Corps de l’article

Introduction[1]

La définition du « nous » repose depuis longtemps sur la langue. Chez les anciens Grecs, par exemple, le terme « barbare » désignait ceux qui ne parlaient pas la langue grecque, imitant ainsi le son des autres langues, le « bar-bar » incompréhensible. La frontière linguistique était ainsi un marqueur d’appartenance. Tel était aussi le cas dans la vieille langue russe, dans laquelle le mot qui signifiait ethnos ou nation était « yazyk », terme qui désigne l’organe charnu dans notre bouche ainsi que la langue parlée (voir Bouchard 2004). Les rivalités entre langues n’ont pas cessé avec le temps : certaines langues en dominent d’autres, plusieurs ont disparu, quelques-unes résistent. Ce qui nous intéresse, dans ce texte, c’est d’élucider les facteurs qui encouragent l’assimilation dans un contexte moderne. Nous allons examiner comment l’urbanisation entraîne des changements incontournables qui érodent les bases traditionnelles de la langue. Pour ce faire, nous avons choisi le cas des peuples komis de Russie.

Prélude et esquisse méthodologique

Tout chercheur est influencé par son vécu et son passé personnel. Il en est ainsi de cette analyse : l’auteur est un francophone de quatrième génération vivant dans l’ouest canadien. L’analyse qui suit est donc celle d’un minoritaire, et l’analyse de la langue se fait du point de vue d’un individu qui se voyait toujours un peu trop anglophone pour les uns (les Québécois) et un peu trop francophone pour les autres (les Canadiens anglais). Il fallait expliquer aux Québécois qu’il y avait des francophones dans l’ouest canadien et à des Torontois qu’on y parlait un vrai français même si ce n’était pas un français parisien. Dans un esprit de réflexivité, nous avouons donc que cet article est écrit du point de vue d’un individu qui a ressenti dès l’enfance la honte d’être francophone.

L’auteur a eu l’occasion de témoigner du conflit au sein de la communauté francophone du nord albertain. Il s’agissait d’un îlot francophone, majoritaire à l’échelle de la municipalité et de ses environs, et enclavé dans un environnement anglophone. Paradoxalement, des francophones de cet îlot se sont opposés à la création d’écoles francophones et à la promotion du français dans leur communauté, car on y craignait la désapprobation. Le minoritaire s’associait à la langue dominante à un tel point qu’il bridait ceux qui osaient trop promouvoir les droits linguistiques de la minorité. Cela s’accompagnait de conflits interethniques, puisque l’on qualifiait les militants francophones de « francofous », du fait qu’ils tentaient d’améliorer le statut de leur langue, minoritaire à l’échelle régionale.

Cette étude se fonde sur une recherche effectuée au début des années 1990 lorsque nous avons interviewé des francophones de la région de Rivière-la-Paix en Alberta. S’y ajoutent une expérience de 11 mois (en 1997) lorsque nous avons effectué de la recherche de terrain dans la ville de Narva en Estonie, ville qui était à plus de 95 % russophone, ainsi que 12 mois dans la République komie (répartis sur ces cinq dernières années) dans la ville de Syktyvkar, la région d’Izhma et le grand nord de la République komie. Nous avons aussi effectué récemment des recherches dans la région de Rivière-la-Paix. Quelques exemples parmi ceux que nous mentionnons pourraient être considérés comme des anecdotes, mais nous préférons les décrire en tant que paraboles tirées du quotidien, car ils illustrent l’usage de la langue non seulement en théorie mais dans la vie d’un milieu minoritaire, qu’il soit français ou komi. Dans le cas komi, notre recherche porte sur les origines de la nation et le rituel lié à la mort, mais parallèlement nous avons observé l’usage des langues russe et komie, observations qui se faisaient du point de vue d’un minoritaire, avec tous les préjugés que cela pouvait entraîner.

Une petite histoire de la Russie et du peuple komi

Langue slave, le russe était peu répandu sur le territoire de l’État russe il y a 1500 ans. C’est lors de l’émergence de la principauté de Rus ayant Kiev comme capitale que l’expansion commença. Une assimilation linguistique fut nécessaire puisque selon les plus anciens documents, les princes de Rus étaient d’origine scandinave. Ils furent « invités » à établir la principauté et ils s’assimilèrent à la langue slave[2]. En outre, la langue slave écrite était originaire d’ailleurs. Les premiers écrits slavons provenaient de ce qui est maintenant la République tchèque et la Bulgarie. Les princes de Rus se convertissent au christianisme en 988 et, ce faisant, s’approprient non seulement la foi, mais également la langue écrite qu’ils modifient au cours des siècles afin de créer les bases de l’ancienne langue « rus » et d’une nouvelle ethnie russe. Mais l’invasion des forces mongoles au 13e siècle et l’éclatement de la principauté de Rus suscite une dispersion linguistique. Aujourd’hui, les trois langues modernes que sont le russe, l’ukrainien et le biélorusse ont leurs origines dans la langue russe médiévale (Litchman 1995a : 62).

Dans ces derniers siècles du premier millénaire, les princes russes s’implantèrent sur le territoire en créant des forteresses qui, avec le temps, devinrent des centres de principautés. Une des plus anciennes de ces villes est Novgorod qui, paradoxalement, veut dire « nouvelle ville ». L’objectif des princes russes s’apparentait à celui des colonisateurs français qui établirent des forts en territoire autochtone. Les princes, en effet, voulaient obtenir fourrures, miel et esclaves pour marchander dans le sud, notamment à Constantinople que l’on pouvait atteindre grâce aux réseaux de rivières permettant de se déplacer du nord au sud. C’est la première étape de l’expansion des princes de Rus dans les territoires voisins.

Ces premiers forts, des garnissons situées en terre étrangère, ne suffisaient pas à entraîner l’assimilation des peuples avoisinants. Dans la période médiévale, c’est le mouvement de masses paysannes qui joue ce rôle. Un cas classique est celui de la Prusse qui est devenue allemande après la conquête de ce territoire lors d’une croisade au début du deuxième millénaire. Le repeuplement du territoire par les colons de langue allemande entraîna l’assimilation complète du peuple slave qui habitait ce territoire. Dans le cas de la Russie, deux facteurs provoquèrent ces mouvements de paysans vers le nord. Le premier est l’invasion des Mongols au 13e siècle[3]. Après la conquête dévastatrice des principales villes du territoire de la Principauté de Kiev, les paysans cherchaient des terres qui étaient à l’abri des envahisseurs. Comme les derniers utilisaient la steppe pour se déplacer, les forêts du nord, quoique moins fertiles, devinrent un refuge pour les paysans. Le danger venait aussi de l’ouest, car au 13e siècle, sous l’égide du Pape, des forces allemandes menèrent une croisade pour conquérir le territoire russe et le convertir au catholicisme. Cette fois-ci, en obtenant l’approbation des Mongols, le Prince Alexandre Nevskii put repousser l’attaque des forces catholiques même s’il dut reconnaître la suzeraineté des forces mongoles et la nécessité de leur payer tribut.

Un second facteur fut la ferveur religieuse des premiers siècles du deuxième millénaire. Cherchant la spiritualité dans le « désert » russe tout comme le firent les premiers apôtres, des moines se réfugièrent seuls dans la forêt russe[4]. D’autres moines se joignirent à eux et y construisirent des monastères qui furent aussi des forteresses. L’établissement d’un monastère attirait des colons qui pouvaient y trouver refuge en cas d’attaque. Mais, une fois cette vague achevée, les moines cherchèrent une fois de plus la solitude, se déplaçant encore vers le nord et l’est, et réitérèrent le processus (voir Mourav’yév 1999 [1855]).

La « russification » des territoires de l’est et du nord, qui étaient auparavant habités par des peuples parlant des langues ouraliennes, eut lieu à cette époque. On assista à l’expansion d’un peuple largement agricole dans un territoire où les gens vivaient de la chasse, de la pêche et de la cueillette. Les terres n’étaient pas densément peuplées et, contrairement aux Russes, les peuples finno-ougriens bénéficiaient rarement de forteresses militaires, de monastères ou de centres urbains. Le territoire devint largement russe par la migration et l’assimilation des peuples avoisinants. Ceux qui ne s’assimilèrent pas eurent peu de choix, sinon celui de se déplacer et de déserter ainsi leurs territoires (Limérov 2005 : 80-82 ; 2003 : 111-113).

À la fin du 14e siècle, ces Slaves purent être considérés comme des Russes pour plusieurs raisons. Les territoires de l’ouest furent conquis après l’arrivée des Mongols et intégrés dans des royaumes et empires de l’Occident. C’est ainsi que trois langues slaves (le russe, l’ukrainien et le biélorusse) prirent racine en tant que langues distinctes à cause des séparations politiques et religieuses (les territoires de l’ouest étaient sous l’emprise du pouvoir catholique tandis que les territoires de l’est étaient toujours orthodoxes). En outre, on utilise le terme « ruski[5] » pour définir à la fois la langue, le territoire et le peuple (Bouchard 2004).

Cette première expansion russe dans la première moitié du millénaire aurait pu complètement anéantir les peuples finno-ougriens sans le travail d’un moine « russe » du 14e siècle, Stéphane de Perm, qui convertit le peuple perm à la foi chrétienne et orthodoxe. Il créa un alphabet perm et traduisit la liturgie dans cette nouvelle langue ainsi que les livres de la Bible[6] (Tiraspol’skii 1993 : 18, 25-26). Quoique ce travail acharné fût détruit par la suite et que ses premiers textes fussent brûlés, la conversion du peuple perm et le travail missionnaire de Stéphane suffirent pour arrêter l’expansion russe (Gérébtsov et al. 1996 : 143). Les paysans russes se dirigèrent vers le nord et l’est jusqu’à ce qu’ils côtoient les terres agricoles du peuple perm. Une fois que les territoires voisins furent peuplés par des colons russes, la population perm ne put que se déplacer à son tour vers le nord et l’est.

Du milieu du 18e à la fin du 19e siècle, il n’existait pas de territoire politique perm (maintenant connu sous le nom « Komi »), mais on pouvait parler de frontières ethniques (Gérébtsov et al. 1996 : 89-90, 114). Les communautés rurales qui ne parlaient que leur langue maternelle et peut-être une petite classe marchande komie parlait le russe. Une certaine renaissance linguistique se produisit chez les peuples komis au 19e siècle. Le clergé créa une fois de plus des textes écrits en komi afin de faciliter leur mission religieuse. À la fin du 19e siècle, des poètes et des écrivains tentèrent de fonder une langue littéraire komie (ibid. : 143-148). À cette époque, l’Empire russe était un territoire composé largement de villages. Seule une infime partie de la population vivait dans des villes comme Moscou et Saint-Pétersbourg, et l’industrialisation était peu développée. Dans le cas des peuples komis, le 20e siècle sera marqué non seulement par l’activisme de l’État, mais également par l’émergence d’une urbanisation et d’une industrialisation grandissantes qui auront des effets néfastes pour les langues minoritaires de Russie.

La langue komie dans l’Union Soviétique

Lénine avait déclaré que l’Empire russe avait emprisonné les nations et que la révolution devait les libérer de leurs menottes (Tchouprov et al. 2004 : 187). Après la guerre civile et l’établissement du pouvoir soviétique, le nouvel État avança des mesures très libérales en ce qui concerne les droits linguistiques (Gérébtsov et al. 1996 : 210). Premièrement, les frontières internes de l’État furent remaniées pour créer une fédération. Dans le cas du peuple komi, une République komie vit le jour en 1921. Ses frontières furent basées sur les données démographiques existantes (Gérébtsov et al. 2002 : 105-107). Ce qu’on appellerait aujourd’hui des « anthropologues » furent envoyés sur le terrain afin de délimiter les frontières ethniques. Là où la majorité d’un village était komi, on l’incorporait dans la nouvelle république (Tchouprov et al. 2004 : 280). Là où il y avait hésitation, on tenait parfois un référendum pour permettre à la population de choisir son appartenance. Ainsi, les frontières ne furent pas droites ni arbitraires, car elles reposèrent sur un travail ethnographique. Cela ne veut pas dire que la politique ne jouait pas un rôle. Le peuple komi du sud, les Komis Permiaks, furent séparés de la population komie, dite zyriène, à l’intérieur même de leur propre territoire. En outre, plus tard en 1929, on décida de tronquer l’accès à la mer en créant un territoire autonome nenets qui tomba sous la juridiction d’Arkhangelsk, une ville largement russe (Gérébtsov et al. 2002 : 123).

Néanmoins, lorsque la République komie fut établie en 1921, les Komis bénéficiaient non seulement d’un territoire où ils représentaient plus de 80 % de la population, mais ils profitaient aussi de l’appui politique de l’État pour promouvoir leur langue. On créa un nouvel alphabet komi basé sur l’alphabet latin et l’on entreprit de créer une littérature komie (Gérébtsov et al. 2002 : 123 et passim). Dans le domaine scolaire, l’État soviétique fit la promotion de la scolarisation et de l’alphabétisation en langue komie. Il est remarquable que le komi fût la langue d’enseignement dans les écoles (Popov et Néstérova 2000 : 22-23). En fait, si le statu quo avait été maintenu, on aurait certainement vu l’émergence d’un territoire moderne komi où la langue dominante aurait été le komi autant dans les campagnes que dans les villes. Déjà en 1923, cette nouvelle République komie reconnut le statut officiel de deux langues officielles sur son territoire : le komi et le russe (Gérébtsov et al. 2002 : 111).

Quoique les chercheurs de la République komie cités ci-dessus fassent une évaluation plutôt positive de l’Union Soviétique des années qui suivirent la guerre civile, d’autres chercheurs sont plus critiques des politiques sur les langues minoritaires. Yuri Slezkine (1994) note l’ambivalence qui existait quant à la reconnaissance des droits des peuples minoritaires. Il raconte le cas de Petr Sosunov qui fut envoyé diriger le Sous-comité polaire du Commissariat des nationalités pour organiser les territoires nordiques au nord de la ville de Tioumen. Dès son retour, il fut mis en prison pour le crime d’avoir voulu transformer le grand nord en une région autonome. Pourtant, comme l’explique Slezkine, c’était la politique officielle de l’État soviétique (1994 : 136). James Forsyth, à son tour (1992), témoigne des politiques très souvent capricieuses des années 1920 : prenons le cas du peuple Itelmen de la péninsule de Kamchatka. Ce peuple avait été assimilé dans le passé, parlait le russe, et partageait une culture avec la population russe voisine. L’État décida de nommer ce peuple « Kamchadal ». En 1926, on décida que le peuple n’existait pas et par décision bureaucratique, environ 4 000 personnes se firent rayer de la carte nationale de Russie (Forsyth 1992 : 268). Nous voyons donc la complexité politique de cette époque : des politiques très progressistes côtoyaient des politiques perpétuant les relations coloniales qui avaient marqué l’Empire russe avant la Révolution. Toutefois, l’on peut affirmer que cette époque, malgré les politiques ambivalentes, était plus progressiste que les années de répression qui allaient suivre.

À la fin des années vingt, les politiques libérales furent balayées (Popov et Néstérova 2000 : 24). L’Union Soviétique qui avait libéré les nations après avoir fait la promotion des langues et des cultures minoritaires, craignait maintenant les dangers du « nationalisme bourgeois ». La nouvelle élite intellectuelle komie disparut lorsque les poètes et écrivains furent emprisonnés ou tués. On remplaça l’alphabet komi par un autre, basé sur l’alphabet cyrillique russe. De plus, au cours des années et des décennies suivantes, la langue komie fut progressivement délaissée. Le russe devint la langue d’enseignement et le komi fut relégué à un sujet d’enseignement (Popov et Néstérova 2000 : 23 ; Gérébtsov et al. 2002 : 142), tout comme cela s’est produit dans l’ouest canadien avec l’anglais devenant langue d’enseignement et le français, simple élément à inscrire sur le curriculum vitae. En 1958, une nouvelle loi soviétique imposa la création d’écoles russes dans tout le pays et les parents avaient dorénavant le choix d’envoyer leurs enfants à une école où l’enseignement se faisait en russe ou bien dans une école nationale. La République komie adopta à son tour une nouvelle politique qui obligea les écoles de la république à enseigner tous les sujets (sauf pour ce qui est de la langue et de la litérature komies) en russe, et les parents auraient désormais le « choix » d’offrir une éducation russe à leurs enfants (Gérébtsov et al. 2002 : 216). Toutefois, dans les campagnes, cela se fit plus tardivement.

Cette politique marque le début de la fin de la langue komie en tant que langue d’enseignement dans les écoles primaires et secondaires. Andrei, un Komi dans la quarantaine qui habite dans la région d’Izhma et un de nos principaux informateurs de la région où nous travaillons depuis 5 ans, se souvient clairement de la transition. Lorsqu’il était en quatrième année à l’école de son village de Gam, l’enseignement des mathématiques se faisait en komi, mais lorsqu’il commença la cinquième année en 1970, tout avait changé. À partir de ce moment-là, tout, sauf la langue et la littérature komies, s’enseignait en russe. De plus, la promotion de la langue komie est dorénavant dénoncée comme une action nationaliste. Nous pouvons donc articuler une recherche sur les politiques langagières de l’État soviétique avec le vécu d’un informateur que nous avons interviewé sur le terrain.

Nous avons discuté de ce problème avec la directrice d’une école secondaire dans la région d’Izhma. Elle était d’avis qu’il serait difficile de faire du komi une langue d’enseignement, car il n’y a désormais plus assez de textes scolaires pour mener à bien un tel projet. Même les textes scolaires portant sur l’histoire de la République komie sont rédigés en russe. De plus, lorsqu’un étudiant postule pour faire des études universitaires, il doit se rendre à l’université de son choix et passer des examens d’entrée, tous en langue russe, avant d’être admis. Selon la directrice, les étudiants auraient de la difficulté avec ces examens si le komi était la langue d’enseignement. Il faut noter que le système universitaire russe a changé de façon radicale. Il existe maintenant deux classes d’étudiants : ceux qui peuvent étudier gratuitement grâce à leur succès aux examens d’entrée et ceux qui paient pour étudier dans le programme de leur choix. Il est évident que toute université tient à maximiser le nombre d’étudiants qui paient pour leurs études, le montant pouvant parfois atteindre plusieurs milliers de dollars, et ce, dans une région où un bon salaire se chiffre à 400 $ par mois. En somme, le système universitaire encourage la russification aux dépens de la langue komie.

Cette époque de répression sous Staline n’a pas seulement étouffé l’émergence de la culture moderne komie. Elle a également changé la démographie de la République komie. Avec l’établissement des goulags, on voit le transfert de millions d’individus vers le nord et l’est de l’Union Soviétique. Quoiqu’il y eût des camps de travail établis dans les années 1920, le goulag vit le jour en 1930 et des millions de gens furent incarcérés jusqu’en 1953, date à laquelle le successeur de Staline entama le démantèlement des goulags, libérant autant de prisonniers. Dans la République komie, la main d’oeuvre esclave des camps fut utilisée pour construire une voie ferrée menant jusqu’à la ville de Vorkuta, là où des milliers de prisonniers creusèrent des mines de charbon dans la toundra du Grand Nord russe. Avec ce transfert massif de population, les Komis devinrent très rapidement une population minoritaire dans leur propre république (Gérébtsov et Smétanin 2003 : 306-307).

Tableau 1

Population ethnique komie selon les recensements

Année

Population de la République komie (milliers)

Population ethnique komie dans la République komie (milliers)

% komi dans la République komie

1926

220,0

191,2

86,9

1939

293,8

213,0

72,5

1959

814,3

245,1

30,1

1970

964,8

276,2

28,6

1979

1 110,4

280,8

25,3

1989

1 250,9

291,5

23,3

2002

1 018,7

256,5

25,2

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Tableau 2

Ruralité et ethnicité

 

République komie

Population ethnique komie dans la République komie

Année

Population totale

Population urbaine (%)

Population rurale (%)

Population totale

Population urbaine (%)

Population rurale (%)

1970

964 802

597 416

(75,3)

367 386

(24,7)

276 178

91 346

(33,1)

184 832

(66,9)

1979

1 110,361

786 518

(70,8)

323 843

(29,2)

280 798

117 166

(33,1)

163 632

(58,3)

1989

1 250,847

944 423

(75,5)

306 424

(24,5)

291 542

136 412

(46,8)

155 130

(53,2)

2002

1 018,674

766 587

(75,3)

252 087

(24,7)

256 464

118 541

(46,2)

137 923

(53,8)

Source : Markov et al. 2006 : 155

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Mais ce transfert de population n’affecta guère les campagnes qui restèrent largement komies, car les camps de détenus politiques étaient établis à l’écart des villages. Toutefois, la vie au village n’était guère facile. Une personne interrogée dans la région d’Izhma nous explique que la vie dans la campagne était aussi réglementée que dans les camps de travail. Chaque matin, les paysans devaient se lever tôt pour aller travailler et ne revenaient que tard le soir, sans jamais pouvoir obtenir de congé. Du point de vue linguistique, cela veut dire que les habitants de la campagne parlaient komi lorsqu’ils se retrouvaient entre eux et qu’ils avaient peu de temps pour toute autre forme de communication, notamment la radio. Avec la guerre, les hommes quittèrent leurs villages pour le front, et l’armée encouragea l’usage de la langue russe. Pendant ce temps, ce furent les femmes et les jeunes qui prirent la relève au travail. Les femes travaillèrent sans congé dans les fermes collectives, les chantiers en forêt et même dans la toundra où elles s’occupaient des troupeaux de rennes. Les femmes et les enfants furent donc maintenus dans l’isolement linguistique (Gérébtsov et al. 1996 : 228-229 ; Gérébtsov et al. 2002 : 169-170).

Après la mort de Staline, Nikita Khrouchtchev libéra des millions de prisonniers des goulags et la répression s’atténua. Par contre, le « nationalisme » demeurait toujours un crime sous Léonid Brejnev qui remplaça Khrouchtchev en 1964. Ivan Dzyuba (1974) témoigne des politiques soviétiques qui cherchaient à dénicher toute forme de « nationalisme » et imposaient une hégémonie linguistique dans laquelle la langue russe devait être la langue « internationale » privilégiée par l’État. Dzyuba considère ces politiques comme une « russification » de l’État. Toute personne qui faisait trop hardiment la promotion d’une autre langue risquait de se faire critiquer en tant que « nationaliste » et « bourgeois » ou bien de se faire emprisonner. Dzyba était ukrainien, mais ces politiques prévalaient partout au pays, y compris dans la République komie.

Avec la fin de la guerre et les années de répression, le paysage à la fois linguistique et démographique se stabilise. La campagne demeure largement komie, mais les prisonniers libérés et les migrants d’autres régions soviétiques renflouent les nouvelles villes qui voient le jour en République komie dans les années soixante et soixante-dix. Dans ces nouvelles villes qui sont centrées sur des ressources comme le pétrole, le charbon et les produits miniers, la population est presque exclusivement russe et russophone (Gérébtsov et al. 1996 : 243-244). La seule exception est la capitale de la République, Syktyvkar, qui a toujours une minorité importante de locuteurs komis. Selon le recensement de 2002, cette minorité se chiffre à 75 140 individus, soit environ le tiers de la population de la ville et le quart de la population komie dans la République komie (voir Tsypanov : 2001 : 123).

Mais ce qui est important à noter est le statut accordé la langue russe. L’Union Soviétique était toujours une fédération et en principe prêchait l’égalité des peuples et des nations sur son territoire, mais il y avait dans les faits une langue dominante sur le territoire et cette langue était le russe. Sa prédominance se voit de plusieurs façons (Gérébtsov et al. 2002 : 216). En ce qui concerne l’éducation, l’enseignement du komi n’existait pas dans les villes de la République komie à la fin des années 1970 et tout enseignement supérieur se faisait uniquement en russe (Popov et Néstérova 2000 : 25-27). C’est seulement dans la campagne que l’on avait un accès limité à l’enseignement en komi et, déjà à cette époque, les jeunes qui poursuivaient des études universitaires revenaient rarement à leur village ancestral. Néanmoins, la majorité des Komis demeuraient toujours à la campagne : 153 990 Komis vivaient dans la campagne russe et 139 416 en ville, selon le recensement russe de 2002.

Dans les villes, la langue komie n’était pas valorisée et selon plusieurs, il y avait une forte pression sociale pour ne pas parler komi en ville dans les lieux publics. C’est toujours vrai aujourd’hui : depuis cinq ans que nous fréquentons la ville de Syktyvkar nous entendons rarement la langue komie utilisée en public. Les exceptions à cette règle sont ces babushka, les grand-mères qu’on entend de temps à autre parler Komi sur les bancs extérieurs au pied des immeubles d’habitation qui dominent la ville de Syktyvkar. Toutefois, quoique ces bancs soient publics, on peut dire qu’ils sont « privés ». C’est-à-dire que, dans cet espace à l’arrière des immeubles, caché du va-et-vient de l’espace indéniablement public à l’avant des édifices, cet espace arrière, donc, est un refuge où les enfants jouent et où les grands partagent les dernières nouvelles. Dans les espaces purement publics, la langue russe est omniprésente.

Les habitants de la région d’Izhma notent également la gêne qui s’instaure chez les Komis de la ville. Une femme de la région de Bakur remarque que, dès leur retour de la ville, les jeunes étudiants parlent en russe au téléphone avec des Komis de leur région. Selon elle, ils perdent difficilement les habitudes acquises en ville, là où on est gêné de parler sa langue maternelle, le komi[7]. Et pourtant, leur langue dominante était auparavant le komi. Cela dit, les jeunes dans les petits villages de la région d’Izhma sont toujours plus à l’aise dans leur langue maternelle et l’on peut même discerner un accent komi lorsqu’ils parlent le russe. Par exemple, une fille de 13 ans affirme qu’elle préfère parler le komi lorsqu’on le lui demande. Mais il est peu probable qu’elle continuera si elle poursuit ses études universitaires en ville.

À cela s’ajoute la question de l’exogamie. Nous trouvons dans les villes des couples mixtes, et la langue komie est rarement transmise aux enfants – cela se produit parfois même dans des familles dont les deux parents sont komis. Nous connaissons un grand nombre d’individus dont la grand-mère ou le grand-père parlent couramment le komi ; les parents le comprennent un peu ; et les petits-enfants ne connaissent pas la langue. De plus, les jeunes ont tendance à s’identifier comme russes s’ils ne parlent que la langue russe, même si l’un, l’autre ou les deux parents ont une autre langue maternelle. C’est le cas de Katya, une jeune femme de 26 ans, élevée à Syktyvkar, qui se dit Russe, même si sa mère est une Komie de la campagne et que son père était l’enfant de prisonniers politiques allemands déportés en République komie après la guerre. Les villes étaient donc un creuset linguistique au profit de la langue et de l’identité russes. Par contre, la langue komie dominait et domine toujours en campagne où les pressions assimilatrices vont parfois à l’inverse. Selon un recensement mené en 1994, on peut clairement déceler le rôle de la ruralité dans le maintien de la langue. En République komie, le taux de rétention de la langue se chiffre à 88,9 % dans la campagne et à 55,1 % dans les villes (Lallukka 2001 : 18). Si nous examinons la langue parlée à la maison, qui est un meilleur indicateur de l’usage actuel et réel d’une langue, nous remarquons que seulement 43,2 % de tous les Komis parlent leur langue à la maison et seulement 28,4 % utilisent encore la langue komie au travail (ibid.). Selon le recensement officiel de 2002, il y avait 256 464 Komis dans la République komie et 84,7 % connaissaient leur langue. Étant donné l’émigration d’un plus grand nombre de Russes et russophones, la proportion de Komis a augmenté de 23,3 % en 1989 à 25,2 % en 2002.

En campagne, chez un couple exogame, le partenaire qui n’est pas komi doit très souvent s’assimiler, apprendre à saisir la langue komie et la parler. Nous avons observé ce phénomène maintes fois au cours des quatre dernières années lors de notre recherche dans le nord de la République komie. La force principale de la langue résidait dans la grand-mère unilingue et dans le milieu ambiant. Comme le souligne Jean Laponce (1984) ce sont les unilingues qui maintiennent les frontières linguistiques[8]. Dans le même esprit, ce qui maintient effectivement une langue en vie, ce sont les unilingues. Dans le cas de la revitalisation langagière, le succès langagier repose sur la correspondance des forces sociales, politiques et langagières[9].

Dans le cas komi, nous n’avons ni le bassin unilingue que préconise Laponce ni les forces sociales qui assureront l’usage de la langue komie à long terme. Les unilingues se font de plus en plus rares. Selon le recensement de 2002, 98,3 % de la population komie en Russie parle russe, 99,6 % de la population komie urbaine parle le russe et 97,1 % de la population rurale parle également la langue dominante. Dans les villages komis, les personnes âgées, élevées en campagne, ne parlent très souvent que le komi. Dans les villes, ce sont également ces mêmes femmes élevées et socialisées en campagne qui se parleront en komi, mais même dans leur cas, les pressions poussent l’usage de la langue russe. Un cas que nous avons remarqué est celui de deux femmes se parlant en komi dans l’escalier sombre d’un immeuble et qui se parlent en russe aussitôt qu’elles sortent en plein jour et remarquent qu’elles ne sont pas seules. Toutefois, même ces aînées sont de plus en plus rares.

Le sous-développement de la campagne en période soviétique a aidé longtemps à préserver la langue minoritaire. Voilà à peine 20 ou 30 ans, dans la majorité du territoire komi, on trouvait peu de routes reliant la campagne à la ville et il n’y avait pas de télévision en campagne. Le travail était largement manuel (et il l’est toujours d’ailleurs), ce qui ne nécessitait pas d’études supérieures. En fait, c’est le sous-développement et l’isolement qui renforcent la langue dans la campagne, mais qui également relèguent la campagne à un statut social inférieur.

Très peu de choses ont changé depuis. Quoique les infrastructures (notamment les routes et la télévision) se soient améliorées, la campagne est beaucoup plus pauvre que la ville. En fait, on constate une hiérarchie économique en Russie : Moscou est la plus riche, suivie des grandes villes régionales, puis viennent les petites villes et, loin derrière, la campagne[10]. Mais l’exode rural n’est toujours pas facile. Le capitalisme russe a pour effet que le coût d’un logement en ville est très élevé. Pour s’y installer, il est donc nécessaire d’en avoir les moyens (l’argent ou un bon emploi). Ceux qui ont reçu un appartement de l’État durant l’époque soviétique ou ceux qui peuvent hériter d’un tel appartement ont un avantage démesuré sur ceux qui n’ont pas bénéficié à temps des largesses de l’État.

Après l’éclatement de l’Union Soviétique, on a assisté à une renaissance culturelle komie et à la création de plusieurs organisations politiques qui cherchaient à faire la promotion du peuple komi dans la République komie et dans la nouvelle fédération russe. Une des étapes importantes a été l’instauration de l’Union komie, un parlement komi qui se réunit tous les quatre ans (Gérébtsov et al. 2002 : 291-294 ; Popov et Néstérova 2000 : 41-42). Bien que ce parlement n’eût pas de pouvoir politique direct, il exerçait des pressions sur l’administration politique de l’État afin que soient respectés les intérêts du peuple komi. De plus, la langue komie devint langue officielle de la République komie et profita de ces nouvelles politiques (Gérébtsov et al. 2002 : 301). De nouveaux journaux et revues en komi furent publiés, le théâtre komi prit son essor et de nouveaux centres culturels komis furent mis sur pied.

Une fois de plus, des écoles « nationales » komies furent établies à Syktyvkar. S’il y a un peu d’espoir dans ce tableau linguistique plutôt sombre que nous avons dessiné, c’est l’accroissement du nombre d’écoles dites nationales où l’on peut étudier la langue et la littérature komies. En 1990, il n’y avait que 218 de ces écoles, tandis qu’en 2003 elles se chiffraient à 358. Le nombre d’élèves qui étudient leur langue maternelle komie à l’école a doublé : de 19 612 en 1990 à 40 176 en 2003 (Vasilénko et Chabaéva 2004 : 25-26). Finalement, il y a eu des efforts de « rekomisation » dans les villes de la République.

Sur le front politique, il y eut également plusieurs mesures progressistes qui visèrent à accorder une voix au peuple komi. La carte électorale, par exemple, fut créée afin d’assurer une certaine représentation komie au nouveau parlement de la République komie. De plus, un ministère aux Affaires « nationales » fut créé afin de promouvoir la culture et l’héritage de tous les groupes ethniques qui se trouvent sur le territoire komi. Mais depuis plusieurs années, ce vent progressiste s’est essoufflé. La préoccupation centrale est désormais le développement économique, parfois aux dépens des intérêts ethniques et locaux. La centralisation s’accentue, par exemple, puisque des innovations locales qui ne se conforment pas aux normes centrales sont très souvent déclarées inconstitutionnelles. La langue russe est toujours la langue dominante et elle pénètre davantage dans tous les milieux de vie, autant en ville qu’en campagne.

Toutefois, l’enjeu démographique et linguistique demeure. Comment faire en sorte que la campagne puisse s’épanouir économiquement, comment permettre aux jeunes komis de vivre en campagne s’ils le veulent et comment faire en sorte que la ville, notamment Syktyvkar, devienne un berceau de la langue komie? En fait, il est nécessaire de rehausser le statut économique de la campagne tout en améliorant le statut social de la langue komie. Evgenii Tsypanov note toutefois que cela n’est guère facile, car les démarches pour améliorer le statut de la langue se heurtent à un « chauvinisme » passif. C’est-à-dire que les komis font face à l’inaction et à l’apathie de l’administration de la République komie, de ses fonctionnaires, et même des lois de la République. Tous ont pour objectif que l’égalité entre la langue komie et le russe ne soit pas respectée. Conséquemment, l’utilisation du komi comme langue « d’État » est toujours en déclin (Tsypanov 2001 : 122). Les politiques linguistiques de la République komie sont de nature déclarative et symbolique et ne prennent pas en considération le statut inférieur de la langue komie dans la République (Tsypanov 2001).

Cette situation est comparable à celle de la langue française dans l’ouest canadien dans les années cinquante – ici, nous puisons dans l’histoire familiale. À cette époque, on se faisait toujours rappeler de parler la langue dominante : un francophone risquait de se faire dire « to talk white » s’il parlait sa langue dans un environnement anglophone. Les lois scolaires albertaines visaient l’assimilation des francophones et le gouvernement fédéral faisait peu pour promouvoir les droits des francophones de l’ouest canadien. Certes, la langue française avait une riche littérature et une étendue internationale – ce que n’a pas la langue komie – mais pour le francophone de l’Alberta, la mobilité sociale imposait une connaissance de l’anglais, tout comme la mobilité sociale dans la République komie ont nécessité l’usage du russe. Comme pour le komi, c’est dans les îlots francophones de l’ouest que le français se portait le mieux dans les années 1950 et 1960. En Russie, nous allons tenter de démontrer que la langue minoritaire se porte toujours très bien en campagne, malgré un réseau scolaire où l’enseignement en komi est limité et où la majorité de l’enseignement se fait en russe. En ville, le komi survit toujours grâce à l’exode rural. Ce sont les nouveaux arrivants de la campagne qui parlent la langue minoritaire, mais cela n’est qu’un phénomène transitoire étant donné les forces sociales et politiques.

Il est temps maintenant d’examiner les forces qui assurent la vitalité linguistique ou, du moins, la survivance linguistique en milieu minoritaire.

Langue et identité

Lorsqu’une langue a un statut social inférieur, le bilinguisme est déséquilibré puisqu’une langue occupe les sphères privilégiées et publiques et l’autre, les sphères secondaires et privées. C’est le cas de la République komie, mais on peut même parler d’un bilinguisme soustractif. Empruntant les termes de bilinguisme additif et soustractif à Lambert (1975), Landry et Allard (1988) expliquent que dans un contexte minoritaire, l’enseignement d’une langue minoritaire à l’école mène au bilinguisme additif : la langue est apprise sans nuire à l’autre langue. Dans le cas des peuples ouraliens, le bilinguisme est instable et dérive vers le monolinguisme russe (Lallukka 2001 : 17). Là où les langues ouraliennes ne sont pas menacées, on trouve un bilinguisme équilibré comme en Finlande, en Hongrie ou en Estonie, car dans ces pays, la langue ouralienne est la langue d’État. C’est en Russie que les langues ouraliennes sont menacées. Lallukka souligne : « the past few decades provide ample evidence of how bilingual Finno-Ugrian parent generations, under urban conditions in particular, have failed to transmit the Finno-Ugrian language to their children » (ibid. : 17).

Si nous revenons au cas de Katya, notre jeune femme « russe », nous y voyons un cas typique. Sa mère et les membres de sa parenté parlaient komi entre eux, mais les parents s’adressaient à leurs enfants en russe, car ils ne considéraient pas que la connaissance du komi était nécessaire. Sa mère, lorsqu’on lui a demandé pourquoi elle ne parlait pas en komi avec ses enfants, a répondu qu’elle ne considérait pas que le komi était si important pour ses enfants, car la langue dominante était le russe et l’enseignement se faisait dans cette langue. La mère de Katya croyait que sa fille pouvait apprendre le komi si elle le voulait et si elle avait la volonté de l’apprendre plus tard. Parmi ses cousins, deux parlent komi, parce que dans leur enfance, leurs parents les envoyaient chez leur grand-mère à la campagne, là où on parlait komi. Toutefois, Katya remarque que même sa parenté parlant komi ne le fait que rarement, et habituellement lorsque le sujet est « campagnard ».

Le cas komi : langue et identité en Russie

Dans le contexte russe, il existe moins d’ambiguïté lorsqu’il est question de l’identité nationale, car la langue russe fait la distinction entre l’identité nationale (ethnique) et la citoyenneté. Il existe un mot russe pour un citoyen de la Fédération Russe (rossianin) et un mot pour l’ethnicité ou la nationalité russe (russkii). Un Komi peut donc se dire Komi sans mettre en doute sa citoyenneté et personne ne va l’accuser d’être « a hyphenated Russian » en russe. Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de débats sur l’identité et l’appartenance.

Dans le cas des Komis, le déchirement sur l’identité n’oppose pas l’État et la communauté ethnique, mais se déroule à l’intérieur même de la communauté ethnique. Dans la région komie d’Izhma, il y a une très forte identité régionale. Les Komis se disent « Izvatas », une identité qui est fondée sur l’appartenance à une communauté ancrée dans le bassin de la rivière Izhma, ou Izva en langue komie. Ces Komis se disent Izvatas et se distinguent des autres Komis qu’ils disent Ezhvatas, nom dérivé de la rivière Ezhva qui coule plus au sud. Non seulement on prétend à un territoire national, mais il y a même une diaspora izvatas qui s’est dispersée vers le nord, car l’élevage de rennes a poussé les Komis de la région d’Izhma vers le nord (jusqu’à la péninsule de Kola) et l’est (dans la Sibérie).

Non seulement l’identité collective est ancrée dans un territoire, mais on s’y est doté d’organisations collectives pour promouvoir les intérêts de la communauté Izvatas vis-à-vis de la République komie et de la Fédération russe. Cette association, appelée Izvatas, se veut le porte-parole des intérêts de tous les Izvatas, autant pour ceux qui vivent dans la région d’Izhma que pour ceux de la diaspora sur le territoire russe. Afin de se donner un pied-à-terre dans la capitale, un centre culturel a été établi dans la ville de Syktykvar, que l’on dénomme tout simplement « Izva kerka » ou « Maison d’Izva », dans le but d’appuyer une identité collective tout en rassemblant ceux et celles qui travaillent ou étudient à Syktyvkar.

La question identitaire a également un côté politique et économique. L’an dernier, on a proposé que le peuple Izvatas soit reconnu en tant que « petit peuple » de la Russie. Précisons que dans la Fédération russe, il y a l’ethnie dominante (les Russes), les groupes ethniques qui ont un territoire (comme les Komis) et enfin ces petits peuples qui comptent moins de 50 000 individus et qui n’ont pas de territoire politique dans la fédération. Étant donné que l’élevage de rennes définit en partie le peuple Izvatas et que beaucoup perpétuent l’élevage, le peuple Izvatas cherche à forger des alliances pour promouvoir ses intérêts. Mais ces tentatives de faire reconnaître les Komis d’Izhma en tant que petit peuple a provoqué un tollé dans la République komie, car cela était perçu comme la première étape du morcellement du peuple komi en une douzaine de « petits peuples ».

Du point de vue langagier, les Komis doivent faire face à certains défis. Premièrement, il est reconnu que la langue komie dans la république se compose de 12 différents dialectes dont l’un est éteint. De plus, la langue komie est une langue indigène qui n’est pas une langue d’État, et elle n’a jamais été ni prétendu être une langue internationale. En outre, le komi ne bénéficie pas des outils dont disposent d’autres populations minoritaires. Par exemple, jusqu’à maintenant, il n’existe aucun site Internet en langue komie. Même le site de la région d’Izhma est uniquement en russe. On n’y trouve aucun collège ou université de langue komie et le seul département d’études ouraliennes sera fusionné avec le département de langue et littérature (philologie) à l’Université d’État de Syktyvkar. Quoique la télévision présente de temps à autre une émission komie, il n’y a pas de canal komi. Des émissions komies passent parfois à la radio, mais il n’y a aucun poste uniquement en langue komie.

Si l’on compare la question de l’identité et de la langue, on voit que les Komis ont certains avantages que ne possèdent pas les francophones de l’ouest canadien. Un Komi qui parle la langue pourrait difficilement se dire « Russe » même s’il est un patriote de l’État russe. Le transfert à une identité russe se fait plus facilement si une personne est d’origine mixte et ne parle aucunement la langue komie. De plus, l’identité komie ne se définit pas par rapport à une autre et l’identité Komie n’est pas une identité minoritaire, même si en fait les Komis sont minoritaires. Cela est également vrai pour l’identité komie régionale, puisqu’on peut avoir une « nationalité » komie régionale comme une identité « nationale » komie tout court.

Le grand défi pour la langue est cependant l’urbanisation. Si les institutions ethniques et la complétude institutionnelle sont nécessaires pour maintenir une identité ethnique, surtout dans un milieu urbain cosmopolite (Breton 1964), on ne peut facilement parler de complétude institutionnelle dans les grands centres urbains komis. Il y a bien des centres culturels, des musées, quelques journaux et revues, mais la vie s’y déroule surtout en russe. À la longue, cela mine la survivance de la langue, d’autant qu’une infime partie de la scolarisation se fera en komi, même pour ceux qui le souhaitent. La campagne n’est pas à l’abri de cette tendance. Récemment, nous étions dans un autobus qui conduisait des passagers de la région de Kuratovo, qui est largement komie, jusqu’à la ville de Syktyvkar. Nous avons remarqué qu’une mère parlait à sa fille adolescente en komi et celle-ci lui répondait uniquement en russe. Si le cas canadien peut servir d’exemple, on peut inférer que la langue russe sera dominante dans les années à venir, même dans les régions rurales qui sont majoritairement komies aujourd’hui.

Dès lors, une question cruciale se pose : comment faire en sorte que les Komis qui ne connaissent pas la langue à Syktyvkar s’identifient dans le futur à la langue komie? Comment l’apprendront-ils comme langue seconde tout en s’assurant que le komi demeurera la langue dominante dans la campagne? Dans le meilleur des mondes, il faudrait des politiques progressistes sur la langue et des politiques économiques qui feraient la promotion d’un développement sain en région pour les Komis qui y vivent et la promotion de réseaux komis dans les villes, tout cela dans le but de s’assurer que la langue pourra avoir son propre espace dans la République komie.

Malgré les progrès, la ministre de l’Éducation de la République komie avoue elle-même qu’il y a des problèmes. Lors d’une conférence tenue à Syktyvkar le 21 août 2006[11], la ministre Natalya Stroutinskaya souligne qu’un nombre grandissant de Komis étudient la langue komie en tant que langue seconde, ce qui indique une assimilation croissante. Elle s’inquiète du fait que bon nombre de parents komis ne veulent pas que leurs enfants étudient leur langue à l’école et cela souligne le statut subordonné de la langue komie. Le russe est toujours « grand et puissant » pour reprendre une expression que les Russes utilisent eux-mêmes afin de décrire leur langue. En fait, les parents ont intériorisé le statut inférieur de leur langue et ne veulent pas que leurs enfants portent le stigmate du statut des « komyachki[12] ».

Conclusion

En République komie, on doit trouver des moyens pour créer des espaces linguistiques dans les milieux urbains. C’est d’autant plus difficile que la Russie est dépourvue de villes komies. C’est plutôt la campagne qui est largement komie tandis que les grands centres urbains sont principalement russes et russophones. Le défi komi est largement politique. La communauté doit se doter des outils nécessaires à son épanouissement, notamment en créant un réseau scolaire allant de la garderie jusqu’aux études de deuxième et troisième cycles. En outre, il serait nécessaire d’investir des sommes importantes dans le développement économique des régions rurales et de s’assurer que les jeunes peuvent trouver de l’emploi dans ces régions. En fait, des mesures dynamiques, semblables aux politiques très libérales et généreuses du début des années 1920 suffiraient à faire contrepoids aux forces linguistiques qui poussent à l’assimilation. La langue vit toujours, et contrairement à ce qu’on trouve chez les francophones de l’ouest canadien, la langue komie est toujours dominante chez les enfants de la campagne. La campagne komie actuelle est comparable à ce que nous connaissions lors de notre enfance dans la région de Rivière-la-Paix de l’Alberta : la langue minoritaire est toujours parlée par presque tout le monde, mais l’expérience a montré que cela peut changer très rapidement. En une génération, l’anglais a remplacé le français comme langue dominante dans la région majoritairement francophone de Rivière-la-Paix. Dans la région d’Izhma, même si les petits villages sont toujours très komis, les jeunes parlent plus aisément en russe dans le centre administratif, car c’est là que se trouve le plus grand nombre de « nouveaux arrivés ». Ces Russes venant d’ailleurs pour travailler en région occupent souvent des postes administratifs ou techniques.

En définitive, le plus grand défi est de rehausser le statut de la langue minoritaire. Afin d’assurer le maintien de la langue, il est nécessaire de convaincre les parents de transmettre la langue à leurs enfants ou du moins d’envoyer leurs enfants à une école komie. Sinon, la langue komie en Russie ne sera, pour reprendre la terminologie de Laponce, qu’une langue de boutonnière, une langue qu’on connaît à peine, mais qu’on utilise parfois pour marquer son appartenance à une communauté en voie de s’éteindre.