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Les textiles de Sumba — et tout particulièrement ceux de la partie orientale de cette île, l’une des Petites Îles de la Sonde, dans l’archipel insulindien — ont de longue date attiré l’attention des amateurs étrangers par leur caractère spectaculaire. Collectionnés par des missionnaires et administrateurs néerlandais depuis le début du XXe siècle, puis redécouverts dans les années 1970 par des voyageurs occidentaux basés à Bali, ces superbes tissus ont été massivement diffusés de par le monde dans le sillage du développement du tourisme international en Indonésie à partir des années 1980.

La présente étude de Jill Forshee (basée sur une recherche de terrain menée au début des années 1990, et qui a donné lieu à une thèse d’ethnologie — Forshee 1996) n’est certes pas la première consacrée aux textiles de Sumba-Est, qui ont à ce jour fait l’objet de nombreux travaux. Mais son propos se distingue nettement de celui des publications antérieures, en ce qu’elle s’intéresse à la façon dont les Sumbanais négocient leur identité ethnique et leur statut social à travers les relations qu’ils entretiennent avec les marchands et les collectionneurs de leurs textiles. Pour ce faire, l’auteur a pratiqué ce qu’elle qualifie elle-même d’ethnographie en mouvement, en s’attachant à certains individus engagés dans la fabrication et la distribution de textiles, dont elle a suivi les pérégrinations où les conduisait leur entreprise, de leurs villages d’origine à la ville la plus proche, et plus avant, de l’île de Sumba à celles de Bali et de Java. En ce sens, son approche se réclame d’une ethnographie de l’expérience personnelle, précisément localisée dans un contexte global. Et à cet égard, elle récuse toute vision des populations périphériques comme de victimes passives de la globalisation marchande, pour en faire au contraire des sujets actifs qui s’approprient et manipulent l’idée que se font les étrangers de leurs traditions, dans le but de promouvoir les fins qu’ils poursuivent en fonction d’intérêts et d’enjeux spécifiquement locaux.

L’ouvrage est divisé en trois parties, judicieusement titrées. Dans la première, « Fabricscapes », après avoir exposé la problématique qui inspire son travail de terrain, Forshee présente la société sumbanaise et décrit ses productions textiles, leurs techniques, leurs usages et la symbolique de leurs motifs. Pour l’essentiel, les textiles originaires de Sumba-Est sont de deux sortes : les hinggi, larges étoffes portées par les hommes, dont les motifs sont créés par la technique de l’ikat de chaîne, et les lau, sarongs portés par les femmes, qui ont généralement recours à la technique de la chaîne supplémentaire. Si ces textiles sont toujours tissés et teints par des femmes, leurs motifs sont parfois conçus et dessinés par des hommes. La seconde partie de l’ouvrage, « Between the Folds », nous fait rencontrer des hommes et des femmes, concepteurs, fabricants et marchands de textiles, originaires de trois villages fortement contrastés. Enfin, la dernière partie, intitulée « Shuttling between Worlds », nous donne à voir différentes situations d’interaction entre Sumbanais et étrangers, qu’il s’agisse de touristes de passage dans leur village ou d’intermédiaires indonésiens impliqués dans le commerce des textiles. Un chapitre particulièrement bienvenu nous permet de suivre les aventures (et mésaventures) de certains des individus présentés dans la deuxième partie lors de leurs voyages à Bali et à Jakarta, où ils vont montrer et vendre leurs textiles. La conclusion revient comme il se doit sur les enseignements de l’étude, que l’auteur résume ainsi :

In this book, I have attempted to give the reader a profound sense of the complexities of provenance of eastern Sumba textiles : some aspects of the actual processes of creation ; people’s awareness of stimulations and modifications involving cloth ; the pains and pleasures of cloth design, production, and schemes of its trade ; and ultimately individuals’ views of the purposes to which their creations and actions might be put and how these might affect their positions in the world.

p. 198-199

Au vu de son approche, il aurait été surprenant que Forshee tombe dans le discours de la déploration, auquel sont volontiers portés les auteurs traitant de la commercialisation de productions artisanales traditionnelles à l’usage des touristes. Au contraire, nous dit-elle, si l’on peut effectivement constater une baisse flagrante de qualité pour le gros de la production destinée au marché touristique, généralement bâclée, il n’en demeure pas moins que l’intérêt des étrangers pour leurs textiles a suscité chez les Sumbanais un regain de créativité, en avivant leur conscience de soi. C’est ainsi que les motifs décorant les textiles ont sensiblement évolué, devenant toujours plus spectaculaires en réponse au goût supposé de leurs nouveaux destinataires, une évolution qui remonte aux débuts de leur commercialisation à l’époque coloniale. Mais plus récemment, la circulation à Sumba d’études et de catalogues d’expositions figurant des textiles anciens a incité certains fabricants à copier leurs motifs, désormais considérés comme « traditionnels » et par conséquent « authentiques » par les Sumbanais eux-mêmes. Ce mouvement de réflexivité spéculaire a contribué à renforcer, nous dit l’auteur, l’identité ethnique des Sumbanais, non seulement vis-à-vis de leurs visiteurs et acheteurs étrangers, mais encore face à l’appareil d’État indonésien, soucieux d’enrôler la diversité ethnique de l’archipel au service de l’unité nationale.

Cependant, à mesure même que la commercialisation de leurs textiles contribuait à promouvoir l’identité ethnique des Sumbanais, elle entraînait des bouleversements dans la hiérarchie sociale ainsi que dans les rapports entre les hommes et les femmes. C’est que le brouillage des motifs qui constituaient jadis des marqueurs de statut pour la noblesse sumbanaise et leur diffusion dans la population ont motivé les nobles à chercher de nouvelles sources de pouvoir et de prestige à l’extérieur de l’île, en nouant des relations commerciales avec des marchands et collectionneurs étrangers. Mais ils sont désormais concurrencés sur le terrain de la mobilité sociale et spatiale par des roturiers ambitieux, qui doivent leur récente prospérité au succès de leurs productions textiles. Davantage encore, alors que cette mobilité était autrefois réservée aux hommes, aujourd’hui quelques femmes, tisserandes de renom ou marchandes avisées, se sont lancées dans l’aventure en allant prospecter le marché des textiles à Bali et jusqu’à Jakarta. Ce qui ne va pas sans susciter de fortes tensions dans les villages et jusqu’à des accusations de sorcellerie à l’égard de ces pionnières, qui ont manifestement la faveur de l’auteur. Toujours est-il que, loin d’être les victimes impuissantes des forces du marché, les individus que nous présente Forshee manifestent une capacité certaine à vivre et à se mouvoir dans plusieurs univers nettement différenciés, en combinant tradition et modernité, conservatisme et cosmopolitisme, qui ne sont pas perçus comme étant exclusifs l’un de l’autre mais plutôt comme des pôles de référence alternatifs par les Sumbanais engagés dans la production et le commerce des textiles pour un marché étranger.

Au final, nous tenons avec cette étude un exemple convaincant d’approche anthropologique inductive du tourisme, ancrée dans la connaissance ethnographique fine d’une région et de sa population, qui nous en apprend davantage sur certaines implications non immédiatement décelables du processus de touristification d’une société que nombre de travaux prenant d’emblée les touristes comme objet d’observation.