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Introduction

Jamais je n’aurais cru que ma fille mangerait un jour comme les Blancs !

Roy 2004 : 68

C’est en ces termes qu’une informatrice à l’aube de la quarantaine relata les propos que lui tint sa propre mère, un jour où cette dernière la surprit à manger une salade composée de laitue et de quelques crudités. Cette remarque ne relevait certes pas du compliment que formulait cette mère à sa propre fille qui, pourtant, consommait depuis nombre d’années des liqueurs douces, des croustilles, de la pizza et autres produits alimentaires fortement associés à l’industrie du prêt-à-manger. Des produits alimentaires qui auraient pu être associés, tout autant, au monde des « Blancs ». Ces propos entendus de la bouche de cette femme trouvèrent écho dans ceux entendus auprès d’autres Innus, mais également dans d’autres communautés où a séjourné Bernard Roy.

Ces mots, lourdement chargés de sens identitaire, de jugements, d’accueil ou de rejet, d’acceptation ou de réprobation poussèrent Roy à essayer de mieux comprendre la construction et les dynamiques identitaires entourant l’acte alimentaire contemporain des Innus de Pessamit[1]. Cette piste devait être empruntée pour accéder aux sources de l’émergence de ce qui était désormais convenu de nommer une épidémie de DT2. Comment s’expliquaient l’inclusion de certains aliments dans le code alimentaire et l’exclusion, parfois radicale et intolérante, de certains autres ? Comment pouvait-on comprendre les résistances, voire la fermeture des Innus, à l’égard des discours émanant des professionnels de la santé à propos de l’alimentation ? Pourquoi, malgré leurs niveaux de connaissance relativement élevés des règles nutritionnelles scientifiques, les Innus persistaient-ils dans leurs habitudes alimentaires jugées malsaines, voire pathologiques, par les professionnels de la santé ?[2]

Dans ce texte, dans un premier temps, nous mettons en lumière les limites des approches d’interventions de santé publique qui insistent sur la transmission des connaissances et des compétences individuelles en faveur des « saines habitudes alimentaires ». Nous rappelons que lesdits « comportements alimentaires » s’inscrivent dans les rapports sociaux et qu’ils participent au processus de définition des règles d’appartenance et de distinction. Dans un deuxième temps, nous traçons l’avènement des transformations importantes de l’acte alimentaire chez les Innus dans le contexte socioéconomique et historique du milieu du XXe siècle, période qui marqua une intensification de rapports sociaux inégaux et d’exclusion pour les Innus. Nous appuyant sur le concept de stratification sociale de l’alimentation (Wilk 1999), nous illustrons comment l’alimentation se révéla, dans un contexte d’ouverture, un lieu central d’affirmation, d’appartenance à un statut social et d’inscription dans la modernité. La prise en compte du contexte sociopolitique de la seconde moitié du XXe siècle nous offrira un angle d’approche permettant d’expliquer la résistance des Innus à adopter, aujourd’hui, des « habitudes alimentaires » recommandées par les milieux de la santé. En conclusion, nous avançons que les transformations de l’acte alimentaire des Innus observées depuis le milieu du XXe siècle sont révélatrices du renforcement d’un discours identitaire d’affirmation marqué davantage par la résistance.

Faibles retombées des interventions de santé publique à l’égard du DT2

En recevant un diagnostic de DT2, une personne reçoit en même temps une série de conseils, de recommandations et de prescriptions concernant de nombreux aspects de sa vie. Les comportements alimentaires appréhendés comme des habitudes individuelles transformables sont particulièrement ciblés par les professionnels de la santé. L’essentiel des interventions de prévention des milieux de la santé au sujet de la nutrition et du poids corporel se fonde, entre autres, sur la théorie sociale cognitive (Bandura 1986) et sur d’autres modèles qui visent à modifier les caractéristiques psychosociales des individus en améliorant leurs connaissances et en cherchant à transformer leurs attitudes (Contento 2008). Ces approches considèrent que l’acte de manger est un geste individuel, potentiellement transformable par la personne, moyennant des efforts et de la volonté (Warin et al. 2008). Conséquemment, depuis des décennies, les milieux de la santé ont investi au sein des communautés autochtones des ressources humaines et financières importantes dans le but d’assurer la transmission de ce qu’ils nomment de « saines habitudes alimentaires ».

À titre d’exemple, plus de 55 millions de dollars ont été investis dans le cadre de l’Initiative sur le diabète chez les Autochtones (IDA) qui a notamment permis la mise en place de programmes relatifs au diabète dans plus de 600 collectivités des PN (Ferguson 2013). Dans la foulée, depuis le début des années 1990, des guides alimentaires (GA) adaptés à la culture innue ont été élaborés et diffusés dans l’ensemble des communautés. Des exercices similaires ont été réalisés chez les Cris et chez plusieurs autres Nations. En 2007, Santé Canada publiait un nouveau GA visant à refléter les traditions des Premières Nations, des Inuit et des Métis (GACPNIM). Au sujet de ce nouveau GA, la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador (CSSSPNQL) affirme :

Il s’agit d’un guide alimentaire personnalisé qui reflète les traditions et les choix alimentaires des Premières Nations, des Inuits et des Métis et il est un complément du Guide alimentaire Canadien 2007. Ce guide alimentaire personnalisé contient des recommandations pour une alimentation saine fondée sur des données scientifiques. Il reconnaît l’importance des aliments traditionnels et des aliments que l’on retrouve aujourd’hui dans les marchés d’alimentation pour les Premières Nations, les Inuits et les Métis.

CSSSPNQL 2007

Malgré ces efforts constants et répétés, les interventions soutenues de nutritionnistes, d’infirmières et de médecins ainsi que l’implantation de programmes de promotion et de prévention culturellement adaptés, il apparaît difficile d’introduire des modifications significatives dans les comportements alimentaires des populations autochtones ciblées. Malgré des années d’efforts, la situation sur le terrain ne s’améliore pas (Ferguson 2013). Les données de la plus récente Enquête régionale sur la santé des Premières Nations du Québec réalisée par la CSSSPNQL (Roy 2013a, 2013b) vont dans le sens des constats faits par le Vérificateur général du Canada (Ferguson 2013) : la prévalence de l’obésité et du DT2, fortement associées aux transformations de l’acte alimentaire, poursuivent leur alarmante progression dans plusieurs communautés des PN du Québec.

Il existe peu de données statistiques permettant de rendre compte du rythme et de l’ampleur de l’évolution de l’obésité chez les Innus de Pessamit. Certaines enquêtes réalisées auprès d’autres groupes autochtones offrent toutefois quelques indices. Selon l’Enquête Santé Québec auprès des Cris de la Baie James de 1991, près de quatre adultes sur dix (39 %) étaient obèses au début des années 1990. Douze années plus tard, en 2003, cette proportion atteignait 55 %, soit plus d’une personne sur deux (Nolin et al. 2008). Les résultats de la plus récente Enquête régionale de santé chez les PN du Québec révèlent qu’au cours de la dernière décennie, l’obésité a fait un bond de 8,0 % chez les adultes, faisant passer la prévalence de 32,6 %, en 2002, à 40,6 % aujourd’hui. En moins d’une décennie, le pourcentage d’adultes des PN du Québec en « excès de poids » ou « obèses » est passé de 66,7 % à 73,7 % (Roy 2013b : ii). Les comparaisons internationales révèlent une situation peu enviable pour les Premières Nations. En prenant en considération plusieurs pays du monde, nous constatons que les Premières Nations du Québec sont seules en tête, loin devant les États-Unis qui sont pourtant reconnus pour leurs taux élevés d’obésité (Roy 2013b : 26).

Cela dit, d’après les entrevues réalisées à Pessamit, il appert que l’obésité qui prévaut aujourd’hui chez les Innus est une réalité relativement nouvelle qui tranche avec celle qui prévalait avant la seconde moitié du XXe siècle (Roy 2002). En 1948, le père Lionel Labrèche, alors curé de Pessamit, fait sienne la description que le père Lejeune donnait des Amérindiens en 1633. Ce dernier décrivait alors les gens des Premières Nations qu’il côtoyait comme des gens grands, forts, robustes, bien proportionnés, plus grands que les Français et d’une agilité surprenante (Labrèche et Tremblay 1977). À partir de ces observations, il est légitime de penser qu’au cours des siècles consécutifs à ce contact, le corps de l’Innu s’est peu transformé. Depuis quelques décennies cependant, et particulièrement à partir de la seconde moitié du XXe siècle, ce corps s’est rapidement et lourdement transformé, ce qui témoigne de profondes et relativement récentes transformations de l’acte alimentaire.

Changements alimentaires et identités

Les insuccès des approches classiques des milieux de la santé à induire des transformations desdites « habitudes alimentaires » et à diminuer les taux d’obésité relèvent, en partie du moins, du fait que les sciences dites exactes appliquent leurs méthodes et leurs conceptions de façon sans doute rigoureuse, mais quelque peu réductrice. Les milieux de la santé oublient en effet que :

Chaque habitude alimentaire compose un minuscule carrefour d’histoires. Dans « l’invisible quotidien » sous le système silencieux et répétitif des servitudes quotidiennes dont on s’acquitte comme par habitude, l’esprit ailleurs, dans une série d’opérations exécutées machinalement dont l’enchaînement suit un dessein traditionnel dissimulé sous le masque de l’évidence première, s’empile en fait un montage subtil de gestes, de rites et de coutumes pratiquées.

Giard 1994 : 240

Toutes les cultures du monde sont pourvues d’un appareil de catégories, de règles alimentaires, de prescriptions concernant ce qu’il faut et ne faut pas manger (Fischler 2001 ; Barou 2006) contribuant à définir l’identité du groupe, à établir qui en fait partie et qui en est exclu. Rigoberta Menchú, guatémaltèque membre de l’ethnie maya des Quichés et prix Nobel de la paix en 1992, fait écho à ces énoncés en ces termes : « Nous ne faisons confiance qu’à ceux qui mangent la même chose que nous » (Menchú in Burgos 1983 : 19).

L’ordre du mangeable se construit, se transforme dans une dynamique complexe incluant les représentations sociales, les pratiques de distinction, les croyances, les coutumes, les mythes ainsi que le sens du sacré (Fischler 2001 ; Poulain 2011). Les travaux de Roy (2002, 2005) rejoignent ceux de Poland et ses collaborateurs (2006) et ceux de Delormier, Frohlich et Potvin (2009) selon lesquels les choix alimentaires individuels sont indissociables du contexte social et historique dans lesquels ils s’exercent. L’acte alimentaire étant une pratique au coeur des rapports sociaux, il s’inscrit dans une trame identitaire donnant le droit d’être inclus, de s’associer, de faire famille avec ceux qui comptent et de se dissocier de ceux qui ne nous ressemblent pas (Kaufmann 2005).

Le concept de stratification sociale de l’alimentation (Wilk 1999) s’est avéré fort utile pour faire ressortir les dimensions sociales et politiques du discours des Innus entourant l’acte alimentaire. En analysant le cas particulier du Bélize, Wilk a proposé qu’au niveau local, dans un contexte colonial, les choix alimentaires sont utilisés de façon personnelle, sociale et politique pour exprimer et manifester l’appartenance à un peuple, à une nation ; pour se distinguer des autres ; mais aussi pour s’inscrire dans la globalité du monde dans un contexte d’exclusion. Les travaux de Wilk (1999) ont fait ressortir que ce qui est considéré comme une nourriture authentiquement nationale, voire traditionnelle, est en fait une construction élaborée à partir de matériaux locaux contemporains et passés, mais également puisés à même la modernité.

Nourriture accessible et inaccessible avant les années 1950 : L’ouverture

Prenons l’exemple de la banique, présentée comme le pain traditionnel à Pessamit comme dans toutes les communautés innues. Il y a moins d’un siècle, ce pain se cuisinait toujours dans un sable ramassé en bordure de rivière préalablement réchauffé à l’aide d’un feu de bois. Aujourd’hui, il est généralement cuit dans un poêlon sur la cuisinière ou dans le four. En réalité, il est intéressant de noter que l’appellation banique provient du mot bannock, un terme qui englobe toutes sortes de pains plats fabriqués en Écosse, en Irlande et dans le nord de l’Angleterre depuis plusieurs siècles. En ce sens, le pain traditionnel innu est, en quelque sorte, le résultat de l’inclusion par voie de métissage d’éléments culturels étrangers.

L’inclusion d’éléments extérieurs dans le code alimentaire des Innus n’est pas un phénomène nouveau. Dès le XVe siècle, ceux que l’on nommait les Montagnais établirent des contacts et échangèrent avec des baleiniers et des morutiers venus d’Europe pour pêcher sur les côtes du golfe Saint-Laurent. Très tôt, ils tissèrent des liens commerciaux avec les Européens qui les amenèrent à modifier leur mode de vie et leur mode alimentaire (Boileau 1999).

La tradition orale montagnaise conserve de nombreux détails sur cette période. On raconte par exemple que les Montagnais et les Français avaient conclu une entente permettant à ces derniers d’occuper certaines terres en échange de farine, afin de prémunir les Montagnais contre les famines chroniques.

Boileau 1999 : 15

Plusieurs historiens et anthropologues s’accordent pour dire qu’à l’époque des premiers contacts, les Indiens ne craignaient pas les Européens et étaient loin de se sentir inférieurs à eux (Charest 2006 ; Delâge 1991 ; Trigger 1985). Pour l’anthropologue amérindianiste Paul Charest (2006), le mythe de l’Autochtone qui se fait systématiquement exploiter relève d’une représentation simplifiée de la réalité des rapports autochtones/allochtones. Les Autochtones étaient perçus, au contraire, comme d’habiles négociateurs. Aux dires d’Havard (2003), ceux-ci faisaient profit de tout et étaient loin de recevoir des breloques de peu de valeur en échange de fourrures de grande valeur : « Il ne s’agit pas pour eux de s’enrichir, mais de satisfaire leurs besoins le plus commodément possible » (Havard 2003 : 593).

Les peuples autochtones, présents et bien au fait des réalités de leur contemporanéité avec les Blancs, n’hésitèrent pas à inclure dans leur mode de vie des produits provenant d’Europe qui avaient l’avantage de rendre leur vie plus facile et plus confortable. Dès le début du XVIe siècle, les Innus ne fabriquaient plus de paniers en écorce de bouleau, de poteries, ni d’herminettes en pierre. Les chaudrons de cuivre, les haches de fer, mais aussi les vêtements français (qu’ils trouvent plus confortables par temps de pluie que leurs habits de peaux) font désormais partie de leur culture matérielle. Avec un mode de subsistance initiale centrée sur la chasse et la pêche, ils développèrent ainsi une culture de transition caractérisée par le nomadisme, la pratique d’un mode de vie de chasseur collecteur ainsi que par des échanges économiques et des emprunts de différente nature à la société eurocanadienne (Charest 2006). Vincent (1977) relève que la farine est un produit alimentaire qui marque le temps dans la tradition orale montagnaise : la période ayant précédé l’arrivée des Blancs serait identifiée par l’expression « avant la farine » (c’est-à-dire, avant que les Blancs n’aient apporté quoi que ce soit). Frenette (1993) note que de 1864 à 1870, les Innus échangeaient aux postes de la Compagnie de la Baie d’Hudson de Betsiamites du boeuf, de la farine, de la graisse (saindoux), des pois secs, du porc, du sel, du sucre, du thé ainsi que du tabac contre de la fourrure.

Le métissage du code alimentaire se perçoit également dans le discours des aînés racontant que l’alimentation des Innus de Pessamit, avant les années 1950, était principalement constituée de farine, de graisse, de sel, de thé ainsi que de viande de bois[3] (Roy 2002). Jamais, dans leurs propos, les informateurs de Roy n’associent ces aliments à une nourriture de Blanc. Au contraire, ces éléments constitutifs du menu des familles séjournant de longues périodes dans la forêt apparaissent dans le discours contemporain comme intégrés à la trame identitaire innue :

Du thé, du pain, de la banique, de la graisse, du saindoux. Les soirs, des fois, je mangeais du lièvre ou bien du castor. La seule fois qu’on mangeait bien, c’était le soir. De la mélasse et parfois on changeait pour de la cassonade. Des fois le soir on mangeait de l’orignal. C’était principalement l’hiver qu’on allait dans le bois. Maintenant mon alimentation c’est du Cool-Aid, du porc, de la viande hachée.

Homme, 49 ans, in Roy 2002 : 206

Les années 1950 : stratification sociale de l’alimentation et repas dominical

Dans les villages innus, l’emprise de la religion catholique a permis de donner au dimanche une connotation particulière : jour du Seigneur, jour de repos et du repas dominical. Pour celui-ci, la table est mise, ornée de la plus belle vaisselle. La cuisinière de la maison s’efforce de faire plaisir, de gâter ses convives :

On ne devait pas manger de porc, je pense bien, très souvent. Peut-être le dimanche. La viande d’abord on n’en mangeait presque pas. Parce que la viande n’était pas disponible là-bas. Il n’y en avait pas. Et puis, quand il y avait… Qu’est-ce que l’on mangeait ? Il devait y avoir du jambon. Ce que l’on vendait, nous autres dans les magasins, c’était du bacon, en morceaux.

Femme, 83 ans, in Roy 2002 : 207

Dans cet extrait, cette informatrice associe la viande de porc à un aliment relativement rare dans le menu quotidien des Innus de la première moitié du XXe siècle. Cette viande est présentée comme un mets qui se consomme tout spécialement le dimanche. Les aliments consommés durant cette journée étaient choisis en fonction de leur caractère d’exception (Roy 2002). Il s’agissait d’aliments qu’on ne pouvait consommer au quotidien et qui, en quelque sorte, étaient associés à des produits difficilement accessibles, mais souvent consommés par les non Autochtones travaillant sur la réserve (prêtre, infirmières, professeurs, etc.) ainsi que par les Québécois vivant dans les villages voisins (Ragueneau, Chute-aux-Outardes ou Baie-Comeau). Une informatrice mentionne, en se remémorant son enfance, au début des années 1960 :

Le dimanche, quand il n’y avait pas de sucreries, c’était pas comme un dimanche ordinaire. Parce que ma grand-mère, à tous les dimanches, quand on restait chez elle, elle nous préparait un gâteau et du Jello avec du Dream Whip.

Femme, 45 ans, in Roy 2002 : 207

Une autre raconte en ces termes ses souvenirs d’enfance autour de la table lors des repas du dimanche.

Parce que comme je te le disais, ma grand-mère cuisinait beaucoup. Elle faisait des tartes. Tu pouvais avoir des tartes aux bananes, des tartes au chocolat, ou je sais pas moi, tellement de sortes de tartes là. Comme des gâteaux aussi. T’avais tellement de sortes de gâteaux, comme un gâteau, je sais pas moi, au chocolat, elle en faisait tellement. C’est pour ça que je t’ai dit, que la première chose c’est la crème glacée, ben, t’en avais pas à tous les jours la crème glacée. C’était tout un luxe.

Femme, 49 ans, in Roy 2002 : 207

Ces informatrices présentent une composition des menus du dimanche de leur enfance assez semblable. Elles font état du fait que de pouvoir manger ces produits alimentaires relevait de « l’évènement spécial », du « luxe », de « l’extraordinaire ». Ainsi, le menu de la vie de tous les jours était associé à la viande de bois et aux pommes de terre alors que le luxe, le plaisir, l’exception, et la réussite étaient associés à ces produits accessibles au magasin pour qui bénéficiait de l’argent nécessaire.

Wilk (1999) nomme ce phénomène la stratification sociale de la diète alimentaire. Dans ce contexte, les produits locaux comme la viande de bois ainsi que certains aliments déjà fortement intégrés à la trame alimentaire sont positionnés au bas d’une échelle d’appréciation :

Quand j’avais neuf ans, neuf ans et demi, je m’en rappelle en hiver, on mangeait des patates, des patates, des patates avec du lard salé, des patates bouillies. Parfois ce pouvait être des macaronis avec des patates.

Femme, 51 ans, in Roy 2002 : 209

Cette même informatrice mentionne également manger, le dimanche, « du porc, du poulet ou des pâtés à la viande ».

Les produits alimentaires consommés de façon régulière par les « Blancs » et plus spécialement par ceux qui vivaient sur la réserve (prêtre, infirmières, médecins, professeurs, fonctionnaires, etc.) se retrouvent ainsi au haut de cette échelle d’appréciation. Nourriture des pauvres, des colonisés, versus nourriture des riches, des gens de pouvoir. Comme l’a constaté Wilk au Bélize, il apparaît que chez les Innus de Pessamit, particulièrement au milieu du XXe siècle, la diète alimentaire était hautement stratifiée en fonction du statut social. Les produits locaux étaient placés au bas de l’échelle de valeur des produits alimentaires, les produits dispendieux et rares étant, pour leur part, positionnés à son sommet. Tandis que Wilk rapporte qu’au Bélize, la structure alimentaire s’assouplissait pendant la période de fêtes (Noël, par exemple), les récits des Innus de Pessamit nous font croire que cette structure s’assouplissait, notamment, lors du repas dominical : ce jour-là, les Innus accordaient aux produits achetés au magasin une valeur supérieure à ceux de la diète habituelle (Wilk 1999).

Dans cette optique, il est essentiel de saisir les transformations corporelles de l’Autochtone à l’origine de l’émergence de l’obésité et de pathologies comme le DT2 en considérant les transformations ayant traversé l’acte alimentaire dans le contexte de la seconde moitié du XXe siècle. Ces transformations sont des actes de création culturelle émanant d’acteurs sociaux soucieux d’indépendance et d’autonomie mais désirant être inclus dans le monde. Elles sont l’oeuvre d’un métissage, mécanisme qui peut survenir lors d’une période historique marquée notamment par des rapports de force de type colonial[4]. Ce métissage permet à certains éléments associés à la culture dominante de devenir compatibles avec la culture locale : « L’alimentation ne se contente pas d’exprimer des différences sociales de type statique, elle permet aussi de traduire les changements de statut des individus qui composent la société » (Barou 2006 : 73).

C’est donc au milieu du XXe siècle que s’est considérablement transformé l’acte alimentaire innu de Pessamit. Ces transformations ont permis l’inclusion dans leur code alimentaire de plusieurs produits hautement valorisés qui, faut-il le préciser, n’étaient pas à cette époque décriés par les instances de la santé publique. Dans ce contexte, le corps de l’Innu s’est lourdement transformé. La force, la réussite, la beauté et même l’attrait sexuel se sont vu peu à peu associés au corps gras, bien portant.

[…] c’est en pensant à mes enfants que je travaille, c’est pour ça. Je peux leur acheter tout ce qu’ils veulent avoir, puis les nourrir, c’est pour ça qu’ils sont si gros (rire).

Femme, 83 ans, in Roy 2002 : 342

J’ai des frères qui sont obèses. J’ai également des soeurs qui sont obèses. Mais on ne porte pas aussi attention à ça comme chez les Blancs.

Homme, 33 ans, in Roy 2002 : 342

Comme le rappelle Poulain (2009), il n’y a pas si longtemps dans nos sociétés modernes, le surpoids et un certain embonpoint étaient un signe d’aisance financière chez les hommes et de sensualité chez les femmes. Alors qu’aujourd’hui dans la société québécoise et canadienne en général la rotondité est associée au pathologique, elle est, chez les Innus, devenue une norme, un signe de bonne santé et de réussite : « Souvent, l’identité que l’on proclame se calque – en négatif – sur celle de l’adversaire » (Maalouf 1998 : 21).

Aliments d’inclusion et d’exclusion dans la société contemporaine : La résistance

Si pendant plusieurs décennies les Innus ont intégré dans leur code alimentaire de nombreux aliments émanant de la société moderne, il apparaît qu’aujourd’hui ces milieux sont davantage réfractaires à l’inclusion de nouveaux aliments pourtant fortement recommandés par les instances de la santé publique. Pour mieux comprendre l’origine de cette fermeture, il est essentiel de prendre en compte, au niveau macro, les évènements qui ont marqué les rapports politiques et les relations entretenues entre les sociétés autochtones et non autochtones.

À l’intérieur de la réserve se sont définis des comportements, des attitudes, des manières de manger permettant de distinguer qui est « de l’intérieur » et qui ne l’est pas. La consolidation de l’acte alimentaire, voire sa fermeture, ne peuvent être dissociées de l’accroissement des revendications des peuples des Premières Nations qui marqua la seconde moitié du XXe siècle. Les années 1960 furent la période de l’accroissement des frictions entre Innus et non-Autochtones sur la Côte-Nord ainsi qu’à l’échelle nationale et internationale. Dans cette mouvance surgissent plusieurs organisations autochtones qui s’inscrivent sur les échiquiers politiques québécois, canadien et international. La création de l’American Indian Movement (AIM) aux États-Unis et l’avènement du « Pouvoir rouge », dans les années 1970-1980 ont eu un impact considérable sur le mouvement autochtone canadien. Alors qu’aux États-Unis on assistait à l’occupation de l’île d’Alcatraz, au Canada, la Société des guerriers ojibwés occupe, en 1969, le parc Anishinbe de Kenora. Au cours des années 1980, la question de l’enchâssement des droits autochtones dans la constitution canadienne mobilise les organisations et représentants politiques autochtones. Les années 1990 sont marquées par la question de l’autonomie politique. Cette reconquête du pouvoir par les PN se manifeste au cours de ces années de différentes façons : prise en charge de l’éducation, de la santé, de la justice et de la spiritualité ; développement des associations de femmes et accroissement de la production des écrivains, artistes, peintres, sculpteurs, chanteurs (Charest et Tanner 1992 : 5-7). En 1969, le Livre blanc du gouvernement Trudeau exprime le souhait de mettre fin à l’existence des réserves de même qu’au statut particulier des Autochtones (Green 1995 : 38). Les protestations sont nombreuses chez les PN du Canada qui s’opposent à l’atteinte de leur statut distinct.

Roy (2002) rapporte des propos d’Innus de Pessamit qui révèlent toute l’importance que revêt la réserve. Lieu de passage au début du siècle, la réserve devient le lieu où on se sent chez soi, au pays. L’Innu s’y retrouve avec les siens, à l’écart des agressions qu’il lit dans le regard de l’Autre. En parlant de sa réserve, le discours de l’Innu se politise, se radicalise. Il affirme qu’en ce lieu les représentants des gouvernements, tant fédéral que provincial, ne sont pas les bienvenus.

Dans ce contexte, les caractéristiques identitaires permettant l’inclusion dans un groupe ou dans un autre se sont fixées et exacerbées. À l’intérieur de la réserve se sont établis, spécialement au cours de la seconde moitié du XXe siècle, une série de codes identitaires affectant l’acte alimentaire et le corps, et qui contribuent à l’émergence du DT2. De plus en plus confinés dans ce lieu que l’on nomme « réserve », en plus d’être marginalisés par la société canadienne, dans le discours et l’imaginaire des non-autochtones, l’Innu se replie parmi les siens dans « sa » réserve. Dans ce lieu, chaque usager doit s’ajuster au processus général de la reconnaissance, être « convenable ». Il doit, entre autres, s’inscrire dans les codes alimentaires convenables.

Il est essentiel de considérer l’élaboration et la création de ces codes depuis la perspective d’une démarche d’affirmation ancrée dans des dimensions macrosociétales. Cette identité se construit dans le processus de la résistance d’acteurs qui, pour survivre à l’intérieur de la réserve, s’y retirent. Elle se construit « sur la base de principes étrangers ou contraires à ceux qui imprègnent les institutions de la société » qui les dominent (Castells 1999 : 18).

Manger comme un Blanc et être exclu

Dans son ouvrage Peau noire, Masquesblancs, Franz Fanon (1995) fait état de la crainte que suscite dans un groupe de jeunes Antillais celui qui s’exprime bien en français. On dit « qu’il faut lui faire attention, qu’il est un quasi-Blanc, qu’il parle comme un Blanc » (Fanon 1995 : 16). Des manifestations tout à fait similaires existent en milieu innu, au regard de la langue, mais également en ce qui a trait aux manières de manger et à la composition du panier d’épicerie. Et cette association avec le monde des Blancs n’est pas sans occasionner des effets néfastes chez l’individu pour lequel elle est effectuée (Collin 1988 ; Bernard 1997 ; Roy 2002). L’Autochtone risque fortement d’être marginalisé dans son milieu de vie, au sein même de sa famille et par les membres de sa propre communauté s’il acquiert des valeurs, des attitudes ou des comportements associés aux Blancs. C’est le cas lorsqu’une mère lance à sa fille qui prend de la salade qu’elle mange comme les Blancs. Dans le discours de l’Innu, le Blanc est le colonisateur, l’exploiteur, l’envahisseur des territoires, l’usurpateur des droits, l’ennemi.

L’Autochtone qui adopte des comportements ne correspondant pas aux règles sociales de son milieu d’appartenance risque, au sein de sa propre communauté, d’être qualifié de « traître », de « pomme » (rouge à l’extérieur, mais blanc à l’intérieur) de « penser comme un Blanc ». Il risque de subir, au quotidien, le poids d’une double exclusion : celle de la société dominante et celle émanant de son propre milieu.

Les propos à caractère ostracisant tenus à l’égard de personnes affichant des comportements ou des attitudes alimentaires non conformes au code alimentaire interne sont observables dans tous les milieux innus considérés. Dans le contexte d’un groupe de discussion réalisé auprès d’hommes âgés entre 25 et 45 ans d’Unamen Shipu sur la Basse-Côte-Nord, les propos suivants ont été recueillis :

On me dit parfois « tu manges comme un Blanc », quand je mange de la salade, des tomates, tout ça… Tu manges quand même blanc ici. Évidemment ici ils ont des mets… plus, plus gras… Le moindrement quand tu manges… même dans ta façon de faire, dans ta façon de penser, dans ta façon de te comporter ici… Une fois j’ai acheté un ananas. J’arrive avec ça moi. Un bel ananas. Je me dis ça va être beau. « Euaaaark ! » (rires), « c’est de la merde », qu’on m’a dit. Ils en n’ont jamais mangé ! Même des fois, je sais pas comment on appelle ça. Ce que j’appelle des coussins. Des genres de Miniweats là. Des Miniweats là… Ben là on me dit : « quoi, tu manges du foin ? » (rires). Ben là, du foin. Si je voulais en manger, j’irais pas en acheter. Du foin, il y en a derrière la maison là. C’est quand tu apportes quelque chose de nouveau, tu te fais traiter comme un Blanc.

Roy 2002 : 211-212

L’association au monde des Blancs est reçue comme une injure, une insulte, une condamnation. Être associé au monde des Blancs, c’est se voir associé au camp ennemi et risquer l’exclusion du groupe.

Conclusion

Dans cet article, nous avons fait état du fait que l’acte alimentaire chez les Innus s’est profondément transformé au cours des dernières décennies. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur les travaux de Roy (2002), réalisés auprès des Innus de Pessamit et d’autres communautés. Ces travaux portant sur le DT2 en milieu autochtone ont mis en lumière le fait que le discours entourant l’acte alimentaire révèle de puissants critères d’inclusion et d’exclusion. L’acte alimentaire apparaît comme étant inscrit au coeur de règles de convenance permettant de reconnaître, au niveau local, qui est du dedans et qui ne l’est pas. L’acte alimentaire est un lieu important d’acquisition de l’identité du groupe.

Si la nourriture permet de nourrir le corps biologique, elle permet également d’être en rapport avec le corps social et politique. Par l’entremise de la nourriture, l’acteur social entre en relation avec les membres de sa propre société. La nourriture permet à l’acteur social d’entrer en relation avec son environnement tangible et intangible. Elle offre une voie d’accès, du moins symboliquement, à un standard social, à la place que l’on convoite ou que l’on occupe dans la société. L’acte alimentaire contemporain de l’Innu est devenu un lieu important de reconnaissance, de création de solidarité, d’établissement de lien de confiance, de distinction et d’affirmation de sa différence face à l’« Autre », le Blanc.

Les transformations de l’acte alimentaire innu ayant eu cours dans les dernières décennies sont associées à l’avènement d’une pathologie comme le DT2. Ces transformations se sont élaborées dans un contexte de mondialisation accélérée dont les Innus ont fait les frais, comme tous les Autochtones du Canada et d’ailleurs dans le monde.

Les profonds changements ayant marqué l’histoire de la Côte-Nord et des Innus au XXe siècle ont eu des répercussions importantes sur les relations qui se sont développées entre les Innus eux-mêmes, au coeur de leurs communautés, et entre les Innus et les non-Autochtones. Si, pendant des siècles, l’inclusion par les Innus de nouveaux produits dans le code alimentaire s’est faite avec une relative ouverture, il apparaît que depuis quelques décennies la tolérance à l’inclusion dans le code alimentaire de nouveaux produits alimentaires est moins grande, surtout lorsque cette nouveauté est recommandée par des instances davantage associées aux « Blancs » et au pouvoir de l’État. Ces traits identitaires sont la résultante d’une résistance légitime mais aussi l’expression d’un ethnocentrisme exacerbé par l’exclusion.

Alinsky (1971) a mis en lumière le fait que les gens appartenant à des milieux défavorisés créent la trame identitaire de leur milieu d’appartenance en opposition ou en conflit avec un groupe social qui occupe une meilleure position sociale. C’est également ce que propose Amin Maalouf (1998) dans son ouvrage Les identités meurtrières. Les dynamiques identitaires qui animent les milieux autochtones apparaissent profondément motivées par la relation de conflit existant et se développant entre le monde autochtone et le monde des « Blancs ». Les sciences sociales ont largement contribué à démontrer que la trame identitaire d’un groupe social nécessite la création d’axes autour desquels sont définis les critères d’inclusion et d’exclusion. Qui est dedans ? Qui est en dehors ? (Abrams et Hogg 1990). En milieux innus, l’acte alimentaire se révèle comme un important espace dans lequel se distinguent les Autochtones des non-Autochtones, dans lequel se détermine avec qui ils peuvent s’associer ou non.

Les travaux de Roy ont mis en lumière le fait que dans un milieu comme Pessamit, chaque usager doit s’ajuster au processus général de la reconnaissance. Il doit être « convenable » pour ceux qui comptent à ses yeux afin d’avoir le droit de vivre avec une relative quiétude, au risque de s’inscrire dans une trajectoire pouvant mener au développement d’une obésité morbide et d’un chapelet de pathologies telles le DT2. Pour paraphraser De Certeau (1990), chaque usager doit concéder une partie de lui-même à la juridiction de l’autre. Il doit se conformer aux règles de convenance alimentaires qui prévalent dans son milieu de vie.

Il est indéniable que, d’un point de vue de santé publique, de nombreux aspects de l’acte alimentaire contemporain des Innus sont éminemment pathologiques. À l’instar d’Amin Maalouf (1998), nous nous permettons d’associer des pans de l’acte alimentaire contemporain des Innus à des dimensions identitaires meurtrières qui engendrent de profonds drames humains. Le développement de cette « identité meurtrière », qui contribue notamment à l’incidence du DT2, est intimement associé aux conditions d’exclusion sociale dans lesquelles évoluent les Innus et à un ethnocentrisme exacerbé. Nous croyons que tant que persistera l’hostilité envers les Autochtones, de même que leur non inclusion dans tous les champs d’activités sociales, économiques et politiques, cette identité qui se manifeste dans l’acte alimentaire et dans le rapport au corps demeurera un rempart derrière lequel les acteurs de la société innue trouveront réconfort au risque d’en devenir malade.