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L’observation de réseaux européens fournit à l’anthropologue un « terrain » privilégié pour tenter de saisir « ce qu’être Européen veut dire », ou peut bien vouloir dire. En effet, quelles que soient les motivations ou le type de structures concernées, l’hypothèse peut être émise que ces « moments » constituent autant d’occasions pour saisir in vivo, le cas échéant, l’émergence de pratiques ou de représentations qui soient partagées par des participants venant de différents horizons nationaux. Que l’on participe d’un réseau à l’échelle européenne par conviction, par obligation professionnelle ou dans une visée instrumentale (en tant que militant engagé au niveau local ou national, élu ou technicien expert d’un domaine précis), cette participation ne peut se faire sans effets, sans que le point de vue de chacun évolue, sans que de ces confrontations d’expériences, échanges de vues ou actions communes n’émergent des points communs ou des différences, voire un « état d’esprit » partagé.

Une telle observation devrait donc permettre de dépasser les débats strictement abstraits sur ce que veut dire (ou devrait vouloir dire) « être Européen », et de saisir les processus d’acculturation à l’oeuvre dans ces lieux, voire leurs effets en retour sur les autres échelles géographiques (locales, régionales ou nationales).

Sa mise en oeuvre pose des problèmes importants à la pratique anthropologique, du fait des contraintes spécifiques que font peser sur celle-ci les « gate-keepers » de ces réseaux, notamment en termes de réciprocité et de réflexivité (voir Neveu à paraître). Mais la question à laquelle on s’intéressera plus particulièrement ici sera celle de la place de l’individu dans ce type de « terrain », à travers une première analyse des rencontres du Groupe de travail sur la régénération urbaine dans l’Europe du Nord-ouest. Celui-ci rassemble des professionnels provenant de six métropoles européennes[1] dans l’objectif de « travailler à définir un corpus commun sur ce que devrait être une politique de régénération urbaine plus efficace aux niveaux européen, national et local »[2]. Issu du réseau Eurocités, ce Groupe de travail s’est réuni une dizaine de fois en 2000 et 2001 autour de séminaires thématiques abordant des questions telles que la cohésion sociale, le rôle du commerce, de la culture ou des habitants dans la régénération urbaine, chaque rencontre ayant lieu dans une des villes du réseau et alliant échanges d’expériences, discussions générales et visites sur le terrain. Au noyau des participants permanents (les correspondants du Groupe dans chaque ville) viennent s’adjoindre à chaque rencontre des professionnels spécialistes du thème traité, ainsi que des « experts » généralement issus du monde universitaire.

L’observation des rencontres de ce Groupe de travail s’inscrit dans une recherche anthropologique sur les effets de la participation à des « réseaux européens » sur les sentiments d’appartenance et la participation des citoyens[3] et dans une interrogation plus globale sur les conditions et modalités d’émergence d’une « citoyenneté européenne ». L’hypothèse posée était alors que l’observation et l’analyse des interactions dans un tel Groupe, rassemblant des individus issus de quatre pays de l’Union Européenne, pouvaient permettre de saisir tant les processus d’émergence d’une « culture commune », voire d’un « espace public » partagé, que les éventuels processus de résilience de particularités culturelles et politiques.

Or, au fur et à mesure des rencontres, il est apparu que la question de la place de l’individu était une dimension centrale non seulement pour la compréhension du fonctionnement de ce groupe, mais plus globalement pour saisir certains des processus à l’oeuvre dans ce type de structure d’échelle européenne. Ainsi, si l’individualité des participants est convoquée pour dépasser un certain nombre d’obstacles et tenter de faire fonctionner un « espace européen », on verra qu’elle ne l’est pas nécessairement quand il s’agit des obstacles constitués par des « noyaux durs » de cadres nationaux de référence ; c’est alors plus par un appel au pragmatisme, opposé à l’abstraction du politique, que le contournement de ces différences est géré.

Si cette valorisation paraît donc revêtir des dimensions paradoxales, elle n’est cependant pas sans rappeler un certain nombre de réflexions théoriques sur la citoyenneté, et notamment sur la place historiquement acquise par l’individualisme dans les théories modernes de la citoyenneté (Leca 1991). Plus encore, un certain nombre de théoriciens de la citoyenneté européenne considèrent que l’émergence de celle-ci constitue une occasion historique unique d’enfin délier identité (nationale) et citoyenneté (Tassin 1994).

Au-delà de premiers éléments, quant aux représentations à l’oeuvre dans un tel réseau européen, qui devront être validés ou infirmés par d’autres enquêtes, l’intérêt de cette question particulière de la place de l’individu est donc qu’elle se situe très précisément à la jonction entre observations de terrain, problématique de recherche et enjeux épistémologiques[4]. À ce titre, elle tendrait à confirmer un certain nombre de réflexions visant à montrer à quel point, dans la pratique anthropologique, questions de méthodes, approche du terrain et problématiques de recherche sont indissociables (Geertz 1996).

Être un individu pour être « européen » ?

Comparant les travaux des ethnologues « exotisants » avec ceux des « européanistes », Ravis-Giordani considère qu’un des traits les distinguant est la place qui y est réservée à l’individu :

Dans les premiers, les individus apparaissent rarement dans l’écriture ethnographique. Quand ils entrent en scène, ils le font généralement un peu comme les masques de la tragédie antique, comme les supports de valeurs, de rôles, de stéréotypes […]. Au contraire, dans les textes des ethnologues européanistes, […] les individus apparaissent avec leur personnalité propre, leur idiosyncrasie culturelle et psychologique, et non comme des représentations de types donnés.[5]

Ravis-Giordani 1997 : 361

Cette place singulière occupée par les individus dans l’écriture anthropologique est en effet confirmée par d’autres travaux, et elle pose toute une série de questions. Je ne reviendrai pas plus longuement ici sur les limites d’une des figures canoniques de ces « entrées en scène », celle de l’anonymisation des interlocuteurs, si ce n’est pour rappeler qu’elle peut, dans ce type de « terrain », s’avérer particulièrement complexe, voire impossible (pour de plus amples développements, voir Neveu à paraître).

Mais cette question de l’individuation des interlocuteurs de l’anthropologue, loin de se poser exclusivement en termes de choix d’écriture, constitue également une dimension centrale des pratiques du Groupe de travail : l’expression des participants en tant qu’individus semble être constituée comme une des caractéristiques essentielles nécessaires au fonctionnement optimal de ce Groupe.

L’observation prolongée des différentes rencontres du Groupe de travail sur la régénération urbaine permet en effet de constater que pour un certain nombre de participants, l’émergence et le développement de visions partagées, et de politiques adaptées, au niveau européen sur les enjeux propres du Groupe (les politiques publiques de régénération urbaine), ne pourront advenir qu’à partir de l’engagement d’individus convaincus ; lors du premier bilan en octobre 2000, le responsable du réseau considérait ainsi qu’un des acquis de la première année de travail était « une conscience forte dans ce Groupe que nous avons un avenir commun. Nous sommes des Européens convaincus. [Il y a] un engagement européen réel de tous les membres du groupe » (notes de réunion, Comité de pilotage, 1er séminaire de synthèse, Lille, octobre 2000). De même, un participant britannique rappellera qu’il ne s’agit pas pour le Groupe de travail de « rajouter une étagère de textes sur la régénération urbaine, [mais que] les acteurs [doivent] donner leur avis subjectif sur les choses » (mes italiques) (ibid.).

En fait, il est fréquemment rappelé lors des réunions qu’une des conditions d’efficacité du Groupe est que ses membres s’y expriment en tant qu’individus, sans se réfugier derrière un simple rôle de représentant de leur institution d’origine, qu’ils soient donc capables de se défaire de leurs appartenances institutionnelles. De même, les synthèses régulièrement réalisées sont autant d’occasions, au-delà de l’énumération des points d’accord ou des divergences, de solliciter chacun pour qu’il ou elle exprime ce que, personnellement, il ou elle a gagné à la fréquentation du réseau. Une telle prise en compte de l’évolution des individus paraît alors constituer une condition sine qua non de l’avancée de la réflexion, et un élément important de mesure de la dimension réellement européenne des échanges, alors qu’a contrario, la mise en avant de son inscription institutionnelle paraît y être un obstacle.

Dans le contexte particulier dont il est question ici, celui de la mise en place d’un réseau d’échange d’expériences et d’élaboration commune à l’échelle européenne, cette question de la place donnée à l’individu revêt alors une importance singulière. Peut-on considérer que l’insistance avec laquelle est rappelé aux participants le fait qu’ils doivent se situer en tant qu’individus soit, d’une certaine manière, une dimension cruciale d’une « européanéité » en construction? Une telle individuation, c’est à dire en l’occurrence, une telle capacité à s’extraire de son contexte institutionnel (et national?) spécifique, serait-elle la condition nécessaire pour que puisse émerger un « domaine » commun et partagé entre des personnes d’origines nationales diverses, qui plus est situées dans des systèmes institutionnels eux-mêmes extrêmement diversifiés?

On l’a dit, le rôle ainsi attribué à l’individuation au sein de ce Groupe de travail oblige l’anthropologue, au-delà des questions d’anonymisation rendues délicates, à pleinement intégrer cette dimension dans l’analyse des processus observés. Mais cette intégration devient d’autant plus nécessaire dans le cas précis d’une recherche portant sur l’émergence, ou non, de pratiques et de représentations « européennes ». En effet, on ne peut qu’être frappé par la similitude de cette attitude, sinon effective, en tout cas recherchée, d’abstraction de sa situation singulière, avec un certain nombre de réflexions sur la citoyenneté et la constitution d’espaces publics partagés. Ainsi, certains auteurs considèrent qu’une telle capacité d’abstraction constitue un des trois traits culturels fondamentaux de la citoyenneté, en deçà desquels elle n’existerait plus (Leca 1991). Plus encore, s’agissant des réflexions sur la citoyenneté européenne, beaucoup estiment que l’émergence d’un espace public à cette échelle ne pourra advenir que de la mise en oeuvre de ce type d’abstraction (Tassin 1994).

L’insistance sur l’expression et l’engagement individuels des membres du réseau, ainsi que sur leur responsabilité personnelle envers son bon fonctionnement, peut donc être lue non seulement comme une manière pragmatique d’alléger le poids de la diversité, tant des statuts et positions professionnelles que des configurations institutionnelles, mais aussi comme le moyen possible de constituer un espace commun européen, dont l’émergence ne serait possible qu’à condition que chacun s’y exprime en tant qu’individu. Ou plutôt dans lequel chacun s’exprimerait aussi en tant qu’individu. Il faut en effet distinguer au moins deux niveaux dans les positionnements à l’oeuvre : celui, strictement interne au réseau, visant à l’amélioration de son fonctionnement, et celui de son expression collective vers l’extérieur, notamment les financeurs et les institutions d’origine des participants, dans lequel l’enjeu de l’individuation n’apparaît pas en tant que tel.

On pourrait ainsi considérer que cet appel à l’expérience et à l’investissement individuels de chaque participant puisse être une manière de contourner l’obstacle que constitue cette diversité des contextes institutionnels et des cultures administratives, de dépasser les stéréotypes et idées préconçues, de constituer un espace d’empathie plus constructif parce que plus « impliquant » ; bref de s’abstraire des appartenances singulières pour se situer dans un « espace commun » dégagé de celles-ci. Bien sûr, il faudrait là encore analyser plus précisément la nature et les enjeux dudit espace pour chacun des membres, individuellement ou selon divers registres. Ainsi, la question de l’articulation des échelles donne lieu à des représentations fort différentes, selon les participants mais aussi selon les thèmes débattus. Si le Groupe de travail semble parfois être conçu comme un outil pour les gouvernements nationaux, destiné à promouvoir leurs propres conceptions en matière de régénération urbaine auprès des institutions européennes, à d’autres moments, ce sont ses membres eux-mêmes qui paraissent vouloir l’utiliser comme instrument de contournement de leurs propres bureaucraties nationales, liant ainsi directement le local ou le régional à l’européen.

Stéréotypes, langues et cultures

Malgré la diversité des statuts ou des arrangements institutionnels et administratifs, les participants au Groupe de travail sur la régénération urbaine ont en commun une identité professionnelle. Ils appartiennent aux mêmes « métiers » et leurs responsabilités au sein de cette structure européenne viennent encore renforcer leur sentiment de proximité, dans la mesure où elles font souvent d’eux des « marginaux » relatifs dans leurs institutions d’origine, soit que leur engagement européen soit sans cesse remis en cause au nom des « impératifs du service » et des priorités plus classiques, soit qu’il fasse d’eux les « spécialistes » de l’Europe, les isolant ainsi vis à vis de leurs collègues. Pourtant, cette proximité et l’objectif de constituer un « esprit commun », basé sur une capacité d’abstraction des individus de leurs conditions singulières, ne paraissent pas suffire à faire disparaître les références nationales, repérables notamment à travers l’usage de stéréotypes quant aux qualités ou défauts de chaque « nation », aussi bien que par la mise en avant de « modèles de références » apparemment irréductibles.

Après quatre séminaires thématiques[6], la synthèse du travail mené durant une année a ainsi fait état du « développement d’une culture commune sur la régénération urbaine », malgré les « problèmes de langue, les différences de compétences politiques et administratives et les différences culturelles » (notes de réunion, Comité de pilotage, 1er séminaire de synthèse, Lille, octobre 2000). Les problèmes de langue constituent en effet une figure incontournable de tout échange à l’échelle européenne. S’agissant de ce Groupe de travail, le choix opéré à l’origine fut de mener les travaux en deux langues (le français et l’anglais), chaque participant devant avoir une connaissance active de l’une et au moins passive de l’autre[7]. Ainsi, l’ensemble des documents produits par le Groupe de travail le sont en deux versions, les débats se déroulant « indifféremment » dans l’une des deux langues[8]. La mise en place d’un vocabulaire commun, tant en termes de notions « techniques » que de conceptions sous-jacentes, ne fut pourtant pas un travail facile. La place manque ici pour analyser en détail les glissements sémantiques dans le passage d’une langue à l’autre, ou les périphrases mises en oeuvre pour traduire certaines notions, comme lors des débats autour des notions de « privé » et « public », ou encore de « communauté ». Il fut ainsi particulièrement difficile de faire entendre à des participants français qu’en anglais ce dernier terme désigne plus souvent le « local » qu’un quelconque regroupement « ethnique » ; malgré cette tentative de clarification, ils n’en démordirent pas, allant jusqu’à argumenter que de toute façon, étant donné le caractère très « ségrégué » des villes anglaises, « le local » signifiait nécessairement « l’ethnique ».

Alors que d’aucuns considèrent qu’il ne s’agit là « que » de problèmes linguistiques, d’autres estiment que le véritable enjeu est celui de différences plus profondes de cultures politiques. Comme pour confirmer cette dernière analyse, les deux domaines dans lesquels il paraissait y avoir encore des différences notables après un an de travail en commun concernaient d’une part la cohésion sociale et l’intégration, et d’autre part le rôle de la culture dans les politiques de régénération urbaine.

Les arguments avancés à l’appui de ce constat revêtent un intérêt tout particulier ici. S’agissant des questions de cohésion sociale et d’intégration, le bilan proposé par le responsable du réseau à l’issue de la première année de travail les présente en opposant deux voies : celle qui considère qu’il « faut laisser les gens se regrouper par origine ethnique ou sociale en leur donnant les moyens de se développer » (notes de réunion, Comité de pilotage, 1er séminaire de synthèse, Lille, octobre 2000), et celle qui estime que « ceci n’est pas acceptable, qu’il faut être plus exigeant [en matière] de mixité sociale et que chacun doit trouver sa place individuellement dans la société » (ibid.). Il est assez aisé de reconnaître dans cette alternative l’opposition dorénavant récurrente dans nombre de débats sur l’Europe (en tout cas dans ceux menés par des Français…) entre un « modèle républicain » (français) et un « modèle communautariste » (britannique, mais aussi éventuellement néerlandais) de développement[9]. Une telle formulation doit sans doute beaucoup à la sur-représentation des Français dans le Groupe de travail[10], celle-ci pesant d’un poids d’autant plus important que certains représentants de l’État semblent se considérer comme de véritables incarnations de celui-ci, et donc comme les garants et les gardiens d’un modèle républicain individualiste, et de sa supériorité incontestable.

Le fait est que les séminaires sur le rôle de la culture et sur la cohésion sociale furent d’excellentes occasions de voir fonctionner ces modèles, ou plus précisément d’ailleurs de pouvoir observer la mise en oeuvre de toute une série de stéréotypes nationaux (dont ces « modèles » font partie), tant dans l’expression des participants que dans les grilles de lecture appliquées à leurs interventions. La « bonne parole républicaine » fut notamment portée, à propos de la culture et de son universalité (opposée aux cultures ethniques particulières), par une représentante d’une grande institution française ; considérant que « l’art est un mode d’accès à l’intégration et à l’acculturation […], un levier d’action universel, et universel car c’est individuel » (notes de réunion, séminaire sur le rôle de la culture dans la régénération urbaine, Lille, avril 2000), elle insistera sur le caractère unique de la très originale expérience française en la matière, concluant « c’est du franco-français qui mérite d’être discuté au niveau européen » (ibid.). De son côté, une participante britannique s’appuyant sur la tradition du « community arts » rappellera « qu’il y a quelque chose d’universel dans la culture, mais que cela ne crée pas une culture universelle » (ibid.). La traduction fut d’ailleurs à cette occasion un outil important de réduction des tensions, parfois assez vives, découlant de l’existence de cultures politiques très différentes en la matière. Les traductions en anglais des interventions de la participante française furent ainsi des merveilles d’understatement, faisant intervenir « le bagage commun à l’humanité » (ibid.), formulation totalement absente de la version originale en français.

On retrouve donc dans les discussions sur ces thèmes complexes, touchant à des dimensions fondamentales de la vie en société (qu’est-ce qu’une société intégrée? quelle place donner à la lutte contre les discriminations? comment articuler identités collectives et cohésion sociale?), un mélange, parfois surprenant[11], entre une réelle volonté d’empathie, de clarification des notions et d’écoute des autres, et un recours aux stéréotypes nationaux les plus classiques. Or, il semble bien que si les tentatives de contournement de la diversité des contraintes et contextes administratifs et institutionnels se jouent, on l’a vu, en partie par le recours à l’expression individuelle des participants, une telle stratégie de contournement ne soit pas mise en oeuvre s’agissant des stéréotypes ou de ces « modèles abstraits » de référence nationale, tant les individus eux-mêmes sont rapidement pris dans les processus de stéréotypage, mettant par exemple en scène « le pragmatisme des Néerlandais », « la rigidité des Français » ou encore « la souplesse des Anglais ».

L’échappatoire la plus fréquemment retenue, quand les débats deviennent trop tendus, paraît plutôt être celle du « refus de la philosophie ». Il s’agit là d’une figure récurrente dans les rencontres du Groupe de travail, opposant le politique, le philosophique ou l’abstrait au pragmatique et au concret, et situant très clairement ledit Groupe dans le second registre. De manière révélatrice, celui-ci est également quasi systématiquement relié au local; ainsi, le constat de la résistance et de l’absence d’accord à propos des deux « modèles » (individualiste et communautariste) fut aussitôt modéré par la remarque suivante : « [ces deux vues] ne sont pas inconciliables car nous sommes au niveau des villes et dans le pragmatique »[12] (notes de réunion, Comité de pilotage, 1er séminaire de synthèse, Lille, octobre 2000). L’inscription réaffirmée dans une identité professionnelle et dans une échelle locale ou régionale, opposées respectivement aux élus[13] et au national et le refus, au nom du « pragmatisme », de se laisser entraîner dans des débats qualifiés de « philosophiques », seraient donc les moyens mis en oeuvre pour tenter de contourner les modèles nationaux dominants de référence.

Une telle position semble pourtant difficile à tenir à moyen terme, tant les options concrètes en matière de politiques publiques et les éventuels transferts d’expériences (la sélection des « best practices ») ne paraissent pouvoir faire l’économie d’un passage par le filtre du sens des actions proposées et de leur inscription dans un projet global de société. Certains l’ont bien compris d’ailleurs, qui estiment que l’objectif principal du Groupe de travail ne doit pas être tant de fournir des « exemples à suivre » ou des solutions « clés en main », que de se pénétrer de l’état d’esprit dans lequel telle ou telle de ces expériences a été pensée et menée. On retrouverait là, sous une autre forme, la volonté de s’abstraire de ses appartenances singulières, non pas pour les délégitimer, mais pour être capable de comprendre les choix des autres, et d’atteindre des résultats similaires dans un autre contexte. Là encore, le parallèle avec les analyses de la notion de citoyenneté s’impose ; ce qui serait mis là en oeuvre s’apparenterait en effet assez clairement avec la capacité d’empathie, autre trait culturel fondamental mis en lumière par Leca (1991).

Il faut cependant noter le caractère paradoxal de ce traitement varié des différences. En effet, le contournement des obstacles constitués par la diversité des arrangements institutionnels et professionnels s’effectue par le recours à la figure valorisée de l’expression individuelle abstraite des conditions singulières de chacun, stratégie qui peut être assimilée à l’abstraction fondant, aux yeux de nombre de théoriciens, la citoyenneté moderne. Or, s’agissant de la diversité des cultures politiques nationales (ou en tout cas de leurs figures hégémoniques), cette abstraction du politique est refusée, au profit d’un ancrage affiché dans la double figure du pragmatique et du local. On aurait pu penser que la mise en oeuvre d’une telle capacité d’abstraction pouvait précisément constituer un outil efficace de dépassement des processus de stéréotypages nationaux. Il faut certes prendre ici la mesure des effets de la sur-représentation de l’État français dans cette instance, et de sa forte propension à s’inscrire dans le cadre rigide de « modèles » prescrits, voire intangibles ; on peut cependant observer que si la capacité d’abstraction individuelle peut constituer une figure forte de la constitution d’un espace d’échanges entre professionnels inscrits dans les configurations institutionnelles diversifiées des différents pays européens, elle paraît plus difficile à mettre en oeuvre s’agissant de ce qui est perçu comme la diversité des cultures politiques nationales. On pourrait alors émettre l’hypothèse qu’en la matière, le recours au pragmatisme et à l’échelle locale au sein du Groupe est une manière de réaffirmer une identité qui soit d’abord et avant tout professionnelle, renvoyant la question des choix politiques et sociaux aux élus (ou aux philosophes). La prégnance des « modèles nationaux » serait alors le reflet d’une difficulté réelle tant à se défaire de stéréotypes offrant une grille de lecture aisément accessible des positions des uns et des autres, que de la crainte d’une incertitude généralisée quand au sens de l’action publique.

Conclusion

Capacité d’abstraction de ses singularités, expression et investissement individuels comme moyen de constituer un espace commun européen, et de dépasser les obstacles que peut représenter la grande diversité des situations nationales, voire locales, d’une part ; recours à la notion de pragmatisme et réaffirmation d’une identité professionnelle comme refuges afin d’éviter la discussion sur des modèles nationaux dominants, d’autre part. Alors que la figure de la citoyenneté comme capacité à s’abstraire de ses singularités pour s’exprimer, en tant qu’individu, dans l’espace public, semble pouvoir être repérée dans la première « solution », elle ne semble pas pouvoir intervenir s’agissant du dépassement des « cultures politiques nationales ». On retrouve plutôt à ce sujet la persistance de stéréotypes et la délégation à d’autres (les politiques) de la définition « philosophique » du sens à donner aux actions. Sans doute y a-t-il là un effet du type de groupe analysé ici (composé de professionnels), d’où la nécessité de confronter ultérieurement ces premiers éléments d’analyse à l’étude de réseaux fondés non pas sur une identité professionnelle, mais par exemple sur un engagement militant. Mais on peut aussi considérer qu’à travers la fréquentation d’un groupe de travail comme celui dont il a été question ici, des individus puissent progressivement se familiariser avec l’existence d’une grande variété de contextes, et ainsi relativiser leurs représentations. À terme, des nouvelles configurations, sinon dégagées, en tout cas articulées différemment à l’échelle nationale, pourraient alors apparaître, faisant émerger peut-être une « citoyenneté européenne » ou en tout cas des manières d’être et d’agir européennes.

Mais l’anthropologue aussi doit se confronter à cet enjeu de la relativisation ; comme le rappelle Smith à l’issue d’une exploration stimulante des relations entre État et société civile dans trois pays européens : « il nous faut être très attentifs à ne pas surimposer notre propre compréhension particulière de l’État moderne et du rôle des citoyens en son sein, sur l’un ou l’autre des États modernes dans lesquels nous menons notre travail ethnographique » (Smith 1999 : 221, ma traduction). Faire des réseaux européens son « terrain » doit donc pousser l’anthropologue à porter la même attention que ses interlocuteurs aux multiples manières d’articuler les différentes échelles d’appartenance et d’engagement, et à être aussi soucieux qu’eux de faire preuve d’empathie.

Mais au-delà de ces enjeux, il s’agit aussi de remettre en question la dichotomie trop souvent mise en oeuvre à propos de la notion de citoyenneté, entre « le culturel » (souvent associé au national) et « le civique ». Le modèle français canonique est censé reposer sur une capacité des individus à faire fonctionner une telle séparation, et nombre de réflexions sur l’émergence d’une citoyenneté européenne s’appuie sur cette même dichotomie, en proposant de faire du niveau européen celui du civique, et en laissant le culturel au niveau national (Tassin 1994). Or, si cette coupure peut être philosophiquement stimulante, elle n’est peut-être pas si repérable dans les pratiques et représentations des individus et des groupes, la coupure entre les deux modes d’appartenance (culturel et civique) n’étant jamais si nette, et laissant plutôt place à des articulations diversifiées entre systèmes locaux et poids de l’État dans les processus de socialisation (Smith 1999).