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De nombreux chercheurs font une distinction entre les normes éthiques ou morales[1] et les conventions sociales. Ils considèrent que ce qui distingue les premières des secondes, c’est leur prétention à l’universalité (Turiel 2002 : 110). Ils estiment que celle-ci est contenue dans le concept même d’éthique. Pour eux, une éthique qui n’a pas de vocation universelle est aussi inconcevable qu’un oncle sans neveu, une montagne sans vallée, un célibataire marié.

On ne peut pas dire que ce point de vue manque de fondement ou d’adhérents[2]. La plupart des philosophes qui se préoccupent des questions d’éthique ont tendance à l’adopter. Même lorsqu’ils nient l’existence d’une éthique universelle, ils reconnaissent tout au moins la prétention de l’éthique à l’universalité (Mackie 1977).

Cela n’a rien d’absurde. La reconnaître ne revient en effet pas à affirmer qu’un examen des jugements moraux concrets mette nécessairement en évidence qu’il existe des principes éthiques approuvés par tous[3].

Cependant, ceux qui sont les plus engagés envers l’idée que l’éthique est universelle ne se contentent pas de considérer que ce ne soit qu’un postulat d’ordre sémantique. Ils estiment qu’il existe vraiment des principes éthiques approuvés par tous, que l’on finira bien par trouver. Ils soutiendront que les variations d’attitude à l’égard des parents, des proches, des étrangers – que les relativistes mettent de l’avant pour réfuter l’existence d’une éthique universelle – sont, en réalité, très superficielles. Ce qui changerait d’une population à l’autre, ce ne serait pas tant les principes moraux que, soit la volonté ou la possibilité de s’y conformer, soit l’extension de la classe des personnes auxquelles ils sont censés s’appliquer (Sperber 1991).

Les débats contemporains sur l’avortement ou la souffrance animale peuvent servir à illustrer cette dernière idée. Tous les participants reconnaissent l’impératif de ne pas tuer des personnes innocentes ou de ne pas causer de souffrances injustes. On peut donc dire qu’ils respectent les mêmes principes moraux. Cependant, ils en viennent à s’opposer sur la question de définir le domaine d’application de ces principes : concernent-ils aussi les foetus et les animaux?

Les recherches les plus récentes relatives à l’universalité morale nous orientent toutefois dans une direction différente. Elles tendent à montrer que, derrière la variabilité des normes ou de leur domaine d’application, il existerait une profonde unité de nos réactions morales, qui sont dites « intuitives », parce que ce sont celles qui nous viendraient immédiatement à l’esprit, sans réfléchir (Sinnott-Arsmstrong 2008). Ces réactions morales intuitives seraient de véritables « réflexes moraux » universels. Si le rejet des tricheurs serait un réflexe moral de ce genre, qui a l’avantage d’être largement attesté (Cosmides 1989 ; Cosmides et Tooby 1992), il y en aurait cependant beaucoup d’autres : la désapprobation de l’inceste, par exemple (Haidt 2001), même si ce dernier est plus controversé (Prinz 2008b).

L’une des caractéristiques les plus importantes de ces intuitions morales serait leur résistance à toutes nos tentatives de ne pas en tenir compte, par volonté de se conformer à certaines normes locales, entre autres. Ainsi, nous ne pourrions pas nous empêcher de rejeter les tricheurs ou de désapprouver l’inceste, même si nous sommes à court de bonnes raisons pour justifier cette réaction (Haidt 2001). Ces réactions morales intuitives, immédiates, irréfléchies, souvent impossibles à justifier, apparemment universelles, devraient être distinguées de ce qu’on peut appeler des « rationalisations morales », qui sont des élaborations intellectuelles construites dans le but de donner des justifications socialement acceptables à nos actions. Ces deux composantes de nos jugements moraux seraient indépendantes (Baumard 2008 : 30-31)[4].

La division interne de nos jugements moraux entre « intuitions » et « rationalisations » est la pièce centrale de tout ce dispositif explicatif. C’est un changement considérable dans l’orientation de la recherche moderne sur l’universalité morale, qui nous ramène, en partie, aux questions que se posaient les philosophes empiristes du XVIIIe siècle, comme David Hume, lorsqu’ils se demandaient si nos réactions à l’égard de la cruauté ou de l’injustice ne relevaient pas d’un sens moral « naturel » (Prinz 2007).

Dans cet article, j’entends contester la tentative de fonder l’universalité de l’éthique, au niveau cognitif, sur nos intuitions morales. Je propose d’abord un ensemble de raisons qui montrent que, dans l’état présent du débat, il n’y a pas d’argument décisif en faveur de l’universalité de ces intuitions. Je soutiens ensuite qu’il n’y a pas d’argument décisif en faveur de la distinction entre intuitions et rationalisations morales, ce qui revient à contester tout le dispositif explicatif visant à fonder l’universalité de l’éthique sur des « réflexes moraux » universels. Je propose enfin des raisons de penser que l’universalité morale est normative et non empirique. Je veux dire par là que, même si l’universalité morale n’existe ni au niveau de ce qu’on dit publiquement, ni au niveau de ce qu’on a effectivement dans la tête, elle peut néanmoins nous apparaître comme la meilleure option lorsqu’on se pose la question de savoir, non pas ce qui est, mais ce qui devrait être. Si en fin d’article je me positionnerai au-delà des questions empiriques, je m’intéresserai plus particulièrement dans mon développement, à ce qu’on peut appeler le problème de l’extension du domaine de l’éthique, puisque c’est autour de lui que le débat s’est cristallisé.

Le problème de l’extension du domaine de l’éthique 

D’après Elliot Turiel et Larry Nucci, nous faisons très tôt, dès la prime enfance en fait, une distinction entre le domaine moral, le domaine conventionnel et le domaine personnel (Turiel 1983, 1991, 2002 ; Nucci 2001). Dans le domaine moral, tout d’abord, nous excluons certaines actions absolument et universellement. Dans le domaine conventionnel, ensuite, l’exclusion de certaines actions est justifiée par l’appel à des autorités religieuses, familiales ou autres. Dans le domaine personnel, enfin, l’exclusion de certaines actions est laissée à l’appréciation de chacun – on peut penser à la pratique de la musique ou au masticage de chewing-gum en public, par exemple (Turiel 2002 : 115-118).

Quelles sont les actions par rapport auxquelles nous avons tendance, très tôt, à juger qu’elles devraient être exclues universellement, par tout un chacun, indépendamment de ses coutumes ou de sa religion, c’est-à-dire, selon les critères des auteurs de ces recherches, d’un point de vue moral, par opposition à conventionnel ou personnel?

Pour Turiel et Nucci, seules les actions qui causent des dommages injustes à autrui (des souffrances physiques ou psychologiques imméritées, pour le dire de façon plus imagée) font partie de cette catégorie. Les deux chercheurs s’appuient sur un ensemble d’études à caractère expérimental pour soutenir cette hypothèse. Elles consistent, entre autres, à demander à de très jeunes croyants issus de différentes religions – qui n’ont donc pas encore subi une éducation théologique approfondie – s’il serait permis de voler dans le cas où cela ne serait pas interdit par les préceptes de leur foi ou par les autorités religieuses. Ces jeunes croyants tendent à répondre qu’il ne faudrait quand même pas le faire. Pour eux, ce qui ne va pas dans le vol, ce n’est pas qu’il est interdit par des autorités religieuses ou sociales déterminées, mais qu’il cause un dommage qui mérite d’être sanctionné universellement parce qu’il est injuste. C’est en ce sens qu’on peut dire du vol qu’il est, à leurs yeux, non seulement contraire à la religion ou aux conventions sociales mais aussi à la morale (Turiel 2002 : 107-118).

Ce que nous apprendraient ces études, selon Turiel et Nucci, c’est que, dans la plupart des populations, le domaine d’application du concept de moralité est celui de nos relations avec les autres, le prototype de l’action immorale étant celle qui consiste à nuire intentionnellement aux autres[5]. Cette conception de l’extension du domaine de l’éthique qu’on peut appeler « minimaliste » est loin de faire l’unanimité[6]. Pour Jonathan Haidt et d’autres chercheurs qui le suivent, les études de Turiel et Nucci sont biaisées par certains préjugés « progressistes » et « occidentalistes » (Haidt 2006). Elles partent du présupposé que toute la morale pourrait être ramenée au souci de ne pas causer de torts aux autres et elles admettent, sans justification valable, que tout le monde trace des limites très claires entre la morale, la religion et les conventions sociales.

Mais dans toutes les sociétés humaines, il existe des obligations et des interdictions qui vont au-delà de ce souci « minimaliste » de ne pas causer de torts concrets à d’autres individus et qui relèvent cependant, pour les membres de ces sociétés, du même type de jugement. La plupart des interdits sexuels (prohibition de l’inceste entre adultes consentants y compris) et alimentaires (ne pas manger de porc, de mollusques, etc.) seraient considérés par ceux qui les respectent comme des interdictions et des obligations « universelles », c’est-à-dire valant pour tous et pas seulement pour les membres de la communauté. Il en irait de même pour les obligations à l’égard de soi (se raser la tête, se laisser pousser la barbe, ne pas boire d’alcool ni ne consommer de drogue, etc.) ou vis-à-vis des morts (ne pas les enterrer ou les enterrer à même le sol, etc.)

Il s’agirait donc d’obligations ou de prohibitions « morales » selon les propres critères de Turiel. Pourtant, ces obligations et prohibitions portent sur des actions ou des relations qui ne causent aucun tort concret à qui que ce soit en particulier (même pour l’inceste entre adultes consentants) et ne semblent pas soulever des questions de justice ou de réciprocité. Par ailleurs, en s’inspirant de différentes études ethnographiques, Haidt soutient que c’est seulement dans les démocraties occidentales modernes qu’on a tendance à faire une différence entre la morale, la religion et les conventions sociales[7].

Bref, le domaine de l’éthique pourrait être beaucoup plus vaste que les minimalistes le soutiennent, et ses limites avec la religion et les conventions sociales ne seraient jamais très claires. Il existerait, dans de nombreuses populations, une tendance au maximalisme moral[8]. Elle les conduirait à croire que tout ce qu’elles font, pensent, ressentent – que ce soit en rapport à soi-même ou à autrui – est exposé à des sanctions positives ou négatives dont la valeur est universelle, et sans qu’une distinction entre la morale, la religion et les conventions sociales ne soit clairement établie. Les études empiriques semblent montrer que c’est la tendance au maximalisme moral qui est la plus répandue dans les populations les moins « occidentalisées », ou les plus défavorisées, économiquement et socialement (Haidt, Koller et Dias 1993).

Tout cela devrait nous conduire à penser qu’à un certain niveau au moins – celui des représentations publiques ou sociales – il existerait une grande variabilité dans les conceptions qu’on se fait de l’extension du domaine de l’éthique. Turiel a essayé de contester cette hypothèse en présentant un ensemble de données montrant que, même dans les populations les moins « occidentalisées » ou les plus « dominées », le souci des libertés individuelles, de la justice et de la réciprocité étaient présents. La résistance directe et indirecte des femmes et d’autres minorités aux tentatives de les subordonner ou de les humilier dans diverses régions du monde peut en témoigner (Turiel 2002 : 261-277). Mais la thèse de la variabilité des conceptions de l’extension du domaine de l’éthique n’exclut pas nécessairement cette possibilité. Elle dit seulement que, dans certaines populations, toute la morale se résume à ce souci de ne pas nuire aux autres, à cette question de justice interpersonnelle ; alors que dans d’autres, elle concerne aussi les conduites sexuelles et alimentaires, ainsi que toutes sortes de devoirs envers la communauté et ses autorités reconnues.

Certes, dans la présentation qu’en fait Haidt, ces différents aspects du maximalisme moral devraient entrer en conflit. On ne voit pas très bien comment, pour les femmes par exemple, le respect des hiérarchies sociales et des codes sexuels serait compatible avec certains soucis de justice et de réciprocité. Mais si un tel conflit peut servir d’argument conceptuel ou normatif contre le maximalisme moral, il ne suffit pas à prouver que certaines populations ne l’endossent pas dans leurs doctrines officielles. Le fait qu’il existe des conflits ou des incohérences dans les doctrines morales officielles n’a rien d’inconcevable. S’il n’y en avait pas d’ailleurs, les philosophes qui s’occupent d’éthique normative se retrouveraient oisifs, alors que l’une de leurs principales ambitions consiste précisément à lever le voile sur ces incohérences.

La thèse de l’unité des intuitions morales

La différence entre « intuitions » et « réflexions » ou « rationalisations » morales est centrale dans la théorie de Haidt et d’autres chercheurs qui s’occupent aujourd’hui de morale (Baumard 2008 ; Sinnott-Arsmstrong 2008 ; Pinker 2008).

De nombreuses expériences parlent en faveur de cette distinction. L’une des plus fameuses est d’ailleurs due à Haidt. Il soumet à des volontaires la petite histoire suivante :

Julie et son frère Mark passent leurs vacances ensemble dans le sud de la France. Un soir, alors qu’ils se retrouvent dans un cabanon au bord de la mer, ils se disent qu’il serait intéressant et amusant d’essayer de faire l’amour. Julie prend la pilule depuis quelque temps et les risques qu’elle tombe enceinte sont très faibles. Mais pour plus de sûreté, Mark se sert d’un préservatif. Ils prennent plaisir à faire l’amour. Ils décident toutefois de ne pas recommencer. Ils gardent pour eux le secret de cette douce nuit qui leur donne le sentiment d’être plus proches. Qu’en pensez-vous? Était-il correct pour eux de faire l’amour?

Haidt 2001 : 814

La plupart des répondants expriment leur désapprobation. Mais ils ont du mal à la justifier. Lorsqu’ils évoquent la possibilité que Julie puisse tomber enceinte et donner naissance à un enfant handicapé, on leur rappelle que le couple avait pris toutes les précautions pour l’éviter. Lorsqu’ils suggèrent que la relation pourrait laisser comme séquelle un traumatisme psychologique, on leur rappelle que rien de tel n’a eu lieu. Lorsqu’ils disent que cette relation pourrait offenser la société, on précise à nouveau qu’elle restera secrète. À la fin, les répondants sont obligés d’admettre qu’ils sont à court de raisons, ce qui ne les empêche pas de continuer à exprimer leur désapprobation : « je sais que c’est mal, mais je ne peux pas dire pourquoi ».

Pour Haidt, c’est le prototype même du jugement moral. On commence par une sorte d’intuition ou de réaction émotionnelle. On cherche ensuite une justification ou une rationalisation qu’on ne trouve pas nécessairement. Si on tient compte de cette distinction entre intuitions et rationalisations, on ne peut plus conclure, à partir du fait qu’il existe des différences dans les représentations publiques de l’extension du domaine de l’éthique, que les intuitions morales relatives à cette extension sont elles aussi divergentes. Il se pourrait que ces intuitions soient partout identiques même si les représentations publiques sont partout divergentes.

Dans le vocabulaire qui a mes préférences, je dirai que même si les conceptions publiques de l’extension du domaine de l’éthique varient entre les deux pôles du maximalisme et du minimalisme, il se pourrait qu’au niveau cognitif, celui de nos intuitions morales, nous soyons tous, ou bien maximalistes, ou bien minimalistes. Mais il se pourrait aussi que nos intuitions morales soient aussi variables que les représentations morales publiques ; ou bien que l’on ne soit pas en mesure de se prononcer sur la question lorsqu’elle est posée dans ces termes.

C’est cette dernière réponse, sceptique, que je vais proposer. Je vais pour la justifier examiner les deux réponses contradictoires qui sont données à la question de savoir si nos intuitions morales sont plutôt maximalistes ou minimalistes. Même si les données présentées par Haidt pour le maximalisme, et de Turiel en faveur du minimalisme ne permettent pas toujours de voir si elles sont relatives aux intuitions ou aux rationalisations morales, ce qu’ils cherchent se situe de toute façon au niveau cognitif individuel.

Pour Turiel et ceux qui le suivent, nos intuitions morales sont plutôt minimalistes. Elles privilégient le souci de ne pas faire souffrir les autres et de respecter des principes d’égalité et de réciprocité. Lorsque les représentations publiques ne laissent aucune place à la protection des libertés individuelles, des droits et des intérêts de chacun, elles entrent en conflit avec nos intuitions morales de base (Turiel 2002). Pour Haidt, ainsi que tout ce qui précède le laisse supposer, nos intuitions morales sont plutôt maximalistes. Elles se manifestent dans des réactions émotionnelles négatives en cas de violation de principes de justice et de réciprocité, mais aussi en cas de transgression d’interdits alimentaires et sexuels ou de manque de respect pour des autorités reconnues ; et également en cas de trahison de la communauté.

Lorsque les représentations publiques sont trop « libérales » – individualistes ou permissives en matière sexuelle par exemple – elles entrent en conflit avec nos intuitions morales de base (Haidt et Bjorklund 2008). Dans ses plus récentes productions, Haidt en est venu à postuler que le maximalisme moral était partiellement « inné » ou « naturel ». Notre esprit serait naturellement équipé de cinq modules, c’est-à-dire de dispositifs psychologiques autonomes à but spécifique, qui agissent de façon quasi automatique, comme des réflexes, et dont l’activité est déclenchée par des stimuli sociaux bien déterminés : torts ou bienfaits causés aux autres, réciprocité ou non réciprocité ; trahison ou fidélité envers la communauté, respect ou non respect des autorités, pureté et impureté personnelle.

Ces intuitions morales auraient des expressions émotionnelles typiques : compassion pour ceux qui souffrent, colère envers ceux qui trichent et gratitude pour ceux qui aident ; fierté envers le groupe d’appartenance et indignation à l’égard des « traîtres » ; respect et crainte des autorités, dégoût pour ceux qui transgressent les règles de pureté alimentaire ou sexuelle. Elles contribueraient à développer des vertus particulières : générosité, honnêteté, loyauté, obéissance et tempérance (chasteté, piété, pureté). Dans chaque société, elles seraient déclenchées par des stimuli spécifiques : les bébés phoques et les clubs de hockey suscitent des réactions de compassion ou de fierté dans certaines sociétés et pas dans d’autres. Dans toutes les sociétés, elles répondraient à des impératifs fonctionnels et présenteraient des avantages du point de vue de la survie des groupes ou des individus : protection des plus jeunes et des plus vulnérables, bénéfices de la coopération ou du respect des hiérarchies, protection de la santé.

En tout, ces réactions « innées », « naturelles », « automatiques », « intuitives », à caractère « émotionnel » seraient à la base de constructions cognitives plus complexes, qui relèveraient elles d’un processus d’apprentissage socialisé, ce qui pourrait expliquer les divergences dans les conceptions publiques de l’extension du domaine de l’éthique (Haidt et Craig 2006).

Ce qui ne va pas dans le maximalisme moral cognitif

Les premières données présentées par Haidt semblaient seulement montrer que seuls les plus pauvres et les moins « occidentalisés » avaient une propension au maximalisme moral (Haidt, Koller et Dias 1993). Mais les expériences du type de celles qu’il a mises au point en soumettant l’histoire de l’inceste entre frères et soeur consentants par exemple, sont, en réalité, plus universalistes. Elles semblent établir que même les plus libéraux, même les plus minimalistes dans leurs discours ou leurs « récits », ont des réactions intuitives ou émotionnelles négatives de type maximaliste, puisqu’elles expriment une désapprobation à l’égard d’actions qui ne causent de torts à personne. En d’autres mots, même les minimalistes au niveau de la justification ou de la rationalisation sont maximalistes au niveau des intuitions ou des émotions. Tel est, je crois, l’aspect le plus original de l’hypothèse de Haidt. Elle me paraît cependant exposée aux objections qui suivent.

D’abord, elle repose sur une conception « modulaire » très souple de l’esprit humain qui semble contredire l’idée qu’il y aurait une opposition stricte entre intuitions et rationalisations ou justifications morales. Ensuite, elle nous conduit aussi à attribuer plus d’irrationalité aux agents qu’il n’est souhaitable. Par ailleurs, le peu de fiabilité des intuitions qui sont supposées être à la base de nos jugements moraux devrait nous faire douter de leur caractère véritablement intuitif.

On peut se demander, enfin, si la nécessité de distinguer les réactions émotionnelles morales et non morales ne fait pas intervenir des critères de raison ou de justification qui contribuent, eux aussi, à neutraliser la distinction entre intuitions et rationalisations morales. Voyons cela de plus près.

La conception modulaire de Haidt

Lorsque Haidt prétend que notre esprit est naturellement équipé de cinq « modules » moraux, il faut comprendre « module » dans un sens assez élastique, beaucoup moins précis ou restrictif que son inventeur, le philosophe Jerry Fodor lui a donné (Fodor 1986). Pour Fodor, en effet, un module est un mécanisme psychologique hautement spécialisé, organisé pour traiter de la manière la plus efficace certains problèmes tout à fait spécifiques : reconnaître les formes, les sons, les odeurs, les couleurs, la texture ou le goût des choses, découper un flux sonore en mots et phrases, etc. Un module fonctionne comme un réflexe : automatiquement, rapidement, indépendamment de notre conscience et de notre volonté. On peut clairement identifier sa base physique : le module cesse de fonctionner lorsque cette base est détruite (pensez à la vision). Il est imperméable à l’égard des croyances et des connaissances. C’est du moins ce qu’on peut conclure de l’existence de certaines illusions de la perception. Même si nous savons que deux lignes ont la même longueur, nous verrons l’une plus longue que l’autre si elles se terminent par des angles allant dans des directions opposées (illusion dite de Müller-Lyer).

Pour Fodor, les seuls dispositifs authentiquement modulaires, les seuls qui répondent à tous ces critères sont perceptuels. Il s’agit en gros de nos cinq sens ainsi que de systèmes de décodage automatique du langage. La pensée, pour sa part, n’est pas et ne peut pas être organisée en modules. C’est un processus qui n’est pas nécessairement rapide, qui n’a rien d’automatique et n’a pas d’inscription clairement localisée dans le cerveau. D’autre part, pour penser il faut mettre en relations nos croyances au lieu de les isoler. Seule une sorte d’intelligence générale capable de parcourir toutes sortes de domaines peut effectuer ces opérations. Le travail de la pensée ne peut donc être pas être le fait de modules idiots à but spécifique qui accomplissent bêtement la tâche pour laquelle ils ont été programmés. C’est pourquoi, selon Fodor, il ne peut pas y avoir de modules cognitifs au sens strict.

Pour Haidt, qui suit sur ce point un ensemble de chercheurs qui ont modifié la conception de Fodor au point de la rendre méconnaissable, rien ne nous interdit d’envisager la possibilité qu’il existe des modules cognitifs. Ces derniers fonctionneraient comme des modules perceptuels mais ils seraient beaucoup plus souples en ce sens qu’ils ne répondraient pas tous aux critères de Fodor. Ils seraient plus ou moins rapides, plus ou moins ouverts aux informations, etc. (Sperber 2002 ; Pinker 2000). C’est grâce à ces modules cognitifs, que nous pourrions – inconsciemment pour ainsi dire – reconnaître des visages, saisir les pensées, les désirs ou les émotions d’autrui, reconnaître les dangers, raisonner logiquement, détecter les tricheurs, c’est-à-dire ceux qui violent les règles de la coopération sociale et ainsi de suite (Cosmides 1989 ; Cosmides et Tooby 1992). En réalité, tout l’esprit humain, perception et cognition, serait de type modulaire : il serait « massivement modulaire » (Sperber 2002)[9].

Mais en endossant cette conception « ouverte » des modules, il me semble qu’il est difficile de préserver la distinction stricte entre intuitions et rationalisations qui est à la base de l’analyse psychologique de la morale. En effet si ces « modules » moraux ne fonctionnent pas comme des modules perceptuels, c’est-à-dire de façon automatique et complètement indépendante des croyances ou des raisons, comment pourrait-on isoler, dans une réaction supposée « morale », la part « intuitive » de celle qui dépend d’une sorte de travail de réflexion morale qui tient compte des justifications les plus acceptables publiquement ou socialement?

Des intuitions incompatibles

Dans le tableau de Haidt, le souci de réciprocité et celui de se soumettre aux autorités sont mis exactement sur le même plan. Ces deux systèmes de réaction sont profondément enracinés dans l’esprit humain, autant l’un que l’autre (Turiel 2002). Mais comment des intuitions aussi incompatibles peuvent-elles coexister dans l’esprit d’un même agent? Nous n’avons pas d’explication. Ne faudrait-il pas considérer les agents qui les conservent en toute connaissance de cause comme particulièrement irrationnels?

Si on admet que des agents peuvent être à ce point irrationnels, est-ce qu’on ne viole pas un principe général de charité interprétative qui nous demande de ne pas leur attribuer trop d’irrationalité? Est-ce qu’on ne reproduit pas l’erreur qui a conduit à croire qu’il existait des « mentalités prélogiques », des personnes qui ignorent le principe de non contradiction (Delpla 2002)?

Contexte et intuitions

Les intuitions dites « morales » sont-elles fiables? On peut en douter. Ces intuitions semblent en effet particulièrement sensibles aux « effets de contexte ». Il suffit de modifier l’environnement social pour que ces prétendues « intuitions » changent aussi. Nous avons, par exemple, des réactions spontanées beaucoup plus généreuses lorsqu’il y a des témoins, mais nous aidons moins des personnes qui en ont besoin lorsque nous ne sommes pas les seuls à pouvoir le faire (Sinnott-Armstrong 2008).

De plus, la formulation des questions influence fortement les réponses dites « intuitives ». Mais si c’est le cas, pourquoi parler d’intuitions? Ce qui caractérise une intuition n’est-ce pas sa stabilité, son indifférence aux corrections théoriques, sa persistance en dépit des changements de croyance, propriétés qui pourraient les faire ressembler à des illusions de la perception?

Morale et émotion

Tout ce qu’on ressent comme étant choquant, tout ce qui provoque des émotions négatives de dégoût, d’embarras, de colère ou d’indignation, n’est pas forcément jugé « immoral » ni même ressenti comme étant « immoral ». On peut être choqué, dégoûté d’apprendre que notre voisin a l’habitude de se masturber dans des poulets plumés et préparés avant de les passer au four, sans juger que ce qu’il fait est immoral ou mérite d’être puni par la loi. Haidt lui-même l’a fait remarquer (Haidt, Koller et Dias 1993). Ne serait-il pas plus exact, dans ces conditions, de dire qu’il n’y a pas d’intuitions « morales » à proprement parler, mais plutôt des intuitions qui peuvent prendre une valeur morale sous certaines conditions qui pourraient impliquer la possibilité de les justifier? La dichotomie entre intuitions et rationalisations morales pourrait-elle alors survivre à cet amendement?

En réalité, les objections au maximalisme moral « innéiste » pourraient dans l’ensemble servir à contester la distinction entre intuitions et rationalisations morales. S’il n’y a pas de « modules » moraux de type perceptuel soustraits à toute influence des raisons, si les intuitions dites « morales » sont trop contradictoires pour être attribuées aux agents, si elles ne sont pas assez stables pour être considérées comme des « intuitions », s’il est nécessaire de distinguer les réactions morales et non morales selon des critères qui font intervenir la possibilité de la justification, on se demande bien comment il serait possible de sauvegarder l’opposition stricte entre intuitions et rationalisations morales.

Ce qui ne va pas dans le minimalisme moral cognitif

L’étude de Rita Astuti portant sur les tabous ancestraux à Madagascar peut servir à illustrer certains problèmes du minimalisme moral cognitif (Astuti 2007). Durant son enquête sur les Vezo, elle recueille une liste de dix sept tabous qui incluent, entre autres : ne pas tuer ni manger les dauphins, ne pas montrer du doigt les baleines, ne pas rire en mangeant du miel, ne pas avoir des relations intimes avec ses frères et soeurs de sexe opposé, ne pas domestiquer les lémuriens, ne pas vendre de viande de tortue, ne pas porter de vêtement rouge ou noir, ne pas laver un cadavre après le coucher de soleil, ne pas s’arracher les poils du visage, ne pas assister aux enterrements, etc.

Astuti affirme que la seule raison pour laquelle les Vezo disent respecter ces interdits, c’est parce que leurs ancêtres l’exigent. Ils affirment si telle n’avait pas été leur volonté, ces activités pourraient être menées sans problème, y compris les relations sexuelles entre frères et de soeurs. Ils estiment d’ailleurs qu’il est possible de négocier avec les ancêtres la levée de ces tabous. C’est ce qu’ils essaient de faire pour l’interdiction de vendre de la viande de tortue par exemple, qui s’avère un handicap économique important.

La théorie minimaliste de Turiel devrait prédire que les Vezo voient ces tabous comme des conventions sociales qui n’ont pas de valeur universelle contraignante, ou pas de valeur « morale », puisqu’ils sont justifiés en référence à la volonté de certaines autorités (les ancêtres) et négociables. Mais Astuti soutient que les Vezo donnent néanmoins une valeur contraignante universelle au fait de respecter la volonté des ancêtres quelle qu’elle soit. Pour eux, ce qu’il faut faire, partout et toujours, c’est respecter cette volonté. C’est une contrainte non négociable. Ceux qui ne le font pas sont des animaux et non des agents moraux. En ce sens, le respect de l’autorité n’est pas seulement conventionnel, il possède une valeur morale (Astuti 2007 : 110).

Astuti n’en conclut pas, à l’instar des maximalistes cognitifs, que les Vezo ne font pas de différence entre moralité et convention. Mais son analyse semble montrer que le respect des conventions quelles qu’elles soient peut être compris comme un acte moral universel et inconditionnel, non négociable, ce qui pourrait donc être objecté à la théorie de Turiel. Ce dernier pourrait répondre pour sa part qu’il n’exclut pas la possibilité que certaines transgressions de conventions sociales soient comprises comme des violations de règles morales, si, par exemple elles sont interprétées comme étant susceptibles de causer des torts aux autres. Mais si ce genre de réponse avait une valeur générale, elle risquerait de rendre la théorie irréfutable, ce qu’on ne pourrait pas mettre à son crédit. Pourquoi?

Pensons aux interdits qui frappent les femmes pendant leurs menstruations. Avoir ses règles ne cause, à première vue, aucun tort matériel aux autres et ne viole aucun principe de justice ou de réciprocité. Mais ceux qui respectent ces interdits semblent souvent penser qu’ils ont une valeur « morale » au sens de « posséder une valeur universelle ». En principe, l’existence d’interdits de ce genre devrait conforter la position du maximaliste et affaiblir celle du minimaliste, puisque qu’un état qui ne cause pas de torts aux autres et ne semble enfreindre aucun principe de justice semble néanmoins compris comme ayant une valeur morale ou universelle.

Mais le minimaliste peut toujours répliquer que si ces états, actions ou relations sont, en effet, conçus comme ayant une valeur « morale » ou « universelle », c’est, en réalité, parce qu’ils sont compris comme causant des torts aux autres ou comme violant des principes de justice ou de réciprocité. Dans le cas particulier des interdits qui frappent les femmes pendant leurs règles, il pourra répondre que si on donne une valeur morale à cet état, c’est dans la mesure seulement où on croit que la femme qui le subit ne pourrait pas toucher ses enfants, dormir avec son mari ou leur faire la cuisine sans leur porter tort (Baumard 2007).

Il faut bien reconnaître que la conversion de tout acte – fut-il le plus solitaire, le plus clairement dirigé vers soi – en action qui cause des torts aux autres pour justifier sa répression morale ou légale est une possibilité qui semble toujours ouverte. Que l’on pense au suicide, à la consommation de drogues ou à la masturbation dans nos sociétés. Vous trouverez toujours quelqu’un pour dire que ce qui ne va pas dans ces actions pourtant hautement personnelles, c’est qu’elles causent des torts aux autres.

Cette possibilité de conversion pourrait permettre au minimaliste d’invalider toutes les objections empiriques du maximaliste. Chaque fois que le maximaliste lui présentera un cas d’action jugée immorale en dépit du fait qu’elle ne cause de torts à personne, il pourra toujours rétorquer que c’est parce que les personnes concernées estiment, en réalité, qu’elle cause un tort aux autres. Il me semble pourtant que le minimaliste devrait exclure le recours à cette méthode pour contester les objections des maximalistes. Elle a l’inconvénient, en effet, d’immuniser a priori les hypothèses centrales de la théorie à l’égard d’objections empiriques qui pourraient être fatales. Bref, cette méthode la rend irréfutable. Dans la mesure où la vocation de cette théorie est scientifique, c’est plutôt un défaut qu’une qualité.

Est-il possible d’envisager d’autres théories qui parleraient en faveur de l’universalité du minimalisme cognitif et ne présenteraient pas ces handicaps? Il existe, aujourd’hui, des recherches à caractère expérimental sur de tout jeunes enfants qui ne parlent pas encore[10]. Elles tendent à montrer qu’ils sont capables de distinguer les relations positives (d’aide) et négatives (de mal causé aux autres, comme lorsqu’on les frappe ou les gêne). D’autres expériences montreraient qu’ils ont une aversion à la souffrance d’autrui. Du fait que ces recherches portent sur des sujets qui ne sont pas encore en mesure de verbaliser et de justifier leurs réactions, elles permettent de valider l’opposition entre intuitions et rationalisations ou justifications, plus sûrement que l’exemple du couple incestueux de Haidt, même si elles sont moins piquantes.

Par ailleurs, du fait que ces recherches laissent penser que c’est le mal fait aux autres ou la souffrance d’autrui qui déclenchent nos réactions morales les plus primitives, elles permettent de formuler l’hypothèse que les bases sur lesquelles nos conceptions morales plus élaborées sont édifiées sont minimalistes, et non pas maximalistes, à l’encontre, encore une fois, des hypothèses de Haidt. Enfin, du fait que ces recherches s’appuient sur une conception modulaire de l’esprit humain moins souple que celles de Haidt, elles autorisent mieux que ces dernières à émettre des hypothèses sur le caractère inné des bases primitives ou des « noyaux » de nos conceptions morales[11]. Cependant, elles ne permettent pas de vérifier l’hypothèse de Turiel d’après laquelle nous faisons très tôt la différence entre ce qui est moral, conventionnel et personnel. Il serait d’ailleurs contradictoire d’essayer de la tester sur des enfants en très bas âge, puisque si les chercheurs choisissent ce type de sujets, c’est précisément parce qu’ils n’ont pas été exposés à un apprentissage moral ou social systématique. Or, ceux qui n’ont pas été exposés à un tel apprentissage ne sont pas supposés avoir une idée, même non articulée, de ce qu’est une convention sociale.

Pour les mêmes raisons, ces recherches ne nous permettent pas de tester l’hypothèse principale de Haidt selon laquelle toutes sortes d’actions et de relations qui ne causent pas de torts directs aux autres font cependant l’objet d’une réprobation universelle ou sont considérées comme devant faire l’objet d’une telle réprobation. Comment vérifier, par exemple, que, dès le plus jeune âge, avant même de parler, nous avons des réactions de désapprobation à vocation universelle à l’égard de l’inceste ou de l’outrage aux morts, bien qu’aucun tort concret à des personnes vivantes n’en résulte?

Et c’est encore pour les mêmes raisons que ces recherches ne peuvent rien nous dire d’une autre hypothèse centrale de Haidt et de ceux qui l’inspirent, selon laquelle la tendance à faire une distinction entre le moral, le religieux et le social n’apparaît que dans certaines sociétés dites « libérales ».

Bref, il me semble que ce n’est pas à partir de recherches sur les tout jeunes enfants que nous pourrons trancher la question de savoir s’il existe, derrière l’apparente diversité sociale des conceptions de l’extension du domaine de l’éthique, une certaine universalité de ces conceptions au niveau intuitif.

Conclusion : l’universalité morale n’est pas empirique mais normative

Personne ne nie qu’il existe des différences profondes dans les conceptions de l’extension du domaine de l’éthique au niveau des représentations publiques, des justifications et des rationalisations. Mais cela n’interdit pas de penser qu’il pourrait y avoir, au niveau cognitif, dans la tête des gens, si l’on peut dire, une conception identique de l’extension du domaine de l’éthique. C’est l’hypothèse principale des analyses empiriques de l’universalité morale que j’ai évoquées.

Il y a des raisons de contester la dichotomie entre intuitions et rationalisations morales à la base de ces analyses. Mais le simple fait que l’on trouve plusieurs conceptions rivales de ce qu’il y a « dans la tête des gens », entre lesquelles il n’y a aucun bon moyen de trancher, et qui ont chacune assez de défauts flagrants pour les contester devrait suffire à nous laisser sceptiques.

Cependant, ce scepticisme à l’égard de l’universalité des conceptions de l’extension du domaine de l’éthique ne doit pas nécessairement conduire au relativisme moral. Car pour être relativiste moral, il faut non seulement adhérer à la proposition descriptive qui pose la variabilité des conceptions de l’extension du domaine de l’éthique, mais aussi à la proposition normative qui rejette toute hiérarchie entre elles. Or, on peut très bien reconnaître la variabilité des conceptions de l’extension du domaine de l’éthique tout en niant qu’il n’existe aucune raison non arbitraire de préférer les unes aux autres.

En l’occurrence, il me semble qu’il existe des raisons de préférer le minimalisme moral, fondées sur des principes élémentaires du raisonnement moral et non moral que personne ne devrait rejeter (Ogien 2006, 2007a). Le maximalisme moral admet pour sa part l’existence de devoirs moraux envers soi-même et de vertus personnelles ayant une valeur morale intrinsèque. Le minimalisme moral, lui, exclut ces deux idées sous le prétexte que la première est incohérente et la seconde infondée. C’est précisément parce qu’il les exclut que c’est une conception morale dite « minimaliste ».

Mais pourquoi faudrait-il rejeter l’idée de devoir envers soi-même ou de vertu personnelle ayant une valeur morale intrinsèque? L’idée d’un devoir moral à l’égard des autres est facile à comprendre en ce sens que ses sources sont claires et nombreuses : promesses, contrats, engagements, droits fondamentaux des personnes à ne pas être tué ou torturé, mutilé, humilié ou à être aidé dans leurs revendications impersonnelles, c’est-à-dire qui valent pour tous.

L’idée d’un devoir envers soi-même est beaucoup plus complexe à saisir parce qu’elle a des implications absurdes ou contradictoires. Pourrais-je passer un contrat légal avec moi-même? Pourrais-je avoir des droits que je pourrais m’opposer à moi-même? Pourrais-je avoir des devoirs de gratitude à l’égard de moi-même? Quelle serait la valeur d’une promesse que je me ferais à moi-même et dont je pourrais me défaire de même que l’on est en droit de renoncer à une promesse d’autrui à notre égard?

Par ailleurs, il existe des raisons de penser que la valeur morale des vertus personnelles est toujours conditionnelle, dépendante des buts qu’elle sert. Ce n’est que dans la mesure où elles contribuent à éviter de causer des torts ou à respecter des droits que les vertus de courage ou de fidélité peuvent avoir une valeur morale. La valeur morale du courage de soldats qui exécutent des ordres injustes ou celle de leur fidélité à des chefs cruels est évidemment contestable.

En fin de compte, j’estime que le minimalisme moral est préférable au maximalisme du fait qu’il présente moins de contradictions internes et respecte mieux certains principes élémentaires du raisonnement moral. Je ne m’attends évidemment pas à ce que tout le monde partage mon opinion. Mais en avançant cette proposition, j’exprime ma conviction qu’à l’issue d’un débat rationnel, il pourrait y avoir une sorte de convergence des positions. C’est pourquoi je me permets de dire qu’on peut parfaitement admettre la divergence des conceptions de l’extension du domaine de l’éthique au plan empirique, tout en laissant ouverte la possibilité de leur convergence au plan normatif.