte de logique répétitive absurde, une logique de l’échec.

Face à la déficience des mécanismes de régulations nationaux et internationaux et donc à l’impuissance politique des gouvernements nationaux et de la communauté internationale, l’Humanitaire est instrumentalisé et sert à maintenir un certain leurre, ce que Hachet nomme un mensonge indispensable (1999), celui d’être vu dans le feu de l’action, de paraître assumer ses responsabilités. Le maintien de ce mythe social répond à la nécessité qu’ont aussi bien les gouvernements que les individus de se donner bonne conscience. En étant à pied d’oeuvre dans ces différents conflits, les organismes humanitaires permettent à leurs gouvernements d’origine d’essayer de convaincre l’opinion publique de leur volonté et de leur capacité à faire face à ces crises. Le maintien du mythe ne permet pas de reconnaître l’échec du projet humanitaire lui-même. Dès lors, la responsabilité de l’échec doit être attribuée à l’un des acteurs impliqués. Souvent, les organisations humanitaires elles-mêmes seront mises en cause. On soulignera les scandales financiers, les abus de pouvoir, pour prouver qu’au-delà de leurs prétentions elles ne sont pas vraiment « bonnes ». Ces organisations portent alors l’hypocrisie et l’ambivalence sociale. Elles ont un double visage, un double discours. Cela permet une mise à distance de l’échec : celui qui planifie et celui qui donne ne sont pas mis en cause par la faillite.

Souvent également, ce sont les récipiendaires de l’aide qui sont montrés du doigt. Les communautés vulnérables sont présentées comme irresponsables, corrompues, incapables de gérer ou de tirer avantage de l’aide, incompétentes à maintenir des acquis, etc. L’échec de l’humanitaire appartient alors à ceux qui sont finalement responsables d’être pauvres ou meurtris et de le demeurer. Dans cette perspective, l’échec de l’Humanitaire peut aggraver davantage le fossé des représentations entre puissants et vulnérables puisque ceux-ci deviennent doublement responsables – non seulement partiellement responsables de ce qu’ils vivent mais aussi responsables de demeurer dans cette situation en dépit de l’aide qui leur est proposée. De même, ce clivage conforte les sociétés occidentales dans leur image de bienveillance, mais cette faiblesse de l’autre conforte aussi l’hégémonie du pouvoir dominant (Kleinman 1997).

On peut donc se demander si cet échec de l’Humanitaire n’a pas une certaine utilité et quel est le rôle de l’échec, qu’il soit ressenti et bâillonné ou au centre de la critique de soi ou de l’autre. Dès lors, cet échec de l’Humanitaire peut-il aussi jouer un rôle dans la transformation des représentations de l’Autre ? Ce texte ne prétend pas présenter une analyse exhaustive des aspects sociaux et politiques de l’échec de l’Humanitaire, il propose une réflexion articulée autour de microexpériences dans lesquelles le sentiment d’échec génère un mouvement qui prolonge l’action humanitaire et transforme partiellement la relation collective et personnelle à « l’autre ». Les expériences décrites n’ont pas fait l’objet de recherches et ne visent pas à dépeindre des contextes particuliers dans leur complexité, mais veulent situer un vécu émotionnel suscité par les limites de l’humanitaire. En ce sens, il s’agit de prolonger des questions sur l’utilité paradoxale de l’échec, de soulever des hypothèses à partir d’un retour à la subjectivité des auteurs. Le premier exemple met en scène le rapport extérieur aux représentations de l’humanitaire telles qu’on les voit du Sud, lors du génocide au Rwanda, puis du Nord, face à la catastrophe du Darfour. Dans ce cas, le « Je » est témoin de la faillite des grandes organisations internationales à protéger la population. Le même sujet se retrouve plus tard face au souvenir du sentiment de trahison alors que la migration vers le Canada l’a placé dans la position de ceux auxquels il attribuait auparavant un pouvoir d’intervention sur les réalités du Sud. Cette expérience présente l’inversion d’un même regard sur l’impuissance face aux grandes catastrophes d’origine humaine et interroge la place du mythe social autour de l’humanitaire dans ces contextes de catastrophes et de sa faillite. Le deuxième exemple illustre la position d’un acteur au sein d’un programme humanitaire au Guatemala. Ici, le sujet participe directement au tâtonnement de l’action humanitaire et se retrouve malgré lui porteur des attentes qu’elle fait miroiter. Dans cette situation, au-delà de l’agir et de l’urgence, c’est l’impuissance partagée qui ouvre la porte à la rencontre.

Dans les chaussures de l’Autre

Adolescente, ma compréhension de l’Humanitaire n’était pas très élaborée. À cette époque, vivant au Rwanda, le visage de l’Humanitaire était, pour moi, incarné par les Nations unies, du moins leurs différentes agences en place à Kigali (PNUD, PAM, FAO, UNICEF, HCR, UNESCO) ainsi que par les multiples ONG de coopération internationale. Dans mes perceptions, l’Humanitaire était donc principalement occidental, il oeuvrait dans le champ du développement international. À partir de 1993, il s’apparentera aussi aux questions de sécurité avec le déploiement de casques bleus au Rwanda dans le cadre de la Mission des nations unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR). Par l’entremise de ses nombreux projets et programmes d’éducation, de promotion de la santé, de développement des infrastructures, de protection des populations civiles, etc., ce visage de l’Humanitaire semblait porteur et défenseur de certains idéaux, de justice sociale, de droits humains, de dignité humaine. Mais quand, en 1994, l’innommable arriva, et que ces organismes mirent la clé dans la porte pour protéger leur personnel étranger, cette image vola en morceaux comme si les masques venaient de tomber. Dans mon monde d’alors, ces organismes s’étaient toujours faits les porte-étendards des idéaux humains et, alors que l’essence même de ces idéaux était remise en question, ils se montraient incapables de joindre le geste à la parole. Incapacité d’agir ou manque de volonté ? Il m’était difficile de placer cette réaction sous le signe de l’impuissance puisque ces organismes représentaient d’une certaine façon la puissance et donc la capacité d’action de l’Occident. Ils se posaient aussi comme ayant les moyens de réaliser l’impossible : n’étaient-ils pas là en effet, pour éradiquer la pauvreté, les maladies, l’analphabétisme ? Avec le départ de ces organismes pendant que la crise battait son plein, le visage de l’Humanitaire avait ainsi pris, pour moi, les traits de l’indifférence, de l’hypocrisie, voire d’une certaine trahison – trahison d’un idéal pourtant répété encore et encore comme vérité d’Évangile.

Plus tard, après avoir émigré, c’est du Nord que j’aurai à suivre d’autres catastrophes humaines et notamment celle du Darfour. Je suis cette fois-ci dans la position de cet Autre que je ne parvenais pas à comprendre, cet Autre qui face à ces images de corps dépecés retransmises quasiment en direct par les grands réseaux lors du génocide au Rwanda ne s’était pas saisi, en tant que citoyen, de son espace public aux mille et une libertés pour dénoncer le carnage de ses semblables, pour rappeler à ses dirigeants leurs obligations – morales et légales – internationales. Je suis dans la position de cet Autre ou suis, tout simplement, devenue l’Autre moi-même, car, tout comme lui, j’habite, aujourd’hui, ces mêmes espaces de démocratie et de libertés. Et pourtant, c’est non pas dans l’indifférence, mais dans les limites de ma capacité d’action que je suis le drame du Darfour qui rappelle à bien des égards le Rwanda, acceptant, aussi déchirant cela soit-il, que je ne peux pas, malgré ma révolte et mes divers engagements, y changer grand chose.

Après cette inversion du regard (à partir du Nord) et cette position d’impuissance partagée avec ceux dont l’indifférence et l’inaction m’avaient bouleversée, ma représentation de l’Humanitaire reste-t-elle la même ? Bien sûr, avec le temps et des études en développement international, ma compréhension de celui-ci s’est complexifiée. Il n’en reste pas moins que la confrontation à ma propre impuissance m’a permis de regarder les réponses apportées à ces catastrophes humaines par les organisations humanitaires non pas sous l’angle uniquement de leur volonté et de leur capacité d’agir, mais surtout sous celui de la (difficile) rencontre de l’Autre qui sous-tend leurs actions. Alors qu’en 1994 le monde semblait s’être arrêté pour moi et qu’il était difficile de concevoir que celui des autres continue à tourner, aujourd’hui, je regarde le Darfour et, le lendemain, mon monde continue à tourner. Mais, en dépit du fait que cette crise me touche et me dérange profondément, d’une part, la distance – géographique, émotionnelle (ce sont les miens, parce que mes semblables, mais pas complètement) – ne me permet pas la proximité que je souhaiterais avec cet Autre, Darfourien. D’autre part, au-delà de cette relative puissance que je représente en tant que citoyenne du Nord, de la responsabilité politique que je porte, ma marge de manoeuvre en tant que sujet reste minimale. La combinaison de ces deux facteurs me fait ressentir profondément mon impuissance. Ma propre expérience m’aura poussée à inscrire aussi l’échec ou l’impuissance de ces organismes humanitaires – d’urgence ou de développement – dans la distance avec l’expérience de ceux qu’ils veulent aider, l’écart entre le « eux » et le « nous » qui caractérise leur façon de répondre à ces catastrophes humaines.

Car on peut se demander si toute entreprise dont la finalité est d’aider des personnes n’est pas partiellement vouée à l’échec lorsqu’elle les maintient à distance. Xavier Emmanuelli en témoigne :

Je prétendais venir à la rencontre de ce lointain, avec toutes mes ressources d’aide. Mais qui peut-on rencontrer en l’inscrivant d’emblée dans un écart ? Je pouvais, certes, plaindre ces gens de toutes mes forces, les aider par tous les moyens à ma disposition, mais je le faisais en venant de très loin, et au fond, en restant loin, par cette façon de m’approcher.

Emmanuelli 1998 : 117

Cette façon d’approcher en inscrivant d’emblée dans l’écart est bien sûr intrinsèque à l’action humanitaire, un écart entre ceux qui ont le pouvoir de donner et ceux qui ont l’espoir de recevoir. Mais elle s’opère aussi dans le mode de vie du personnel humanitaire sur le terrain. Ceux-ci habitent souvent les quartiers réservés aux mieux nantis, fréquentent des milieux et des endroits qui leur sont propres et qui sont loin de la réalité et du quotidien des populations locales bénéficiaires de leur aide. Cette « inégalité entre fournisseurs et bénéficiaires de l’aide réduit les possibilités d’identification entre les deux groupes » (Pech et Padis 2004 : 101). Cette réduction des possibilités d’identification se retrouve aussi dans les stratégies de sensibilisation et de marketing de ces organismes. En effet, « […] l’imagerie humanitaire montre une machinerie humanitaire déjà programmée dans laquelle les réfugiés ne sont que des pauvres figurants à la fois faméliques par leurs corps et absents comme sujets concrets » (Hours 1998 : 165). Cette imagerie cherche à solliciter nos émotions mais, du même coup, en enlevant à ces victimes leur statut de sujet, elle empêche non seulement toute identification à elles, mais aussi toute entrée en relation, en lien avec leur réalité qui a l’allure de fiction.

Au-delà donc des échecs techniques, organisationnels, etc. de l’Humanitaire face à ces catastrophes humaines, l’impuissance à venir entièrement à la rencontre de l’Autre, une impuissance de tout un chacun, et l’échec face à notre capacité d’assurer nos responsabilités politiques de citoyens du Nord est, peut-être, ce qui nous humanise tous en nous positionnant comme faillibles et limités, en replaçant le sujet du Nord hors du mythe, dans une plus grande similitude avec l’humanité de celui du Sud, ce qui constitue un possible point de rencontre.

Échouer c’est aussi partager l’inacceptable

Un projet médical de coopération internationale s’élabore autour du rêve de rencontre de l’autre, mais se structure d’abord autour d’une aide, d’un don qui se concrétise autour d’un transfert de connaissances, de programmes ou d’une organisation matérielle. Ce don peut constituer une confirmation de la faiblesse de l’autre et une consolidation des représentations autour du pouvoir des pays développés, ou se situer comme une tentative de rétablissement d’une certaine équité sociale, ou encore comme une façon de témoigner politiquement de la souffrance à partir d’une position crédible.

C’était la fin des années 1970 et je partais pour le Guatemala, jeune diplômée en médecine sans aucune expérience clinique, habitée par des rêves de justice sociale et de lendemains meilleurs au sein d’un groupe de coopérants québécois en alphabétisation et en santé lié au réseau des Églises locales, partiellement pour éviter la collusion avec le pouvoir étatique qui est souvent associée a des organisations d’envergure internationale. La réalité des villages où nous travaillions correspondait bien à nos représentations du sous-développement, une espérance de vie réduite, la malnutrition et les maladies infectieuses omniprésentes, une mortalité infantile extrêmement élevée.

Le Guatemala se relevait à peine du tremblement de terre de 1976 qui avait provoqué une réponse internationale importante et diversifiée. Une partie de l’aide avait permis de soutenir le développement d’ONG locales en santé, et le réseau des « promoteurs de santé », genre de médecins aux pieds nus, avait connu une grande expansion. Le reste des fonds de secours avait été avalé par la corruption. Les ONG, les promoteurs de santé et la crème glacée faite avec le lait en poudre – détourné de sa mission première et vendu au coin des rues – faisaient partie des histoires qui circulaient dans le village à notre arrivée.

Nous étions deux médecins étrangers chargés de réorganiser le dispensaire, qui dépendait traditionnellement de la paroisse, et de former des ressources en santé, en nutrition et en soins périnataux pour couvrir certains besoins de la communauté rurale d’environ 60 000 personnes. Il s’agissait d’une zone de grandes plantations, partagée entre des lopins de terre familiaux et de grandes exploitations de café, de coton, de caoutchouc et de sucre, véritables mangeuses d’hommes qui utilisaient à la fois la main d’oeuvre locale et les migrations saisonnières de paysans mayas venant de l’altiplano.

Se mettre au travail, c’était déjà admettre que nous n’y arriverions pas, et si je le savais rationnellement, je n’étais absolument pas préparée à l’accepter. Organiser un laboratoire pour lutter contre la malaria, la tuberculose, les parasites, faire venir des médicaments non seulement de la capitale, mais du Canada, équiper la clinique, étaient autant de façons d’oublier un instant le fossé entre la réalité sanitaire et nos capacités. Il fallait aussi se débarrasser de tous ces médicaments périmés qui avaient été reçus de je ne sais trop quelle organisation du Nord. Très bien reçus par les villageois, nous étions perçus de façon ambivalente. Les personnes qui nous consultaient louaient nos savoirs et nos prescriptions. Ce n’est qu’avec le temps que nous avons pu entendre ce qui n’était pas dit. En effet, ces mêmes savoirs les bousculaient souvent et ils y résistaient ; nos savoirs occultaient les leurs (par exemple, en taisant le fait que la plupart des gens choisis par les villages pour être formés comme promoteurs de santé étaient aussi guérisseurs) parce qu’ils avaient appris que les savoirs médicaux dominants supportent mal qu’on leur fasse de l’ombre. Penser que notre contribution serait minimale ne nous enlevait pas l’impression de construire des solidarités, au-delà de l’ambivalence et du fossé entre notre situation matérielle et économique et celle des gens du village. Cette solidarité s’accrut avec le temps lorsque, avec l’intensification du conflit armé, nous partageâmes aussi l’insécurité.

Souvent on nous amenait des enfants très malades, trop malades pour nos ressources. Malgré tous nos efforts, ils mouraient. Au Canada ils auraient probablement survécu. Un jour, j’avais été appelée à domicile pour un enfant malade. Toute la famille et sans doute les voisins étaient debout en cercle autour du lit où reposait l’enfant gravement déshydraté, il était déjà en état de choc. Dans l’urgence j’essayais d’installer un soluté, de tenter ceci ou cela, quand je pris conscience du regard que la famille posait sur moi. Ils savaient, et ils savaient que je savais aussi. L’enfant allait mourir, il était trop tard. Doucement, ils me regardaient, un peu étonnés par la façon dont je me débattais face à l’évidence, même s’ils m’avaient appelée parce que l’évidence ne l’est jamais totalement. Accepter la mort d’un enfant, je ne savais pas comment faire, je ne voulais pas le savoir. J’étais tout à coup envahie par l’impression qu’ils me demandaient d’être là, mais que je les dérangeais en agissant autant pour juguler mon anxiété, je dérangeais aussi l’enfant mourant. Le regard de ceux qui entouraient l’enfant m’a habitée pendant de nombreuses années. Souvenir écran, je revois très précisément la pièce mal éclairée qui contenait l’intensité du calme de ces regards. De mon agitation je n’ai longtemps gardé qu’un sentiment de malaise diffus. A posteriori, j’ai tenté de démêler les sentiments contradictoires qui habitaient cet inconfort. Colère face à mes limites, « je ne fais sûrement pas ce qu’il faut, je n’ai pas assez d’expérience », colère face aux inégalités qui permettaient cette situation, mais aussi, quoique difficilement avouable, colère face à ces adultes rassemblés « mais pourquoi ne lui ont-ils pas donné à boire » et face à l’enfant « accroche-toi un peu à la vie ». La peur aussi, que l’imposture ne soit dévoilée « s’ils savaient tout ce que j’ignore… ». Peur d’être tenue responsable, pour ce que je fais, mais aussi pour ce que je suis. Peur enfin que tout cela soit vrai et possible, que ceux que j’aime soient aussi éphémères.

Accompagner l’un des leurs vers la mort, c’est une des premières choses que les gens du village m’ont enseignée. Le partage des autres savoirs est venu par la suite, après qu’ils nous eurent reconnus dans ces multiples échecs qui énonçaient nos faiblesses. Souvent j’étais invitée aux enterrements des enfants. Dans le cimetière coloré, les petits cercueils blancs étaient entourés par les autres enfants qui mangeaient des bonbons. Faire un peu partie du village, être « l’autre » dans le village c’était aussi partager l’impuissance face à la mort des enfants. Penser, souvent sans le dire, qu’ailleurs ils auraient vécu, que cela m’était intolérable, mais pas vraiment, et qu’il était aussi important de continuer à essayer de les sauver, sans illusions, que d’accepter de survivre à leur mort, unie à ces familles à la fois par la colère, l’impuissance et la vie qui continue.

De l’utilité de l’échec

Ce texte a été écrit à deux voix, dans la proximité et dans l’inconfort, l’une permettant sans doute de surmonter l’autre. Ces deux voix sont parfois distinctes. Le « Je » marque alors la singularité de l’expérience et aussi les limites de sa transmission – la distance. Dans le reste du texte le « Nous » est souvent sous-entendu, il se situe là où l’expérience de l’autre fait écho et délimite un champ de réflexion commun. Sur un autre plan, le jeu entre ces deux voix représente aussi la rencontre partielle des deux mondes qui définissent l’humanitaire, le fossé et le lien entre ceux qui « donnent » et ceux qui « reçoivent » alors que ces acteurs sont porteurs de visions du monde différentes, de perceptions différentes de la raison d’être de cet humanitaire. Le décalage entre ces regards complémentaires peut être vu comme un tremplin pour relancer un effort de pensée autour de l’humanitaire.

Penser l’échec dans ses dimensions relationnelles, sans l’objectiver, demande un retour au malaise, retour qui le réactive. Utiliser une expérience émotionnelle personnelle pour réfléchir autour de positions sociales, au-delà de leurs dimensions interpersonnelles, éveille un sentiment à la fois d’impudeur et de confusion. La présentation d’histoires personnelles suppose une mise en scène qui est presque nécessairement simpliste, trop complaisante ou trop critique, dans la mesure ou elle ne peut que trahir l’expérience. Elle permet aussi un contact intime avec des dimensions de l’expérience qui sont plus cachées et qui échappent à l’analyse ou à l’évaluation.

Les deux expériences rapportées n’ont que peu en commun. Elles s’adressent à des positions radicalement différentes par rapport à l’humanitaire, dans des espaces distincts. Elles ont pourtant en commun le fait de faire appel à des mémoires qui sont restées structurantes dans nos trajectoires professionnelles respectives et le fait d’établir, quoique encore de façon contrastée, un lien entre l’humanitaire, l’échec et une certaine forme de rencontre.

Dans le premier cas, la rencontre se fait à partir d’une réalisation de la distance infranchissable qui nous sépare fondamentalement de l’expérience de l’autre. Dans certaines de ses représentations, l’humanitaire propose un idéal de communion et de pouvoir face à la souffrance sociale, son échec éveille des sentiments de trahison face à l’autre investi d’illusions de toute-puissance, mais aussi face à soi lorsque l’on réalise les immenses limites de la solidarité. Ces limites ne sont pas uniquement politiques, ce qui permettrait encore, d’une certaine façon, de rejeter le blâme sur ces autres qui ne pensent pas comme moi. Elles proviennent aussi du fait que, même si l’expérience de l’Autre et son drame font mal, la transmission n’est que très partielle, l’évitement devenant souvent la réponse choisie plus ou moins inévitable pour ne pas être paralysé par l’impuissance.

Cette inversion du regard amène à prendre conscience de l’omniprésence de l’impuissance et de la nécessité, plus souvent que jamais, face au système, de se satisfaire de microsolidarités, l’humanitaire représentant ainsi une goutte d’eau insignifiante. Même si le deuil du mythe de la toute-puissance occidentale et la prise de conscience de l’impuissance n’efface pas l’indignation radicale, elle permet, néanmoins, une certaine compréhension à partir d’une humanité partagée.

Dans l’expérience du Guatemala, le coopérant médical, celui qui agit dans le cadre d’un projet humanitaire, est simultanément un porte-étendard des mythes autour de l’expertise – compétences du Nord – et un sujet habité de rêves qui sont transformés par la rencontre de l’Autre. Il se définit d’abord en tant qu’aidant – collaborateur, partenaire ou sauveur – par ses actions positives et non par ses limites, ses manques, ses échecs. Pourtant, les échecs sont ce qui le rend non conforme au mythe et lui redonne un visage d’humanité partagée. Le partage d’un quotidien avec ce sujet venu d’ailleurs, faible, en décalage constant avec ses idéaux permet alors à un autre visage de « l’autre » du Nord d’émerger, celui d’un Autre en partie aussi impuissant que les gens du village mais qui, en dépit de ses limites et de son incompétence relative, reste là et partage un peu l’inacceptable.

En conclusion, ces micro-expériences permettent de soulever certaines questions au sujet de la portée des échecs de l’Humanitaire. En effet, s’il contribue souvent à renforcer les préjugés, il permet aussi de remettre en question le mythe de la toute-puissance de l’Occident et cette remise en question peut avoir un double effet. Le premier effet est une paralysie, notamment ressentie lors de l’écriture de ce texte. Elle est provoquée non seulement par l’intensité des sentiments liés à ces expériences d’échec, mais aussi parce qu’elle fait écho à la paralysie sociale face à l’aveu d’impuissance, au deuil du mythe. Le deuxième effet de cette remise en question est d’introduire une hétérogénéité et une complexité dans la perception de l’autre ici et là-bas. Là encore le deuil d’une compréhension plus globale de l’autre et la reconnaissance de la distance fondamentale entre les sujets est un préalable à cette transformation des représentations de soi et de l’autre qui facilite l’ouverture d’espaces de dialogue.