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C’est non sans plaisir que nous vous présentons ces textes reçus au fil des mois et qui viennent maintenant « composer » ce numéro particulier ; sans être tout a fait thématique, il l’est devenu un peu compte tenu de ce que l’on a pu en dégager a posteriori. Les textes s’arriment entre eux non pas à la façon de blocs erratiques mais plutôt comme une corde et ses nœuds, que l’on a nommés politique, réflexivité, psychanalyse. Nœuds de sens mettant en scène des repré-sentations du politique et de son travail sur les sujets, la société et la culture, des représentations du terrain, ce nœud gordien de la pratique anthropologique, et enfin des représentations du lien social, à travers la psychanalyse. Ce type de numéro, nous croyons qu’il faut en « commettre » de temps en temps, question d’ouvrir des brèches pour des débats qui, autrement, sont ficelés lors de projets planifiés longtemps à l’avance ; question de laisser place aussi aux auteurs qui nous envoient des textes d’un grand intérêt mais qui, lorsqu’ils sont présentés hors thème en fin d’un numéro thématique, ne reçoivent pas toujours l’attention méritée. Morceaux choisis, certains textes viennent étrangement répondre à des débats en cours à Anthropologie et Sociétés, ouverts par des responsables ou des auteurs dans des numéros antérieurs, tout comme ils en précèdent d’autres à venir, du moins nous l’espérons. Espace de respiration théorique, de discussion et d’ouverture, un numéro de la sorte saura favoriser des réactions, sous formes d’autres textes et essais à soumettre, afin de resserrer par d’autres nœuds encore ces liens qui se tissent étrangement entre le lectorat, les auteurs et la rédaction.

Au sujet du politique

Quoique les débats sur les distinctions entre communauté et société ouverts par Tönnies paraissent quelque peu désuets maintenant, tant cette notion ancienne de communauté semble se perdre dans les méandres d’une nostalgie qui l’emporte avec elle, il n’en demeure pas moins que les appels à la commu-nauté sont devenus, surtout en Amérique du Nord, de quasi-injonctions. Appels nombreux, non voilés, présentant la communauté sous forme de panacée devant les effets dévastateurs d’un néolibéralisme plus sauvage que jamais. La commu-nauté, ce petit morceau de société locale que l’on désire encore organique et que le politique cherche à organiser pour ses besoins, par la promotion de l’entraide, des gouvernances locales, des solidarités primaires, n’est pas perdue, mais elle revit, sous une forme inédite et moderne, comme « lieu d’ancrage des liens sociaux et de la citoyenneté ». Mais la communauté s’est toujours avérée construction politique, ainsi que Denise Helly le démontre dans son analyse socio-historique percutante des variations du sens de la communauté dans le contexte capitaliste. Question brûlante, car liée à ce que laisse poindre comme horizon la trans-formation de l’État-providence, quand l’État veut faire plus avec moins, réor-ganiser ses responsabilités envers les citoyens, quand il se dit étrangement moins nécessaire et qu’il veut laisser plus de place au marché tout en rappelant aux citoyens leurs devoirs de solidarité. Cela, bien des femmes le savent maintenant, elles à qui bien des fois on demande d’occuper justement cette place des liens primaires, elles qui incarnent trop souvent la métaphore même de la commu-nauté, une fois que l’individualisme a pris le pas sur les solidarités organiques. Certaines catégories de sujets semblent plus enclines à occuper la place de la communauté — les femmes — ou à se représenter comme membres d’une com-munauté — les autochtones ; dans tous les cas, il s’agit peut-être là d’un vacuum à combler ou à imaginer quand s’instaure la gouvernementalité des liens.

La place des femmes en politique passerait par leur plus grande repré-sentation dans le monde des décideurs. Or, les processus électoraux impliquent, comme on peut le voir au Brésil, une façon de se présenter (au sens de la présen-tation de soi de Goffman) comme sujet porteur d’un projet social et comme sujet féminin. Au Brésil, les distinctions de genre s’organisent selon une forme de hiérarchisation qui fait du féminin l’héritier du marianismo (culte marial laïcisé) et du masculin celui du machismo. Comment se présenter comme « progres-siste » tout en étant « femme » quand l’image normative du féminin reste ancrée dans ce qu’il y a de plus « traditionnel » : comment combiner les identités lo-cales acceptables pour les femmes et la demande citoyenne pour une plus grande égalité de tous, incluant celle des sujets sexués? Thème difficile : les femmes qui aspirent à la députation ne peuvent passer que par des stratégies les amenant à manipuler explicitement des symboles lors des campagnes : l’universalisme, la différence, la hiérarchie et l’égalité notamment (texte d’Irlys Barreira). Les femmes ne deviendront citoyennes que lorsqu’elles seront présentes au panthéon politique. Mais la citoyenneté a un prix et demeure une question difficile dans un pays qui cherche encore à lui donner un langage public et partagé, même si le mot cidadania circule à qui mieux mieux.

La citoyenneté, encore au Brésil, a ses ennemis : la violence urbaine en est une expression, violence que réprime l’appareil politique et que condamnent les classes moyennes, pour ce qu’il en reste. Comment vivre dans ce pays qui se représente à la fois comme berceau de la mer et des musiques du monde, idéal de fusion des « races », et qui se donne une démocratie de papier tout en s’affir-mant « normalement » violent? Si normalement violent qu’il crée, au fil du temps, ses héros de la violence urbaine, dans les favelas mythiques, décombres de pauvreté, mais créatrices malgré tout de favelania (citoyenneté des favelados). Annette Leibing montre avec justesse et originalité comment ce Brésil, lieu par excellence des inversions et des métissages, cultive ses héros sauveurs et vio-lents, partie de l’identité nationale, hommes justiciers qui, faute de mieux, viennent donner raison à un peuple qui attend autre chose du politique que d’être laissé à lui-même. Faible espoir pour la démocratie.

L’association entre violence et politique est constante dans l’histoire. Qui dit pouvoir dit possibilité de violence. L’histoire récente de l’Afrique nous interpelle et nous inquiète. Dans son essai troublant, Augustin-Marie Milandou montre à propos du Congo la difficulté de transcender le pouvoir de l’ethnicité : les violences extrêmes dont furent victimes les Congolais, la construction des divisions ethniques, l’impossibilité de les dépasser de par l’organisation même du pouvoir politique qui les entretient et en profite largement. Comment les Congolais peuvent-ils être représentés et se représenter quand le seul terrain qui fait consensus au sein du pouvoir politique est le terrain ethnique, lieu de tous les partages et des justifications des injustices? L’exaltation ethnique, qui plus est comme instrument du pouvoir, ne peut, on le sait, que donner la mort aux démo-craties africaines.

Réflexivité

La discussion fut ouverte par le numéro Terrains d’avenir (volume 24, numéro 1, 2000) dans lequel fut invité Jean Copans sur un débat autour de la construction des anthropologies nationales ; il se poursuit maintenant avec Josiane Massard-Vincent et Natacha Gagné, autour de deux thèmes qui font en quelque sorte écho au débat initial. Massard-Vincent relate la réalisation de deux terrains, l’un malais et l’autre anglais : comment le groupe étudié se représente l’anthro-pologue, et comment cette représentation incarnée dans le terrain vient modifier la manière dont la connaissance se construit, s’élabore, se comprend, se commu-nique. Ce texte explicite à merveille la transformation du travail anthro-pologique au fil de l’expérience acquise, mais aussi les différences énormes qui existent entre l’anthropologie chez soi et l’anthropologie exotique. Réverbé-rations différenciées des subjectivités, des modèles du soi et de l’autre, des échanges sur le terrain, réflexivité obligée de l’objet et du projet anthropologique.

Gagné explique pour sa part comment les positions localisées des terrains ne peuvent qu’orienter la théorie qu’on en fait. Autour des concepts d’identité et de mondialisation, elle explore de façon systématique le point de vue de cinq auteurs (Appadurai, Friedman, Hannerz, Herzfeld, Schwimmer) et analyse les différences de perspectives. Mais les différences sont ici expliquées non pas par l’appartenance nationale du chercheur à une anthropologie académique localisée, mais plutôt par les postures singulières face à des terrains au sein desquels l’identité et la mondialisation sont interprétées en fonction des réalités locales. La théorie est le produit médiatisé du terrain. Peut-on ici concevoir la théorie anthropologique comme une construction relayée à la fois par les métapara-digmes, par les espaces nationaux, par les contingences du terrain et par l’en-gagement subjectif du chercheur au sein de ce même terrain? Ou comme une infinie boucle récursive? Peut-être. Mais il ne faut pas oublier qu’une telle vision des choses brouille toute position universaliste des sciences anthropologiques, en faisant de la contingence le moteur même de la connaissance, position que le regretté Bourdieu rejetait récemment (Bourdieu 2001). Or, comment construire un projet anthropologique dialogique, qui place le Tiers au dessus du Soi et de l’Autre? Comment construire un savoir qui s’inscrit, au-delà de la notion vapo-reuse de contexte, dans un espace relationnel, et qui fait même de la relation (à l’autre, à soi), inscrite dans des concepts comme ceux d’égalité, de différence, de hiérarchie, de conflit, de similarité, de métissage, d’incommensurabilité, voire de réflexivité, entre autres, une condition sine qua non de son élaboration et de sa possibilité? Terra Nova incognita, projet du siècle qui commence, la question reste ouverte, et nous invitons sur cela les commentaires des lecteurs et cher-cheurs.

Psychanalyse

L’anthropologie entretient des rapports ambigus à la psychanalyse, et son dialogue avec elle se fait souvent dans des cercles fermés, que des anthropo-logues fréquentent pour un plaisir intellectuel certain, plus nombreux en certains endroits du monde, comme la France et aussi le Brésil, terres de prédilection du lacanisme. Les anthropologues plus férus de terrain que de clinique ne se retrou-vent guère dans les discussions anthropo-psychanalytiques. Christian Geffray, dont nous reproduisons ici la conférence lors de son passage à l’Université Laval en décembre 2000, est justement un étrange hybride qui fait figure d’exception : d’abord homme de terrain, réfléchissant sur la guerre, la violence, l’esclavage, il fut attiré par la psychanalyse pour comprendre des réalités insoutenables, comme la guerre au Mozambique et la situation des seringueiros d’Amazonie. Comment penser ici le rapport que des groupes entretiennent à leurs maîtres, comment concevoir les conditions symboliques de la reproduction sociale? Le symbolique n’est pas ici abordé en tant qu’inversion du monde matériel, mais il est ce par quoi se construit un lien social entre des dominants et des dominés. Il permet de comprendre, au-delà de la logique d’exploitation capitaliste qui en est la base, comment des individus, vivant dans des conditions les plus abjectes, se re-trouvent dans des positions serviles à nos yeux. Geffray autorise à penser une articulation entre rapports sociaux et lien social à travers une anthropologie psy-chanalytique hors clinique. Nous remercions Yann Guillaud, ami et émule de Christian Geffray, pour la mise en forme de la conférence, de même que pour l’essai introductif à l’œuvre de Geffray, oscillant entre l’ethnographie et une théorie très personnelle de l’anthropologie psychanalytique, œuvre trop peu con-nue d’un auteur dont on regrette vivement le départ précipité.

Enfin, dans la section essais et conférences, soulignons la lecture attentive que propose Éric Gagnon d’un ouvrage polémique sur la famille dans la moder-nité avancée, celui de Daniel Dagenais, lequel vient enrichir les débats autour de la contribution possible de la psychanalyse à l’anthropologie et aux sciences so-ciales. Les lecteurs pourront ainsi avec plaisir interroger cette lecture d’un Dagenais des transformations de la famille contemporaine (occidentale) et re-tourner vers le numéro que publiait l’an dernier Anthropologie et Sociétés sur les nouvelles parentés en Occident (volume 24, numéro 3, 2000).