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Ce livre, issu d’une thèse de doctorat, a comme objectif de proposer une vision anthropologique des Mapuche du Chili au XVIIIe siècle. Il s’inscrit dans le sillage de nouvelles contributions à l’ethnohistoire amérindienne qui pensent le contact en termes de résistance dans l’ouverture et l’échange, notamment à partir de l’analyse approfondie des institutions autochtones. L’auteur, José Manuel Zavala, présente les Mapuche comme des partenaires d’échanges des conquérants espagnols dans la longue durée. Zavala propose de renverser la proposition, communément admise par les historiens, voulant que « plus les contacts pacifiques et plus les échanges se développent entre les Mapuche et les Espagnols, plus les premiers perdent en indépendance et en identité au profit des seconds » (p. 15). Au contraire, la multiplication des transferts culturels serait garante de la perpétuation de la frontière et propice à la résistance autochtone. De conquérants, les Espagnols acquièrent ainsi progressivement un statut de partenaires face à la résistance et à la persistance mapuche.

L’auteur situe sa thèse principale dans le cadre du rapport Espagnol/Mapuche (p. 20), cadre un peu vaste, me semble-t-il, ne tenant pas assez compte des interactions régionales souvent beaucoup plus déterminantes. Il faut dire que le terme générique Mapuche n’apparaît qu’à la fin du XIXe siècle et désigne un ensemble de groupes divers : Araucano, Huilliche, Pehuenche, Moluche. De plus, sur le plan économique, il faut distinguer les Mapuche des basses terres chiliennes des Mapuche des hautes terres andines et de la pampa argentine. Les premiers ont maintenu une pratique horticole importante en contraste avec le nomadisme pastoral généralisé des seconds. L’adoption du cheval et d’une économie centrée sur le bétail européen n’a donc pas eu les mêmes conséquences selon les régions considérées. Zavala attribue à trois facteurs internes l’expansion réussie de la société mapuche vers l’est (p. 50) : 1- La langue mapuche devient un vecteur important de communication régionale ; 2- un système de pensée dualiste qui conçoit la totalité comme étant quadripartite ; 3- une structure socio-politique centrifuge qui favorise l’expansion.

Un apport caractéristique de ce livre est l’analyse de plusieurs institutions autochtones en termes de formes hybrides et transculturelles de participation des Mapuche au monde colonial, par exemple le Parlamento (p. 127 et seq.) qui prendrait assise dans les grands rassemblements politico-rituels pré-contacts des Mapuche. Zavala montre que les conquérants espagnols, incapables de soumettre militairement les Mapuche, en sont venus très tôt à adopter des formes de négociation pacifique et d’échanges qui suivaient les règles indigènes. Ainsi, l’intégration de l’espagnol à l’univers Mapuche par l’échange et le commerce créait une interdépendance entre des partenaires en rapport durable à travers une dette et non une simple relation de domination favorable aux Espagnols. Malheureusement, le rôle joué par l’expulsion des Jésuites du Chili en 1767 dans l’histoire mapuche au XVIIIe siècle n’est que très peu développé dans ce livre. L’auteur souligne l’étrange silence de ses sources à ce sujet tout en affirmant que des liens étroits existaient entre les Mapuche et les missionnaires jésuites.

L’auteur consacre d’intéressants chapitres à la logique dualiste et quadripartite mapuche qui, selon lui, « constitue en fait une forme de rationalité qui s’est maintenue, grosso modo, inchangée au travers des siècles, malgré l’influence européenne [...] » (p. 228). Une première division nord-sud, qui utilisait un fleuve comme ligne de partage, fonctionnait comme un principe organisateur interne aux Mapuche et, selon Zavala, sans incidence dans leurs rapports avec les Espagnols. Par contre, l’axe est-ouest, divisé en quatre bandes territoriales longitudinales, dites vutanmapu, impliquait une représentation politique mapuche quadripartite face aux autorités espagnoles. La bande la plus basse se situait sur la côte à l’ouest et la plus haute dans les Andes à l’est. Cette bipolarité ouest-est correspond ainsi à une division bas-haut et également à la division monde terrestre-monde céleste. Une telle logique dualiste n’implique pas nécessairement « un monde par définition contradictoire et qui cherchait l’équilibre entre deux pôles opposés » (p. 242), comme le suppose l’auteur. La contradiction n’est qu’apparente puisqu’une telle logique est fondée sur la complémentarité entre des parties décrites et conçues comme étant asymétriques, ces dernières n’étant pas tant en équilibre qu’ordonnées en vertu de leur différence. En ce sens, je ne suis pas certain que l’interprétation du travestisme des machi ou chamanes masculins mapuche soit liée à une recherche de la dualité qui reposerait sur la capacité du chamane à être à la fois homme et femme (p. 266). Par contre, les informations concernant l’imperfection que représenterait le fait de ne posséder qu’un seul coeur sont forts intéressantes, dont ce récit voulant qu’un des plus grands caciques mapuche du XIXe siècle possédait deux coeurs, un fait qui fut vérifié après sa mort… (p. 265). De façon plus générale, cette logique mapuche permet de repenser la question des « rapports frontaliers » avec les Espagnols non plus en termes de relation de domination coloniale mais, selon Zavala, « comme complémentaire, [...] les Espagnols devenaient pour les Mapuche des égaux dans la guerre et dans la paix, jamais des maîtres » (p. 260).