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Rédigé comme une encyclopédie du métissage, l’ouvrage de François Laplantine et Alexis Nouss nous invite pour un voyage, sans guide ni carte, à traverser les territoires de la pensée métisse. Saisissant tour à tour l’anthropologie, la littérature, la musique, l’architecture, le cinéma, la philosophie, la géographie, les auteurs nous initient pourtant par un itinéraire nomade aux concepts et de la syntaxe du métissage. Fidèles à l’idée que le métissage surgit dans les marges, ils nous transportent, sans souci de préséance, des termes les plus solennels aux plus facétieux. Ils nous conduisent aux extrêmes de la création métisse, de ses formes les plus détendues comme celle du mérengué aux plus contractées du tango, de l’exaltation des sentiments dans la saudade à leur exacerbation dans la mélancolie. À la recherche de la pensée métisse, le lecteur y choisit ses entrées, fait des aller-retours dans toutes les dimensions où elle surgit sans jamais s’y réduire. Il peut flâner à loisir et s’offrir des détours par le jeu des renvois, s’imprégner du devenir métis, de sa texture au travers de ses exemples – de l’univers étrange des hétéronymes de Pessoa à celui, hybride et fantastique de Frida Kahlo.

Le métissage entendu par les auteurs est en tout point différent de la notion qui se répand actuellement dans nos sociétés comme une traînée de poudre. Ce mélange bariolé, exotisme à deux sous que chacun s’approprie, que l’on prend pour métissage n’est en fait pour les auteurs que juxtaposition, coexistence dans l’espace temporel et spatial d’éléments, syncrétisme ou éclectisme. Dans la civilisation de la mondialisation, le métissage, vendu à toutes les sauces, devient ainsi exutoire. Galvaudé, il permet la résolution euphorique des contradictions dans un ensemble où la norme demeure toutefois l’anti-métissage par la recherche incessante de la stabilité, de l’identité. À la définition toujours plus folklorisée de la notion de métissage dans une vocation de légitimation du désir d’appropriation, les auteurs opposent le processus du dessaisissement et du renoncement. Loin du mélange, le métissage est une pensée de la désappropriation. Il suppose la ré-interrogation essentielle du sentiment de posséder une identité stable et définitive. Le métissage, c’est ce qui se lit en creux de la rencontre, et c’est d’abord et avant tout une reconnaissance de l’altérité en soi-même.

Ethnographes du langage, si les auteurs soulignent que la compréhension de la pensée métisse requiert un cheminement méthodique au travers des concepts, véritables opérateurs logiques qui en tracent le réseau de sens, ils en explorent aussi les « tout petits mots », les prépositions, les conjonctions qu’ils présentent comme autant d’articulations, qui font les accords et les rythmes de cette texture vivante et mouvante qu’est le métissage. Processus d’histoire, de rencontre, de temps, de tempo, le métissage « s’invente dans un jeu de glissements, de plis, de replis et de métaphores qui appelle une approche plus latérale que frontale » (p. 8). Tonalité, bien plus que totalité, le métissage dessine une troisième voie entre l’homogène et l’hétérogène, la fusion et la fragmentation, entre les modèles visant l’intégration totale et ceux prônant le repli communautariste. Pensée de la résistance, il s’oppose autant à l’uniformisation croissante qu’à l’exacerbation des particularismes identitaires. Le métissage ouvre une troisième voie dans un monde qui se pense, la majeure partie du temps, sur un mode binaire de ce qui est et de ce qui n’est pas, dans l’opposition du Noir et du Blanc. Il se conjugue avec altérité, et « trouve sa logique dans cette porosité où l’identité se fait transfrontalière » (p. 55). Le métissage s’oppose à l’essentialisme ; il est le seul « apte à reconnaître la mouvance, l’instabilité des cultures et des identités culturelles » (p. 16). Il ouvre à tous les possibilités de devenir ceci ou cela, noir ou blanc, puis noir puis blanc et ainsi de suite. Pensée de la composition, le métissage est échange, partage qui transforme les interlocuteurs et les cultures sans jamais aboutir à la conciliation, à l’abolition des contraires et des contradictions. Processus en perpétuel devenir qui naît de l’entre-deux, de la circulation ininterrompue entre la conjonction et la disjonction. Le métissage porte en son sein la question de notre transformation par l’autre. Il est, dit François Laplantine « le contraire de la complétude. Il se produit lorsque l’on en finit avec la fiction de l’étranger projetée défensivement au-dehors et que l’on commence à éprouver en soi cette perturbation et cette transformation créée par l’autre qui provoque du vacillement, du frémissement, de l’étrangeté » (2003 : s.p.).

À lire, en tout temps et en tout lieu.