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Cet article examine les transformations du travail en Ouzbékistan en présentant des résultats d’enquêtes ethnologiques menées entre 2003 et 2006. Il s’efforce de montrer l’ampleur des changements concernant le travail dans sa pratique et son contexte social, mais s’intéresse aussi aux représentations du travail, ainsi qu’aux productions symboliques qui articulent ensemble le travail et les autres sphères sociales. L’objectif est de montrer que le travail est une entrée heuristique qui fournit des clés pour comprendre une société et ses transformations : en analysant comment il est enchâssé dans les rapports sociaux, on obtient une sorte de cartographie des mutations sociales, symboliques et imaginaires les plus significatives.

En termes méthodologiques, le travail s’avère un analyseur central des sociétés contemporaines. Cette présentation souhaite donc contribuer à sa manière au regain d’intérêt de l’anthropologie pour les recherches sur les changements économiques, lequel est particulièrement remarquable dans les espaces postsocialistes, où de nombreux auteurs se sont notamment interrogés sur la pénétration du marché, dans ses dimensions pratiques, symboliques et morales[1]. Plus rares sont par contre les travaux se rapportant spécifiquement au travail[2].

En faisant du travail un outil méthodologique pour explorer l’édifice social dans son ensemble, j’examine simultanément la place qu’il occupe dans cette société postsoviétique en élargissant sa signification, pour reprendre l’idée de Polanyi selon laquelle la place du procès économique dans les sociétés (Polanyi 1983) est fluctuante. Une telle problématisation est essentielle pour comprendre comment la globalisation s’inscrit dans des formations sociohistoriques spécifiques, enchevêtrant les dynamiques dites globales et locales. Depuis une vingtaine d’années, beaucoup de travaux se sont évertués à donner (parfois à dénier) un sens au terme globalisation, débouchant sur un large éventail d’interprétations, souvent concurrentes, en fonction des disciplines scientifiques et des orientations des auteurs. En anthropologie, les premières réflexions se sont organisées dans les années 1990 autour de l’idée d’une dimension culturelle de la globalisation, celle-ci étant d’abord pensée en termes d’intensification des circulations (flows) et de transnationalisation (Friedman 1994 ; Hannertz 1996 ; Appadurai 2001). Mes recherches depuis une dizaine d’années vont à l’encontre de cette orientation, aujourd’hui dominante. La globalisation se définit d’abord en termes d’économie politique, ainsi que le fait remarquer Aihwa Ong (1999), même si, en tant qu’anthropologue, on en observe les logiques culturelles. Si le culturel n’est pas une entité autonomisée du social, mais désigne les aspects symboliques, imaginaires et idéologiques des phénomènes sociaux – leur part idéelle, pour reprendre le terme de Godelier (1984) – alors les anthropologues ne peuvent y circonscrire leurs analyses sans appréhender les aspects matériels, concrets, pratiques des situations et des rapports sociaux, puisque c’est précisément ce que leurs enquêtes permettent d’observer.

Le terme globalisation est né pour nommer une stratégie globale (mondiale) de domination par le biais du contrôle de l’économie et de la conquête des marchés. On désignera ainsi un processus de restructuration des rapports internationaux, dans lequel la diffusion du marché, comme forme institutionnelle et comme produit idéologique, occupe une position centrale[3]. À partir des années 1980, l’affaiblissement du communisme et des idéologies modernisatrices de la période antérieure[4] a ouvert la voie à l’extension mondiale d’un système capitaliste engagé dans un mouvement de libéralisation et de financiarisation, sous la houlette d’institutions internationales (Banque mondiale, FMI, puis Organisation mondiale du commerce, etc.) dont la fonction est d’assurer le développement de l’économie de marché. Pour appréhender la globalisation, on ne saurait donc se contenter de mettre sur un même plan les mouvements de capitaux, de marchandises, de personnes, d’informations, de symboles, d’images, sans s’interroger centralement sur la relation que ceux-ci entretiennent avec une re-hiérarchisation des espaces géographiques et des groupes sociaux. Je m’efforcerai d’expliciter ici les processus de mise en mouvement des travailleurs, et les significations que la société en produit, pour représenter aussi bien sa place dans le nouvel ordre mondial et l’oppression politique qu’elle subit, que l’importance des rapports de parenté articulés autour du mariage et sacralisés par la reformulation des traditions dans le registre de l’identité nationale. Car loin d’être le moment du postnationalisme que vantait un Appadurai peu perspicace (2001), la globalisation se caractérise au contraire par l’institutionnalisation d’idéologies de l’identité nationale, en Ouzbékistan comme sur l’ensemble du monde[5].

État et travail dans les enquêtes ethnologiques

Le régime postsoviétique d’Ouzbékistan a fait du « renouveau de l’idée nationale » (ouzbèke)[6] la nouvelle idéologie d’État et a institué un pouvoir autocratique et répressif. Le motif de l’identité nationale est projeté sur l’histoire la plus lointaine ; la grandeur attribuée au passé qualifie le présent et promet le pays à un avenir radieux, sous la conduite du « père de l’indépendance », le président, qui figure comme l’instance dont tout émane. Ainsi, reformulant la rhétorique soviétique des réalisations du socialisme dans ce registre nationaliste, le discours officiel célèbre désormais les réalisations de l’indépendance. Dans une situation où l’État hérite en fait de la ruine de l’économie soviétique, cette rhétorique se double d’une négation forcenée de tout aspect négatif de la réalité socioéconomique qui pourrait la contredire. L’État impose sa vérité et réprime toute expression de dissidence : il a dès 1993 acculé les leaders des deux principaux partis d’opposition à l’exil, empêché la formation d’une presse autonome et pourchassé plus impitoyablement encore la contestation islamiste (Laruelle et Peyrouse 2006). Ayant opté pour une « transition graduelle », à l’inverse du Kazakhstan et du Kirghizstan voisins, le gouvernement ouzbékistanais ne se préoccupe guère d’économie de marché. Il vise sa propre perpétuation qui repose sur le contrôle des privatisations impliquant enrichissement des élites et appropriation des ressources. Il s’emploie également à pérenniser son hégémonie sur l’économie.

Dans ce contexte héritier d’une situation historique où l’État-Parti détient la vérité et où la réalité ne saurait donc avoir d’existence autonome, les enquêtes ethnologiques viennent occuper une position symbolique stratégique de transgression, par le dévoilement de processus criants dont l’évocation est cependant frappée d’interdit. La pratique du terrain se heurte donc à une peur omniprésente. Ces difficultés ainsi que le désir d’éclairer les aspects les plus significatifs des configurations actuelles du travail m’ont conduit à multiplier les sites d’investigation, en observant à la fois les espaces de travail et ceux de la vie familiale, à Tachkent mais aussi dans des villages aux alentours ou d’autres provinces. J’ai donc abordé successivement une filature de coton (1 800 ouvriers, en majorité des jeunes femmes) ; des artisans-paysans s’activant dans le domaine de la construction à Tachkent par petites équipes autonomes ; des journaliers, hommes et femmes venus des campagnes qui vendent leur force de travail sur les marchés, appelés mardikor ; un atelier rudimentaire de matelas ; diverses petites unités artisanales ; la grande aciérie de Bekobod, dernière représentante des grands kombinat de l’ère soviétique ; une usine de confection ultramoderne appartenant à un holding suisse lié à un personnage clé du régime actuel. J’ai également reconstitué le parcours de nombreux ouvriers isolés, en recherchant spécifiquement des personnes ayant commencé à travailler avant la chute de l’URSS. La diversité des situations de travail appréhendées est un effet de la difficulté d’implanter l’enquête durablement dans un groupe précis ; elle s’est avérée particulièrement heuristique en ce qu’elle a permis de reconstituer une sorte de cartographie du marché du travail tel qu’il se présente pour les fractions sociales laborieuses d’Ouzbékistan, et notamment des zones rurales. Hormis l’aciérie et l’usine de confection, l’ensemble des emplois étudiés sont en effet caractérisés par le fait qu’ils concernent très majoritairement des migrants ruraux en quête de sources de revenus. Le suivi de ces travailleurs dans leurs villages (proches ou éloignés de la capitale) et des entretiens menés au sein des familles m’ont permis de porter le regard sur les transformations qui affectent le monde rural. Je m’étendrai dans cet article sur les marchés de main d’oeuvre, les chantiers de construction et la filature de coton, trois situations particulièrement significatives de la transformation complète de l’univers du travail dans la société postsoviétique.

Dans ces milieux ouvriers et paysans, les enquêtes de terrain sont prises dans une sorte de relation symbolique tripartite entre l’ethnologue, ses interlocuteurs et l’État. Elles fonctionnent de ce fait comme un révélateur du rapport politique, dans lequel les représentations du travail occupent une position centrale. Pour être bref, les prétentions de la puissance publique à détenir le monopole de la parole plonge chaque interlocuteur dans une angoisse qui le conduit à choisir entre deux attitudes face à l’ethnologue. La première s’accompagne de manifestations de peur, parfois explicitement énoncées. Elle consiste à refuser la communication avec l’ethnologue ou à la circonscrire au devoir d’hospitalité envers un hôte étranger (mehmon) et à faire usage de la langue de bois officiellement prescrite. Celle-ci se dévoile dans une série de dénégations spontanées : « il n’y a pas de chômage en Ouzbékistan » ; « les jeunes trouvent facilement du travail » ; « quand on travaille, on gagne de quoi manger ». L’alternative se manifeste comme un désir de contrer les mensonges d’État dans un geste de défi parfois ouvertement exprimé : « il ne faut pas croire ce qu’on vous dit ; moi, je vais vous dire la vérité ». La vérité que l’interlocuteur veut révéler, pour que l’ethnologue la fasse connaître par-delà les frontières du pays, est souvent tout aussi stéréotypée que la langue de bois dont elle inverse les termes : sont énoncés le chômage, l’absence d’avenir pour les jeunes, la pauvreté écrasante des campagnes, les migrations forcées des paysans qui viennent se vendre sur les marchés pour trouver quelques subsides, ou encore qui vont chercher du travail au Kazakhstan où ils seraient traités « comme des esclaves ». À rebours du discours d’État, ces représentations se fixent sur l’absence d’avenir pour les jeunes ou de perspectives pour le pays : « l’Ouzbékistan est un pays foutu ». Elles se focalisent aussi sur l’effigie de la nation qu’elles décrivent dans une situation de honte : l’image des femmes qui viennent vendre leur force de travail sur les marchés (suspectées d’être réduites à la prostitution) et celle des migrants traités comme des esclaves dans le pays voisin, disent toutes les deux le déshonneur qui affecte pays.

Ce fossé entre vérité d’État et représentations populaires trouve d’une certaine façon une expression statistique. Le taux de chômage, selon les données officielles, s’établit à 0,4 % de la population active. Mais d’après une note de synthèse du Courrier des pays de l’Est, il s’élèverait à 60 % de la population active, tandis que le taux de pauvreté atteindrait 80 % de la population (Kamenka 2007 : 169). On peut d’ailleurs se demander ce que recouvrent les conceptions d’un taux de chômage si élevé qu’il toucherait deux tiers de la population active, et d’une pauvreté qui engloutirait les quatre cinquièmes de la population totale. La même source estime que, sur une population supposée de 25 millions d’habitants en 2003, trois millions d’Ouzbékistanais travailleraient à l’étranger (500 000 officiellement reconnus) et généreraient un revenu de transfert de 500 millions de dollars, soit l’équivalent de l’exportation de coton, première source de devises devant le pétrole et l’or (Kamenka 2008 : 152). Elle suggère plus loin que « 1,5 million d’immigrants clandestins s’étaient fait embaucher principalement dans le bâtiment et les services » en Russie, reprenant à son compte les représentations courantes selon lesquelles « ces Ouzbeks qui ne trouvent pas à s’employer dans leur pays sont des proies faciles pour les filières kazakhes et russes qui les transportent clandestinement et les “vendent” comme des esclaves » (Kamenka 2008 : 156).

Crise du système soviétique et désinstitutionalisation du travail

L’image obsédante de l’esclave, associée aux migrations de travail massives qui ont suivi la dissolution de l’URSS, n’est qu’un signe de la brutalité des processus à l’oeuvre. La désorganisation de l’économie soviétique a entraîné une véritable ruine de l’industrie comme de l’agriculture. Les difficultés des firmes à maintenir leurs débouchés et à s’approvisionner, ou encore le manque de liquidités ont provoqué des aléas de production qui se sont répercutés sur les salaires. Dans le système soviétique en effet, les ouvriers étaient payés en fonction de leur production, de sorte que les difficultés des entreprises se sont traduites par des suspensions de salaires, eux-mêmes érodés par l’hyperinflation. Si la stratégie de transition graduelle a évité des licenciements massifs, elle n’a pas empêché une désagrégation de la classe ouvrière, qui rassemblait des personnes originaires de toute l’Union soviétique, les migrations dites de retour – vers une autre république, voire l’Allemagne ou Israël – venant amplifier ce mouvement de décomposition.

Un leitmotiv revient à propos de l’URSS dans les entretiens avec des personnes assez âgées pour l’avoir connue : la période soviétique était caractérisée comme une période où « les salaires étaient suffisants pour faire vivre la famille » et, selon les versions, « épargner un peu », « partir en vacances ». À l’inverse, on s’accorde pour dire qu’aujourd’hui chacun passe son temps à « courir après l’argent ». Cette double caractérisation du passé et du présent, envisagés en miroir, passe donc par l’argent, jadis assez accessible pour être « suffisant » et progressivement accumulé, aujourd’hui désigné par un manque, faisant toujours défaut et monopolisant l’attention et le temps de chacun. La pénibilité des tâches, la difficulté des conditions économiques, la souffrance qui en résulte, sont évoquées par le terme de travail noir (qora ish) par lequel des travailleurs de toute condition désignent leur activité. Dans les entreprises soviétiques le revenu du salaire était associé à des « à-côté », nommés en russe levy (à gauche) et en ouzbek tirikchilik (survie, subsistance) – qui désignaient, selon les cas, le gain généré par les activités des ouvriers ou employés pour leur propre compte avec l’équipement de l’employeur, ou le salaire relatif à l’exercice d’une seconde activité ou d’heures de travail supplémentaires, ou parfois même les primes liées au dépassement du plan. Les témoignages recueillis auprès d’anciens ouvriers mentionnent souvent que le salaire servait à l’entretien de la famille, tandis que les levy étaient destinés à alimenter l’épargne. La chute de l’économie soviétique a entraîné un glissement des représentations du travail et des revenus associés au travail : le tirikchilik est devenu la modalité ordinaire de gagner sa vie, comme si les « à-côté » du travail avaient phagocyté la notion même de travail salarié au point de s’y substituer. La possibilité d’épargne n’a pas totalement disparu, mais la méfiance généralisée à l’égard des banques – qu’on soupçonne de retenir l’argent sur injonction gouvernementale (Bazin 2006, 2008b) – implique qu’on lui préfère des pratiques de thésaurisation, sous forme de devises ou de bétail.

Dans le monde rural, qui représente les deux tiers de la population d’Ouzbékistan, les fermes collectives ou d’État (kolkhozes et sovkhozes) ont été brutalement affectées par le manque de liquidités, de sorte que les salaires pratiqués se sont trouvés à la fois dévalués[7] et partiellement démonétarisés puisqu’ils étaient, quinze ans après l’indépendance, encore fréquemment réglés en nature (huile, farine, etc.) plutôt qu’en argent liquide. Lorsque la rémunération est monétaire, les ouvriers agricoles des kolkhozes ou des exploitants privés la perçoivent avec retard ; les fonctionnaires subalternes du monde rural (enseignants des écoles, agents des dispensaires, etc.) et les retraités sont confrontés aux mêmes difficultés lorsqu’il s’agit de recevoir salaires et pensions. Ce défaut récurrent de liquidités est une caractéristique de l’ensemble du système économique ; il se fait plus pesant dans le monde rural, de sorte que la rétribution du travail est de moins en moins un salaire. Dans les campagnes « il y a du travail, mais pas d’argent », selon une formule courante des mardikor pour expliquer qu’ils viennent se faire embaucher au jour le jour sur les marchés urbains. Localement, le travail apparaît comme trop dévalué et démonétarisé pour conserver une valeur au sens premier du terme : il n’est plus échangeable contre de l’argent. Il s’inscrit désormais dans de nouveaux rapports de dépendance personnalisés.

Pour comprendre les nouvelles mobilités rurales, il est nécessaire d’appréhender la privatisation de l’agriculture, qui a été introduite à partir de 1995 mais n’était pas achevée en 2004-2006[8]. Le démantèlement des kolkhozes est plus exactement une concession des biens fonciers et de leur exploitation. Les terres demeurent détenues par l’État qui les alloue par contrat à des fermiers (fermer) pour une période de 5 à 50 ans. Le kontrakt[9], terme emprunté au langage marchand conformément à l’idiome internationalement dominant, est devenu l’instrument de la planification : il permet aux autorités de continuer à fixer les plantes à cultiver (coton, blé), les quotas de production à atteindre et le prix d’achat des récoltes, l’État demeurant l’acheteur incontournable. Le démantèlement des kolkhozes a donc eu deux effets notables. Loin d’effacer l’emprise de l’État sur le monde rural et l’agriculture, il la renforce par le biais des contrats, révocables par définition, qui perpétuent la planification. Les fermer, qui correspondent à l’ancienne élite des kolkhozes et à la clientèle des hokimiyat (mairies, préfectures), forment une nouvelle classe de notables ruraux (appelés paysans riches : boy dehqon), dont la position est fondée sur l’accès au foncier, mais qui est en cela dépendante des autorités. En second lieu, la majeure partie de la paysannerie est exclue de l’accès à la terre. Les anciens kolkhoziens sont devenus des paysans sans terre. Ils n’ont pas d’autre choix que de s’installer dans la dépendance des fermiers, ou de chercher ailleurs des revenus monétaires, en dépit du maintien du système soviétique de restriction des migrations qui impose, pour travailler quelque part, l’obtention d’un permis enregistré dans le passeport (propiska). Les paysans se déplaçant en quête d’un travail rémunérateur sont des migrants illégaux, qu’ils demeurent en Ouzbékistan ou qu’ils aillent au Kazakhstan et en Russie.

Le système soviétique avait concédé aux kolkhoziens la propriété d’un lopin de terre entourant leur maison, sur laquelle les paysans d’Ouzbékistan s’efforcent de longue date de produire l’essentiel des produits nécessaires à leur alimentation (blé, riz, légumes, quelques animaux). Avec l’effondrement des kolkhozes se sont ouvertes des possibilités de sous-location illégale des terres, des kolkhozes et des fermer. Dans l’ensemble, c’est tout un système de dépendance qui caractérise la nouvelle structuration des rapports sociaux dans le monde rural, elle-même chapeautée par la tutelle hégémonique et planificatrice des autorités.

La pression de l’État sur le monde rural s’actualise spectaculairement au moment de la récolte du coton. La fibre textile est la spécialisation économique dévolue à l’Ouzbékistan dans le système soviétique de division du travail, au point de symboliser la République. Première ressource du pays – qui en est le cinquième producteur mondial et le deuxième exportateur –, sa production nécessite une main d’oeuvre abondante, notamment au moment de la récolte. Elle représente pour l’État un enjeu économique important, un enjeu politique de contrôle de la population rurale, mais également un enjeu symbolique et idéologique. L’identification de l’État avec la culture du coton se poursuit en effet aujourd’hui malgré la politique de diversification agricole, et s’exalte dans la mise en scène médiatique d’un héroïsme productiviste au moment de la cueillette : une course à qui atteindra « le plan » en premier oppose dans les médias nationaux les différentes provinces, et dans les médias locaux les exploitations (kolkhozes et groupements de fermiers).

Une grande partie des ramasseurs de coton sont réquisitionnés par les autorités publiques. Le régime ouzbek a en effet maintenu la mobilisation autoritaire de main d’oeuvre instituée par l’Union soviétique. Les élèves à partir de douze ans, ainsi que les étudiants des instituts et universités, encadrés par leurs professeurs, sont enrôlés de septembre à novembre pour « aider » à la récolte. La réquisition touche certaines catégories d’agents de l’État, notamment le personnel soignant des hôpitaux, tous sommés de laisser leurs occupations habituelles, chacun se devant d’aider les kolkhozes et les fermer à atteindre le plan. En octobre 2005, dans le district de Bekobod, selon la presse locale, 1 400 ouvriers de l’aciérie qui emploie 9 000 personnes avaient été mis à disposition du hokim (préfet) pour aider à la récolte, bien que l’entreprise ait été privatisée dix ans auparavant. Notons à quel point se dévoilent ici non seulement l’asservissement collectif du peuple à l’égard de l’État, mais aussi la perpétuation de l’hégémonie de l’État sur les entreprises, par-delà la privatisation. La réquisition dans les écoles, les administrations ou les entreprises privatisées, pour « aider » les exploitations individuelles (fermer) ou collectives (kolkhozes)[10] montre également l’inadéquation des catégories « public » et « privé » pour comprendre les réalités contemporaines de l’Ouzbékistan.

Ruraux en quête de revenus sur les marchés et les chantiers

Dans les villes, la classe ouvrière soviétique s’est décomposée ; dans les campagnes, la décollectivisation crée un nouveau prolétariat. Sans revenus pécuniaires ni accès à la terre, les paysans sont obligés d’aller chercher dans les villes d’Ouzbékistan, du Kazakhstan ou de Russie des ressources monétaires. La formation des marchés de main d’oeuvre et d’équipes d’ouvriers du bâtiment résulte de ces processus.

Les mardikor, évoqués à propos des représentations communes de la nouvelle pauvreté et du sentiment d’humiliation qui s’y rattache, sont l’emblème le plus éloquent de la (re)prolétarisation qui affecte le monde rural. Les marchés de main d’oeuvre prennent de l’ampleur sur tout le territoire : des hommes – et depuis la fin des années 1990, des femmes – venus des campagnes se regroupent près des marchés ou, hors des villes, le long de routes, dans l’attente d’être embauchés par des particuliers pour quelques heures, voire quelques jours. Le mot mardikor connote un labeur pénible, un travail de force (du persan mard, homme). Les femmes sont embauchées pour du ménage, de la manutention, du jardinage ; les hommes pour toutes sortes de besognes, notamment dans la construction – déchargement des camions, déblaiement des gravas, maçonnerie, etc.

Dans le secteur du bâtiment, une multitude d’équipes se constituent et se spécialisent dans les divers métiers requis, des fondations jusqu’aux finitions et à la décoration. Parmi ces équipes, celles qui s’occupent du gros oeuvre sont en majeure partie composées de ruraux. Elles se forment autour d’un chef d’équipe (brigadir) qui recrute dans son propre village – souvent dans le même quartier – dix à vingt travailleurs divisés entre les ouvriers confirmés (usta, maîtres) et les apprentis (shogird) qui se perfectionnent tout en se chargeant des tâches les plus pénibles. Ces équipes traitent le plus souvent avec des intermédiaires auxquels les propriétaires confient la gestion des chantiers (recrutement des artisans, supervision du travail, approvisionnement en matériaux, paiement des rémunérations). Elles cherchent en général à stabiliser leur relation avec un maître d’oeuvre, qu’elles désignent comme « chef d’équipe principal » (asosiy brigadir), pour se protéger du non paiement de leur travail et bénéficier de commandes régulières.

Les équipes d’ouvriers ruraux travaillent, vivent et dorment directement sur les chantiers, économisant la moindre dépense pour maximiser le gain qu’ils rapporteront dans leur village. Les mardikor sont payés de 3 à 5 000 soums la journée de travail à Tachkent (en 2004) ; ils logent la nuit dans des appartements qu’ils partagent par groupes de dix à douze personnes de même sexe, en échange d’un loyer journalier de 300 à 500 soums par personne. Ils se considèrent sans travail (ishsiz). Le terme mardikor a une connotation négative car il renvoie à une condition d’existence considérée comme la plus misérable. Par extension, il peut qualifier péjorativement des personnes qui accomplissent des travaux contre rémunération pour le compte d’autrui, incluant éventuellement tous ceux qui interviennent sur commande dans le bâtiment. Il connote également l’idée de se vendre à un tiers, jouant sur la métaphore de la prostitution comme stigmate d’une condition indigne. L’image est particulièrement infâmante pour les femmes puisqu’elle se transforme en soupçon de prostitution réelle ou – ce qui est équivalent dans les représentations puisque ce qui est en jeu est leur capacité à protéger leur vertu – qu’elle suggère leur vulnérabilité vis-à-vis d’employeurs ou de policiers qui voudraient abuser d’elles. De leur côté, les travailleurs du bâtiment cultivent une fierté de leur travail qu’ils puisent à la fois dans les savoir-faire qu’ils revendiquent et dans les revenus qu’ils en retirent. Par différenciation – avec la catégorie méprisée de mardikor autant que l’emploi institué dans les entreprises ou les administrations –, ils désignent leur activité comme un « travail privé/personnel » (xususiy ish), la replaçant ainsi dans le cadre d’une revendication de dignité et d’autonomie. Cette connotation positive d’autonomie occulte les relations de dépendance des équipes envers leur maître d’oeuvre, et des travailleurs envers leur brigadir.

Les rémunérations sont très variables d’une équipe à l’autre, mais sont bien plus élevées que dans la plupart des entreprises comme de l’administration ; il arrive cependant que les équipes soient flouées par des commanditaires, ou que les travailleurs soient rémunérés en-deçà des promesses. La rémunération des maîtres, les usta, peut atteindre 300 000 à 500 000 soums mensuels pour les plus spécialisés ; elle s’opère souvent sur le mode du partage : le brigadir répartit les gains d’un chantier entre ses ouvriers confirmés et lui-même (se réservant par exemple un tiers des bénéfices) après avoir réglé les dépenses (nourriture, voyage de retour, etc.) et le salaire des apprentis. Les shogird reçoivent toujours une rémunération fixe, en fonction des jours de travail ; en 2005, elle était de l’ordre de 2 000 soums par jour, c’est-à-dire inférieure au tarif revendiqué par les travailleurs journaliers, les mardikor. Dans le cas des ouvriers du bâtiment, cependant, outre la garantie du travail et du « logement » (sur le chantier), l’appartenance à une équipe est source d’un prestige qui permet de valider et de valoriser les savoir-faire acquis dans le métier, désignés par le terme de « secrets » (sirlar). Pour ces raisons, les catégories hiérarchiques chef d’équipe/maître/apprenti (brigadir/usta/shogird) sont investies par les acteurs : dans la plupart de ces équipes, en effet, le couple de termes usta/shogird ne correspond pas au modèle traditionnel maître-élève, dans lequel un artisan détient des « secrets » qu’il transmet à ses apprentis, jusqu’à ce qu’il les institue maîtres à leur tour par une formule rituelle. Le terme « privé/personnel » (xususiy) qui, pour les ouvriers, qualifie leur travail, se fonde sur cette notion de secrets professionnels, qui signale les savoir-faire comme une qualité personnelle, permettant d’en valoriser la mise en oeuvre et d’occulter les rapports de dépendance dans lesquels ils s’inscrivent.

Paysans-ouvriers et ordre hiérarchique dans une filature

L’emploi dans la filature de coton apparaît tout aussi révélateur du remplacement de l’ancienne classe ouvrière par un nouveau prolétariat issu du paysannat dépossédé. Il s’agit d’un modèle d’implantation industrielle assez répandu en Ouzbékistan, qui a préférentiellement recours à la main d’oeuvre rurale. L’usine, détenue à moitié par l’État et par un groupe industriel coréen, emploie 1 800 personnes d’entre 20 et 30 ans, dont deux tiers de femmes. Elle les recrute jusqu’à 80 km de Tachkent au moyen d’un réseau de bus qui les achemine quotidiennement à l’usine selon une rotation de trois fois huit heures de travail par vingt-quatre heures. La population laborieuse des campagnes est réputée plus dure à la tâche et plus docile, se contentant de salaires moindres, puisque ses opportunités d’activités lucratives sont réduites. Les conditions de travail – pénibilité, absence de jour de repos, discipline stricte, système de sanction, temps élevé de transport – pour des rémunérations mensuelles comprises entre 20 000 et 50 000 soums en 2004-2005, entraînaient une rotation effrénée : 100 personnes quittaient l’usine chaque mois, ce qui équivaut annuellement aux deux tiers des 1 800 employés. Cela ne troublait nullement la direction de l’entreprise, qui pensait sans doute avec raison qu’elle pouvait compter sur une « armée de réserve » inépuisable. Ces conditions de travail tranchent avec le modèle salarial soviétique, associant à un emploi relativement bien rémunéré un ensemble de prestations, notamment dans les grandes usines.

L’entreprise était dirigée par un président coréen et un directeur ouzbek. La production était supervisée par un chef d’atelier ouzbek et une demi-douzaine d’expatriés coréens ; détenteurs d’une fonction technique et hiérarchique, ils étaient désignés par les ouvriers comme les master (contremaîtres) coréens, ou le plus souvent comme « les Coréens ». Chaque atelier était dirigé par des master ouzbékistanais, qui avaient sous leur responsabilité des équipes féminines d’une dizaine de personnes dirigées par une lider et une assistante lider, ainsi que quelques hommes, mécaniciens et manutentionnaires. L’entreprise imposait à tous ses salariés, quel que soit leur sexe et leur rang hiérarchique – des manoeuvres jusqu’au président – de porter le même costume de travail, pantalon et veste à manches courtes de couleur kaki. Cela ne visait pas à neutraliser les distances hiérarchiques, à effacer la différenciation de sexe ou à susciter un sentiment d’appartenance d’entreprise. L’unicité du costume signifiait plutôt que les individualités devaient être refondues dans l’univers du travail, au profit d’une commune soumission envers l’entreprise.

Dans les propos des travailleurs, une très nette séparation était faite entre d’un côté les ouvriers, lider (femmes) et master (hommes), tous pensés dans une proximité hiérarchique, et de l’autre les master coréens. En très petit nombre, ces derniers étaient perçus comme les seuls détenteurs du pouvoir et la surveillance permanente et pesante qu’ils exerçaient dans l’entreprise était fréquemment mentionnée à leur propos. Le chef d’atelier ouzbek était pour sa part rarement évoqué, comme s’il n’était qu’un figurant marginal. Ce schéma était réitéré dans les représentations que les ouvriers se faisaient de la direction : le président coréen était considéré comme le seul détenteur de l’autorité, et le directeur général ouzbek apparaissait comme secondaire.

Il existait parmi les ouvriers et ouvrières de l’entreprise un grand sentiment d’oppression du fait de la sévérité de la discipline imposée et de l’absence totale de communication entre les niveaux hiérarchiques. Leurs récits mettaient en scène une passivité absolue à l’égard de la direction, dont les décisions et les stratégies leur apparaissaient incompréhensibles et inaccessibles. Aucune possibilité de communication n’était envisagée, ni directe (des salariés vers la direction ou inversement) ni par l’intermédiaire du syndicat (provsoyuz) ni par la médiation des différents échelons hiérarchiques. Enfin, cette rupture de communication se refermait sur l’impossibilité pour les ouvriers et ouvrières d’émettre, d’imaginer même, une quelconque contestation. Dans les entretiens, la dureté du travail était soulignée de manière récurrente, mais ne donnait pas lieu à un discours dénonciateur : elle était explicitement acceptée, ou suscitait un découragement qui conduisait à abandonner le travail, comme l’indique la rapide rotation de la main d’oeuvre. En somme, l’exercice du pouvoir était considéré comme absolu et arbitraire, inaccessible et opaque, ne supportant ni communication ni dialogue : toute contestation apparaissait trop transgressive pour être énoncée ou seulement envisagée. Le pouvoir dans l’entreprise se présentait ainsi comme une réplique du pouvoir politique, avec cette particularité qu’il était situé comme étranger puisque même le directeur général ouzbek, qu’on savait pourtant proche du gouvernement, apparaissait comme un personnage secondaire. Les salariés reconstituaient au sein de l’usine l’oppression exercée par l’État, comme si aucune médiation réelle ni symbolique ne pouvait la contenir. À l’inverse, l’internalisation de la forme symbolique du pouvoir politique, projetée sur les maîtres étrangers de l’entreprise, permettait en quelque sorte aux salariés de les tenir à distance.

La maison ou la rue : le travail sexué des femmes

Dans les récits des ouvrières de la filature, le sentiment d’oppression se fixait sur les repas servis à la cantine, qui suscitaient chez elles un dégoût très vif. Décrite comme étrangère et infecte, la nourriture devait être avalée en hâte pendant le quart d’heure dévolu au repas, sous la surveillance des cadres coréens, tout refus de manger entraînant une amende de 500 soums. Ces récits récurrents, qui mettent en scène des jeunes femmes forcées d’ingurgiter une cuisine étrangère sous la pression d’hommes étrangers, traduisent un rapport social sexué, indiquant la violence symbolique que l’ordre de l’usine exerce sur ces femmes, dont la fonction, hors de la temporalité impérieuse du travail en usine[11], est précisément de veiller à l’alimentation quotidienne de la famille. Ce rejet constitue un vomissement en réaction à l’incorporation acceptée de la discipline intransigeante de l’usine ; il est également l’expression des contraintes et désirs contradictoires devant lesquels les ouvrières sont placées, et notamment les plus jeunes, célibataires ou récemment mariées.

Dans l’usine, où hommes et femmes se côtoient, en horaires nocturnes une semaine sur trois, se forment beaucoup de couples d’amoureux dont la relation – obligatoirement chaste – trouvera éventuellement une résolution dans un mariage selon leur faculté à obtenir le consentement de leurs parents. Elle suscite également un imaginaire érotique qui se traduit par des rumeurs de prostitution et de rapports sexuels débridés aux abords ou au sein même des ateliers. L’usine devient dans l’imaginaire un bordel où les jeunes femmes non mariées courent le risque d’être séduites par de mauvais garçons, où des « filles mal élevées » se vendent pour de l’argent. En particulier, les femmes divorcées s’offriraient aux jeunes hommes pour les initier à la sexualité en échange d’argent, ou bien pour assouvir leurs propres appétits. Il y a donc une rumeur d’immoralité autour de l’entreprise qui entache la réputation des femmes qui y travaillent. On les considère comme des prostituées, des femmes soumises à de mauvaises influences, et susceptibles de se laisser corrompre. Pour les jeunes paysannes célibataires surtout, qui sont très majoritaires, l’emploi à l’usine porte atteinte à leur valeur matrimoniale. Pour les nombreuses femmes divorcées, cette réputation renforce les représentations négatives dont elles font l’objet, et qui les fait considérer peu ou prou comme des prostituées, c’est-à-dire comme des femmes accessibles à tous les hommes, « ouvertes », dans l’acception qu’elles ne sont plus vierges. Ces représentations d’une sexualité féminine menaçant de déborder le cadre du mariage, entraînant le déshonneur de la parentèle, est bien sûr un motif classique de stigmatisation des femmes qui, en s’extrayant de la maisonnée, échappent à la surveillance du milieu familial et exercent « librement » des activités qui leur sont propres. Elles s’appliquent ici avec une telle force qu’on donne à l’usine textile le surnom d’usine sextile.

La déconsidération du travail féminin à l’usine doit être rapprochée de l’image des femmes mardikor qui « se vendent dans la rue ». C’est la pauvreté des campagnes, dit-on, qui pousserait les jeunes paysannes à quitter le domicile familial pour le travail pénible de l’usine où leur vertu est exposée à un préjudice réel ou symbolique. C’est donc in fine le déshonneur de la situation contemporaine de l’Ouzbékistan que traduisent ces représentations, dont les conséquences se referment comme un piège sur les individus et les familles.

Ces conséquences touchent singulièrement les jeunes femmes, dont la destinée est d’être une kelin : la jeune épousée d’une famille, placée en position de servilité, et dont la fonction est de s’acquitter du travail domestique sous le commandement de sa belle-mère (xaynona). Le terme kelin ne traduit pas les mots français « belle-fille » ou « bru » : il désigne une jeune femme vis-à-vis de toute la famille de son époux, mais aussi la condition de toute jeune femme mariée, c’est-à-dire sa position dans la famille et sa fonction sociale liée à l’accomplissement du travail domestique. Sa place dans la parentèle de son mari et, partant, son statut social évoluent par la suite de telle manière qu’on ne la désignera plus comme kelin mais comme une mère (ona), puis une belle-mère (xaynona) lorsque ses fils se marient : c’est alors elle qui dirigera ses brus et même l’ensemble de la maisonnée si elle prend le pas sur l’autorité de son mari[12].

Dans cette structure des rapports au sein de la maisonnée, où le couple belle-mère/bru occupe une position centrale, les femmes divorcées – qui quittent la condition de kelin et reviennent vivre dans leur famille – n’ont pas leur place. C’est pour elles une nécessité que de s’extraire du foyer où elles sont mal acceptées et se retrouvent potentiellement en conflit avec les épouses de leurs frères. Acquérir un revenu par un travail hors de la maison (ko’chada : dans la rue) est un moyen d’obtenir une certaine autonomie qui permettra à leurs enfants de trouver leur place dans la maisonnée sans qu’on leur reproche de peser sur le budget familial. C’est pourquoi elles sont nombreuses dans la filature, comme dans d’autres emplois ou occupations. De leur côté, les jeunes femmes des campagnes qui viennent travailler à l’usine expriment également très souvent leur satisfaction de trouver, dans le cadre de l’usine pourtant marqué par un travail pénible, l’occasion de sortir du milieu familial étouffant, et de côtoyer d’autres personnes, femmes ou hommes.

Mariage, circulation des revenus et soumission à l’identité nationale

Qu’il s’agisse des ouvriers ou ouvrières de la filature ou des travailleurs migrants du bâtiment, les jeunes gens remettent la plus grande partie des revenus de leur travail soit à leur père, soit à leur mère, ne conservant parfois pour eux-mêmes qu’une petite partie du pécule laborieusement gagné. Une alternative se présente. Le revenu est généralement remis à celui des deux parents qui gère le budget familial (souvent le père, parfois la mère), sans capacité de maîtriser l’usage qui en est fait. Il sert alors selon les situations aux dépenses quotidiennes ou est thésaurisé. Une seconde option consiste à confier le salaire à l’un des parents pour qu’il le conserve, hors de la sphère des dépenses d’entretien de la maisonnée, en vue d’une destination particulière, souvent liée à la préparation d’un mariage : pour une jeune femme, la constitution de son trousseau ; pour un jeune homme l’accumulation d’argent nécessaire à la prestation monétaire et à l’acquisition des biens exigés pour la conclusion d’une union matrimoniale. D’autres motivations peuvent être évoquées, comme la reprise d’études. Dans les villes, la thésaurisation se réalise souvent par l’achat de dollars. Dans les campagnes, les revenus sont épargnés par l’acquisition de bétail (moutons, boeufs) : l’argent ainsi accumulé « se multiplie » et pourra être reconverti en liquide lorsque viendra le moment d’effectuer les dépenses pour le mariage.

Les familles en milieu urbain consacrent une partie importante des ressources monétaires aux dépenses d’alimentation et d’entretien et s’efforcent de multiplier leurs sources de revenu. Les familles rurales tentent de subsister de façon autarcique par la culture de leur lopin de terre, produisant l’essentiel de leur alimentation. Pour les travailleurs des zones rurales – ouvriers en usine, artisans des chantiers ou mardikor – les revenus tirés du travail sont donc replacés dans le cadre des rapports de parenté et leur finalité est moins l’entretien ordinaire de la famille que l’accumulation en vue de dépenses à l’occasion des to’y (noces ; le même terme désigne les fêtes de circoncision).

Le mariage constitue en effet une préoccupation essentielle et mobilise une grande part des énergies et des revenus monétaires. Comme on l’a vu, c’est le moment où la famille d’un jeune homme « épouse » une jeune femme qui entre dans la maisonnée. La succession des mariages est strictement réglée par l’ordre de naissance des frères et soeurs, le couple de jeunes mariés s’établissant au domicile des parents du jeune homme jusqu’à ce que son frère cadet se marie à son tour, son épouse venant remplacer la kelin qui s’en va, et ainsi de suite jusqu’au dernier fils, qui demeurera avec son épouse et ses enfants au domicile familial. Lorsqu’une fille se marie, s’il n’y a pas de cadette ou de kelin dans la maisonnée, on précipite le mariage du fils qui la suit dans la fratrie afin de pallier le manque de main d’oeuvre féminine. Ce qui est en jeu dans le mariage, c’est non seulement la faculté de reproduction de l’unité familiale mais aussi, explicitement, la captation du travail d’une jeune femme. À noter que le même terme ish désigne le travail des femmes dans l’unité familiale et dans l’emploi salarié.

La noce est un moment privilégié de l’actualisation des rapports sociaux de parenté, d’alliance et de voisinage. La préparation du mariage donne lieu à des négociations entre les familles du fiancé et de la fiancée, qui portent sur le montant de la compensation matrimoniale (qalin puli, argent de la fiancée, variant entre 400 000 et 1 000 000 soums dans les milieux ouvriers ou paysans), ainsi que les biens symboliques à fournir : un ou deux moutons, une garde-robe complète pour la fiancée, d’autres vêtements et cadeaux pour toute sa parentèle, de la nourriture en prévision du banquet. La famille de la fiancée doit pourvoir à l’équipement du couple : meubles, vaisselle, ko’rpacha (couvertures fourrées de coton pour s’asseoir ou dormir ; chaque maison en détient un stock). Enfin, le coût du mariage implique les dépenses de la noce elle-même : nourriture, boisson, musiciens, enregistrement vidéo, et des biens symboliques qui entrent dans le circuit des échanges complexes entre une famille, les différentes branches de sa parentèle et le voisinage, les amis et collègues de chacun des fiancés. Les cadeaux reçus et la contribution financière des invités et des différentes fractions de la parentèle sont scrupuleusement notés dans un carnet, pour être rendus lorsqu’un to’y aura lieu chez les donneurs.

Remarquons que dans l’économie du mariage entrent les biens estimés nécessaires à l’équipement de la maison du jeune couple (meubles, vaisselle, ko’rpacha définis dans le trousseau ; tapis souvent offerts comme cadeau de mariage), y compris une garde-robe complète pour la mariée. L’acquisition et l’usage de ces biens échappent à une logique de consommation individuelle ; par le truchement du mariage, ils sont intégrés dans le renforcement des rapports de parenté.

Une véritable fascination pour le mariage se fait jour dans la société, car un ensemble d’enjeux se concentre désormais sur ce moment clé de la sociabilité et de la reproduction des positions sociales. Depuis l’indépendance, le mariage a pris une importance idéologique et symbolique cruciale tant la société est imprégnée de logiques néotraditionnalistes, encouragées par la construction de l’identité nationale comme idéologie d’État. Indépendamment même de tout effet d’inflation des compensations matrimoniales et des dépenses festives, l’effondrement des salaires consécutif à la disparition de l’URSS a pour conséquence que le mariage aspire désormais une grande part des revenus. Il est en effet considéré comme le devoir le plus essentiel des parents envers leurs descendants. Dans un contexte d’incertitude économique, chacun tente d’accumuler au plus vite l’argent nécessaire pour se débarrasser de cette charge angoissante. Enfin, le mariage est aussi le moment décisif d’une réaffirmation du devoir d’obéissance des jeunes adultes envers les parents. Cette soumission engage la réputation et l’honneur d’une famille sous tous leurs différents aspects, y compris dans sa capacité à faire la preuve de sa conformité sociale.

Les parents ont en effet la faculté de choisir les conjoints de leurs enfants, la mère intervenant plus directement dans le choix des épouses de ses fils, qui travailleront sous sa direction, et dont la docilité est recherchée plus encore que sa maîtrise des tâches domestiques. Si les jeunes hommes ou femmes tentent parfois de trouver des marges de négociation, ils ne peuvent envisager de s’opposer à la volonté de leurs parents. Au fondement de ces postures d’obéissance est invoquée invariablement la nécessité de conformité à la tradition. Celle-ci est exprimée par le terme o’zbekchilik : ce qui se rapporte aux Ouzbeks. Plus que de tradition, il s’agit d’une norme de l’identité nationale ouzbèke, qui se répand dans la société depuis l’effondrement de l’URSS, parallèlement à l’ouzbékisation de l’État et à la diffusion de sa nouvelle idéologie officielle. La notion o’zbekchilik est aujourd’hui devenue d’une utilisation obsessionnelle ; elle encadre toutes les pratiques sociales. Elle est toujours invoquée pour traduire la nécessité de refouler les désirs et volontés individuels pour se conformer à l’usage, qui est alors énoncé comme un trait identitaire. Elle revient de manière systématique lorsqu’il est question de mariage pour expliquer la nécessité de soumission des jeunes adultes envers les décisions de leurs parents – qui doivent à leur tour être conformes à ce qu’en attend le voisinage, pour préserver la réputation de la famille. Du point de vue économique autant qu’idéologique et moral, l’autorité parentale se renforce à travers le mariage, et se voit en quelque sorte sacralisée au nom des traditions retrouvées.

Pilier idéologique de la société et de l’État, le mariage est donc le moment consacré à la dépense des revenus laborieusement accumulés et collectivisés au sein de la maisonnée. Il intervient comme un opérateur clé, permettant, d’une part, de neutraliser les velléités d’autonomisation individuelle impliquées par le travail et la migration des jeunes adultes, et, d’autre part, de réaffirmer l’autorité au sein des structures de parenté. On observe donc un refoulement des individualités, véritable asservissement des volontés au collectif symbolisé par une tradition ethnicisée (o’zbekchilik), et surplombé par un régime politique autoritaire qui a fait de l’ouzbékisation de la société son pivot, et de l’identité nationale sa nouvelle idéologie d’État.

Conclusion

La globalisation, inaugurée en Ouzbékistan par la souveraineté consécutive à l’effondrement de l’URSS qui impliquait déclassement et marginalisation, s’y manifeste à travers des processus paradoxaux. Le régime politique actuel, s’arc-boutant sur la conservation d’une partie des formes d’assujettissement héritées du soviétisme, s’est employé avec succès à bloquer l’implantation des logiques de marché. Cependant, dans une dynamique caractéristique des configurations sociopolitiques du monde globalisé, le modèle salarial antérieur a été déstructuré, très brutalement, tandis que l’axe idéologique de légitimation de l’État s’est déplacé tout aussi brusquement, passant d’un socle fondé sur le travail (le communisme) à l’identité nationale.

Accompagnant généralement le déploiement de l’idéologie du marché, le glissement du travail à l’identité est un des mécanismes centraux de la globalisation. Dans cette conjoncture mondiale spécifique, prendre le travail comme objet de l’observation et outil méthodologique d’analyse permet, comme j’ai essayé de le montrer ici, de parcourir toute l’architecture de la (re)construction de l’État et de la société. Marquée par l’effondrement du système politico-économique soviétique, cette reconstruction se vit en Ouzbékistan par un retour à une tradition sacralisée et ethnicisée, emblématisée dans le mariage, sur lequel se concentrent les enjeux sociaux et idéologiques de conservation d’un ordre social menacé par la fragilité économique. L’autoritarisme de l’État et sa nouvelle idéologie s’ancrent donc dans la société par le mariage, que les acteurs décrivent comme le moment clé de la reproduction sociale, le lieu de cristallisation des normes de l’identité nationale et un agent de subordination. Pour toutes ces raisons, il est la finalité essentielle des dépenses, un moteur qui aspire les revenus du travail et engage à la mobilité. Le mariage-dépense est donc ici sublimé, tandis que le travail tend à figurer la « part maudite »[13] : devenu « noir » (qora), indigne, réduit au tirikchilik (subsistance hasardeuse), il menace les femmes de souillure et représente la plus criante contradiction de la rhétorique officielle. Ce sont en effet les images négatives de l’esclavage, de la prostitution et de la souffrance qui, en connotant les situations laborieuses, témoignent de l’avilissement[14] de la situation présente.