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En 1998, un événement médiatique secoua la presse islandaise et internationale ; par décision gouvernementale, la société deCode Genetics – fondée par l’islandais Kári Stefánsson mais enregistrée au Delaware – allait procéder au fichage systématique des cartes ADN des 280 000 citoyens islandais. L’Islande devenait ainsi la première nation du monde à identifier son pool génomique de façon exhaustive. D’autres pays ont depuis suivi de semblables entreprises mais à l’époque l’événement déclencha de vives réactions, opposant notamment l’acceptation islandaise (hormis quelques groupes réfractaires, l’opinion publique y était favorable) à la stupeur des médias étrangers.

Sur plusieurs plans, le projet deCode paraissait à la fois inacceptable et dangereux. D’abord sur l’atteinte aux libertés individuelles dans un programme élaboré sur le principe de « consentement présumé ». Ensuite sur le risque de manipulation des descendances et la question d’une éthique à adopter. Et sur ce point, le fait qu’il s’agisse d’un peuple nordique, baigné de cette imagerie commune de grands blonds aux yeux bleus, a sans doute joué dans la diabolisation du projet ; s’enrichissant du souvenir de l’histoire nazie, la vision redoutable d’une identité nordique prit encore plus de poids, et très vite fut réhabilité en Europe le spectre d’une identité menaçante, alliant les deux faces cachées d’un aryanisme et d’un eugénisme. Enfin, un dernier point choquant pour les habitants du vieux monde est qu’il s’agissait d’une nation de l’Occident européen. En somme, il y avait là un non-exotisme qui empêchait de renvoyer cette affaire dans une altérité lointaine. Cette scandaleuse proximité renforçait d’autant l’incompréhension, ce qu’un article français résumait tout à fait clairement en introduisant son texte comme suit : « Cette histoire-là ne se passe ni en Papouasie, ni dans les îles Salomon. Elle se déroule tout près de chez nous, en Europe, au nord du continent, en Islande » (Piquard 2001). De l’autre côté de l’Atlantique, des journalistes du New York Times s’étonnaient à l’inverse que l’Islande ne soit finalement pas moderne, mais un pays « sous-développé » qui aurait été dupé par des intérêts commerciaux (Pálsson et Rabinow 1999 : 17). Très vite donc, ce qu’on nomma « l’affaire deCode » suscita un débat général qui fut vif, à la fois en Islande comme à l’international, mobilisant l’attention d’une grande part des médias. Plusieurs anthropologues s’emparèrent aussi de ce remarquable objet de friction interculturel, exploitant ce qu’il pouvait dévoiler quant aux diverses conceptions de la personne au sein d’un Occident trop souvent pensé de manière homogène. Les multiples réactions apparurent comme les révélateurs de conceptions divergentes sur les manières de penser le corps humain, ses constituants et ses propriétés symboliques, civiles et juridiques (Pálsson et Rabinow).

Par rapport aux travaux déjà menés sur le sujet, l’attention que nous voudrions porter à cet événement se situe à la marge. Car s’il nous intéresse ici, c’est moins sous l’angle d’un débat sur l’éthique et la morale que sous celui, curieusement, des problématiques d’une ethnologie religieuse. En effet, nous voudrions suggérer que la popularité locale de cet événement a notamment reposé sur une conception symbolique pérenne, relative aux formes relationnelles qui unissent les morts aux vivants. Loin de vouloir légitimer ou discréditer le projet deCode, notre propos est de voir comment celui-ci a constitué l’une de ces rares occasions au cours desquelles les ancêtres sont collectivement conviés à servir une cause nationale. Nous avons déjà souligné le rôle important qu’ont toujours joué les ancêtres dans la mentalité nordique et plus spécifiquement en Islande. Dans les Sagas comme dans les matériaux ethnographiques, le retour des morts venant régler des affaires de vivants est un fait qui ne se dément pas. Mais ces retours s’opèrent généralement au sein des unités domestiques, autour de questions (héritages spirituels ou matériels) qui dépassent rarement le cadre des groupes lignagers. Ce qu’il y a donc de nouveau dans l’événement deCode, c’est qu’ils jouent cette fois un rôle public en assoyant selon nous un sentiment d’appartenance nationale. Or, ce trait distinctif se révèle aussi dans d’autres « lieux d’observation », à la fois historiques et contemporains, qui mettent également en évidence ce statut collectif des ancêtres. D’une part au début du vingtième siècle lorsque l’Islande affirme son nationalisme contre la couronne danoise et s’appuie, pour ce faire, sur les théories spiritualistes. D’autre part, dans les rituels médiumniques pratiqués aujourd’hui par un grand nombre d’associations présentes sur l’ensemble du territoire. Ainsi, le détour par ces autres lieux d’observation éclaire sous un jour particulièrement fécond l’analyse de l’événement génomique ; il en révèle la structure symbolique sous-jacente, celle d’un partenariat attentif engagé dans une construction cosmologique par laquelle les Islandais se pensent dans le monde, se donnent un sens et bâtissent une conception d’eux-mêmes et de l’autre.

deCode Genetics: les ressorts d’un argumentaire scientifique

Si en Islande le projet deCode fut accueilli avec passion, c’est aussi parce qu’il est rare que ce pays méconnu fasse parler de lui. Or, deCode – et son PDG – permit qu’il soit au coeur d’un intérêt mondial, le centre de mire d’un reste du monde qui, sur ce dossier chaud, discutait les caractéristiques étonnantes d’une minuscule nation. Après la Pop-Star internationale Björk, personne depuis fort longtemps n’avait réussi un tel tour de force[2]… Face à la manière dont il a été perçu de l’extérieur, comment donc signifier et comprendre la façon dont il fut pensé de l’intérieur? Bien sûr, il y eut des motifs économiques non négligeables. Mais ces raisons objectives, qui expliquent sans doute la faveur dont a pu bénéficier deCode auprès du gouvernement, n’ont pas joué selon nous le rôle déterminant dans l’appropriation du projet par l’opinion publique. C’est là qu’intervient une autre lecture, cosmologique, liée à l’argumentaire développé.

Le discours de deCode s’articula en effet sur les vivants, les ancêtres et les généalogies, et cela à travers deux niveaux d’argumentation auxquels les Islandais furent particulièrement sensibles. Sans doute Kári Stefánsson les a-t-il brandis en connaissance de cause, sachant qu’ils ne pourraient que plaire. Mais ce fut certainement au-delà de ses espérances. L’entreprise génomique fut alors positivement propulsée, à tel point que son président en devint une figure emblématique faisant la Une de la presse nationale pendant plusieurs mois (Jóhannesson 1999). Les arguments étaient un rayonnement international et une exhaustivité nationale.

« Nous, Islandais, nous allons sauver le monde avec la science! »

D’abord le rayonnement international, car l’Islande allait permettre une avancée majeure dans la recherche médicale. deCode déclara en effet qu’une connaissance précise de ce petit peuple annonçait de grands progrès, la compréhension des processus héréditaires de dizaines de maladies allant de l’attaque cardiaque à la schizophrénie. Örn Bárður Jónsson fut l’unique pasteur de l’Église nationale qui s’opposa ouvertement au projet en fustigeant le leitmotiv de Kári Stefánsson qui consistait à dire : « Nous, Islandais, nous allons sauver le monde avec la science! » (Jónsson 1999). S’il ne fut pas soutenu par son ministère, il le fut en revanche par l’association islandaise pour une éthique scientifique (Mannvernd) qui dénonça l’amitié entre Kári Stefánsson et le premier ministre David Oddsson comme le symbole des dangers de l’alliance entre la science et le politique. Reprenant la critique, d’autres décrirent cette alliance comme un « cinquième pouvoir » comparable à une « nouvelle institution religieuse » (Erlingsson 2000). Mais pour ce pays méconnu qui fut une colonie pendant près de sept siècles, l’idée de « sauver le monde » fut séduisante. Ce fut non seulement une projection inattendue au devant de la scène internationale mais, plus encore, dans le fantasme de la modernité! Dans la perception islandaise commune, l’histoire récente du pays est lue dans les termes d’un évolutionnisme fulgurant : en l’espace de quelques décennies, sans connaître de révolution industrielle, l’Islande serait sortie d’une situation quasi autarcique pour devenir cette société tertiaire aux premiers rangs des pays les plus riches. Or, la vision – quelque peu exagérée – d’une telle propulsion a pour corollaire un double sentiment de honte et de fierté qui n’est pas sans rappeler la « double contrainte » de Gregory Bateson. Sentiment de honte parce que, selon les discours récurrents, « jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale nous étions des primitifs, vivant dans des huttes de pierres recouvertes d’herbe et construites à même le sol. On y menait une existence de misère, on était tous consanguins ». Mais sentiment de fierté, car ce passé dégradant est aussi le passé mythique et mythifié de leurs ancêtres les vikings dont ils lisent l’histoire dans la prestigieuse littérature des Sagas médiévales. Ces sentiments contraires traduisent la gageure de leur identité collective puisque, tout en demeurant profondément archaïques, ils doivent aspirer à la plus haute modernité. Car si l’affaire deCode nous apprend quelque chose de la société islandaise, c’est bien d’une part qu’il lui est impossible de construire une image positive d’elle-même sans la rattacher à la notion d’ancestralité et, d’autre part, qu’elle demeure hantée par l’idée d’avoir été il y a peu au bas de l’échelle selon des théories évolutionnistes qui, si elles n’ont plus cours dans les milieux savants, dominent encore les représentations communes. Or, deCode relevait le défi! Avec ce projet, non seulement l’archaïsme islandais devenait l’objet d’un intérêt international, mais qui plus est dans le high-tech de la modernité scientifique, la recherche sur le génome. Et Kári Stefánsson n’eut de cesse de retourner le débat en promouvant l’isolat génétique pour vanter les mérites généalogiques de son peuple, le seul de tout l’Occident à disposer de familles capables de remonter jusqu’à trente-huit générations ou plus, d’identifier de mythiques vikings comme ancêtres fondateurs des lignées, lesquels sont parfois répertoriés dans cette littérature médiévale dont les Islandais sont aujourd’hui extrêmement fiers tant elle les rattache à cette notion d’archaïsme et de représentants d’un primitivisme éclairé parmi les occidentaux. À la presse locale, il déclarait : « Pendant des siècles notre nation a souffert de son isolement. Maintenant, enfin, la science moderne nous permet de prendre l’avantage sur cet isolement » (Fortun 2000). Ainsi que l’ont souligné ses critiques, l’argument était (sciemment?) tronqué dans la mesure où l’on savait déjà, avant que les premières analyses de deCode ne le confirment, que le pool génomique de la société islandaise n’était en réalité pas plus homogène que celui de n’importe quel autre peuple d’Europe (Árnason 2000).

Pour autant, il est remarquable que les Islandais n’aient pas été inquiétés par les arguments de la manipulation génétique des descendances et qu’ils aient pu s’enthousiasmer pour ce projet sans avoir à gérer, en plus, des problèmes éthiques et moraux trop difficiles à penser. C’est là qu’est intervenu le second argument de l’exhaustivité nationale. deCode insista en effet sur la nécessité du caractère collectif de l’entreprise, soulignant qu’une étude sur quelques groupes ne servirait à rien. Mais le génie de Kári Stefánsson fut de dire qu’en étant le plus exhaustif possible, on pouvait identifier un pool génomique de 650 000 personnes! Il n’est pas question de discuter les arguments de deCode mais bien de souligner que, pour tout individu moyen, l’arithmétique paraissait pour le moins étonnante. Comment, en additionnant les cartes ADN de 280 000 personnes, pouvait-on obtenir un pool génomique de 650 000 individus? deCode proposait pour cela de mener une recherche multiple, conjuguant les données génétiques des vivants, l’ensemble des généalogies répertoriées au moins depuis 1703 et les dossiers médicaux d’Islandais décédés depuis 1918[3]. Par ces recoupements médico-génético-généalogiques, on pouvait dès lors retrouver les cartes génétiques de tous les Islandais morts depuis les premières décades du vingtième siècle. Mais un tel argument signifiait aussi que la recherche scientifique pouvait opérer par la magie arithmétique d’un pars pro toto où le tout est supérieur à la somme des parties, soit retrouver la présence de 370 000 ancêtres dissimulés parmi 280 000 vivants. Pour les Islandais, qui par ailleurs savent très bien compter, cet argument a été fort bien accueilli, car il a achevé d’inscrire le débat dans un processus d’unification des morts et vivants au sein d’un même et unique continuum généalogique.

Ainsi, à travers ces deux arguments, deCode plaçait les catégories d’identité et d’ancestralité au coeur de l’expression d’un ethos collectif. Or, près d’un siècle plus tôt, la société islandaise était déjà traversée par un procédé tout à fait analogue…

Du bon usage spiritualiste dans le nationalisme islandais

Au début du vingtième siècle, l’apparition du spiritualisme[4] en Islande constitue un autre événement faisant lui aussi l’objet d’un intérêt passionné. Il n’eut de cesse de croître au fur et à mesure que se développait le mouvement d’indépendance par lequel l’Islande allait s’affranchir de la couronne danoise entre 1918 et 1944. Il va de soi que cet épisode semble éloigné de l’événement génomique. De manière générale, le spiritualisme se présente comme un processus historique qui s’affaiblit peu à peu après avoir été un mouvement de grande envergure. La recherche génomique, à l’inverse, nous projette dans l’avenir, tantôt synonyme de progrès, tantôt de dangers – c’est selon –, mais toujours sous le signe d’une science en devenir. Pourtant, si aujourd’hui le spiritualisme s’est pour le moins éloigné de la science, il n’est pas inutile de rappeler qu’en son temps il a aussi pris place dans les milieux savants. La vertigineuse quantité d’expériences menées dans les plus grandes universités, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, témoigne des espoirs que bon nombre d’esprits plaçaient en elle, telle une science nouvelle vers laquelle il fallait tendre. Par ce rappel historique, il n’est nullement question de comparer le spiritualisme et la recherche génomique au regard de la science mais plutôt de souligner qu’un Islandais du début du siècle pouvait le créditer d’une validité scientifique à la hauteur de celle que son petit-fils accorderait aujourd’hui à la génétique. Or, dans notre perspective comparatiste il n’est pas inutile de souligner une telle convergence. En fait, si on les considère chacun dans son époque respective, il apparaît que ces deux épisodes de l’histoire islandaise se déroulent dans l’actualité scientifique de leur temps, d’une part, et qu’ils produisent de forts intérêts populaires, d’autre part.

Une religion à soi

Dans sa forme, le spiritualisme islandais s’inspire largement des recherches psychiques menées en Angleterre, aux États-Unis et dans les pays scandinaves. Sur le fond en revanche, il s’impose dans une période de nationalisme qui est alors moins marqué par une lutte acharnée contre la puissance extérieure (de plus en plus conciliante) que par le besoin intérieur de reconstruire un sentiment national. Dans cette tâche laborieuse de réinvention identitaire, les Islandais qui partirent s’installer au Manitoba, sur les bords du lac Winnipeg, jouèrent un rôle important. En effet, ils recréèrent une communauté islandaise libre, dite du Vesturheimur (Monde de l’Ouest), qui, par ricochet, alimenta les réflexions indépendantistes au pays natal. Outre les échanges de plus en plus fréquents entre les Islandais des deux rives, la diffusion de périodiques édités au Vesturheimur (Framfari, Lögberg, Heimskringla) fomenta peu à peu une réflexion nationaliste articulée sur les pouvoirs politique et religieux. Grosso modo, le besoin d’une constitution étatique originale éloignée du royalisme danois conduisit à réhabiliter l’archaïque modèle de l’Alþing, la république islandaise fondée en 930. Mais ce socle politique ne put être posé sans un appui religieux unanime. Il fallait une « nouvelle religion », une religion à soi qui, tout en demeurant chrétienne, se démarquait pourtant du christianisme colonial. C’est dans cette brèche que prirent place les intérêts spiritualistes (Pétursson 1983). Il est clair que dans la plupart des pays réformés, et notamment au Danemark, le spiritualisme était déjà implanté depuis le dix-neuvième siècle (Tybjerg 1994). Mais il fut saisi en Islande comme une réponse permettant de faire resurgir les ancêtres et de s’appuyer sur eux pour fonder cette nouvelle religion. Parmi les promoteurs de ce mouvement, deux figures se distinguent : Einar Hjörleifsson Kvaran (1859-1938) et Haraldur Níelsson (1868-1928).

Einar H. Kvaran, fils de pasteur, fut écrivain et éditeur dans de nombreuses revues qui alimentèrent le débat politico-religieux. Après des études au Danemark, il séjourna au Vesturheimur où il s’occupa des revues Heimskringla et Lögberg. C’est sous sa plume que paraissent les premiers articles traitant des phénomènes métapsychiques (1892-1894), de même que ce sera par son intermédiaire qu’ils connaîtront plus tard un certain succès au Vesturheimur (Gissurarson et Swatos 1997 : 60, 218). De retour en Islande, il fonde et dirige la revue Ísafold (1895-1901) avec le futur premier ministre Björn Jónsson qu’on accusa plus tard de profiter du spiritualisme à des fins politiques. Il prendra ensuite la charge de la revue Norðurland (1901-1904) où, pour la première fois, il affichera son engagement spiritualiste. Conjointement à une intense activité d’édition qui assura sa légitimité – il dirigea Fjallkonan (1904-1906), Sunnanfara (1900-1901), Skírnir (1893-1902 ; 1908-1909) et Morgunn, la revue spiritualiste qu’il fonda en 1920 –, il oeuvra pour le mouvement en Islande, notamment par ses écrits mais aussi en fondant la première société psychique en 1918 (le SRFÍ).

Haraldur Níelsson, théologien et neveu de l’évêque d’Islande Hallgrímur Sveinsson, joua quant à lui un rôle non moins déterminant. William H. Swatos et Loftur R. Gíssurarson rapportent que Jakob Jónsson, un pasteur spiritualiste de la seconde génération, déclarait encore : « Haraldur Níelsson sauva le christianisme en Islande! » (1997 : 66). Il fut en effet, avec Einar H. Kvaran, fondateur de la société psychique (SRFÍ), promoteur scientifique des premières expérimentations médiumniques et prédicateur de ce mouvement qui, selon ses propres dires, devait permettre de « reconstruire un luthéranisme rationaliste, fondé sur une foi positive que la voie spiritualiste renforcera et anoblira » (Jónsson 1968 : 72-73). Personnage charismatique, il connut rapidement un succès populaire. Il parcourut le pays pour aller prêcher. Ses offices, particulièrement appréciés, attiraient des centaines de curieux qui se déplaçaient sur de longues distances pour venir l’écouter. Il organisa aussi, avec Einar H. Kvaran, des expéditions de recherche consistant à découvrir, dans les campagnes islandaises, de jeunes enfants dont les capacités métapsychiques permettraient de fournir les preuves d’une spécificité islandaise (Pétursson 1994 : 1995). Enfin, il fut au coeur d’un violent conflit qui l’opposa au théologien Jón Helgason, lequel incarnait à l’inverse la figure d’une autorité confessionnelle opposée au spiritualisme. Anciennement complices lorsqu’ils étaient à l’Université de théologie à Copenhague, les deux hommes devinrent des ennemis jurés dans un débat qui prit peu à peu les allures d’un combat personnel. Jón Helgason, qui fut nommé évêque à la suite de Hallgrímur Sveinsson (oncle de Haraldur Níelsson), lui reprocha notamment de l’inclure dans un projet spiritualiste qui commençait à prendre trop d’ampleur. D’autant qu’au cours de ses conférences à l’étranger, et notamment au Danemark, Haraldur Níelsson expliquait que l’évêque d’Islande s’était rallié au spiritualisme, sans toutefois préciser qu’il s’agissait de son oncle et non de son successeur.

Ces querelles, que nous ne développerons pas plus avant, témoignent des débats politico-religieux qui firent l’actualité indépendantiste de ce début de siècle islandais ainsi que du rôle qu’y tint le mouvement spiritualiste. Après la reconnaissance d’un gouvernement local en 1904, la déclaration d’exigence indépendantiste de novembre 1906, les forces vives du spiritualisme se mettent en scène lors du rassemblement officiel qui a lieu, au printemps suivant, sur l’ancienne plaine du parlement de Þingvellir ; ils y font une déclaration solennelle et présentent le très jeune mais déjà ô combien populaire médium Indriði Indriðason, chevauchant un fougueux étalon blanc, singeant de la sorte l’image retrouvée de Óðin, le dieu-chaman sur sa monture mythique Sleipnir. Guðmundur Jónsson, un autre jeune médium, rendit quant à lui la parole aux ancêtres Jónas Hallgrímsson et H. C. Andersen (XIXe) ainsi qu’à Snorri Sturluson (XIIIe) en rédigeant, par écriture automatique, cinq pièces qui furent publiées sous leurs noms respectifs (Guðnarsson et Ásgeirsson 1996 : 73-82). Le premier décembre 1918, un traité stipule enfin l’autonomie islandaise et dix-huit jours plus tard, c’est l’une des premières associations de l’Islande autonome qui voit le jour, le Sálarrannsóknafélags Íslands – SRFÍ –, l’Association Psychique d’Islande. Dès lors, le mouvement connaîtra un véritable succès populaire et d’autres sociétés SRF naîtront dans les campagnes. L’Église Nationale d’Islande aura toujours une attitude ambiguë à son égard. Jusqu’à une période récente, plusieurs hommes d’Église ont affiché leur intérêt – et parfois affiliation – pour les théories spiritualistes.

Les manifestations collectives de l’échange coutumier

Ce survol historique, fort lacunaire, témoigne de la manière par laquelle les ancêtres sont venus servir l’enjeu d’une identité nationale à construire. Il y eut un infléchissement du débat politique qui, en posant la question identitaire, a enclenché celle de l’ancestralité. Parvenu à ce point, on commence à saisir en quoi le spiritualisme éclaire utilement l’analyse de l’événement génomique. L’homologie des deux épisodes souligne le principe, somme toute classique, par lequel le recours au passé permet de fonder un présent assuré de son avenir. Pour autant, il serait trop rapide de conclure sur ce trait générique. Il conduirait d’une part à ne voir dans deCode qu’une forme douteuse de nationalisme que le terme « dérive » connoterait immédiatement, et réduirait d’autre part une expression identitaire complexe au seul principe de l’appel à l’imagerie fantasmée du passé. Or, l’affaire deCode présente un intérêt symbolique plus large si on accepte d’y voir une récente manifestation du système coutumier des échanges entre morts et vivants. Pris sous cet angle, elle manifeste d’emblée un caractère insolite puisqu’elle est – tout comme le fut le mouvement spiritualiste – une de ces rares occasions où les ancêtres sont collectivement conviés à prendre part à une affaire publique. Ainsi que nous le disions plus haut, ces occasions ne sont pas si fréquentes dans une société où le rôle des morts, bien qu’important, est habituellement circonscrit aux frontières des groupes lignagers. Mais on trouve pourtant ce même caractère collectif dans un troisième lieu d’observation qui éclaire à son tour la compréhension de l’événement deCode. Il s’agit des « rituels médiumniques » qui sont pratiqués un peu partout dans le pays. Dans les termes de la sociologie religieuse, ces rituels relèvent d’une catégorie difficilement saisissable pour laquelle se posent de manière aiguë les questions de définition, de frontières, de représentativité et même de légitimité à paraître dans les cadres d’un champ religieux. Ils sont en effet pratiqués au sein d’associations qui revendiquent un statut spirituel mais non pas cultuel, profondément empreintes des influences récentes d’un Nouvel Âge faisant la part belle à des apports exotiques forts variés. Ces divers groupes composent en somme la catégorie islandaise de ce que les sociologues ont nommé les « Nouveaux Mouvements Religieux », caractéristiques d’une « nébuleuse mystique ésotérique » (Champion 1990) relativement perméable aux frontières culturelles et s’affirmant en réseaux dans les sociétés occidentales. Les sociologues islandais les ont appréhendés comme les « produits » d’un vaste marché transnational et contemporain du religieux (Pétursson 1996). Mais au-delà de leur apparent éclectisme, si on recentre la focale sur les seules sociétés qui s’adonnent aux rituels médiumniques, on constate d’une part que la plupart y figurent, d’autre part que des vingt-deux sociétés retenues[5], dix-sept revendiquent un héritage spiritualiste en reprenant l’appellation SRF. Compte tenu de la taille de la population islandaise, la présence de ces groupes sur tout le territoire témoigne de l’importance accordée à un contact médiumnique qui nous éloigne de la vision éclatée et transnationale des formes modernes de religiosité. Plus encore, l’ethnographie de ces rituels révèle une structuration spécifique qui nous replonge dans les critères d’un échange coutumier entre morts et vivants.

Le Renouveau des Astrobiologistes

À titre d’exemple, les associations Félags Nýalssinna (Association de notre Renouveau) et Félags áhugamanna um stjörnulíffraeði (Association des hommes intéressés en la science des vies astrales) poursuivent les enseignements du professeur Helgi Pjeturs (1872-1949) qui, en pleine période indépendantiste, publie six ouvrages établissant une théorie astrobiologique selon laquelle les esprits convoqués lors des séances ne sont pas des êtres immatériels mais des individualités ayant vécu sur Terre et demeurant désormais sur d’autres planètes. Il s’agit là d’un point essentiel sur lequel se distinguent les astrobiologistes qui considèrent que les psychiques se fourvoient dans une croyance aux esprits. Leur théorie, jugée plus scientifique, repose sur une conception du champ onirique comme lieu de communication non contraint par l’espace et le temps, permettant de tester les existences d’individus sur d’autres planètes. En outre, les planètes connaîtraient une graduation des plus sombres aux plus lumineuses et la Terre relèverait du groupe des planètes obscures où règne encore le crime et le malheur. Selon cette théorie, il n’y a pas de place pour les morts puisque les individus, après leurs décès, poursuivent ailleurs de nouvelles existences. Il s’agit donc d’une représentation cosmologique qui, d’une part, ne laisse personne en chemin (on ne s’y perd pas, il n’y a pas de disparitions mais d’incessantes redistributions des individualités dans l’univers) et qui, d’autre part, n’attribue aucune place à des entités surnaturelles. En somme, on a encore affaire à la fameuse conception d’un continuum unificateur de l’humanité qui serait à la fois immense et clos : si le rêve permet des déplacements intergalactiques, ceux-ci s’opèrent dans un espace qui n’est pas divin. Or, dans cette conception pour le moins identifiable[6], l’Islande tient un rôle tout à fait spécifique. Helgi Pjeturs explique en effet que c’est par l’Islande que ce continuum ininterrompu de l’humanité astrobiologique se révèle au monde. Et si cette découverte révolutionnaire éclôt en Islande, c’est parce que ce peuple, qui n’a connu pendant des siècles que souffrances, privations et pauvreté, n’a pourtant jamais été traversé par les guerres. C’est donc, encore une fois, l’alliance d’une condition à la fois misérable et exemplaire qui serait à l’origine d’un développement psychique exceptionnel dont témoignent les talents oniriques de son peuple. Selon ce point de vue, qui n’est pas étranger aux arguments évoqués par Kári Stefánsson pour deCode, les Islandais seraient ainsi investis d’une mission consistant à délivrer le message de cette découverte au reste du monde. Depuis lors, les sociétés astrobiologiques diffusent la théorie du professeur Pjeturs en rééditant ses oeuvres et publiant divers travaux et périodiques irréguliers (Íslensk stefnam 1951-, Lífgeislar 1975-).

Rituel médiumnique

Chaque société réunit hebdomadairement une dizaine de participants qui s’assoient en cercle en se tenant les mains. Une ambiance de détente est créée par une simple bougie et une musique légère. Tandis qu’on donne lecture d’un passage des oeuvres de Helgi Pjeturs, le médium commence à sombrer dans un profond sommeil. La lecture achevée, on attend les yeux clos la manifestation de celui qui sera le maître de cérémonie, véritable héros médiateur, Helgi Pjeturs en personne. Au terme d’une attente silencieuse, le professeur salue l’assistance par le biais de la voix du médium. On lui rend son salut et tous le remercient d’être au rendez-vous. On présente aussi à Pjeturs les invités qui se sont joints au groupe et puis, celui-ci annonce, sans délivrer d’identités, que « quelqu’un est en train de venir! ». Après un court silence, la voix du médium salue à nouveau l’assemblée qui répond : « Bienvenue! Qui es-tu, ami? ». Commence alors une première séquence où se succèdent divers personnages, à chaque fois introduits par Helgi Pjeturs. Chez les astrobiologistes, la particularité de cette séquence est qu’on y invoque d’illustres personnalités. Ainsi, lors de nos participations aux séances, les intervenants furent Þórsgeir Ljósvetningagoði (décideur des lois qui, en 999, accepta le christianisme), Ingólfur Árnason (découvreur de l’Islande en 874), Jón Sigurðsson (leader nationaliste du XIXe siècle) et Sveinbjörn Beinteinsson (fondateur de l’Église païenne – Ásatrúfélag – dans les années 1970). On rapporta aussi qu’en d’autres occasions étaient venus Leifur Eíriksson (dit Éric le Rouge, découvreur du Goenland et de l’Amérique autour de l’an mil) et même Ása Þórr (le dieu Thor du panthéon nordique). Dans la mesure où la théorie astrobiologique ne reconnaît aucune sacralité mais de simples individualités auxquelles la crédulité des hommes a prêté des caractères divins, ceux-ci sont considérés comme de simples personnes ayant jadis vécu en Islande. Chez les autres groupes, de type psychique, des héros médiateurs sont également convoqués au cours de séquences semblables, jouant un rôle similaire à celui joué ici par Helgi Pjeturs. Mais le caractère nationaliste de cette séquence identitaire n’est jamais aussi appuyé que chez les astrobiologistes. Les héros médiateurs des psychiques (généralement Haraldur Níelson et Einar H. Kvaran) introduisent aussi des personnages illustres (premiers médiums, poètes, essayistes) mais très rarement des ancêtres si lointains qui sont les figures héroïques d’une Islande mythifiée. Pour autant, quels que soient les groupes, les participants engagent toujours une conversation avec eux. On les interroge sur tout, en soulignant parfois – dans une référence savante – le parallèle entre cette pratique et la divination médiévale du sitja úti til fróðleiks (s’asseoir au dehors dans un but de savoir) par laquelle on invoquait les êtres surnaturels[7]. La séance continue ensuite le long d’une deuxième séquence donnant la parole à une « horde » de médecins. Chez les Félags Nýalssinna, huit médecins se présentent chaque semaine ; tous étaient praticiens de leur vivant et travaillaient dans les hôpitaux du pays. Ils poursuivent désormais leur activité en se rendant au chevet des malades. À tour de rôle, un délégué de la cohorte demande à chacun ce qu’il peut faire pour eux. Les participants déclinent alors les identités et les maux dont souffrent ceux pour qui on réclame de l’aide. Les demandes sont adressées pour des proches, rarement pour soi-même. Le médecin délégué confirme qu’ils ont identifié le souffrant et que son groupe « va s’occuper de lui ». Le tour des demandes achevé, Helgi Pjeturs introduit les derniers visiteurs. Ce sont ceux de la dernière séquence au cours de laquelle se manifestent les récents disparus, amis ou parents des membres de l’assistance. C’est là aussi qu’intervient le rôle joué par les invités périodiques, désireux de contacter des proches récemment décédés. On demande de leurs nouvelles et on s’inquiète de leur santé morale ; on cherche à savoir s’ils n’ont besoin de rien. Enfin, la séance s’achève par un rapide discours de clôture et une promesse de se revoir la semaine suivante.

La structuration tripartite de la cosmologie islandaise

Les rituels médiumniques font donc ressortir un séquençage codifié, reproduit par la plupart des groupes, et dont les Félags Nýalssinna fournissent ici l’illustration. Cette codification séquentielle suit trois étapes où interviennent (1) des héros introducteurs de figures mythiques, (2) des ancêtres guérisseurs-sauveurs et (3) des morts récents familiers. Pour cerner cette structuration tripartite, il convient de se rapporter au système coutumier des échanges qui s’effectuent par l’intermédiaire du rêve, de l’apparition et de la prière. Dans nos travaux précédents, nous avons montré comment se structure ce système coutumier par lequel morts et vivants entretiennent une relation de partenariat en s’assurant mutuellement de leurs appartenances. Nous reprendrons brièvement cette description en cherchant à voir ce qu’elle nous apprend sur la structuration tripartite de la cosmologie islandaise telle qu’on la retrouve dans les séances médiumniques, mais aussi dans les événements génomique et spiritualiste.

Un partenariat attentif

Dans le système coutumier, deux modalités de rencontre révèlent un processus d’échange par lequel arrivants (nouveau-nés) et partants (défunts) sont respectivement inscrits dans leur communauté. D’une part, au travers d’un rêve du nom (draumarnafn), les morts demandent aux vivants l’attribution de leurs prénoms aux enfants qui sont à naître. D’autre part, au travers d’une annonce de décès (feigðarbóð) donnée à l’état onirique ou d’éveil, les morts préviennent les vivants du trépas de l’un des leurs. Si ce sont à chaque fois les morts qui prennent l’initiative des contacts, les attentes sont symétriques. En effet, dans le sens des arrivées, il est attendu des morts qu’ils inscrivent les nouveau-nés chez les vivants en leur attribuant leurs prénoms tandis que, dans le sens des départs, ce sont les vivants qui doivent s’assurer de l’accueil des mourants et de leur prise en charge par les morts. Pour cela, ils s’efforcent toujours de contacter les morts pour vérifier que le défunt les a rejoints, ce devoir de bienveillance étant bien sûr exacerbé en cas de mort violente. Ces deux types de services constituent donc l’enjeu d’un commerce symbolique où chaque communauté a un devoir moral vis-à-vis de sa partenaire. Mais il s’agit aussi d’une gestion onomastique sous-tendue pas des conceptions spécifiques. En poursuivant cet aller-retour au rythme des départs et des venues, on inscrit l’individu dans un continuum de population qui s’auto-reproduit sans cesse puisque le capital de prénoms (ceux des lignages) se distribue de manière transversale entre morts et vivants. S’il est sans doute délicat d’y voir une forme de réincarnation stricto sensu, il n’en demeure pas moins que ce système repose sur une pensée cumulative – enracinée dans la conception d’une appartenance pérenne aux lignages – qui accorde au peuple islandais le statut d’une base de donnée. Or, cette pensée cumulative qui ne perd pas les siens renvoie directement aux argumentaires développés par Kári Stefansson pour le projet génomique comme à Helgi Pjeturs dans la théorie astrobiologique.

À un niveau systémique, la réalité de ces allers-retours est d’abord vécue au travers des événements de naissance et décès qui rappellent à tous quelles sont les procédures opérantes. Mais d’une manière plus triviale, touchant aux affaires courantes de la vie, ce principe de l’échange se manifeste surtout dans une constante attention réciproque des uns pour les autres. Or, c’est bien cette attention mutuelle qui se retrouve ici dans les séquences (2) et (3) des rituels médiumniques. L’intervention des morts guérisseurs-sauveurs (2) illustre en effet ce principe selon lequel les morts connaissent l’injonction d’être au service des vivants ; ils les protègent des dangers de la vie, les soignent de leurs maux quotidiens, se présentent au chevet des parturientes et malades, assistent les chirurgiens et médecins hospitaliers, répondent aux angoisses et inquiétudes ordinaires. Dans cette perspective, les morts assument bien leur devoir auprès des vivants, se servant des médiums pour s’acquitter de leurs dettes. La séquence (3) quant à elle illustre l’injonction opposée que connaissent les vivants à l’égard de leurs morts. Car en cherchant à contacter les défunts familiers, ils s’assurent aussi de l’inscription des morts les plus récents. Dans cette séquence récurrente, les contenus des messages sont rarement d’une grande importance. Pour autant, ils n’en sont pas moins fondamentaux en cela qu’ils consistent toujours à s’entendre dire que « ça va », que « je vais bien maintenant », que « tout est ok pour moi désormais ». Ces messages, que les vivants ne se lassent pas d’entendre, sont les signaux de l’accomplissement d’un devoir toujours renouvelé envers leurs morts.

On ne s’étonnera qu’à moitié de retrouver, au travers des séquences (2) et (3), la tradition d’un partenariat attentif révélé dans les échanges coutumiers. Mais ce détour par les rituels médiumniques, et le partenariat attentif que ce détour dévoile, nous fournit maintenant d’autres clés pour la lecture des événements dont nous étions partis. Car il apparaît désormais de manière assez claire que dans les deux épisodes, spiritualiste et génomique, les morts sont non seulement au service des vivants mais revêtent aussi les rôles de sauveurs-guérisseurs. Lorsqu’ils surgissent au début du vingtième siècle, n’est-ce pas en tant que libérateurs affirmant et fondant une identité nationale sur laquelle va s’appuyer l’indépendantisme jusqu’à la décolonisation? Dans un discours ne souffrant pas de la moindre ambiguïté, Haraldur Níelsson rappelait ce rôle des morts que le spiritualisme devait réifier : « La béatitude ne consiste nullement en un repos éternel ou en un chant des psaumes mais bien plus en des activités de réelle utilité : l’opportunité (pour les morts) d’être les Bons Samaritains de l’autre monde » (Jónsson 1968 : 80). Un siècle plus tard, c’est encore ce même rôle qui surgit avec le projet génomique. En effet, que font-ils d’autre sinon se mettre au service des vivants pour les guérir de toutes leurs maladies et, par ce biais, pour permettre un « sauvetage du monde »? Mais dans un processus tout à fait symétrique, les vivants ont pu eux aussi s’acquitter de leurs dettes. Au siècle dernier d’abord, les séances médiumniques prirent très vite une dimension nationale ; elles se multiplièrent à grand rythme et la quantité de médiums disponibles fut rapidement insuffisante pour répondre au désir populaire de contacter les récents disparus. Ensuite, dans le projet génomique, s’il ne s’agit plus de veiller à l’inscription des défunts en leur adressant directement la parole, il est néanmoins question d’en faire la comptabilité la plus exhaustive qui soit, et ce jusqu’à l’établissement d’une liste des 370 000 derniers disparus!

Le destin personnel des héros collectifs

Que des séances médiumniques ou un mouvement spiritualiste soient induits par des catégories symboliques implicites, cela nous l’acceptons sans peine. Mais peut-on supposer qu’il en soit de même pour des projets scientifiques élaborés selon d’autres enjeux? S’il est sans doute délicat de répondre d’une manière générique, nous croyons néanmoins que deCode fournit l’illustration d’un projet scientifique qui ne peut être extrait du contexte historico-culturel dont il est issu. Il apparaît dès lors comme l’une de ces rares occasions où les morts trouvent une instrumentalisation efficace pour jouer leur rôle de sauveur-guérisseur, tandis que les vivants n’ont de cesse de les convoquer et de les décompter dans un constant souci de bienveillance. Appréhendé sous cet angle, on comprend aussi qu’il ne peut être réduit à une simple expression de nationalisme et que l’enthousiasme qu’il a suscité trouve ses causes dans un substrat symbolique dont nous avons tenté de montrer la force motrice.

Il nous reste enfin à examiner la dernière séquence faisant intervenir les héros introducteurs aux figures mythiques (1). Cette séquence pose la question du statut des héros médiateurs (Einar H. Kvaran, Haraldur Níelsson, Helgi Pjeturs) dans le partenariat attentif. Ils sont, à l’échelle de leurs groupes, les promoteurs de manifestations novatrices qui rappellent l’importance d’un échange dont ils fournissent l’occasion. Ils occupent ainsi la position fondatrice d’un troisième terme autorisant l’échange entre les deux premiers. Or, dans les termes de cette tiercéité, on peut sans doute se demander dans quelle mesure Kári Stefánsson ne serait pas lui aussi – et sans doute malgré lui – l’un des derniers héros médiateurs? Helgi Pjeturs, Einar H. Kvaran, Haraldur Níelsson et maintenant Kári Stefánsson présentent en effet les mêmes traits du héros médiateur que nous pouvons désormais distinguer.

D’abord, ce sont tous des hommes de savoir proposant le progrès par la science. Haraldur Níelsson était théologien, spécialiste de l’Ancien Testament avant d’être le promoteur de la théologie positive du spiritualisme ; il fit ses études à Copenhague, Halle et Cambridge. Einar H. Kvaran, diplômé de l’Université de Copenhague, vécut au Canada avant de diriger en Islande de nombreux périodiques dont la très prestigieuse revue Skírnir qui fait toujours autorité dans le domaine des lettres et des sciences humaines. Helgi Pjeturs était docteur en géologie et effectua d’importantes missions au Groenland. Enfin, le biologiste Kári Stefánsson quitta son poste de professeur de neurologie à Harvard pour revenir au pays après vingt ans passés aux États-Unis. Considérée depuis l’Islande, cette légitimité scientifique est aussi une légitimité accréditée de l’extérieur. « Être savant » signifie s’être formé à l’étranger, avoir effectué de multiples voyages, rencontré d’éminents spécialistes et présenté ses projets à des publics scientifiques internationaux. Ils sont en somme, dans leurs disciplines respectives, les ambassadeurs d’une Islande moderne et scientifiquement reconnue. Mais l’enjeu de leurs apports va bien au-delà de la simple reconnaissance ; pour ces quatre hommes, il ne s’agit pas seulement de faire valoir l’Islande comme un pays à l’égal des autres nations occidentales, mais bien de montrer ce que celle-ci peut offrir et apporter au reste du monde! La prétention épistémologique de leurs démarches se veut radicalement révolutionnaire. À la suite de leurs actions – et à travers elles, celle de l’Islande – le monde ne sera plus le même. Au début du siècle, dans une époque qui s’interroge sur la métapsychie, Haraldur Níelsson et Einar H. Kvaran présentent au monde les médiums islandais comme des individus particulièrement exceptionnels, dont l’observation bouleversera le champ des connaissances. La théorie astrobiologique de Helgi Pjeturs n’a pas moins la prétention de révolutionner la conception du cosmos dont les clés de compréhension se situeraient dans les capacités oniriques de son peuple. Quant à Kári Stefánsson, on sait qu’il promit de régénérer le champ de la recherche génétique – et par ce biais pas moins que tout notre savoir sur l’homme – à la lumière des données islandaises.

Ensuite, tous ces individus connaissent des détracteurs et opposants. Au sein même de la société islandaise, ils ne bénéficient pas d’une autorité a priori mais bâtissent leur légitimité contre des ennemis réfractaires. On l’a vu pour Haraldur Níelsson dans son « duel » avec Jón Helgason, ce fut aussi le cas pour Einar H. Kvaran, Helgi Pjeturs et peut être plus encore pour Kári Stefánsson. Tous affirment leurs démarches dans un combat personnel où l’entreprise engagée se confond avec l’honneur de soi. C’est là aussi qu’intervient un double contexte qui emprunte à la fois aux caractéristiques d’un protestantisme et d’une culture locale ; si l’on peut y soupçonner les traits d’une attitude entreprenante weberienne, l’accomplissement d’un destin personnel qui se fait pour le groupe est aussi le marqueur spécifique d’une mentalité nordique fort ancienne.

Enfin, la médiation qu’ils opèrent révèle à chaque fois la même structuration symbolique. On l’aura compris, les constructions que nous venons d’observer ne se distinguent pas par l’originalité des conceptions qu’elles évoquent. Celles-ci se retrouvent ailleurs et appartiennent bel et bien à un « stock » de représentations que les sociétés occidentales échangent et diffusent après transformations. Mais ce qui distingue ces cosmologies islandaises, c’est leur capacité à réapparaître selon cette forme récurrente qui s’impose à tout événement socialement important. Qu’il s’agisse de l’essor spiritualiste, de la vague Nouvel Âge ou du projet génomique, une même relecture s’opère. Ainsi, il faudra voir si, un jour futur, Kári Stefánsson n’occupera pas à son tour la place posthume d’un « maître de cérémonie ». Dans l’immédiat, il est encore trop vivant pour cela. Mais d’ores et déjà, il concourt à l’expression d’un ethos collectif qui se pense dans les termes d’un continuum où, dans l’équilibre d’un partenariat attentif, se résorbent les doubles contraintes de l’ici et de l’ailleurs, de l’ascendance et de la descendance, du passé et du futur. Chez chacun de ces héros médiateurs, l’hyper scientificité des entreprises s’enracine dans un profond mysticisme comme label d’authenticité. Car c’est bien dans l’alliance réalisée entre le moderne et l’archaïque, le primitivisme et la civilisation, que Haraldur Níelsson, Einar H. Kvaran, Helgi Pjeturs et Kári Stefánsson ont pris ces positions de héros médiateurs dans la structure tripartite de la cosmologie islandaise.