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Les anthropologues semblent s’accorder sur la nécessité de franchir les frontières disciplinaires afin de mieux éclairer un phénomène social et culturel. Mais, étonnamment, la cloison qui sépare l’anthropologie des études interculturelles est encore bien étanche. En étudiant le phénomène contemporain de l’immigration occidentale en Inde, j’ai néanmoins cru bon de me questionner sur une façon d’aborder la rencontre interculturelle de façon anthropologique. À vrai dire, je ne pouvais faire abstraction du thème de la rencontre des cultures, car mes informateurs s’étendaient longuement sur les ajustements culturels qu’il leur était nécessaire de faire pour vivre en Inde.

Mes informateurs avaient immigré en Inde soit pour vivre pleinement leur spiritualité, pour mener à bien un projet d’aide humanitaire, ou encore par désir d’améliorer leur style de vie. Or, l’Inde est avant tout une société d’émigration, avec en moyenne cinq millions d’Indiens émigrant annuellement[1]. Dans une société où l’attrait pour le rêve américain est palpable, et où l’on questionne constamment le choix d’émigration des Occidentaux – pourquoi quitter un monde d’abondance et de possibilités pour venir vivre en Inde? – il est difficile, voire impossible, pour un Occidental, de se défaire de l’image qui lui est associée. Aussi dévoué soit-il à vouloir dépasser un certain type de rencontres, colorées par les rapports coloniaux avec l’Inde, l’histoire précède sa rencontre interculturelle.

L’appel de l’Inde

La majorité des Européens et des Nord-Américains rencontrés[2], vivant en Inde depuis en moyenne quinze ans, n’ont pas la citoyenneté indienne, mais renouvellent, année après année, parfois par tranches de cinq ou dix ans, leur visa de tourisme. Et pourtant, malgré l’ambiguïté de leur statut en Inde, malgré l’incompréhension face à leur projet d’immigration, l’Inde est leur lieu de prédilection. Tantôt parce que l’Inde est porteuse de l’énergie de tous les mantras récités aux pieds de l’Himalaya depuis des millénaires et qu’elle procure un environnement propice à la prière ; tantôt parce que le travail dans les bidonvilles de Calcutta, avec le manque de ressources, la chaleur et la poussière, permet d’expier les péchés de la colonisation et de venir en aide aux plus déshérités de la planète ; tantôt parce que la combinaison du chaos indien et du confort moderne que permet la vie à Goa et dans les anciennes colonies portugaises, permet une vie de liberté et de spontanéité. On exprime donc un attachement au lieu et à ce qu’il représente, autant, sinon plus, qu’à la communauté d’accueil. Il était en effet naïf de penser que l’interculturalité pouvait ne se résumer qu’à l’intersubjectivité. Pour mes informateurs, c’était plus que cela. C’était le sentiment d’appartenance à un lieu significatif en Inde ; un lieu imaginé avant la rencontre « face-à-face ».

De retour de terrain, lorsque j’ai voulu puiser aux théories de l’interculturalité pour éclairer ce phénomène, j’ai pourtant eu de la difficulté à trouver des modèles appropriés à ce que j’avais compris de la situation des expatriés occidentaux en Inde. En fait, dans les méandres de l’interculturel, bien peu de figures d’anthropologues étaient présentes. J’y ai plutôt trouvé des modélisations de la rencontre, plus ou moins rigides selon les écoles de pensée. L’interculturel y était souvent abordé en termes step by step (par étapes), donnant des guides clés en main pour « travailler en interculturel », « gérer l’interculturel », « former à l’interculturel ». Or, j’étais à la recherche de théorisations de l’interculturel qui me permettraient d’en faire sens sous tous les angles, et qui ne se limiteraient pas à une étude de ce qui se passe dans la rencontre face-à-face, mais aussi de ce qui l’entoure et la précède.

À la recherche d’une théorisation de l’interculturel

Chez les anthropologues, rares sont ceux qui se sont approprié le terme « interculturel ». Trop connoté? Trop limitatif? Quoi qu’il en soit, il fallait chercher ailleurs. Mais où? La rencontre interculturelle était partout et nulle part. Fallait-il puiser aux écrits sur l’altérité pour comprendre « l’altérité en soi », la prise de conscience aiguë de soi à laquelle donne lieu la rencontre (Affergan 1987)? Fallait-il recourir aux diverses typologies, telle que celle proposée par Todorov, pour distinguer l’assimilateur de l’impressionniste, du touriste, de l’allégoriste ou encore de l’exote, et ainsi tout ramener à la subjectivité et à l’expérience (Todorov 1989)? Ou fallait-il plutôt puiser à l’anthropologie du tourisme, ce champ de recherche relativement nouveau, où des auteurs se sont intéressés au contexte spécifique du voyage pour comprendre la rencontre des cultures en tenant compte de la quête d’exotisme, du pouvoir d’achat, des relations inégalitaires qui sont en jeu (Bruner 2005)?

Mais comment, à partir de ces théories du voyage, faire sens de ce qui se passe dans la rencontre quand mes informateurs disent avoir émigré par refus du matérialisme occidental ou par « tiers-mondisme »? Le tiers-mondisme est en effet à la source du projet de certains voyageurs et expatriés, qui y voient une possibilité de rachat pour le crime colonial de l’Occident (Bruckner 1983 ; entrevues personnelles). Affirmer que tous les voyageurs et expatriés ne sont pas conscients des relations de pouvoir en jeu serait illusoire, en regard notamment de l’engouement pour le voyage humanitaire et équitable. Cependant, en être conscient ne signifie pas être en mesure de les dépasser ; les anthropologues ont d’ailleurs longuement réfléchi à cet aspect incontournable des relations de pouvoir et à leur influence sur la collecte des données (Clifford et Marcus 1986 ; Fox 1991 ; Tsuda 1998).

Fallait-il alors lire des monographies pour en extraire les passages où l’anthropologue parlerait de son expérience de terrain? C’est en effet souvent sous cet angle qu’est abordée la rencontre dans la littérature anthropologique. Il faudrait alors tenir compte du dialogisme de la rencontre (Tedlock et Mannheim 1995), de la co-construction de sens dont nous parlait éloquemment Rabinow dans son récit d’ethnologue au Maroc (Rabinow 1988), mais aussi de ce qui précède cette co-construction : de la place de l’étranger dans une matrice culturelle qui le précède, et cela même si c’est en opposition avec son autoreprésentation – comme ce fut le cas par exemple pour Mayer qui, lors de son terrain en Inde, n’a pu éviter de se voir attribuer une place dans une hiérarchie préexistante (Mayer 1975). L’expérience de Dube montre pour sa part que si certaines restrictions ne s’appliquaient pas à elle en raison de son statut d’étrangère en Inde, certains comportements étaient néanmoins attendus de sa part, à plus forte raison à cause de la minutie avec laquelle les comportements des femmes étaient scrutés (Dube 1975). Ces réflexions sur l’expérience de terrain témoignent du fait que le statut d’étranger, s’il permet d’avoir accès à certains privilèges, est aussi restrictif.

Dans le cas des expatriés occidentaux en Inde, leurs récits font largement état des stéréotypes indiens à leur égard : ils peuvent difficilement être perçus autrement que comme des personnes riches, ou sexuellement libertines dans le cas des femmes blanches. Des idées reçues qui sont difficiles à vivre au quotidien pour les expatriés, car autant un mythe de l’Inde précède la rencontre, autant les expatriés sont eux-mêmes mythifiés et tributaires de modalités de la rencontre qui transcendent leur histoire individuelle.

Or, une façon de tenir compte de ce qui précède la rencontre face-à-face serait d’utiliser la théorie des mythes modèles de Gananath Obeysekere. Pour Obeyesekere, le mythe modèle se définit comme un paradigme qui sert de modèle à la construction d’autres mythes. La conjoncture historique, politique et sociale joue un rôle dans la réémergence d’un mythe : elle peut encourager la prédominance d’un mythe modèle en particulier, ou encore contribuer à l’invention d’un nouveau mythe modèle, construit sur le socle de modèles précédents, mais plus ou moins appropriés à l’époque actuelle (Obeyesekere 1997 : 10-11). Entre une Inde spirituelle, une Inde pauvre qu’il faut sauver et une Inde idyllique, on constate en effet que les mythes modèles occidentaux de l’Inde sont redéployés dans les différents projets migratoires des expatriés.

Le cas des expatriés occidentaux en Inde

Les mythes modèles de l’Inde, s’ils donnent lieu à différents projets migratoires, induisent aussi différentes modalités de rencontres interculturelles. Par exemple, les expatriés occidentaux rencontrés à Rishikesh, pour qui le projet migratoire était d’ordre spirituel, étaient pour la plupart déjà en contact avec une communauté de yogis et familiers de la philosophie hindoue avant même leur départ pour l’Inde. Leur séjour à Rishikesh devait leur permettre de trouver leur gourou et d’approfondir leur pratique. En contact avec la réalité de l’ashram et la pratique quotidienne de leur spiritualité, ils choisissaient ensuite d’émigrer définitivement, de quitter l’Occident et sa « culture de l’athéisme » et de s’approprier les idéaux du Vedanta, c’est-à-dire des idéaux de détachement, d’acceptation et de suppression de l’ego. Toute difficulté d’ajustement culturel était alors interprétée selon ce cadre philosophique : comme une difficulté à surmonter dans l’intérêt de leur propre développement personnel, comme un rappel que l’ego n’est toujours pas anéanti et qu’il leur fallait continuer leur travail de détachement. Il y avait donc, dans le discours des expatriés spirituels, un désir de s’ajuster, de s’accommoder, d’accepter que « ce qui est, est ». Face à quelqu’un qui affirmait, par exemple, que les Occidentaux ne comprennent rien au Vedanta, ils s’exerçaient à faire preuve d’humilité. La confrontation entre le mythe de l’Inde spirituelle et celui de « l’Occident athée » se résolvait donc dans l’appropriation du Vedanta et de sa philosophie de l’acceptation.

Les travailleurs et expatriés humanitaires de Calcutta, pour leur part, avaient été en premier lieu inspirés par le travail de Mère Teresa. Ils s’étaient donnés pour mission de soulager « le plus pauvre des pauvres », mais la plupart se tournaient, après un certain temps, vers des organisations humanitaires qui, plutôt que de s’investir dans l’accompagnement des mourants et des plus déshérités, tablaient sur des projets éducatifs et de développement. L’idée d’engagement était néanmoins cruciale : leur mission était plus importante que leurs difficultés personnelles, qui devaient donc être surmontées au nom de leurs obligations. Les expatriés de Calcutta admettaient devoir faire des compromis difficiles quant à leur mode de vie, devoir se battre au quotidien pour le bien-fondé de leur projet humanitaire. Devant la surabondance de demandes d’aide financière qui venaient interférer avec leurs relations avec les locaux, ils se créaient donc leur propre code d’éthique afin de ne pas renier leur engagement premier, mais tout en conservant au minimum un mode de vie qui leur permettait de continuer leur mission, sans pour autant s’essouffler à jouer les ascètes de la pauvreté. La confrontation entre le mythe de l’Inde pauvre à sauver et celui de l’Occident riche et matérialiste se résolvait donc en abandonnant l’utopie de l’oubli de soi et en mettant sur pied des projets ciblés, réalisables, disaient-ils, grâce à la générosité de l’Occident.

La situation se présentait encore différemment pour les expatriés de Goa, pour qui les projets migratoires pourraient être regroupés sous la catégorie de lifestyle migration, la migration dans le but d’améliorer leur style de vie. À la suite de la génération hippie qui avait pris d’assaut les plages de Goa, les gens rencontrés disaient avoir choisi cette partie de l’Inde principalement à cause de son mode de vie idyllique et de sa parenté culturelle avec l’Occident. La rencontre culturelle était donc qualifiée de facile, en raison du fait que les Goanais se sont habitués aux Occidentaux depuis des siècles. Le mélange culturel faisant partie de la culture à Goa, les Goanais étaient décrits par les expatriés comme des gens qui s’adaptent sans problèmes à d’autres modes de vie. C’est donc la présence des Indiens dits modernes et leur grande tolérance qui facilitaient la rencontre interculturelle. Dans ces conditions, les expatriés occidentaux ne ressentaient pas le besoin de faire de compromis quant à leurs valeurs, leurs habitudes de vie ou leur code vestimentaire : leur identité culturelle était perçue comme tolérée, non négociable et compatible avec la culture locale. S’ils étaient parfois considérés comme excentriques, ils se faisaient un devoir de démystifier l’image du hippie et de vanter les mérites de leur statut de « citoyens du monde ». La confrontation entre le mythe de l’Inde idyllique et celui de l’Occident décadent se résolvait donc dans la mise en avant d’une identité assumée et dans l’éloge d’un monde sans frontières.

S’approprier un champ du savoir

En somme, entre une intériorisation de l’idéal du Vedanta, qui mène à l’acceptation et au détachement, un dévouement sans abnégation au nom d’une mission humanitaire, et un non-conformisme assumé, rendu possible grâce à la flexibilité de la culture locale, on voit, à travers ces exemples, que les mythes du renonçant, du bienfaiteur et du hippie, s’ils précèdent la rencontre interculturelle et la modèlent, ne sont pas pour autant repris sans transformations et appropriations. Sur le socle de ces représentations, de nouveaux modèles émergent (ceux de l’ascète, du travailleur humanitaire et du citoyen du monde), qui donnent naissance à différents processus d’ajustements culturels.

Cette façon d’appréhender l’interculturalité à partir des mythes modèles permet donc de puiser aux théories de l’imaginaire et des représentations, de donner une perspective historique à l’interculturalité, tout en laissant une place à l’idiosyncrasie et aux possibilités d’appropriation des modèles culturels existants. En d’autres termes, cela permet de faire sens à la fois des rapports historiques de l’Occident avec l’Inde et de la volonté de les dépasser ; de faire sens à la fois des mythes de l’Inde et de l’Occident qui précèdent la rencontre interculturelle et de leurs différents déploiements contemporains.

Cela permet aussi aux anthropologues de parler enfin d’interculturalité. Sans se ranger derrière ceux qui suggèrent de modéliser l’interculturalité de façon exhaustive (Denoux 1994 : 80), il faudrait tout de même réaffirmer la valeur des descriptions en profondeur pour comprendre la rencontre dans son contexte et dans toute sa complexité. Il s’agit là de s’approprier ce champ du savoir, de faire entendre notre voix dans les débats sur l’interculturalité, de s’approprier le terme, mais tout en conservant la richesse de l’analyse anthropologique.