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Contrairement à nombre d’ethnologues qui, après avoir en vain tenté d’oblitérer la présence importune des touristes sur leur terrain, ont fini par les intégrer dans leur champ d’observation[1], j’ai commencé à m’intéresser au tourisme avant de consacrer mes recherches à la société balinaise. Il faut aujourd’hui faire un certain effort de mémoire pour se souvenir qu’il n’allait pas de soi dans les années 1970 d’étudier les implications locales du tourisme international, et mon projet de me rendre à Bali pour tenter de comprendre ce qu’il advient d’une société qui fait de son identité culturelle une attraction touristique avait donné lieu à bien des méprises. Pour les instances du Centre National de la Recherche Scientifique (Cnrs), le tourisme n’était pas (encore) un objet anthropologique, ni même sociologique, et il n’était pas question qu’un chercheur aille se prélasser sur une plage tropicale aux frais de cette respectable institution. Aux yeux de la plupart de mes compatriotes, il était clair que mon propos n’était susceptible d’intéresser que l’industrie touristique, ou alors à la rigueur le gouvernement français. Quant à mes interlocuteurs balinais, ils étaient avant tout soucieux d’enrôler l’expertise dont ils me créditaient d’emblée au service de l’aménagement touristique de leur île. Mais n’anticipons pas.

Vingt ans après mon travail de terrain, le thème de ce volume d’Anthropologie et Sociétés me fournit l’occasion de réfléchir sur l’évolution de mes recherches pour tâcher d’en tirer quelque enseignement. En l’occurrence, l’exercice auquel je me livre ici consiste à articuler de façon synoptique mon propre itinéraire intellectuel, les avancées de l’étude anthropologique du tourisme et les fluctuations de l’attitude des Balinais confrontés à la mise en tourisme de leur société.

Avant de partir à Bali étudier le tourisme et ses enjeux, j’y étais allé en touriste. À vrai dire, je m’étais retrouvé là par hasard, à l’issue d’un voyage au long cours vers l’Orient qui m’avait mené à travers le continent asiatique. Cette île représentait pour moi le bout de la route avec, au-delà, la perspective peu réjouissante d’aller travailler en Australie pour reconstituer mon pécule. C’était en avril 1974, au moment où se réunissait la conférence de la Pacific Area Travel Association, qui devait marquer la consécration de Bali comme destination touristique internationale.

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L’Indonésie

L’Indonésie

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De ce premier séjour, qui fut suivi de deux autres, en 1975 et 1976, je rapportais une véritable fascination pour les spectacles de danse et de théâtre auxquels il m’avait été donné d’assister. Percevant de prime abord ces représentations comme l’expression d’une tradition immuable, ce n’est qu’au fil de mes séjours que je devins sensibilisé à leur exploitation touristique et que je commençais à m’interroger sur leur devenir. En même temps que l’objet de mon regard désirant devenait problématique dans sa vulnérabilité, je prenais une conscience critique de mon propre statut : je ne me considérais plus comme un voyageur, plutôt comme un amateur éclairé ou même comme un connaisseur, cherchant dans une compétence fraîchement acquise la possibilité de me distinguer des (autres) touristes.

C’est à cette époque que je rencontrais Marie-Françoise Lanfant, une sociologue dont les travaux sur le loisir et le tourisme devaient exercer une profonde influence sur ma réflexion. Devenu membre de l’équipe qu’elle avait constituée au Cnrs — l’Unité de Recherche en Sociologie du Tourisme International (Uresti) — c’est dans le cadre d’une étude comparative sur les implications locales du tourisme international que j’ai choisi Bali comme terrain d’observation en 1978-1979 (Lanfant, Picard et De Weerdt 1982). Stimulé par l’intérêt de ce premier travail, je décidais d’en faire l’objet d’une thèse de doctorat et retournais poursuivre mes recherches sur le terrain en 1980-1982 (Picard 1984).

Les insuffisances dont témoignaient alors la plupart des études sur les implications locales du tourisme international, outre l’indigence conceptuelle qui grevait trop fréquemment leur problématique, tenaient selon moi à une double raison : ou bien elles ne constituaient qu’un sous-produit de recherches effectuées par des ethnologues principalement intéressés à d’autres questions, ou alors elles étaient le fait de « touristologues » ne disposant que d’une expérience superficielle de la société dans laquelle ils étaient amenés à travailler. Ces raisons justifiaient ma décision d’acquérir une connaissance approfondie de la société balinaise, ce qui explique tant la durée du séjour que j’ai effectué sur le terrain que mon investissement dans les études indonésiennes.

Une fois sur le terrain, ma première attitude fut d’adopter l’approche localisée de l’ethnologue. Il était en effet tentant de chercher à me rapprocher des Balinais, ne serait-ce que pour me distancer des touristes et ne plus encourir le risque d’être pris pour l’un d’eux. Cette tentation s’est vite avérée vaine, lorsque je me suis aperçu que mes interlocuteurs balinais me considéraient comme un touriste qui étudie le tourisme. C’est ainsi qu’après avoir envisagé d’effectuer une étude ethnographique comparative dans deux villages soumis à des aménagements touristiques différents, j’ai opté pour une approche macro-sociologique en appréhendant la société balinaise comme un sujet et, partant, en considérant Bali comme le niveau d’analyse pertinent pour ma recherche — ce qui, je dois l’avouer, n’a pas manqué de me valoir des critiques de la part de certains de mes collègues ethnologues.

Par ailleurs, je ne m’étais pas embarqué dans cette aventure sans m’être armé de solides outils conceptuels, car mon premier travail au sein de l’Uresti avait consisté en une réflexion épistémologique sur la manière dont les chercheurs relevant de diverses disciplines des sciences sociales appréhendent les implications de l’ouverture d’une société au tourisme international.

La problématique de l’impact social et culturel du tourisme

Il faut savoir que cette question n’a été posée qu’assez tardivement. Dans les années 1960, le tourisme international était en effet unanimement reconnu comme un facteur de développement économique, particulièrement adapté qui plus est à la situation des pays du Tiers-monde, abondamment pourvus en ressources naturelles et culturelles. Mais au cours des années 1970, cette doctrine du développement par le tourisme a commencé à susciter des critiques convergentes, émanant pour l’essentiel de sociologues et d’ethnologues, qui ont fait valoir que les bénéfices économiques attendus des projets d’aménagement touristique avaient été surévalués, tandis que l’on avait négligé de comptabiliser leurs coûts sociaux et culturels. Bien loin de constituer un facteur de développement, le tourisme international était considéré au contraire par certains observateurs comme un transfert de richesses des pays récepteurs de touristes vers les pays émetteurs, comme une forme d’impérialisme perpétuant la dépendance du Tiers-monde à l’égard du monde développé (Nash 1989 [1977]). Parallèlement, l’idée que le tourisme permettrait d’assurer la sauvegarde des patrimoines culturels en les introduisant dans le circuit économique était récusée avec véhémence par nombre d’auteurs, qui dénonçaient les méfaits de la commercialisation des traditions culturelles converties en attractions touristiques (Greenwood 1989 [1977]).

Cette révision critique a trouvé sa consécration officielle en 1976, avec la tenue d’un séminaire sur « l’impact social et culturel du tourisme » organisé sous l’égide conjointe de la Banque Mondiale et de l’Unesco à Washington (De Kadt 1979). Au vu de l’importance de l’événement, l’Uresti a effectué, pour le compte de l’Unesco, une analyse des actes de ce séminaire (Picard 1979). Ce travail d’élucidation conceptuelle nous a permis de comprendre que les termes mêmes du débat organisent une représentation implicite de la manière dont les sociétés sont censées être affectées par leur ouverture au tourisme international. Le seul fait de parler d’« impact » du tourisme induit en effet une vision balistique, qui revient à concevoir la société dite « d’accueil » comme une cible percutée par un projectile, comme un « milieu récepteur » passivement soumis à des facteurs exogènes de changement, dont il s’agirait en l’occurrence pour l’expert appelé à la rescousse de comptabiliser les retombées au moyen d’une analyse coûts-bénéfices.

Ce qu’il faut retenir ici de notre analyse, c’est le fait que la problématique de l’impact traduit l’emprise d’une conception économique du tourisme, qui se donne pour objectif de maximiser les bénéfices économiques de l’échange touristique pour la région d’accueil tout en minimisant ses coûts sociaux et culturels pour la population locale. Cette emprise de la logique économique se manifeste par la prégnance d’un schème conceptuel qui, par delà la disparité des questions abordées et des positions défendues par différents auteurs, articule la structure signifiante de leurs discours. Tous ces discours s’avèrent en effet structurés par un même système d’oppositions — l’opposition entre « intérieur » et « extérieur », d’une part, et entre « culturel » et « économique », d’autre part —, dont la résolution repose sur la faculté de l’échange touristique à ouvrir l’intérieur sur l’extérieur en permettant la transmutation de valeurs culturelles en valeurs économiques.

Si donc il importe de rompre avec la problématique de l’impact, c’est parce qu’elle pose en extériorité le tourisme international d’un côté et les sociétés locales de l’autre, qu’elle fait de ces dernières un espace de projection d’une demande sur une offre, et qu’elle réduit les enjeux de la mise en tourisme d’une société à un problème d’adéquation de l’offre à la demande.

Le tourisme culturel

En même temps qu’elle mettait l’accent sur les coûts sociaux et culturels du tourisme, la problématique de l’impact débouchait sur la quête d’un tourisme dont les bénéfices l’emporteraient sur les coûts. Ce tourisme bénéfique, c’était le « tourisme culturel », qui fait des manifestations culturelles propres à une société d’accueil l’objet même de l’échange touristique, en déléguant à la population locale le soin d’en assurer la promotion. Lorsque j’ai passé en revue la littérature sur l’impact social et culturel du tourisme, j’ai pu constater que Bali faisait figure de modèle exemplaire du tourisme culturel. Pour la plupart des auteurs, le tourisme aurait en effet permis de sauvegarder le patrimoine culturel balinais, en fournissant à la fois le motif et les moyens nécessaires à sa protection et à sa mise en valeur. Pourtant, certains observateurs affirmaient au contraire que la culture balinaise était corrompue par sa présentation aux touristes.

Ces désaccords devraient suffire à semer le doute, tant d’ailleurs sur la pertinence des critères d’analyse utilisés par ces divers auteurs que sur la solidité du fondement sociologique des travaux auxquels ils se référaient (Hanna 1972 ; McKean 1973, 1989 [1977] ; Francillon 1979 [1975] ; Noronha 1979). Le fait est que si les réponses divergeaient, la question, elle, restait toujours la même : prisonniers d’une approche normative, les uns comme les autres se demandaient à l’unisson si la culture balinaise était, oui ou non, en mesure de résister à l’impact du tourisme.

Si je voulais par conséquent lever l’obstacle épistémologique de la problématique de l’impact, il me fallait récuser la représentation spontanée qui porte à percevoir le tourisme comme l’irruption d’une force extérieure, pour me mettre en situation de saisir comment la mise en tourisme de Bali travaille la société balinaise de l’intérieur. Dès lors, la question n’était plus de savoir si la culture balinaise allait survivre à l’impact du tourisme, mais bien de chercher à comprendre comment le tourisme participe de ce que les Balinais eux-mêmes appellent « culture balinaise ». Pour ce faire, mon dispositif d’observation a consisté à mettre en perspective la représentation que les Balinais offrent de leur culture aux touristes et la représentation qu’ils s’en font lorsqu’ils parlent du tourisme. Concrètement, j’ai examiné comment certaines « représentations culturelles », au premier rang desquelles les fameuses danses balinaises, étaient converties en attraction touristique, tandis que j’analysais simultanément le discours tenu par les autorités balinaises[2] sur le « tourisme culturel ».

Le tourisme culturel à Bali

Depuis les années 1920, au temps des Indes Néerlandaises, l’île de Bali est célèbre pour la beauté de ses paysages et davantage encore pour la richesse de ses traditions artistiques et religieuses. Mais ce n’est qu’au début des années 1970 que le tourisme international allait y connaître une expansion rapide et massive, après la décision du gouvernement indonésien de faire de Bali le pôle du développement touristique du pays, ceci essentiellement dans le but de redresser la balance nationale des paiements. Sur les recommandations de la Banque Mondiale, le gouvernement commandait la préparation d’un Plan Directeur pour le développement du tourisme à Bali à des consultants étrangers, français en l’occurrence, dont le rapport, publié en 1971, devait être révisé par la Banque en 1974. C’est ainsi que le tourisme devenait la seconde priorité économique de la province de Bali, immédiatement après l’agriculture vivrière, tandis que le nombre de visiteurs étrangers passait de moins de 30 000 à la fin des années 1960 à quelque 300 000 au début des années 1980.

Figure 2

Bali, carte administrative

Bali, carte administrative

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Figure 3

Bali, carte physique

Bali, carte physique

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Placées devant un fait accompli, les autorités balinaises ont répondu à ce qu’elles ont appelé le « défi du tourisme » par la formule du « tourisme culturel » (pariwisata budaya), à savoir un tourisme qui met à profit les manifestations culturelles de l’île pour y attirer les touristes, tout en utilisant les revenus du tourisme pour préserver et promouvoir la culture balinaise. D’un côté, les Balinais reconnaissaient que les traditions artistiques et religieuses qui ont assuré la notoriété de Bali représentent son principal attrait aux yeux des touristes, faisant ainsi de leur culture la plus précieuse « ressource » pour le développement économique de l’île. Mais de l’autre, ils ne pouvaient s’empêcher de percevoir l’invasion de leur univers par des hordes d’étrangers comme une menace de « pollution culturelle ». Bref, les Balinais étaient confrontés à un dilemme : si le tourisme se nourrit de leur culture, il est susceptible de la faire périr.

Pour prévenir ce dénouement fatal, la stratégie du tourisme culturel va consister à promouvoir tourisme et culture simultanément, de telle sorte que le développement du tourisme résulte en un développement correspondant de la culture et réciproquement. Ce qui va entraîner les Balinais à lier le sort de leur culture à celui du tourisme, en ce sens qu’ils ne vont pas se contenter de proposer à leurs visiteurs des attractions factices mises en scène à leur intention, mais qu’ils les convient à participer à des manifestations culturelles « authentiques ». Ces manifestations, ce sont les festivités et célébrations de toutes sortes, qui fournissent l’occasion de ces spectacles somptueux qui ont fait la réputation de Bali. Grâce à la prospérité apportée par le tourisme, les cérémonies religieuses et les spectacles qui les agrémentent pourront être organisés avec toujours plus d’éclat — et les touristes seront toujours plus nombreux à venir les admirer.

Mais pour qu’il en soit ainsi, les Balinais se devaient de protéger leur culture des atteintes délétères du tourisme. Les autorités ont donc eu à décider jusqu’à quel point la culture balinaise pouvait être mise au service du tourisme, en édictant des directives permettant aux Balinais de savoir ce qu’ils étaient autorisés à vendre aux touristes et ce qu’ils ne devaient en aucun cas commercialiser. Faute en effet de distinguer ce qui relève du tourisme et ce qui ressortit à la culture — faute, en d’autres termes, de discriminer ce qu’ils font pour eux-mêmes et ce qu’ils font pour leurs visiteurs —, les Balinais encouraient le risque de ne plus pouvoir faire la différence entre leurs propres valeurs et celles que les touristes propageaient. Si tel était le cas, la culture balinaise deviendrait une « culture touristique » (budaya pariwisata) — par quoi était dénoncée une confusion entre les valeurs de la culture et celles du tourisme.

Ce souci de discrimination n’a jamais aussi été pressant que face à ce qui était perçu comme une menace de « profanation ». À cet égard, la question la plus âprement débattue a été la représentation de danses rituelles à l’intention des touristes. C’est que les fameuses danses qui ont tant fait pour la célébrité de Bali ne sont pas seulement un spectacle apprécié des touristes comme des Balinais, mais elles constituent également un rite indispensable à la plupart des cérémonies religieuses. Tant que leurs danses étaient réservées à leur usage propre, la question ne se posait pas pour les Balinais de savoir où finissait le rite et où commençait le spectacle. La venue des touristes, en les confrontant à la situation inédite d’avoir à interpréter leur culture devant un public étranger, devait les contraindre à tracer une ligne de démarcation entre ce qui appartient à la religion et ce qui revient à l’art. Mais ces deux dimensions se sont avérées difficiles à différencier, comme en témoigne l’incapacité des Balinais à séparer les « danses sacrées » des « danses profanes »[3].

Tourisme culturel et culture touristique

Lorsque je suis arrivé à Bali pour y effectuer mes recherches, en 1978, l’attitude des autorités balinaises avait changé : le tourisme ne leur faisait visiblement plus peur. La question qui occupait les Balinais n’était plus tant de tenir ce qui relève du tourisme à l’écart de ce qui appartient à la culture, que de savoir comment tirer le meilleur parti de leur culture pour faire gagner à leur produit touristique des parts de marché supplémentaires. Et si le tourisme culturel demeurait la référence incontournable, la formule s’était banalisée au point de renvoyer à un produit parmi d’autres dans la gamme de l’offre touristique balinaise, qui cherchait à diversifier sa production.

Dans le même temps, on observait un glissement du sens attribué à la notion de « culture touristique », qui avait subi une évolution symétrique de celle que connaissait le « tourisme culturel ». Au lieu de servir de repoussoir, en concrétisant le péril dont la culture balinaise devait à tout prix se garder, cette formule désignait un état d’esprit approprié au tourisme et qualifiait une culture capable de s’adapter aux touristes et à leurs exigences. Au point que les syntagmes « tourisme culturel » et « culture touristique » fonctionnaient désormais en association plutôt qu’en opposition.

De fait, le revirement à l’égard des effets imputés au tourisme était manifeste : naguère accusé d’être un vecteur de « pollution culturelle », le tourisme était à présent célébré comme un facteur de « renaissance culturelle ». À en croire les autorités, l’argent des touristes aurait stimulé l’intérêt des Balinais pour leurs traditions, tandis que l’admiration des visiteurs pour leur culture aurait renforcé le sens de leur identité et la fierté qu’ils en retirent. Tant et si bien qu’en devenant le mécène de la culture balinaise, le tourisme aurait contribué à la préserver et même à la régénérer, dans la mesure où il en faisait une source de profit et de prestige tout à la fois pour les Balinais.

Pour qu’il en soit ainsi, cependant, il avait fallu que la « culture balinaise » change de référent. Quand on accusait le tourisme de « pollution culturelle », on redoutait la désacralisation des temples et la profanation des cérémonies religieuses, la monétarisation des rapports sociaux et l’affaiblissement des liens communautaires, ou encore le relâchement des normes morales et la montée du mercantilisme. Dès lors que l’on parlait de « renaissance culturelle », l’enjeu concernait ce qui pouvait d’être montré et vendu aux touristes, faire l’objet d’une représentation et donner lieu à une appréciation esthétique. Bref, on avait désormais affaire à une conception de la culture réduite aux expressions artistiques — à ce que la langue indonésienne appelle seni budaya, littéralement « art-culture ».

Face à un tel constat, la tentation était grande de conclure à une capitulation des autorités balinaises, qui auraient fini par sacrifier leur souci de préservation culturelle à l’impératif de promotion touristique. Pourtant les choses ne me paraissaient pas si simples, car le revirement d’attitude à l’égard du tourisme était en fait l’aboutissement d’une logique mise en oeuvre dès la conception même du tourisme culturel.

Le problème que devait résoudre le tourisme culturel était de réconcilier les intérêts de la culture et ceux du tourisme, initialement perçus comme antagonistes. L’analyse des discours balinais qui engagent une représentation de la relation entre les signifiants « tourisme » et « culture » m’a permis de comprendre comment ce conflit était résolu dans l’ordre du discours. L’antagonisme entre la culture et le tourisme s’exprimait par un système d’oppositions comportant les attributs respectivement affectés à chacun de ces termes — à savoir « intérieur »/« extérieur » et « culturel »/« économique ». La solution apportée par le tourisme culturel a consisté à dénier la réalité de cette opposition fondamentale en permutant les attributs afférents à la culture et au tourisme de manière à rendre possible le passage d’un terme à l’autre. Ce passage s’est traduit par un dédoublement de la conception que les Balinais se faisaient de leur culture, selon qu’elle était ou non appréhendée en rapport avec le tourisme.

Dans le discours du tourisme culturel, la « culture balinaise » (kebudayaan Bali) est invariablement définie par trois composantes indissociables : la « religion » (agama), la « tradition » (adat) et l’« art » (seni budaya). Ainsi conçue, la culture est présentée comme la « marque identitaire » de Bali — l’emblème de ce que les Balinais appellent leur « balinité » (keBalian). En ce sens, leur culture constitue pour les Balinais un « patrimoine » dont ils ont la charge et qu’ils doivent conserver précieusement.

Depuis la venue des touristes, la culture balinaise n’est plus la propriété exclusive des Balinais. Car c’est précisément cette fusion caractéristique entre célébrations religieuses, normes traditionnelles et créativité artistique qui représente l’« image de marque » de Bali. De sorte que grâce à l’appréciation qu’elle a su inspirer aux touristes, leur culture est devenue pour les Balinais un « capital » qu’ils peuvent exploiter et faire fructifier.

Le jeu permis par le passage qu’a opéré la culture balinaise d’une valeur de patrimoine à une valeur de capital autorise le discours du tourisme culturel à justifier la priorité de fait accordée à la promotion du tourisme, puisque c’est le tourisme qui est à présent censé assurer la préservation de la culture dont dépend son développement. Mais pour que les Balinais en viennent à considérer leur culture comme un patrimoine à préserver, il a fallu que celle-ci soit au préalable convertie en un capital à exploiter. En ce sens, c’est la conception même de la culture comme capital qui induit celle de la culture comme patrimoine, de façon à pouvoir justifier la nécessité de faire produire de la valeur économique par l’insistance mise sur la nécessaire sauvegarde de la valeur culturelle.

Si cette analyse est pertinente, elle amène à conclure que ce que les autorités balinaises célèbrent comme une « renaissance culturelle » n’est que le résultat de ce qu’elles dénonçaient naguère sous le nom de « culture touristique ». En devenant l’image de marque de Bali — ce qui fait la singularité de son produit touristique, en le distinguant par une image valorisante sur un marché international fortement concurrentiel —, la « culture » est devenue, indissociablement, la marque identitaire des Balinais, ce par quoi ils se définissent et en quoi ils se reconnaissent.

Il me semble que l’on peut parler de « culture touristique » dès lors que les Balinais en arrivent à confondre ces deux usages de leur culture, lorsque ce par quoi les identifient les touristes devient ce à quoi ils s’identifient, ou en d’autres termes lorsque les impératifs de la promotion touristique de leur culture ont infiltré à ce point les considérations qui motivent la volonté de sa préservation qu’ils finissent par prendre l’image de marque de leur produit touristique pour marque identitaire de leurs productions culturelles.

La touristification des sociétés

Dans les années 1980, des ethnologues et des sociologues ont appelé à reformuler la problématique de l’impact social et culturel du tourisme. Ils s’accordaient pour rejeter tout à la fois l’approche du tourisme international comme un facteur exogène de changement et l’évaluation de ses implications locales en termes de coûts et de bénéfices (Cohen 1979 ; Wood 1980 ; Nash 1981 ; Thurot 1981 ; Barnier 1983). Partie prenante à ces débats, l’Uresti a organisé en 1986 à Marly-le-Roi une table ronde internationale, dans le but de faire le point avec des chercheurs de terrain sur la situation de ce champ de recherche dix ans après la tenue du séminaire de Washington (Uresti 1987).

En réaction à la problématique de l’impact, qui réduisait le milieu récepteur à n’être que le lieu d’application de forces venues d’ailleurs, on a assisté à des tentatives visant à restituer à ce milieu une certaine capacité de décision. Il s’agissait en l’occurrence d’élever le lieu sous observation au statut de « société locale », en se mettant à l’écoute de sa parole et en s’intéressant aux initiatives de la population pour s’approprier l’entreprise touristique et ses bénéfices, tout en insistant sur la nécessité d’adapter les concepts et les méthodes aux particularités de la société étudiée. Mais, en mettant l’accent sur les spécificités du lieu, l’approche localisée conduisait à penser les rapports entre tourisme et société dans les termes d’une dichotomie entre société locale et tourisme international, soit les termes mêmes qui structurent la problématique de l’impact. De sorte que les tenants de ce retour au local n’aboutissaient finalement qu’à renverser la perspective, en déplaçant le point de vue de l’extérieur vers l’intérieur, sans pour autant rompre avec le caractère univoque du dispositif d’observation.

Les conclusions de la table ronde de Marly ont ainsi confirmé que la dichotomie entre ce qui serait à l’intérieur et ce qui viendrait de l’extérieur demeurait l’obstacle majeur à une compréhension des processus et des enjeux de la mise en tourisme des sociétés. C’est dire qu’il fallait pousser plus avant le travail de réflexion critique, si l’on voulait non seulement dépasser l’univocité du dispositif d’observation, mais encore s’affranchir dans le même mouvement du schème conceptuel qui fonde ce dispositif. C’est à cette condition en effet que l’on peut être en mesure d’appréhender dans un même devenir tourisme et société. Et pour ce faire, plutôt que du tourisme et de ses impacts sur un milieu récepteur, il est préférable de parler de touristification pour désigner le processus par lequel une société devient produit touristique.

Mon expérience sur le terrain corroborait tout à fait ces conclusions. J’ai pu y éprouver à la fois l’emprise exercée par la problématique de l’impact sur les acteurs locaux et l’impossibilité où ils se trouvaient en conséquence de maîtriser les implications de la mise en tourisme de leur société, faute d’en comprendre le processus. Percevant le tourisme comme une menace venue du dehors, les Balinais se sont efforcés de dresser des barrières protectrices contre l’invasion étrangère, dans le but de mettre leurs valeurs les plus « sacrées » hors d’atteinte des risques de « profanation » propagés par les touristes. Cette tentative a échoué, ainsi qu’en témoigne l’incapacité des Balinais à tracer une ligne de démarcation entre leurs cérémonies religieuses et les spectacles commerciaux qui en sont dérivés, à tenir ce qui appartient à la culture à l’écart de ce qui revient au tourisme.

Si leur tentative a échoué, ce n’est pas seulement parce que les Balinais n’avaient pas de mots pour différencier le sacré du profane, mais c’est bien parce qu’elle était vouée à l’échec. Car elle reposait sur la vision illusoire de leur culture comme d’une essence immuable, qui viendrait à être agressée par une force exogène, rendue tangible par la présence des touristes sur les rivages de leur île[4]. En somme, le défi du tourisme n’était pas là où l’attendaient les Balinais.

L’analyse de la stratégie balinaise et des raisons de son échec m’a permis de comprendre comment, loin de procéder de l’extérieur, la mise en tourisme d’une société la transforme de l’intérieur, en modifiant l’idée qu’elle se fait d’elle-même. J’en ai tiré la conclusion que, tout en se soutenant de la dichotomie entre ce qui est à l’intérieur et ce qui vient de l’extérieur, le processus de touristification travaille au plus intime d’une société, en brouillant les références par lesquelles ses membres s’efforcent de distinguer ce qui est « nous » de ce qui est « eux ».

En effet dès lors qu’une société se donne à consommer sur un marché, dès lors qu’elle cherche à se rendre désirable aux yeux de ses visiteurs en tant qu’elle est dépositaire d’une culture valorisée par la promotion touristique internationale, c’est le regard que cette société porte sur elle-même qui va s’en trouver affecté, car l’échange touristique provoque un déplacement du lieu d’où ses membres en viennent à considérer leur identité, dans leur confrontation à l’altérité que figure pour eux la présence des touristes. C’est dire que les populations locales ne sont pas les objets passifs du regard touristique, mais des sujets actifs qui construisent des représentations de leur culture à l’usage des touristes, des représentations fondées à la fois sur leurs propres systèmes de références et sur leur interprétation du désir des touristes.

S’il en est ainsi, on conçoit qu’il ne suffise pas de donner la parole au lieu et de se mettre à son écoute pour atteindre d’emblée la parole même du lieu. Il faut au contraire se tenir dans l’entre-deux en étant attentif aux processus dialogiques par lesquels opère la touristification.

L’identité balinaise à l’épreuve du tourisme

Depuis les années 1980, la physionomie de Bali s’est transformée à un rythme accéléré, à mesure que l’île se voyait de plus en plus étroitement enserrée dans les réseaux croisés de l’appareil d’État national et de l’industrie touristique internationale. Le tourisme a connu un essor spectaculaire[5], en raison principalement des initiatives prises par le gouvernement indonésien dans le cadre d’un programme de relance des exportations, suite à la chute des prix des produits pétroliers qui a réduit dangereusement les rentrées de devises du pays. Et avec la prolifération effrénée des installations hôtelières et autres infrastructures touristiques, on a assisté à des manifestations d’hostilité de la part de divers groupes de pression balinais protestant contre la mainmise d’étrangers sur leur île. Ces protestations ne visaient pas tant les touristes que les prolétaires javanais en quête de travail et les investisseurs de Jakarta appuyés par des conglomérats internationaux.

Dans le même temps, les professionnels ont commencé à s’inquiéter de la baisse de qualité du produit touristique balinais, liée à l’encombrement croissant de l’île et à la dégradation subséquente de l’environnement. Le fait est que l’écart se creuse entre ce que les touristes sont supposés venir chercher à Bali — à savoir, des paysages vierges et une culture authentique — et ce qu’ils y trouvent, comme en témoigne la rumeur insistante selon laquelle Bali serait devenue trop « touristique ». Naguère encore, l’image touristique de l’île se fondait sur les attraits qui avaient fait sa réputation du temps des Indes Néerlandaises. Mais depuis le développement d’un tourisme de masse, l’argument promotionnel s’est déplacé de la culture et du paysage vers l’hôtellerie et les équipements de loisirs. Face au risque d’érosion de l’image de Bali, les autorités ont suscité des initiatives répondant à des visées nettement divergentes, sinon même franchement contradictoires. D’un côté, on a assisté à la fabrication d’« objets touristiques » factices, dans le but d’élargir la palette des attractions proposées à l’appui de la promotion du produit Bali. De l’autre, pour tenter de restaurer une authenticité écornée par son exploitation excessive, l’idée s’est fait jour de créer des « villages touristiques », en conservant certains villages jugés particulièrement pittoresques dans leur état traditionnel à l’intention des touristes.

Avec cette dernière initiative, on assiste à une inflexion significative dans les rapports entre tourisme et culture. Autrefois, les Balinais percevaient leur culture comme une tradition vivante, qui encourait le risque d’être corrompue par la commercialisation touristique. Tandis que de nos jours le tourisme est appelé à la rescousse pour « revitaliser » une culture traditionnelle menacée de voir sa spécificité emportée par l’uniformisation inexorable de la modernité. Le changement d’attitude des autorités balinaises au sujet des danses « sacrées » est à cet égard révélateur. Alors qu’il s’agissait naguère d’éviter leur profanation en les réservant strictement à leur usage rituel, il s’agit à présent de les sauver de l’oubli qui les menace en les mettant à profit pour la composition de nouvelles danses, lesquelles pourront alors renouveler fort à propos des spectacles touristiques affadis par la routine.

Ce retournement n’est évidemment pas du goût de tous à Bali, et on trouve fréquemment des allusions dans la presse accusant les Balinais de mettre en scène des cérémonies toujours plus spectaculaires dans le but de séduire les touristes plutôt que dans celui de plaire à leurs dieux. Mais il arrive que les accusations se fassent plus radicales, comme la polémique qui agita l’intelligentsia balinaise il y a quelques années, à la suite de la publication par le Bali Post d’un article intitulé « Les Balinais sont en train de perdre leur balinité » : l’auteur déclarait à ses compatriotes que, grisés par le regard admiratif des touristes, ils ne se rendaient pas compte que « l’authenticité de l’identité culturelle balinaise » était gravement compromise. Un sondage fut réalisé à cette occasion parmi les lecteurs du journal, d’où il ressortait que si 40 % des personnes interrogées attribuaient à l’influence des touristes une érosion de la balinité, il y en avait 60 % pour penser au contraire que la venue en nombre toujours croissant des touristes était la meilleure preuve de l’authenticité culturelle de Bali.

C’est ainsi qu’enjoints de se conformer à leur image, les Balinais ne se doivent pas seulement d’être balinais, mais d’être plus encore les dignes représentants de la « balinité », de devenir des signes d’eux-mêmes. Et toutes leurs tentatives d’affirmation de leur identité ne sont jamais que la réaction à cette prescription à laquelle ils ne sauraient se soustraire. Si bien qu’ils agréent la vision touristique de leur culture lors même qu’ils prétendent s’arracher à son emprise. Telle est l’épreuve d’identité à laquelle sont soumis les Balinais : incités à préserver et à promouvoir leur identité culturelle en référence au regard que porte sur eux le monde extérieur, ils en sont venus à quêter dans le miroir que leur tendent les touristes la confirmation de leur balinité.

La construction dialogique d’une identité balinaise

À l’issue de cette étude (Picard 1992), il est clair que le tourisme n’a ni « pollué » la culture balinaise ni provoqué sa « renaissance », pas plus qu’il n’a simplement contribué à la « préserver » — pour reprendre les termes qui ont eu tendance à monopoliser les débats concernant l’« impact » du tourisme sur la culture balinaise. En revanche, la décision de promouvoir un tourisme « culturel » a sensibilisé les Balinais à leur culture. Tout s’est passé comme si l’intérêt manifesté par les touristes — tout autant que l’enjeu que représente leur argent pour les finances de l’État indonésien — avait convaincu les Balinais qu’ils « avaient une culture », à savoir qu’ils étaient en possession d’un bien précieux et périssable, perçu à la fois comme un patrimoine à sauvegarder et comme un capital à faire fructifier. Et dans la mesure où elle était valorisée à leurs propres yeux par le regard des touristes, leur culture devenait pour les Balinais un objet détachable d’eux-mêmes, susceptible d’être représenté et commercialisé, donné à voir et à consommer — mais aussi, par conséquent, dont ils risquaient de se voir déposséder.

Dans ces conditions, on conçoit que leur identité culturelle — ce qu’ils appellent la « balinité » — soit devenue une question cruciale pour les Balinais, qui ont fini par se demander avec anxiété s’ils sont bien toujours authentiquement balinais, si leur culture est encore aussi désirable qu’on le dit, bref, si Bali est toujours Bali, comme l’espèrent les touristes[6]. C’est à cette question que j’en suis venu à m’intéresser, en déplaçant le champ de mes investigations de la mise à l’épreuve de l’identité balinaise par le tourisme à la construction d’une identité balinaise.

La question identitaire a enregistré un net accès de popularité au cours des années 1990 (Lanfant, Allcock et Bruner 1995), à mesure que le paradigme de la « globalisation » — et son corollaire, la « localisation » — tendait à s’imposer dans le discours des sciences sociales. Ce nouveau paradigme traverse à présent les études balinaises (Rubinstein et Connor 1999) tout comme les travaux sur le tourisme (Dahles et Van Meijl 2000). Et à cet égard, on constate que les auteurs qui appréhendent le tourisme international comme un vecteur de globalisation pour les sociétés locales ont tendance à prendre le contre-pied des analyses issues de la problématique de l’impact social et culturel. Loin de faire des peuples touristifiés les victimes d’un phénomène qui les dépasse, ils mettent l’accent sur la capacité des acteurs indigènes à localiser les processus globaux, en s’emparant du tourisme pour le mettre au service de leurs propres objectifs.

Cette vision est aujourd’hui répandue à Bali, où l’on assiste à l’émergence d’une nouvelle génération d’analystes sensiblement plus sophistiqués que leurs prédécesseurs et bien informés des travaux étrangers. Les plus assurés d’entre eux n’hésitent plus à débattre avec les spécialistes étrangers, dont ils reprennent à leur compte la conceptualisation, quitte à en contester éventuellement les conclusions[7]. Ils ont compris que le tourisme n’est pas un phénomène isolable à l’extérieur de leur société mais qu’il fait désormais partie de leur propre univers. Et si quelques-uns persistent à y voir un facteur de dégradation culturelle et d’érosion identitaire, la plupart affirment au contraire que les Balinais ont su mettre le tourisme à profit, non seulement pour ses opportunités financières, mais plus encore pour conforter leur balinité. Selon ces auteurs, la touristification de Bali aurait suscité un mouvement d’affirmation identitaire, qu’ils qualifient de « traditionalisation », d’« indigénisation », ou plus communément de « balinisation ».

Ce mouvement s’est fait plus assuré depuis la chute du régime de Suharto, en 1998, qui a débloqué le jeu politique et libéré les forces centrifuges dans les régions. Dénonçant le pillage de leurs ressources naturelles et culturelles par les investisseurs étrangers et les fonctionnaires indonésiens, les autorités balinaises réclament une large autonomie, afin de pouvoir contrôler le développement du tourisme sur leur territoire et s’en approprier les bénéfices. Tout se passe à présent comme si l’affirmation identitaire des Balinais était en train de déboucher sur une revendication proprement politique.

C’est dire que si le tourisme international est effectivement partie prenante à ce mouvement de balinisation, il n’en est pas l’unique — ni même sans doute le principal — déterminant, en ce sens que la promotion touristique peut servir d’alibi à des initiatives qui obéissent à de tout autres finalités. Comme je devais en effet m’en rendre compte au cours de mes recherches, le questionnement identitaire des Balinais ne date pas de la venue en masse de touristes dans les années 1970. Il remonte en fait à la conquête de Bali au début du siècle et à son intégration dans l’empire colonial des Indes Néerlandaises. Et il s’est trouvé réactivé après l’indépendance de l’Indonésie, lorsque les Balinais sont devenus des citoyens du nouvel État-nation.

J’ai ainsi été amené, de par la logique même des questions que j’enchaînais, à entrer plus avant dans l’étude de la société balinaise, tout en élargissant mon champ d’investigation à l’ensemble national multi-ethnique dont Bali est partie prenante. Et pour mener à bien ces recherches, il s’est avéré plus approprié de m’intégrer à une équipe pluridisciplinaire composée d’indonésianistes. C’est dans cette intention que j’ai rejoint en 1991 le Laboratoire Asie du Sud-Est et Monde Austronésien (Lasema) du Cnrs[8].

Pour comprendre l’idée que les Balinais se font aujourd’hui de leur identité, j’ai donc entrepris de retracer la genèse et l’évolution des dialogues qu’ils ont engagés avec leurs divers interlocuteurs : non seulement les touristes et les opérateurs touristiques, qui avec les artistes, les orientalistes et les ethnologues ont contribué à composer l’image de Bali, mais encore les nationalistes javanais, les réformateurs musulmans et les missionnaires chrétiens, sans oublier les administrateurs néerlandais, qui ont travaillé à façonner la société balinaise conformément à leurs visées, tâche poursuivie de nos jours par leurs émules indonésiens. En même temps qu’elle rendait les Balinais conscients de leur balinité, cette confrontation avec des interlocuteurs étrangers les incitait à expliciter ce qu’il en est d’être balinais en des termes accessibles à des non-Balinais. Tant et si bien que le même mouvement qui poussait les Balinais à affirmer leur identité les dépossédait de leur parole propre, en les forçant à se penser dans des catégories étrangères — et tout d’abord dans une langue qui n’est pas la leur : malais et néerlandais à l’époque coloniale, indonésien et anglais depuis l’indépendance.

C’est ainsi que les Balinais en sont venus à formuler leur balinité dans les termes d’une unité indivisible entre « religion » (agama), « tradition » (adat) et « art » (seni budaya). Loin donc d’exprimer une essence primordiale comme ils le prétendent, le recours à cette terminologie traduit les emprunts sémantiques et les recompositions conceptuelles auxquels les intellectuels balinais se sont vus contraints de procéder du fait de l’ouverture de leur espace social, à cause de la colonisation puis de l’indonésianisation de leur île, sans oublier bien sûr sa touristification[9].

En réponse à l’emprise croissante d’un pouvoir étranger sur l’ordre coutumier qui réglait jusqu’alors leur existence, les Balinais se sont efforcés de circonscrire ce qui devait rester leur domaine réservé. Pour ce faire, ils ont dû tracer des frontières là où ils ne connaissaient jusqu’alors qu’un continuum. Ils ont ainsi procédé à une série de discriminations conceptuelles, différenciant ce qui relève du « politique » — qui pour l’essentiel leur échappe — de ce qui revient respectivement à la « religion », à la « tradition » et à l’« art ». Tout s’est passé à cet égard comme si l’ordre coutumier s’était trouvé dépossédé de ses prérogatives politiques et religieuses à mesure qu’il se voyait reconnaître des qualités artistiques. Et ce sont ces qualités, pour lesquelles la culture balinaise est justement réputée, qui sont aujourd’hui mises à contribution à la fois pour promouvoir le développement du tourisme international en Indonésie et pour édifier la culture nationale indonésienne (Picard 1997).

En ce sens, il ne serait qu’à peine paradoxal de soutenir que l’industrie touristique internationale et l’appareil d’État indonésien ont repris à leur compte l’oeuvre de balinisation de Bali amorcée par l’administration coloniale. Aujourd’hui, ce sont les Balinais qui, sous le regard approbateur des touristes et des Indonésiens, s’affairent à « baliniser » Bali.