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La famille est-elle une catégorie anthropologique ou sociologique per-tinente? Il est devenu coutumier de se poser pareille question à propos de ce qui nous semble le plus familier. Tout est aujourd’hui « construction sociale » dont on peut dater l’« invention », au point qu’écrire en sciences sociales devient parfois compliqué ou périlleux. La difficulté est moins désormais de jeter un soupçon sur nos catégories, que d’en retrouver l’usage. On se méfie ainsi beaucoup de toute définition de la famille de peur d’ériger en norme ou en référence une conception trop particulière de la famille, celle de l’Occident moderne. Cependant la distance avec ce modèle devient peut-être plus facile à prendre, maintenant qu’il se défait et que l’Occident s’en déprend. Il a moins de chance de demeurer une référence scientifique quand il n’est plus un modèle dans le reste de notre existence.

Mais cette famille moderne, en a-t-on bien saisi l’originalité ou les caractéristiques essentielles? C’est l’ambition du livre de Daniel Dagenais — La fin de la famille moderne (2000) — de caractériser ce modèle de famille, en renouant en partie avec des interprétations anciennes, s’écartant d’approches plus récentes pour proposer une nouvelle vue d’ensemble. Une nouvelle concep-tualisation de la famille n’aurait peut être pas retenu notre attention si elle ne nous avait mis face à la question de l’altérité, de la permanence de soi et de la reconnaissance de l’autre, comme le fait celle-ci; question qui n’est d’ailleurs pas étrangère à la relativité de nos catégories d’analyse.

Pages d’histoire

Pour Daniel Dagenais, ce qui caractérise la famille moderne tient dans la formule « fonder une famille »[1], et en cela, elle fut une innovation radicale. Fondée sur l’amour des conjoints, elle ne vise plus sa propre reproduction, mais se réalise en amenant les enfants à rompre avec elle. Trois dimensions la carac-térisent, dont Dagenais s’efforce de montrer la solidarité autour de l’opposition entre le privé et le public : 1) Le projet éducatif : les parents sont associés dans la tâche d’éduquer les enfants pour en faire des êtres autonomes capables de voler de leurs propres ailes; 2) la relation conjugale et la distinction des genres; 3) l’ap-profondissement de la subjectivité dans l’amour, et la sexualité particulièrement.

Montage symbolique original, la famille moderne a reposé sur ce qu’on pourrait appeler l’idéalisme de la modernité : l’universalisation de l’identité individuelle et la subjectivation de son rapport au monde. Bien davantage que ses velléités d’autonomie, ce qui caractérise le sujet moderne c’est de se voir sem-blable à tous les autres avec lesquels il s’associe pour construire le monde, en même temps qu’il a une manière toujours singulière d’habiter le monde. L’orga-nisation du monde comme la conscience du sujet connaissent un dédoublement entre la vie publique et la vie privée. Dans la vie publique, l’individu est un homme en général, c’est le monde de la production et du travail où il a des relations impersonnelles ; la vie privée est l’espace des relations particulières où il est davantage reconnu dans sa singularité, notamment par la relation amoureuse. Cela conduit à la transformation de la vie familiale en une vie privée, intime et personnelle, un home comme disent les Anglais, où l’individu peut se retirer pour échapper à l’individualisme abstrait des rapports publics. La maisonnée n’est pas une propriété à exploiter, mais un cadre de vie. C’est ce que Taylor a appelé « the sanctification of ordinary life » (cité p. 78). La distinction entre le privé et le public n’est pas une invention des modernes, précise Dagenais, mais sa signification est rigidifiée, elle prend un caractère tranché, opposant les deux domaines.

Le lien conjugal et le lien parent-enfant deviennent centraux, d’où ce qu’Ariès a appelé la « découverte de l’enfance » (Ariès cité p. 86) : le souci de l’enfant pour lui-même et la tâche éducative sans relâche des parents. On prépare l’enfant à tenir un autre rôle, dit Dagenais, que celui qu’il tient dans la famille : il n’est plus éduqué à poursuivre l’entreprise familiale mais à devenir autonome. L’enfant est dans un rapport pédagogique avec ses parents, puis ses professeurs. L’éducation, ce n’est pas simplement transmettre des codes de comportements, la manière d’exercer des fonctions ou un travail, l’apprentissage d’un métier et plus généralement d’une condition sociale, ce que toutes les sociétés, de diverses manières, ont toujours fait. Il y a plus : « c’est une manière de disposer les per-sonnes à être des humains en général », écrit Dagenais (p. 86). Elle vise le développement de la personnalité, la manière propre d’être un sujet universel, s’assure d’une identité prenant la forme d’une trajectoire que l’on peut récapi-tuler. L’enfant est objet de la pédagogie de ses parents et de la pédagogie qu’il exerce sur lui-même. Il est celui qui se forme[2].

Il ne suffit plus dès lors à l’individu pour reconnaître son genre de s’iden-tifier aux rôles de père et de mère ou de participer aux activités de son propre sexe (travailler, s’occuper des enfants). Chacun des genres assume de façon particulière cette fonction parentale, et c’est en la réalisant pour l’autre que l’on reconnaît son genre. « Ce n’est pas en travaillant à l’usine ou au bureau que je suis un homme. Mon genre ne s’y réalise pas. Si j’accomplis ma vie d’ouvrier selon une rationalité instrumentale, le sens que prend ce rôle de retour à la maison n’est plus instrumental. C’est là qu’il prend son sens de rôle d’homme. J’accepte de l’assumer comme homme pour une femme, la réciproque étant bien sûr aussi vraie » (p. 130). Un homme à l’usine n’est qu’un individu abstrait. Il est un homme parce qu’il rapporte sa paye à la maison, pour sa famille.

L’amour joue un rôle essentiel en contribuant à la « la fondation d’un monde commun personnalisé », selon la formule de Luhmann (cité p. 146). L’unité de la personne, de l’ensemble des rôles qu’elle tient, demande que l’individu puisse se saisir comme personne. Il ne suffit pas d’être un homme en général, il y a une manière personnelle à chacun de l’être. D’où l’importance de l’amour. On aime chez l’autre une manière singulière de réaliser certains idéaux ou d’incarner certaines qualités. Il y a reconnaissance de notre subjectivité, de notre manière propre d’être au monde, mais telle qu’elle s’incarne dans un autre. L’amour nous confirme; c’est une exigence de fidélité de soi. L’amour est cette métaphore et ce code dont on s’empare pour obtenir la reconnaissance nécessaire à la stabilisation de notre identité. On aime chez l’autre un certain rapport au monde dans lequel on reconnaît en partie le nôtre, et on aime ce que l’autre apporte à notre manière d’être au monde. C’est la réciprocité du rapport amoureux, loin ainsi de se réduire à une projection de soi. « Se reconnaître en l’autre, c’est en même temps reconnaître ce que l’on doit à l’autre. Tout le génie de l’amour est là » (p. 164).

Ce sont là, pour Dagenais, les dimensions essentielles et le montage propre à la famille moderne, modèle sans doute jamais entièrement réalisé. Notre auteur en repère en Angleterre un trait essentiel dès le XVIe siècle : la limitation des naissances en raison de la primauté accordée à l’éducation des enfants. Des traits d’autres modèles (dits traditionnels) vont demeurer jusqu’au XXe siècle, mais la famille moderne va progressivement devenir dominante en Occident avant de commencer, tout récemment, à disparaître. Au tournant des années 1960, en effet, la famille moderne commence à se défaire, et dans certaines sociétés comme le Québec assez rapidement : dissolution du mariage, destructuration des rôles pa-rentaux (rapports entre conjoints et rapports des parents aux enfants), « nouvelles » familles, effacement des genres, relation de couple libre de tout engagement. La crise se traduit dans une baisse de la fécondité d’une part, et une crise de l’éducation d’autre part. L’on se met à la recherche du père qui incarnait l’exercice de l’autorité et qui n’est plus capable de réaliser son genre selon le modèle moderne, comme pour-voyeur. La figure de la mère demeure, l’adulte aime passionnément ses enfants, les soigne, mais sans savoir comment les éduquer ; toute règle et tout idéal paraissent arbitraires. Avoir un enfant est désormais une expérience à vivre et une projection de soi ; une expérience que l’on peut exclure au profit d’autres expériences tout aussi valables (la carrière particulièrement). Les parents refusent de se considérer comme des éducateurs et voudraient être des amis. Le mariage devient une entente contractuelle entre deux personnes, qui conservent leur indépendance, sur le partage des tâches et ce que chacun est tenu d’investir. Il faut vivre sa vie, en jouir, et non pas transmettre ce qu’on a reçu. En se défaisant, la famille moderne se révèle. L’importance de la conjugalité avait certes été depuis longtemps sou-lignée; sa nature pédagogique apparaît peut-être maintenant plus clairement[3].

La rupture semble avoir été assez soudaine. Une date est même avancée : 1965. Notre auteur aime les périodisations nettes, les basculements. Question de style sans doute, le procédé a l’avantage de bien faire ressortir les changements, de marquer les différences et de faire avancer l’analyse : l’objet du débat est bien circonscrit et on sait mieux pourquoi l’on est ou non d’accord. Il a cependant le défaut de mettre de côté la lente préparation du changement, et le phénomène d’accumulation ou de coexistence. La fin de la famille moderne est d’ailleurs écrit dans un style tranchant, souvent alerte, avec un habile recours aux images du quotidien et aux anecdotes historiques, proche par endroit de la langue parlée (c’est là qu’il est le plus plaisant à lire), adoptant à la page suivante un ton plus « théorique » et abstrait, plus lourd également. L’auteur aime ferrailler. Il n’en est pas à sa première passe d’armes, et c’est sans ménagement qu’il discute les thèses de ses collègues, parfois il est vrai, de manière injuste. On saluera l’esprit critique et exigeant.

Psychologie historique

Le projet, il faut y insister, est ambitieux : comprendre la structure de la personnalité que produisait la famille moderne. C’est pourquoi la question de l’identité est au centre de l’analyse. Et si la question des genres l’intéresse particulièrement dans cette histoire, c’est qu’il a en vue la compréhension de pathologies contemporaines typiquement masculines, qu’il attribue à la dissolution de la famille moderne (violence et suicides, tout particulièrement). Aussi se démar-que-t-il des approches plus récentes centrées sur la parenté et les transformations de la filiation ou le maintien des solidarités et du soutien parental. Comprendre la structure de la personnalité peut faire penser à l’étude de la personnalité de base, qui a longtemps occupé l’anthropologie américaine, mais on doit plutôt classer l’ouvrage de Dagenais dans ce que Meyerson (1995 [1948]) et Vernant (1996) ont appelé la « psychologie historique », l’étude des formes historiques de personnalité et de pensée, principalement par l’analyse de la structure et du contenu des caté-gories auxquelles ont recours les membres d’une culture (par exemple, la notion de personne, l’amour, la distinction privé-public).

Dans cette entreprise, notre auteur a rapidement été confronté à la psycha-nalyse qui occupe dans la culture moderne, française surtout, une place sin-gulière : tout à la fois un instrument privilégié d’interprétation du psychique et expression symptomatique d’une forme historique de la vie psychique. Dagenais va tantôt se servir de la psychanalyse comme d’un outil d’analyse, tantôt en faire son objet d’étude. Il entend cesser de la traiter comme un savoir positif et il dit même vouloir s’en prendre à « l’aura théorique de la psychanalyse » (p. 111). Le complexe d’Œdipe, par exemple, loin d’être universel, implique un nouveau rapport de la mère à l’enfant, un lien maternel accru pour des raisons éducatives. Et un nouveau rapport du père à l’enfant, qui n’est plus simplement chef de famille, mais engagé dans un rapport conjugal et amoureux à la mère et dans un rapport pédagogique au nom duquel il exerce son autorité. Il appelle l’enfant à se détacher de la mère et à s’émanciper de la famille. Autre exemple, la répression de la sexualité. Ce n’est pas tant la morale traditionnelle qui en est cause que le fort investissement subjectif de la sexualité, où l’individu dévoile, tout autant que son corps, son âme. L’érotisme moderne, davantage que la morale, appelle la fidélité.

La catégorie d’inconscient est également passible d’une telle analyse :

Pour advenir, l’inconscient subjectif suppose un genre de personne qui passe son temps à se corriger, à agir sur elle-même, élevée qu’elle est à s’ériger au niveau de l’humanité en général pour vivre sa petite vie particulière, ce qui oblige à prendre constamment en considération le point de vue de l’autre. Cet idéal normatif d’humanité est la source du surmoi, comme la mise à l’index d’une série de comportements auto-réprimés est la source de l’inconscient subjectif, deux moments qui restent sous-jacents à l’avènement du moi qui est la seule réalité phénoménale normale.[4]

p. 144

La psychanalyse a fourni aux modernes des mythes dont ils avaient besoin pour habiter le monde tel qu’ils l’ont organisé[5]. À propos de la psychopathologie freudienne, il écrit :

Au lieu d’y voir les problèmes psychologiques de quelques bourgeois, on devrait sérieusement y saisir le vacillement historique de la personnalité bourgeoise. Son ébranlement historique date certainement de là. Il me paraît évident, ne serait-ce que par analogie, que la révélation de la structure psy-chique moderne devient possible quand le moi, c’est-à-dire l’instance qui assume la réalité, vacille effectivement. Cette déstabilisation identitaire est aujourd’hui devenue banale et tout un chacun se psychanalyse comme jadis, monsieur Jourdain faisait de la prose. Quand une ferme intention d’être ne conduit plus solidement la vie quotidienne, on peut difficilement relier les moments épars en un tout unifié, faute de sujet correspondant.

p. 145

On remarquera le recours, non seulement à la terminologie, mais à une partie tout au moins du schème d’explication psychanalytique, la topique freu-dienne : « le moi comme instance qui assume la réalité ». Ce n’est pas la struc-ture psychique en général qui est expliquée, mais la structure bourgeoise, en prenant appui cependant sur ce que la révélation de la structure psychique bour-geoise dit de toute organisation psychique. La psychanalyse fournit à Dagenais une partie des moyens pour la comprendre et la relativiser. Une radicalisation de l’expérience subjective a produit la psychanalyse et en même temps le moyen de comprendre ou d’apercevoir des dimensions de la vie psychique.

Sans doute sa critique est le passage obligé pour intégrer la psychanalyse aux sciences sociales. Mais la psychanalyse n’est plus tout à fait la même. Elle n’est plus ici démystification, identification de nos empêchements, de nos blo-cages, de la répétition du même, et que l’on retrace par une recherche de nos origines. Elle est ici investigation de nos schèmes mentaux, des solutions que l’on s’invente et des possibilités que la culture nous donne (sa générosité). Sortir la psychanalyse de l’idéologie objectiviste dans laquelle l’a placée Freud, on s’y emploie depuis longtemps ; Freud lui-même a tenté de s’en libérer. On peut chercher une source de l’inconscient des modernes dans les théories neuro-logiques comme le fait Gauchet (1992) et avant lui Ellenberger (1974), mais ça ne dit pas tout de son origine et surtout de son succès. Sans doute faut-il une démarche plus radicale encore, ethnologique et historique, pour lui faire perdre son évidence.

Mais s’il faut dépasser la psychanalyse, cela ne peut se faire qu’en inté-grant quelques-unes de ses idées essentielles. On voit difficilement, par exemple, comment on pourrait se passer de la catégorie d’inconscient. Si l’inconscient n’est pas « en nous », il reste à nommer notre adhésion au monde, notre insertion dans le temps et l’espace, ce par quoi on s’y maintient (l’invisible sur le fond duquel apparaît le visible, le langage qui nous permet de parler). Psychanalyse, anthropologie et sociologie reposent toutes sur la même idée, fort simple (mais aux implications considérables) : parler, c’est anticiper la réponse de l’autre. La psychanalyse appelle cela l’inconscient, l’anthropologie l’altérité, et la sociologie l’interaction. Il n’y a pas sans cela d’institution qui tienne, de passage à l’hu-main, aucune expérience de soi ni de communication avec autrui, pas de confiance dans la parole de l’autre, tout simplement pas de parole possible[6]. Si l’inconscient est la manière propre à une culture pour désigner et organiser l’expérience du rapport à soi et aux autres, il désigne aussi cette forme générale d’expérience ou fonction psychologique pour parler comme Meyerson (1995 [1948]); une fonction qui a une histoire, une fonction variable et inachevable[7].

Présent de l’altérité

Ce jeu avec la psychanalyse ne présente pas qu’un intérêt méthodologique ou épistémologique. Il signale une difficulté théorique et politique plus inté-ressante que la seule validité de la psychanalyse : la question de l’altérité. Il s’agit de comprendre ce qui jusqu’à tout récemment en Occident assurait une certaine forme stable d’identité et ne tient plus désormais, question pour laquelle la psychanalyse est convoquée comme expert mais aussi comme témoin. Ce qui vacille avec la fin de la famille moderne, avec la remise en cause de la relation conjugale et le rapport pédagogique à l’enfant, ce sont les premières formes de reconnaissance et d’organisation de l’altérité dans les sociétés modernes.

On peut diversement apprécier la rupture survenue dans les sociétés occi-dentales dans les années 1960. Sans nostalgie, Dagenais insiste sur les difficultés devant lesquelles on se trouve et sur les nouvelles pathologies. Avec plus d’optimisme et une réelle satisfaction, Françoise Héritier insiste pour sa part dans un récent entretien (2001) sur le contrôle par les femmes de leur faculté reproductive et la remise en cause radicale de la domination masculine : le tournant démographique, la chute de la fécondité s’expliquent par la diffusion de méthodes contraceptives ayant eu pour effet non prévu de libérer les femmes de ce pourquoi elles étaient dominées, la reproduction précisément. Nous sommes en droit de demander une explication autre que les effets imprévus d’une technologie médicale[8], ce que Dagenais s’efforce justement de donner, en reliant différents phénomènes par une interprétation d’ensemble. Qu’il le fasse en ignorant la question de l’inégalité entre les hommes et les femmes ne manque cependant pas d’étonner. Est-ce là la part inconsciente (!) de son interprétation? On comprend qu’il ait voulu dire autre chose que ce que l’on dit toujours sur la famille, et sans doute tient-il son pari. Mais son analyse en visant si profondément la question de l’identité et de l’altérité, ramène nécessairement à la question de l’égalité. Si la famille moderne a préparé l’égalité des hommes et des femmes, cette égalité a en retour contribué à défaire la famille moderne. L’un des effets cependant serait de ne plus permettre aux jeunes hommes d’asseoir leur identité en fondant un foyer assuré par un travail et un revenu stable. La violence des jeunes hommes (criminalité, violence, suicide) en Europe comme en Amérique du Nord serait liée à la récession, au chômage et à la pauvreté, mais aussi à la réduction de la force physique dans le travail, et plus profondément peut-être à l’autonomie matérielle, émotive et sexuelle des femmes qui ont fait tomber des « pans entiers de la domination masculine », comme l’écrit Hugues Lagrange (1998 : 68)[9]. Le déficit de justification de leur existence les conduirait à une de-mande de reconnaissance dans la violence.

Ces violences, objectera-t-on, ne sont pas nouvelles, encore qu’il nous faille comprendre ce qu’elles signifient dans chaque contexte. La situation actuelle est peut-être l’une de celles où il apparaît le mieux que le lien social repose sur une construction fragile. Et la violence ou les « pathologies » ne témoignent pas seules de cette fragilité. Au tableau, il faut ajouter le clonage reproductif qu’évoque Françoise Héritier dans son entretien, porteur du fantasme de la reproduction des garçons par les hommes et de la reproduction des filles par les femmes; clonage que l’on ne permettra peut être jamais, mais qui n’en constitue pas moins une menace aux rapports plus égaux entre les hommes et les femmes, et une menace contre le lien social lui-même.

Les sciences sociales sont nées du sentiment d’une perte : la famille, la nature, les sauvages, le sacré, la légitimité, etc. Elles ont ainsi pour principales catégories des mots qui désignent ce qui n’est plus et n’a peut être jamais été. C’est déjà là poser la question du même et du différent, de l’identité et de l’altérité.