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La presse locale picarde (France) s’en est fait l’écho : pour la première fois, la célébration de l’armistice du 11 novembre 1918 en la clairière de Compiègne s’est tenue en présence d’un ministre en exercice d’un autre État, en l’occurrence « la Québécoise Monique Gagnon-Tremblay, chargée des relations internationales et de la francophonie » (Courrier Picard, 12 novembre 2006).

À la lecture de l’ouvrage de Mourad Djebabla-Brun, la visite de courtoisie entre « cousins » prend une tout autre couleur. Car en s’interrogeant sur la célébration de l’armistice de la Première Guerre mondiale au Québec, l’auteur nous invite à la construction d’un mythe politique. Ou, plus exactement, de mythes, car c’est bien le pluriel qu’il faut employer, comme le souligne le sous-titre de son ouvrage : la mémoire plurielle de 14-18 au Québec.

Trois étapes jalonnent l’utilisation du 11 novembre entre les années vingt et les années quatre-vingt-dix. Elles ont en commun la revendication nationale, politique ou culturelle, d’abord canadienne, puis québécoise.

À partir d’un travail sur la construction des monuments aux morts, de l’Histoire écrite dans ou par les manuels scolaires, et de l’utilisation de la guerre dans les oeuvres littéraires, l’auteur met à jour trois instrumentalisations de l’armistice.

Pour les générations qui ont suivi la Première Guerre mondiale, célébrer le 11 novembre revient à glorifier le sacrifice des soldats canadiens pour leurs « deux mères patrie » : Grande-Bretagne et France mais aussi à célébrer l’effort de guerre du Canada, certes comme entité appartenant au Commonwealth et donc lié à l’Empire britannique, mais plus sûrement autour du Canada comme nation indépendante « d’un océan à l’autre », ce que l’auteur appelle aussi la « récupération oecuménique canadienne ». La guerre devient alors ce ciment national dont le Canada a besoin pour s’émanciper de la tutelle politique anglaise et acquérir son indépendance (Statut de Westminster, 1931). Dans la foulée, les Canadiens français mettent en exergue la participation québécoise à la guerre et valorisent l’action du 22e régiment, seul bataillon francophone.

Les deuxième et troisième mémoires sont propres au Québec.

La deuxième, qui émerge dans les années trente par le biais des manuels scolaires et des oeuvres littéraires, serait plutôt une contre-mémoire, en ce sens qu’elle s’intéresse non aux faits de guerre, mais à la vie au Québec durant la guerre et où elle définit l’opposition à la conscription (1917-1918) et les émeutes de 1918 à Québec comme l’opposition des Québécois au gouvernement canadien. Les réfractaires deviennent alors les « véritables » héros de la guerre, tout comme ils sont les hérauts de la survie de la culture des Canadiens français au Canada.

Enfin, la troisième mémoire, élaborée à partir des années soixante et portée par les élites politiques et intellectuelles des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, accapare l’armistice dans une volonté d’émancipation québécoise, comme le gouvernement canadien l’avait fait à la fin de la guerre. Les conscrits réfractaires québécois sont alors l’emblème du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans un environnement géopolitique de décolonisation. Et Djebabla-Brun conclut : « […] la mémoire n’est jamais fixe […] elle interprète le passé en fonction d’enjeux sociopolitiques et idéologiques propres à son temps et à la génération qui les porte […] Les morts sont ainsi les instruments des vivants et contrôler son passé revient à chercher à contrôler son avenir » (p. 152).

Dès lors, la reprise de la célébration de l’armistice par le gouvernement québécois – abandonnée durant la décennie 1985-1994 – y compris en Europe, servirait le projet politique de reconnaissance d’un Québec libre et souverain. À tout le moins d’une nation québécoise au sein d’un Canada uni.