Corps de l’article

Introduction[1]

Les îles de la Polynésie française, aujourd’hui une « Collectivité d’outre-mer » française, ont accueilli de multiples vagues d’immigration depuis la fin du XVIIIe siècle – des missionnaires anglais aux colons français, en passant par les commerçants européens et les travailleurs chinois (Newbury 1980 ; Hodée 1983 ; Baré 1987). De nombreux écrits occidentaux, littéraires comme scientifiques, dépeignent ces îles comme lieu de métissage harmonieux (Toullelan et Gille 1992), ce dont témoignerait le constat que tous les Polynésiens seraient métissés depuis au moins les années 1970 (Panoff 1989). Or, l’« expérience historique démontre qu’il ne suffit pas que les populations soient de toute évidence métisses pour que leur cohabitation soit harmonieuse » (Schnapper 1998 : xiii). En effet, l’idée même du métissage provient de la croyance en l’existence de groupes ou « races » profondément, voire biologiquement, distincts (Bonniol 1991 ; Amselle 1996). Par ailleurs, depuis les travaux de Roger Bastide (1972), on sait que « le métissage ne saurait être perçu comme une négation du racisme : il n’élimine pas le stigmate racial mais permet de s’en accommoder » (Cunin 2004 : 131). Le contexte franco-polynésien est un exemple de ces « paradoxes du métissage » (Bonniol 2001). Bien que considéré comme harmonieusement « métissée », la Polynésie française demeure profondément marquée par des étiquettes ethniques[2] qui sont employées, entre autres, pour distinguer entre le « pur » et le « métissé » – et qui s’inscrivent dans des rapports de pouvoir (Schuft 2010, 2013). C’est dans ce contexte spécifique de la Polynésie française qu’il convient d’interroger la place accordée au métissage.

Basé sur un travail doctoral mené entre 2004 et 2007 auprès de vingt-huit couples dits « mixtes » (« métropolitain »-« polynésien ») à Tahiti et à Moorea, les îles les plus peuplées de la Polynésie française, cet article propose une analyse des usages sociaux contemporains de l’appellation désignant le métissage : « demi »[3].

Plusieurs auteurs français constatent qu’en Polynésie française, tous les Polynésiens, quelle que soit l’origine de leur nom, sont métissés et « qu’il n’y a plus de Polynésiens purs en Polynésie française » (Rallu et al. 1997 : 381). Cependant, l’opposition persiste dans la distinction entre « Polynésiens » (parfois précisés en français comme « purs ») et « Demis » (« métissés » entre « blanc » et « polynésien »). Dans ce contexte, comment devient-on « demi » dans la société tahitienne contemporaine ? Quels critères sociaux sont mobilisés pour étiqueter les acteurs sociaux comme « demis », et dans quelles circonstances sociales ? Cet article se penche sur les modalités dynamiques de catégorisation en tant que « demi »[4], et sur les symboles sociaux auxquels il renvoie, en particulier le genre, le statut socioéconomique ainsi que la notion de « race » génétiquement transmise. Il s’agit ainsi d’une lecture « intersectionnelle » (Anthias 2013) des relations intergroupes dans la société tahitienne, pour emprunter le terme de ce champ de recherche qui vise à prendre systématiquement en compte la manière dont s’imbriquent, souvent de manière consubstantielle (Kergoat 2009), les rapports de genre, de « race » et de classe.

Dans un premier temps, nous ferons un rapide tour de la littérature scientifique sur les usages sociohistoriques de cette appellation ethnique. Nous verrons que la genèse historique de cette appellation, tout comme son usage contemporain, a un lien fort avec le statut socioéconomique et la culture européenne. Dans un deuxième temps, nous verrons que, malgré les composantes sociales, économiques et culturelles des désignations ethniques, leurs usages sociaux dans les familles dites « mixtes » s’appuient sur des notions de « sang » et de « race ». En parallèle, en dépit de leur croyance en la mixité conjugale, la mixité du couple n’entraîne pas nécessairement la mixité chez les enfants, chacun étant associé à l’une ou à l’autre des cultures d’origine des parents. La deuxième partie se penchera sur ces paradoxes et usages. Dans un troisième temps, les résultats de ce travail démontrent qu’un autre facteur social pèse sur la catégorisation ethnique : le genre. En effet, alors que toute l’ambigüité des distinctions sociales entre « Polynésien » et « Demi » repose sur l’affichage de symboles de statuts socioéconomiques propres au système de valeurs capitalistes et occidentales, cette distinction se fait principalement chez les hommes, tandis que les femmes sont peu souvent catégorisées comme « Demies ». Nous verrons ainsi que les modalités de catégorisation en tant que « Demi » varient en fonction du genre et du statut socioéconomique.

La catégorie « Demi » : entre hérédité, culture et statut socioéconomique

La naissance d’une catégorie

Les premiers métissages entre Européens et Polynésiens étaient le produit d’alliances – formelles et informelles – entre femmes polynésiennes et hommes européens, dont des missionnaires anglais arrivés à partir de 1797, des traitants et négociants puissants anglais, des baleiniers, et plus tard des missionnaires catholiques et hommes politiques français arrivés à partir de 1834. Lors de la période de forte influence des missionnaires anglais, le Révérend Pritchard a influencé l’imposition, par le pouvoir local tahitien représenté par la Reine Pomare IV, d’une loi en 1837 interdisant l’achat des terres par des étrangers ainsi que le mariage entre étrangers et autochtones (Hodée 1983). Ces lois visaient la protection des terres de la spoliation par des Européens. Mais en 1842, et alors que le nombre de résidents français à Tahiti et Moorea s’élève à seulement neuf[5], le commandant Dupetit-Thouars met en place le Protectorat français, dont la gouvernance provisoire militaire (assurée par l’arrivée de 2 000 militaires) a peu à peu diminué la place accordée à la gouvernance locale, jusqu’à ce que Tahiti et les îles environnantes constituent une colonie française en 1880.

Toujours en 1842, juste avant l’imposition de l’influence française, Pomare permet une brève suspension de la loi contre les mariages interethniques afin de permettre des alliances matrimoniales entre quelques riches négociants anglais et des femmes polynésiennes issues de grandes familles propriétaires arii (nobles). Ces alliances matrimoniales entre allochtones et autochtones, qui se formaient entre les groupes sociaux en position de pouvoir de chaque côté, confortaient la position dominante de chaque groupe. Elles ont participé au développement de familles économiquement et politiquement puissantes, créant une « élite respectée par les deux parties de la population résidente » (Doumenge 2002 : 144). La combinaison de richesse en terre, de statut social et de connaissance commerciale chez cette « nouvelle couche de la population, issue d’inter-mariages anglo-polynésiens dans leur majeure partie mais aussi franco-polynésiens », fait régner une « domination politico-économique des “Demis” » (Baré 1987 : 417, 466).

Malgré l’existence de ces familles puissantes, notamment anglo-polynésiennes, depuis le milieu du XIXe siècle, l’appellation en français de « demi » n’apparaît qu’en 1910 (Krizancic 2009). Ce terme représente la traduction du terme tahitien âfa, lui-même dérivé du terme half-caste importé par les missionnaires anglais. Depuis, « Demi » fait référence plus particulièrement au métissage entre un parent « polynésien » et un parent « européen » ou « blanc », plus fréquemment dénommé « popa’a » en ma’ohi (Oliver 1981 : 10). La figure 1 détaille les appellations ethniques majeures en usage en Polynésie française (Schuft 2010 : 126-147). D’autres mixités font l’objet de précisions supplémentaires : « On dira par exemple : “il est un Demi, moitié chinois, moitié tahitien” » (Trémon 2005). Mais la désignation de « Demi » ne s’arrête pas à un métissage européen-polynésien considéré comme racial. Son usage a depuis longtemps incorporé un caractère socioéconomique et culturel, notamment en raison de l’histoire des relations entre Polynésiens et Européens et du rôle que le groupe émergeant « Demi » est censé avoir joué dans les relations intergroupes.

Figure 1

Appellations ethniques majeures à Tahiti, regroupées par langue et par groupe désigné

Appellations ethniques majeures à Tahiti, regroupées par langue et par groupe désigné

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Des catégories sociales évolutives et relationnelles

Aujourd’hui, l’usage de l’appellation de « Demi » évolue en relation notamment avec celle de « Polynésien ». Si l’appartenance ethnique « demi » apparaît dans les sondages de l’ancien Institut territorial de la statistique en Polynésie française (ITSTAT) jusqu’en 1988, les options de sélection des catégories ethniques changent d’année en année, et le nombre d’individus appartenant à chaque catégorie ethnique varie. En effet, le nombre d’auto-déclarations en tant que « métissé », « Demi » ou « Polynésien » varie tellement d’un sondage à l’autre que l’analyse des résultats révèle : « La déclaration de l’ethnie apparaît […] être un phénomène social et subjectif plutôt que génétique ou biologique » (Rallu et al. 1997 : 381). Ce phénomène souligne le caractère socialement construit et évolutif – au sein d’une même génération – des usages de l’appellation de « Demi ».

On remarquera également que le chevauchement entre catégories ethniques n’a lieu qu’entre les catégories de « Polynésien » et de « Demi », et non pas entre les catégories de « Popa’a » et de « Demi ». En revanche, ces catégories se définissent souvent en opposition. « De nombreux auteurs […] ont noté que la catégorie “demi”, au sens conceptuel, se constitue en somme par inversion des critères constitutifs de l’identité polynésienne » (Baré 1987 : 467). La qualification de la catégorie « Demi » fournie par l’Institut territorial de la statistique en 1977 se base également sur une dialectique d’opposition, basée sur des différences de mode de vie et de mentalité : « le terme “maohi” ou “polynésien” s’oppose à celui de “demi” parce que ce dernier terme s’applique aux métis très européanisés ou sinisés » ; et souvent « “Polynésien” s’oppose à tout ce qui est d’origine européenne » (ITSTAT 1977 : 35).

La catégorie de « Demi » se définit ainsi dans des jeux de comparaisons – évolutifs – avec la catégorie de « Polynésien ».

Culture, mode de vie et statut socioéconomique derrière le métissage

Dans ces jeux de différenciations entre « Demi » et « Polynésien », les distinctions portent souvent sur des oppositions entre critères culturels pensés comme « européen » et « polynésien ». Les « Demis » seraient des « Polynésiens » assimilés à la culture européenne, ou des « Tahitiens européanisés » (Levy 1973 : 215). En effet, plusieurs anthropologues (Finney 1973 : 10 ; Baré 1987 : 468) offrent à travers leurs entretiens et immersions une définition de « Demi » où les critères sociaux et culturels sont plus pertinents que les critères biologiques.

Dans la même veine, un chapitre du livre de Christine Langevin (1990) consacré à la distinction entre « Ma’ohi » (« Polynésien ») et « Demi » souligne à quel point les différences de modes de vie liées à l’activité économique imprègnent celles attribuées aux différences ethniques :

L’homme ma’ohi reste fidèle à un style de vie plus traditionnel […] Les Demis ont adopté un mode de vie plus proche de celui des Européens caractérisé par une organisation en familles conjugales, une subsistance issue en grande partie de salaires et un niveau de vie plus élevé que celui des Ma’ohi avec un accès plus facile aux biens de consommation.

Langevin 1990 : 42

Les propos de Langevin soulignent notamment la place importante accordée aux modes et niveaux de vie dans les distinctions entre « polynésien » et « demi ».

Remontant davantage dans l’histoire, une étude sur les familles issues des alliances matrimoniales entre Tahitiens et Européens du XIXe siècle permet à l’anthropologue Catarina Krizancic d’affirmer que la désignation âfa faisait référence « à une identité de souche ancestrale [étrangère] et à un rang social » (Krizancic 2005 : 4). Ainsi, les appellations ethniques à Tahiti, dont celle évoquant le métissage, s’inscrivent depuis leurs origines dans les rapports de pouvoir et le statut social. Il est à souligner que la société tahitienne précoloniale était extrêmement structurée et hiérarchisée (Baré 1987), les familles « demies » – issues des strates aisées des milieux polynésien et occidental – étant par la suite reconnues par les deux milieux. Nous parlerons ici de statut socioéconomique, plutôt que de classe sociale, afin de réunir les notions de statut social (rang hiérarchisé) et de classe sociale (salaire, catégorie socioprofessionnelle) qui s’imbriquent dans les usages sociaux de la catégorie de « Demi ».

Le statut socioéconomique occupe en effet une place importante dans la construction de la catégorie de « Demi », les comparaisons culturelles mobilisant souvent des éléments de statut social ou économique. Une auteure décrit par exemple les « Demis » comme les « bourgeois » tahitiens (Vanaa 1983 : 178) ; un autre auteur fait remarquer que, chez les Tahitiens, « Demi » est devenu « synonyme de réussite sociale » (Doumenge 2002 : 144). Dans les années soixante, Claude Robineau écrit que les « Demis » – ou en tout cas les personnes catégorisées comme tels – étaient des propriétaires fonciers, instituteurs, agents de l’administration, du commerce et des professions libérales. En plus de cette description socioprofessionnelle, les « Demis » constituaient une « couche culturelle, à cheval entre les deux cultures […] maîtrisant à peu près bien les deux langues, le tahitien et le français, voire au surplus l’anglais, et jouant de ce monopole » (Robineau 1987 : 15). Les « Demis » seraient ainsi une couche culturelle dotée de privilèges dans un contexte marqué par l’histoire coloniale. Ils constitueraient un groupé socioculturel né cependant d’une fusion de « racines » qui seraient tellement « lointaines » que leur monde social aujourd’hui « n’a rien de polynésien » (Robineau 1987 : 11).

Si « Demi » fait référence à un statut socioéconomique élevé – à un « capital symbolique » (Bourdieu 1979) – et se définit en opposition avec certaines représentations du « Polynésien », peu de monde se désigne soi-même comme « Demi » (Krizancic 2005). Krizancic compare ces désignations accompagnées de peu d’auto-désignations à l’usage de « bourgeois » en France. Pour faire référence à sa propre identité sociale, « Demi » est plus souvent péjoratif ; on choisit souvent d’autres termes et descriptions pour s’identifier (Levy 1973 : 215-216)[6]. Cette tendance vaut également en politique. Levy fait par exemple remarquer que le leader politique indépendantiste Pouvana’a Oopa, très « blanc » en apparence et en ascendance, était considéré comme « Ma’ohi » plutôt que comme « Demi » en raison de ses revendications culturelles et socioéconomiques en faveur des « Ma’ohi » et des classes populaires. En parallèle, l’élite politique se voit souvent désignée comme « Demie », tandis qu’ils se revendiquent eux-mêmes comme « Ma’ohi » ou « Polynésiens » (Levy 1973 : 215). C’est ainsi que Michel Panoff a pu affirmer qu’en politique « les métis se retrouvent aussitôt unis dans le rôle d’“indigènes”, jouant leur partie face à l’étranger » (Panoff 1992 : 184-185). De cette manière, l’attribution et l’auto-attribution des identités ethniques, y compris de la catégorie de « Demi », dépend fortement de l’usage de symboles culturels et socioéconomiques – symboles qui mettent en opposition l’Européen ou l’étranger (associé au statut socioéconomique élevé) et le Polynésien ou le local (associé plus souvent aux classes populaires).

L’appellation de « Demi » est ainsi née d’unions entre groupes d’origines culturelles et géographiques distinctes. Depuis, la notion de métissage biologique a persisté. La constitution de ce nouveau « groupe » se faisant notamment au sein de groupes sociaux dotés de statut socioéconomique élevé, l’appellation de « demi » a toujours comporté une notion de statut socioéconomique. Les critères multiples mobilisés aujourd’hui dans les distinctions entre « Polynésiens » et « Demis » s’établissent toujours de manière dynamique et contextuelle.

Quand « demi » fait référence à un métissage « racial »

Bien qu’aujourd’hui « Tout le monde sait […] que les “Demis” sont une classe sociale » (Rallu et al. 1997 : 381) – ou en tout cas qu’il s’agit d’une appellation qui s’appuie sur des critères sociaux non-immuables en lien avec le statut socioéconomique et la culture – la catégorie de « demi » demeure associée aux critères immuables que sont le « sang » et l’héritage biologique. Les enfants issus des couples dits « mixtes » entre « Polynésien(ne) » et « Métropolitain(e) » occupent ainsi une place ambigüe parmi les étiquettes ethniques incontournables de la société tahitienne. Après une description méthodologique, nous parcourons ici les usages sociaux de la catégorie sociale de « Demi » chez ces parents en référence à leurs enfants, à commencer par leurs références à la « race » et au « sang », jusqu’à l’évacuation de la notion de métissage dans les désignations ethniques qui opposent « polynésien » et « métropolitain ».

Au niveau méthodologique, le travail de terrain qui visait à comprendre les enjeux sociaux de l’ethnicité, du genre et du statut socioéconomique dans ce territoire marqué par son histoire coloniale s’est déroulé entre 2005 et 2007 à Tahiti et à Moorea, îles jumelles comptant presque les deux tiers de la population totale de la Polynésie française. Ce travail se constituait de 54 entretiens individuels semi-directifs avec les deux partenaires (à l’exception de deux hommes « polynésiens ») de 28 couples considérés comme « mixtes » à Tahiti et à Moorea. Une diversité de type de communes (rural, urbain) et de catégories socioprofessionnelles était recherchée afin d’atteindre une représentativité maximale des profils et discours présents (voir l’annexe 1 pour des détails sur les personnes interviewées). Ces couples réunissaient d’un côté un conjoint qui se considère ou est considéré comme « Polynésien », « Tahitien » ou « Ma’ohi » (et parfois comme « Demi », vu l’interchangeabilité entre ces appellations selon les contextes sociaux) ; et de l’autre côté un conjoint qui se considère ou est considéré comme « Métropolitain », « Français » ou « Popa’a ». Il s’agissait d’interviewer de façon équilibrée des couples formés par un homme « métropolitain » et une femme « polynésienne » (16 couples), environ quatre fois plus fréquents (Schuft 2010 : 191), et des couples formés par un homme « polynésien » et une femme « métropolitaine » (12 couples). Ce choix permettait d’étudier l’articulation entre ethnicité et genre dans les représentations et usages sociaux, et de comparer les résultats selon les configurations de couple. Les détails complets de la méthodologie d’enquête et d’analyse[7] sont disponibles dans la thèse de doctorat en ligne (Schuft 2010).

Si les termes et leurs usages sont évidemment très divers entre couples et individus qui ne constituent aucunement des populations homogènes, les résultats présentés ici indiquent quelques récurrences dans les propos. Aucun lien significatif ne pouvant être établi entre les propos et les catégories socioprofessionnelles, type d’habitat (rural, urbain) ou autres caractéristiques sociodémographiques, ces descriptions sont omises des résultats présentés. Cependant, la « catégorie ethnique genrée »[8] est parfois saillante pour situer les propos par rapport aux personnes qui les avancent. Ces catégories sont indiquées ou soulignées au fur et à mesure.

Origines polynésiennes transmises par le sang

En dépit d’un choix conjugal identifié par le monde social comme emblème d’un métissage qui ferait disparaître les différences, les couples « mixtes » ont souvent recours à la « race », au « sang » ou à la « couleur » pour caractériser leurs comportements individuels et culturels ainsi que ceux de leurs enfants. La notion de « race » biologique – héritée à travers le « sang » – ressort pour caractériser plus spécifiquement les catégories « polynésiennes », dont « demi ». Le « sang », évoqué en termes de « degrés » ou de « pourcentages », est souvent employé dans la modulation des frontières entre catégories « polynésienne » et « demi ». Il est à souligner que le recours au « sang » à Tahiti n’est pas qu’un phénomène contemporain. Pour reprendre le travail de Levy (1973 : 215), la question « Tu es quoi ? » en langue ma’ohi a deux types de réponses possibles : ses « coutumes » (peu) ou son « sang » (toto).

Dans les usages contemporains au sein des familles dites « mixtes », tout d’abord, de nombreuses personnes évoquent l’idée d’une transmission « raciale » par le sang. Damien dit par exemple de sa femme « polynésienne » qu’elle « est un mélange au niveau des races ; elle a du sang chinois, du sang tahitien, du sang anglais et espagnol ». L’emploi discursif de la « race » et du « sang » vient enraciner l’appartenance « polynésienne » dans le biologique et l’héréditaire. Dans un autre exemple, on revendique l’ascendance « tahitienne » par son « sang » : « J’ai du sang polynésien par ma grand-mère paternelle. Je suis tahitienne ». Similairement, une femme qui se considère « polynésienne » nuance cette revendication en précisant une quantité de « sang » : « J’ai très peu de sang tahitien. J’ai un quart de sang tahitien ». « Sang », hérédité et « race » sont tous employés pour établir et négocier les appartenances « polynésiennes ».

Ces concepts biologisants et essentialisants, et en particulier la notion d’une quantité ou d’un pourcentage de « sang polynésien », sont également mobilisés pour préciser l’appartenance plus ou moins « polynésienne » ou « demie » des enfants. Une mère « métropolitaine », lors d’une histoire sur le racisme ressenti par ses enfants, dit par exemple que ces derniers « sont des Demis – enfin, des quarterons ». Elle vise ainsi à préciser leur « degré » de polynésianité. Ou un homme « métropolitain » explique que les membres de sa belle-famille sont « des Demis » car sa femme « a un huitième de sang polynésien » et dans sa belle-famille « les enfants ont un seizième de sang tahitien ». Tout en soulignant les contradictions du terme « demi », qui signifie « moitié », il précise que ce terme s’applique selon le pourcentage de « sang tahitien » que l’on a. Similairement, un autre homme « métropolitain » soutient que sa femme « est demie » en raison d’un léger pourcentage de « sang polynésien » : « Elle doit avoir quelque chose comme 10 % ou 15 % de sang polynésien ». Dans ces calculs de sang, mobilisés pour revendiquer ou désigner une appartenance « polynésienne » ou « demie », on remarquera qu’un pourcentage de « blanchitude » n’est jamais l’objet de calculs pour déterminer l’appartenance aux catégories de « popa’a » ou « métropolitain »[9]. « Popa’a » est considéré comme une catégorie sans métissage polynésien, rappelant la « règle d’une goutte » chez les « Noirs » américains – où la catégorie du groupe dominant, les « Blancs », est considérée comme étant « pure » ou sans métissage.

Dans d’autres exemples, la légitimité à revendiquer une pleine appartenance « polynésienne » semble se mesurer par la quantité de « sang polynésien ». Par exemple, Wendy évoque le « sang » de ses parents et grands-parents :

Mon père est polynésien, il est né à Tahaa, mais déjà avec du métissage, un peu de sang polynésien et un peu de sang japonais […] Ma mère est tahitienne-chinoise, milieu plutôt polynésien, avec du sang – il y a du métissage – du japonais.

Si le « sang », en tant qu’explication d’appartenance, révèle comment la catégorie de « polynésien » est associée à une « race » biologique naturelle, le « mais » qui suit le constat que son père serait polynésien « mais avec du métissage », laisse supposer que ce métissage enlève une fraction de sa pleine appartenance à la catégorie de « polynésien ». De la même manière, un homme « métropolitain » se plaint qu’il a eu des propos racistes du type « rentre chez toi » de la part de « même pas des Polynésiens mais des “Demis” ou des “Huitièmes” ». Le mélange de sang leur enlèverait la légitimité de revendiquer une pleine appartenance à la Polynésie et à la catégorie ethnique de « polynésien ».

Selon les usages, tout se passe comme si l’appartenance impliquait des degrés de « pureté », calculables dans le sang, allant du plus au moins légitime. On entend dire par exemple que les membres de la belle-famille ne sont pas « des purs, purs » en raison du mélange de nationalités, mais qu’« ils sont tahitiens quand même ». Or, en dépit des références aux origines biologiques ou nationales, la notion de « pureté » s’applique selon des symboles culturels. La pureté est employée à la fois pour établir un degré de légitimité polynésienne, et pour affirmer une différence culturelle des « Popa’a ». Un enquêté affirme : « c’est une pure Tahitienne […] Elle passe son temps à aller à la messe, c’est la joie de vivre », dans une affirmation qui mobilise des stéréotypes sur la culture tahitienne. Similairement, une personne sera qualifiée d’« homme des temps anciens », « un pur Polynésien ». Être proche des traditions ou « des temps anciens » établit un plus grand degré de « pureté polynésienne » dans les usages.

Les enfants « demis » : « popa’a » ou « polynésiens »

Si les parents concèdent souvent que leurs enfants « sont des Demis » voire « des quarterons » en raison d’un métissage perçu comme biologique, la désignation ethnique des enfants s’inscrit dans une dynamique d’opposition entre « popa’a » et « polynésien » qui évacue la catégorie du métissage. Un mari « métropolitain », par exemple, considère que ses enfants appartiennent à une autre catégorie ethnique que lui ; il les assigne à la même catégorie que leur mère, s’adressant parfois à eux comme « vous, les Polynésiens ». En effet, c’est cette appellation qui est le plus souvent attribuée aux enfants, appellation qui leur attribue une place légitime au sein de la société tahitienne. À la place de la notion de métissage se dessinent ainsi des frontières ethniques au sein de la famille.

Un autre couple distribue à ses deux fils les deux catégories ethniques qui s’appliquent à eux-mêmes. Omettant toute mention de métissage, ils assignent les caractéristiques ethniques selon le physique et la personnalité des enfants. Le père explique qu’un de ses fils, malgré son prénom tahitien, lui ressemble : « c’est plutôt un “Popa’a”. Il est petit, frêle ». Il soulève, en contraste, ce qu’il considère être un paradoxe : l’autre fils, à qui ils avaient donné un prénom français, « c’est un Tahitien. C’est un [fait geste de costaud]. La nature n’a pas suivi. […] Il a tout de suite pris les habitudes locales : traîner les pieds […] ». C’est ainsi que ce père de famille attribue deux catégories ethniques différentes à ses deux enfants. Les frontières ethniques se dessinent ainsi entre frères et soeurs et entre parents.

La perception de mixité chez le couple ne mène pas forcément à une perception de mixité chez les enfants. En dépit de l’existence de la catégorie de « demi », les usages discursifs montrent des classifications oppositionnelles entre « polynésien » et « métropolitain », des enfants comme des parents. Ceci est d’autant plus surprenant que des pourcentages de « sang » sont mobilisés pour affirmer ou nuancer une légitimité d’appartenance à la catégorie de « polynésien ». Cependant, la plupart de ces enfants issus de couples « métro-polynésiens » sont désignés et se désignent comme « polynésiens » (Baré 1987 : 415 ; Schuft 2010). On peut imaginer que, plus tard, certains de ses enfants et notamment les garçons se verront également assignés à la catégorie de « demi », selon des critères sociaux en usage que nous verrons plus loin.

Quand le métissage est dicté par « la modernité » au masculin

Dans les usages sociaux des familles dites « mixtes », si la catégorie de « demi » est employée pour caractériser un métissage biologique tout en restant absente des références à l’appartenance ethnique des enfants, cette catégorie demeure couramment assignée dans des conditions précises. En effet, elle se révèle particulièrement saillante pour faire référence à certains hommes. Nous verrons ici la manière dont les hommes et les femmes polynésiens sont différemment associés au métissage en raison des attributs occidentaux – dits de « modernité » – qui leur sont accordés ou niés dans un système colonial[10] hiérarchisé.

« Modernité », statut socioéconomique et mixité chez les hommes polynésiens

Outre sa dimension genrée, l’appellation de « Demi » mobilise deux notions majeures qui caractérisent cette catégorie : statut socioéconomique et métissage biologique. En effet, chez les hommes « polynésiens », le statut socioéconomique définit la perception de métissage biologique. Un statut socioéconomique élevé (en termes de diplômes et/ou de statut ou de salaire élevé dans le système capitaliste), est considéré comme signe de « modernité », et la « modernité » est considérée comme signe de rapprochement biologique avec les « Européens ». C’est là qu’intervient la catégorie de « Demi ». Elle se construit en s’appuyant sur des distinctions faites plus spécifiquement entre hommes « polynésiens » (traditionnels, donc « purs ») et homme « demis » (modernes, donc « métissés »).

Dans un premier temps, le statut socioéconomique – c’est-à-dire la détention d’une éducation, d’un diplôme, ou d’une profession plus élevés – sont des éléments employés pour définir la catégorie d’« homme demi » en opposition à celle d’« homme polynésien ». Une femme qui se considère « polynésienne » déclare par exemple : « Je préfère un mec qui a de l’éducation, qui est allé à la fac, donc […] Il faut que ce soit sûrement un Demi ou un Français ». C’est ainsi que des hommes « demis » et « polynésiens » sont associés à des stéréotypes respectivement valorisés et dévalorisés, notamment en termes de statut socioéconomique.

Dans un deuxième temps, ces différenciations entre ce qui serait propre à « l’homme polynésien » et, à l’inverse, à « l’homme demi » s’appuient sur une différenciation entre le « traditionnel » et le « moderne ». Or, ces termes s’avèrent être étroitement liés, de manière imbriquée, au genre et au statut socioéconomique. Une femme qui se considère « polynésienne » explique de manière très explicite de telles différenciations entre « polynésien » et « demi ». Chez les hommes, ces différenciations s’ancrent dans des distinctions entre le traditionnel et le moderne, et entre niveaux d’études, d’intelligence et de « culture ». Elle dit :

Quand je catégorise le Polynésien, ce n’est peut-être pas aussi le Polynésien moderne, celui qui a fait des études. […] [U]n Polynésien qui a fait beaucoup d’études, qui est quand même mentalement bien équipé […] qui est cultivé, déjà pour moi c’est un Demi.

Cette description reflète la distinction sociale faite entre hommes « demis » et « polynésiens », où être éduqué, « cultivé » ou « moderne » tombe du côté des « Français » ou des « Demis »[11], alors que les descriptions contraires, voire le fait d’être moins « bien équipé » mentalement, sont associées aux « Polynésiens » – et plus spécifiquement aux « hommes polynésiens ».

De cette manière la catégorie ethnique et genrée d’« homme polynésien » demeure associée aux classes populaires et à un statut social et économique moins élevé, ainsi qu’au monde polynésien traditionnel. Ces représentations sur les « hommes polynésiens » restent intactes par le reclassement de certains hommes – selon leur niveau et mode de vie – dans la catégorie ethnique de « Demi », cette dernière devenant une sorte d’échappatoire dans les classements ethniques des « hommes polynésiens ». Non seulement ce processus fait que les représentations sur les « hommes polynésiens » demeurent reliées aux statuts socioéconomiques moins prestigieux, reléguant cette catégorie aux rangs sociaux les plus bas. Mais ce processus parvient également, d’une part, à dévaloriser les activités économiques « traditionnelles » et à reléguer les modes de vie « polynésiens » aux antipodes de la « modernité ». D’autre part, ce processus parvient à maintenir une pensée raciste en quoi seuls les « Européens », ou ceux considérés comme métissés avec ces derniers, seraient dotés de prestige social ou de pouvoir économique.

Femmes polynésiennes métissées et vecteurs de modernité

En comparaison, de telles distinctions biologiques et socioculturelles ne sont pas évoquées concernant les femmes. Dans un premier temps, certaines représentations sur les « Polynésiennes » renvoient tout particulièrement à une beauté physique qui met en valeur métissage physique et culturel (Schuft 2012). Il y a ainsi peu de distinction sociale entre femmes polynésiennes visant à les établir comme plus ou moins métissées avec l’« Européen », cette catégorie ethnique genrée ayant plus tendance à être considérée et valorisée comme métissée[12].

Sur le plan culturel, la représentation du métissage – biologique comme culturel – chez les femmes « polynésiennes » est un point majeur qui les différencie des hommes « polynésiens » dans le cadre d’un « racisme genré » (Essed 2002) à Tahiti. Les femmes polynésiennes sont représentées comme étant plus à même que les hommes de s’adapter aux évolutions culturelles apportées par la colonisation et la cohabitation culturelle franco-polynésienne. Pour emprunter les notions issues des usages sociaux, les femmes polynésiennes sont représentées comme vecteurs de « modernité ». Sur le site officiel du concours Miss Tahiti, par exemple, on trouve que « Culture, tradition et modernisme sont les maîtres mots de cette année 2009 » (Misstahiti.com 2009). Le syncrétisme culturel que les femmes polynésiennes sont censées représenter est donc mis en valeur.

Si les hommes « polynésiens » – à l’inverse des hommes « demis » – sont parfois dépeints comme « infantiles » ou « immatures » (Rigo 1997 ; Schuft 2010), les femmes « polynésiennes » sont décrites comme « mûres » et responsables. Comme dans le discours colonial (Sanna et Varikas 2011), elles sont considérées comme des vecteurs de changement social – vers la « modernité », la « civilisation », une société meilleure ou encore l’assimilation, tenue comme synonyme d’« évolution ». Les insuffisances attribuées aux hommes « polynésiens » servent à renforcer cette image en reflet.

Une femme « polynésienne » affirme par exemple que : « C’est par les femmes que les choses arrivent ici », alors que « l’homme polynésien est très renfermé ». L’action et le changement sociétal sont ainsi attribués aux femmes, au détriment des hommes. Maints autres témoignages soutiennent cette notion. Un homme « métropolitain » soutient l’idée que c’est grâce à « la femme polynésienne » que la société et « la famille polynésienne » vont « en avant » :

Aujourd’hui, la femme polynésienne gagne sa place, par le travail, l’artisanat. Mais ça n’a pas toujours été facile. Mais aujourd’hui elle bénéficie de ce mouvement qui pousse les femmes en avant. Et beaucoup disent que c’est grâce à la femme polynésienne que la famille polynésienne tient la route. C’est elle qui assure. Ça ne veut pas dire que les hommes sont tous des… Ah non. Mais souvent, dans beaucoup de familles, c’est un peu comme ça que ça se passe. Ça il faudra changer. Il faut changer ça et il faut protéger les enfants […] Il faut aider.

En dépit de son souci de se démarquer d’une « perspective raciste » et d’un « discours colonialiste », il en reproduit les clichés. Il met en avant la « protection » que « nous » (entendre, la France et ceux qui la représentent) allons apporter, en s’appuyant sur les « femmes polynésiennes » et en les poussant en avant. Les notions selon lesquelles il faut moderniser et faire évoluer la société polynésienne, grâce aux « femmes polynésiennes » et sous la coupe des « Métropolitains », sont sous-entendues.

Un autre homme « métropolitain » fait également l’éloge des femmes en les associant « à la modernité », au détriment des hommes :

Il faut déjà dire que les femmes sont beaucoup plus avancées que les hommes […], plus mûres que les garçons. Et quand tu vois ce pays, les femmes se sont faites à la modernité, et beaucoup d’hommes, ils sont perdus. […] [L]a femme s’est mieux adaptée […] les femmes bossent plus que les hommes ; elles s’occupent des enfants, etc., etc. Donc, bravo les dames.

De façon récurrente dans les discours[13], les femmes sont considérées comme « mieux adaptées » à la « modernité » et plus responsables, alors que les hommes « polynésiens » – non pas les hommes « demis » – seraient moins adaptés à la « modernité », « perdus », « complètement largués », ou encore moins travailleurs ou responsables[14].

La représentation sur les femmes « polynésiennes » comme vecteurs de changement sociétal est également soutenue par les femmes interviewées, autant « métropolitaines » que « polynésiennes ». Une de ces dernières déclare par exemple que « la vahine au jour d’aujourd’hui, elle est beaucoup plus émancipée. Pourquoi ? Aussi parce qu’aujourd’hui il y a beaucoup de couples mixtes ; maintenant il y a du mélange, donc les gens deviennent ouverts d’esprit ». En quelque sorte, ce serait grâce à la présence des hommes « métropolitains », et à l’intermariage avec ces derniers, que les femmes seraient « plus émancipées », apportant du même coup une ouverture d’esprit à la société en général.

Ces usages des catégories ethniques et genrées démontrent la pertinence de l’usage de la catégorie du métissage. Les femmes polynésiennes apparaissent comme vecteurs de modernité et, de manière imbriquée, comme métissées – tout comme la collectivité territoriale qu’elles sont amenées à représenter (Schuft 2012). En revanche, les hommes polynésiens sont représentés comme accédant au métissage à travers l’adoption de manières européennes ou la détention d’un statut socioéconomique élevé dans le système économique occidental et capitaliste. En s’appuyant sur le genre, le statut socioéconomique et l’ethnicité, le métissage sert ainsi d’outil de hiérarchisation sociale dans un système de pensée colonial et inégalitaire.

Conclusion : le métissage révélateur des enjeux de l’ethnicité, du statut socioéconomique et du genre dans les rapports de pouvoir

Ayant émergé et évolué dans un contexte colonial, la catégorie de Métis reflète ainsi les rapports de pouvoir intergroupes qui rythment l’interaction sociale en Polynésie française. Plutôt que de brouiller des « frontières ethniques » (Poutignat et Streiff-Fenart 1996), certains usages sociaux de l’appellation « Demi » donnent de la consistance aux catégories ethniques, et renforcent la croyance en des différences essentielles – autant socioculturelles que biologiques, voire raciales – entre groupes sociaux.

Il est pertinent de souligner que la maîtrise de la langue ma’ohi ne tient qu’une place ambigüe dans la catégorisation de « Demi ». Bien qu’ultra présente dans les jeux de catégorisation, la langue joue plutôt le rôle d’un critère mobilisable pour (dé)légitimer une appartenance ethnique (au même titre que les façons de parler, de s’habiller ou les connaissances culturelles qui sont, par ailleurs, d’autres symboles associés au statut socioéconomique). L’appui sur la langue pour (dé)légitimer une appartenance ethnique est d’autant plus efficace qu’aujourd’hui les « Polynésiens », tout comme ceux qui « deviennent » « demis » dans ces jeux de catégorisations, sont nombreux à ne pas maîtriser la langue ma’ohi (voir Schuft 2010 : 273-291).

Cependant, les représentations et usages sociaux présentés dans ce travail relèvent spécifiquement des discours employés au sein de familles dites « mixtes ». Ils représentent ainsi certains usages sociaux en vigueur au sein de la société tahitienne, sans permettre de connaître la totalité des discours et contradictions autour des catégorisations et représentations ethniques genrées en Polynésie française. En outre, les usages sont ceux recensés lors d’entretiens conduits en langue française, ne tenant ainsi pas compte des usages en langue ma’ohi. De plus amples recherches sur ces jeux de catégorisation dans des contextes et avec des profils de personnes plus divers seraient intéressantes. Malgré les limites de cette étude qui ne tend pas à l’exhaustivité, les usages de la catégorie de « Demi » relevés ici mettent en évidence la manière dont s’imbriquent le genre et le statut socioéconomique dans la définition de frontières ethniques dans de nombreux contextes contemporains de la société tahitienne. Les symboles socioculturels mobilisés pour définir les frontières ethniques s’appuient sur la valorisation de la culture européenne et de l’économie capitaliste, associées à la « modernité » qui, elle, est associée aux « Métropolitains » et, dans une moindre mesure, aux femmes « polynésiennes » censées moderniser les « Polynésiens » ou aux hommes « demis » . À l’inverse, les symboles mobilisés dans la définition des frontières ethniques s’appuient également sur la dévalorisation de la culture polynésienne et des activités traditionnelles, associées aux hommes « polynésiens », considérés comme archaïques. À travers ce « racisme genré » (Essed 2002), qui pénalise plus particulièrement les hommes ethnicisés, les usages de la catégorie sociale du métissage relèvent des préjugés qui stigmatisent la culture locale au profit de la culture métropolitaine. De tels mécanismes de stigmatisation raciste, qui utilisent la représentation des femmes ethnicisées comme vecteurs de modernité, ont été observés dans d’autres contextes français – en France métropolitaine (Guenif-Souilamas et Macé 2004) et dans ses anciennes colonies (Sanna et Varikas 2011). Il serait intéressant de comparer de tels mécanismes avec ceux à l’oeuvre dans d’autres contextes nationaux, notamment dans des contextes où les femmes sont à l’inverse plus souvent représentées comme gardiennes de la culture.

En fin de compte, l’analyse de la gestion sociale du métissage permet de mieux comprendre, non pas la manière dont les différences ethniques sont effacées, mais plutôt la manière dont elles sont socialement gérées, la manière dont le genre vient conforter ces processus, et donc la tournure que prend le racisme genré. Ce numéro thématique vise à mettre en relation ces formes de gestion de la différence. Il serait également intéressant d’étendre les comparaisons à de nombreux contextes (post)coloniaux ou (post)esclavagistes afin de percevoir le caractère structurel de ces mécanismes de pouvoir. Ann Stoler (1997) montre par exemple comment, aux Indes orientales à l’époque coloniale, la classe sociale, le genre et les symboles culturels étaient des facteurs de catégorisation des « métis » et de leur pleine inclusion ou non dans la nation. Ces processus confortaient les rapports de pouvoir en Métropole privilégiant les hommes « blancs » et les groupes sociaux en position de pouvoir. Similairement, Myriam Paris (2006) montre comment, à La Réunion esclavagiste du XVIIIe siècle, les femmes métissées (les « Mulâtresses ») étaient considérées par les « Blancs » comme des vecteurs de « civilisation » et de « modernisation », grâce à l’union interethnique avec l’homme « blanc », ceci permettant de « blanchir la race ». Là encore, la gestion sociale du métissage révèle des mécanismes par lesquels se confortent les rapports de pouvoir autant racistes que sexistes. Il est ainsi possible que l’étude du métissage constitue un terrain privilégié de l’étude du caractère « intersectionnel » des rapports de pouvoir – ethniques, de statut socioéconomique et de genre – dans les sociétés contemporaines globalisées.