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En ce jour d’août 2003, Carmen[1], une jeune femme de 24 ans mère de trois enfants en bas âge, risquait d’être expulsée de la chambre du « refuge » du quartier populaire de Caracas où elle habitait depuis trois ans, et de se retrouver ainsi à la rue. Ses enfants étaient restés seuls dans la chambre toute la nuit, et vers 7 heures du matin, ils s’étaient mis à jouer avec des allumettes, provoquant un petit feu sans conséquences tragiques. Les voisins, ayant senti la fumée, cassèrent le cadenas qui fermait la porte de la chambre et firent sortir les enfants. Carmen arriva vers 11 heures du matin et trouva ce qui restait des draps brûlés ainsi que ses affaires mouillées, empilés dans le couloir. Ses enfants l’attendaient, effrayés, dans un coin. Sinistrée de la catastrophe naturelle en 1999, nommée au Venezuela La Tragedia, elle m’expliqua les raisons de son absence : pour inscrire ses enfants à l’école, elle avait besoin de copies originales de leur extrait d’acte de naissance. Or, pour d’obtenir ces documents du Registre public de Caracas, il faut faire la queue à partir de 4 heures du matin en espérant avoir la chance de retirer un numéro de passage. Carmen avait donc décidé de laisser ses enfants seuls, enfermés dans la chambre, et d’aller dormir chez une amie logée près du Registre, au centre-ville.

Mais le directeur du refuge, Rodríguez, ne croyait pas Carmen et avait une autre version des faits. Cette nuit-là, elle était certainement sortie pour s’amuser, voire pour se prostituer : « Carmen est une mère irresponsable. Elle laisse toujours les enfants seuls dans la chambre parce qu’elle aime trop faire le trottoir et batifoler ». La lettre de demande d’expulsion de Carmen et de ses enfants était donc déjà rédigée et Rodríguez s’apprêtait à la transmettre au « Bureau des refuges » du Fondo Unico Social[2].

Cet après-midi-là, l’ambiance au refuge était donc tendue. Dans un petit bureau, enfermée avec Rodríguez, son adjoint et une assistante sociale, j’avançai des arguments pour défendre Carmen afin d’empêcher son expulsion. Je soulignai combien la bureaucratie vénézuélienne ne laissait pas d’autre choix aux mères sans ressources que de laisser leurs enfants seuls afin d’accomplir leurs diverses démarches. J’insistai également sur les difficultés que les enfants allaient rencontrer si leur mère était jetée à la rue.

Embarrassé par ma présence et par ma position en faveur de Carmen, Rodríguez céda et la lettre ne fut pas envoyée. Néanmoins, Carmen continua de vivre sous la menace par Rodríguez du retrait de la garde de ses enfants, celui-ci demeurant prêt à dénoncer auprès d’un juge des mineurs le « comportement irresponsable de la mère ».

Le 15 décembre 1999 s’est produit ce que l’on a appelé par la suite La Tragedia : des coulées de pierres, de boue et de végétation dévalèrent les flancs de la cordillère El Avila (2 500 m) à une vitesse d’environ 100 kilomètres par heure, ravageant des communes entières, toutes classes sociales comprises[3]. Le désastre causa la mort d’environ 1 000 personnes ; 150 000 autres furent évacuées en trois jours. De nombreux refuges furent mis en place pour héberger temporairement les familles sinistrées ou rescapées dont les demeures avaient été détruites par la catastrophe.

L’ambition de cette contribution[4] est de porter un regard analytique sur les retombées sociales d’une catastrophe, une fois la phase de l’urgence humanitaire passée, et en particulier sur les trajectoires des sinistrés qui n’ont d’autres ressources que l’État pour assurer leur subsistance à moyen, voire à long terme, après la catastrophe. Il s’agit de rendre compte de l’expérience du sinistre par le biais de la normalisation de la vie après l’urgence pour les familles sinistrées de La Tragedia. La problématique porte sur les relations entre le pouvoir politique et les modes de régulation des conduites et sur celles qui se sont nouées entre sinistrés pauvres et institutions. L’analyse menée à partir de l’observation minutieuse de la trame serrée de ces relations dans les refuges (refugios) fait notamment apparaître des procédures de renégociation et de réappropriation des règles et des normes à l’intérieur même de ces espaces. Je montrerai ainsi comment l’expérience des habitants des refugios hébergés pour une longue durée peut être retracée en examinant la manière dont les individus décrivent et comprennent leur situation et déclarent mériter l’assistance[5].

L’article s’organise autour du récit de vie de Carmen[6] et du parcours que lui dessine l’assistance ; il vise à décrypter à la fois les interventions publiques des politiques de l’assistance aux sinistrés, marquées par la violence institutionnelle, et la façon dont ces interventions sont vécues, ressenties voire même manipulées par celles qui en sont les bénéficiaires et, en l’occurrence, les victimes.

Entre 2000 et 2004, Carmen avait transité d’un abri provisoire à un autre. Elle avait été accueillie dans des refuges de secours installés lors de l’urgence de 1999 et y était restée jusqu’au début de 2001, avant d’être logée pendant quelques mois dans une maison neuve qui avait été saccagée, et d’être confinée dans une chambre du refuge. C’est là que je la rencontrai pour la première fois, en décembre 2001. Elle était alors en attente d’une solution définitive à son problème de logement. Plusieurs rencontres ont suivi dans les années subséquentes.

L’analyse est organisée en trois axes. Il s’agit tout d’abord de discerner les éléments de l’expérience de la normalisation – dans le double sens du mot – de la vie dans les refuges, c’est-à-dire de comprendre comment, dans le cadre de l’institutionnalisation de ces espaces, les interprétations des ressentis, les pensées et l’espoir des sinistrés hébergés relèvent de l’inscription dans la structure sociale de l’expérience du sinistre comme situation chronique. Ce mode d’appartenance se trouve particulièrement complexifié dans les espaces de confinement, espaces précaires où l’« habiter », bien que censé être temporaire, engendre un certain attachement au lieu, pourtant fondamentalement marqué par l’exposition de la vie domestique au regard des responsables institutionnels.

Ensuite, ces espaces sont traversés par une démarche institutionnelle de catégorisation et d’étiquetage des individus : on désigne par « cas de figure » les situations des familles sinistrées pauvres. L’analyse de cette démarche dévoilera les effets reproducteurs des inégalités sociales des programmes de prise en charge des victimes des catastrophes. Dans le cas vénézuélien, la version officielle du retour à Caracas des personnes relogées en province est fondée sur un parcours dessiné au préalable par les institutions. Cette argumentation dominante naturalisa et rendit invisible la précarisation et la relégation des familles qui firent face à des contraintes souvent insurmontables lors de leur relogement en province[7].

Enfin, la reproduction des inégalités, forcement génératrice de différentes formes de violence, témoigne de l’apparition de formes de conduite qualifiées de « déviantes » (Becker 1985) par les institutions à propos des personnes hébergées en refuge, en particulier des femmes. La construction de Carmen comme sujet aux conduites déviantes met en évidence la tension existant entre sa biographie et le cadre moral imposé aux sinistrés par l’institution qui assure la prise en charge des victimes. Cette violence s’inscrit à son tour dans une mise en cause d’ordre moral, dans un contexte post-catastrophique où la mobilisation compassionnelle inhérente à l’urgence n’est plus de mise.

Pourquoi l’incendie de la chambre de Carmen représentait-il, pour Rodríguez, le « comble de l’immoralité » des mères du refuge? Cet incendie s’est avéré l’événement qui a marqué le seuil de l’inacceptable et a déclenché la concrétisation de la menace d’expulsion. Histoires individuelles, logiques sociales de la prise en charge collective des sinistrés et émotions véhiculées par une rhétorique radicale – qui fait écho à la polarisation politique du pays autour de la figure du président Chávez – s’entremêlent dans l’ethnographie. En reprenant le lien proposé par Michel Foucault (1994 : 539-561) entre « la conduite du gouvernement » et le « gouvernement de la conduite », il apparaîtra que l’assujettissement de Carmen est déterminé par l’interaction de son comportement avec les valeurs dominantes de la légitimité du malheur. Paradoxalement, c’est la lettre d’expulsion du refuge où elle séjourne avec ses enfants depuis deux ans qui rend Carmen visible aux yeux de l’État, tout en l’excluant. La rédaction de cette lettre marque une décision extrême qui dessine une forme d’institutionnalisation de la violence, car elle constitue « un acte d’intrusion qui a pour effet volontaire la dépossession d’autrui » (Héritier 2005 : 17). La violence institutionnelle se fonde ici sur des arguments moraux auxquels la procédure d’expulsion donne accès, la lettre devenant un instrument d’assujettissement aux règles, qui permet en l’occurrence de retracer la carrière morale de « sinistrée déviante » de Carmen.

La politique de « dignification » : une mobilisation compassionnelle particulière

Le gouvernement révolutionnaire bolivarien du président Chávez, au pouvoir depuis un an au moment de la catastrophe, s’est immédiatement emparé de l’événement par la voie d’une promesse : « rétablir la dignité perdue » des victimes pauvres de La Tragedia. En faisant preuve d’inventivité lexicale, le président Chávez proposa, lors de son émission radio hebdomadaire Aló Presidente, d’appeler dignificados (néologisme espagnol basé sur le mot dignité) les sinistrés de La Tragedia, une fois qu’ils seraient sous la tutelle des organisations gouvernementales de prise en charge (Chávez 2000a ; 2000b). Le terme vise à restituer la « dignité perdue » inhérente à l’étymologie du mot espagnol damnificado (sinistré). Ce mot a la même racine que « damner » et « condamner », du latin ecclésiastique condemnare et du latin damnun ; il est à l’origine du verbe espagnol condenar et du substantif condena (condamnation). La rhétorique officielle invoqua donc la laideur du mot damnificado pour créer un néologisme portant sur la dignité (dignificados) qui vit sa traduction immédiate dans la mise en oeuvre, le vécu et les attentes de prise en charge. Son essor s’avéra politique. Le gouvernement vénézuélien, par le biais des Forces Armées, mit en place des refuges temporaires afin de répondre aux besoins de la population sinistrée ; il organisa le relogement des groupes affectés dans le cadre du Plan de dignification de la famille vénézuélienne, programme national de prise en charge des victimes, qui proposait aux familles sinistrées moins favorisées de quitter la ville vers de nouveaux sites souvent éloignés des centres urbains. La nouvelle qualification des victimes de La Tragedia, dignificados au lieu de damnificados, formule ainsi et avant tout une promesse politique, celle de temps meilleurs à venir.

Le sens de la dignification relève d’un projet politique de récupération sociale qui cherche à redéfinir l’identité nationale en attribuant a posteriori un nouveau rôle aux classes populaires. Le sentiment compassionnel envers les victimes acquiert un sens politique propre, spécifique, et est ainsi le moteur du déploiement des politiques d’assistance dites de « dignification ». La prise en charge des sinistrés de La Tragedia fournit avant tout l’occasion d’une prise de distance avec le passé dans un cadre plus large d’espoir de régénération nationale, celui de la « révolution bolivarienne »[8]. Les « politiques de dignification » constituent donc une expression spécifique et particulière des « politiques de la compassion » (Arendt 1990) configurées lors de l’urgence.

C’est du fait de la turbulence et de la violence sociale engendrées par le désastre que Carmen acquit le statut de victime d’une catastrophe nationale et devint ainsi, bien malgré elle, l’objet d’une politique publique. Sa biographie révèle la manière dont des facteurs tels que la localisation, l’infrastructure et l’organisation sociopolitique se sont imbriqués pour reproduire des conditions de vie de vulnérabilité extrême.

La littérature en sciences sociales sur les désastres a montré combien la vulnérabilité de la population vis-à-vis des catastrophes naturelles découle des transformations géographiques importantes générées par les processus d’urbanisation qu’ont connus de nombreuses sociétés au cours des dernières décennies (Hoffman et Oliver-Smith 2002). Le résultat en est une densité humaine considérable dans un territoire devenu physiquement critique en raison des caractéristiques géotechniques des sols, de la hauteur des édifices ainsi que des carences importantes en termes de services publics. Par ailleurs, leurs habitants ne bénéficient, pour la plupart d’entre eux, d’aucune reconnaissance légale des terrains ni des maisons qu’ils habitent. Depuis les années soixante-dix, en fonction des urgences locales, les autorités municipales de Caracas ont régulièrement mis en place des centres d’abri précaires, appelés couramment « refuges », où les familles pouvaient attendre la fin des précipitations.

Avant La Tragedia et la destruction de sa maison où elle habitait avec ses deux enfants, on pouvait déjà qualifier la vie de Carmen d’« à risque » car son « rancho » était situé sur une pente de 45°. Néanmoins, comme le rapporte Veena Das dans son analyse de la situation des veuves déplacées par la Partition en Inde : être vulnérable n’est pas la même chose qu’être une victime (Das 1997 : 209). La promesse de dignification des sinistrés relève ainsi d’une « appropriation bureaucratique de leur souffrance », proche de celle rapportée par Das (1995 : 138) à propos du traitement social et politique des victimes de la catastrophe de Bhopal en Inde. En effet, la bureaucratie, la loi, la médecine et la religion constituent des cadres institutionnels qui déterminent dans une grande mesure le sens de la douleur physique, de la perte personnelle, voire de l’agonie (Das 1995 : 140) et établissent dans les sociétés contemporaines les contours de la relation entre les malheurs et les cadres administratifs.

Au Venezuela, ce processus est à l’oeuvre dans différents domaines de l’État, avec comme levier le rétablissement de la « dignité » comme valeur par le biais de l’action politique. Le refuge où j’ai rencontré Carmen hébergeait depuis quatre ans les sinistrés dans des locaux situés au-dessous du centre commercial d’une cité du sud-ouest de Caracas[9]. Cette structure abritait auparavant un hôtel modeste de deux étages. Lors de sa récupération, le bâtiment fut divisé en 116 chambres assez exiguës, destinées à des familles de quatre personnes maximum. Les chambres furent séparées par des cloisons en bois qui n’atteignaient pas le plafond. La cuisine se situait au rez-de-chaussée, et était prolongée par un couloir servant de réfectoire. Dans ce même couloir s’ouvraient en enfilade les portes des douches et des toilettes. Le FUS récupéra donc l’hôtel et mit en place ce refuge pour accueillir ceux qui étaient revenus en ville en raison de problèmes rencontrés dans les nouveaux sites de relogement en province : impossibilité de soigner des malades chroniques dans les hôpitaux locaux, absence d’emploi, insalubrité des zones, etc. Le refuge s’est constitué, comme dans le cas d’autres espaces d’hébergement collectif contraignants (Goffman 1968)[10], à partir d’un système de pouvoir institutionnel destiné à contrôler une population devenue « groupe à problèmes » pour les institutions publiques (Gounis 1996). Les familles hébergées étaient composées en majorité de femmes et d’enfants, les hommes – maris, pères, frères et fils – « passant » juste rendre visite de temps en temps pour donner de l’argent et de la nourriture. Les femmes se trouvaient donc coupées des liens et des réseaux dont elles disposaient dans le barrio, et les équipes responsables du refuge, d’abord les fonctionnaires du FUS puis les membres de l’association « Cadena de valores » (Chaîne de valeurs) considéraient que la condition sociale de ces femmes en situation de confinement relevait de la déviance. Une démarche institutionnelle de catégorisation et d’étiquetage se produisait : on désignait par le terme de « cas de figure » les familles sinistrées pauvres. Cette catégorisation mettait en évidence le système de normes sociales auquel les institutions recouraient pour expliquer les raisons pour lesquelles ces familles continuaient à être assistées et hébergées.

Au moment de sa création, dans les premiers mois de l’an 2000, la vie dans le refuge était assez réglementée. Celui-ci ouvrait ses portes à 6 heures le matin, et les fermait à 10 heures le soir. Les horaires des repas étaient fixes. Le refuge recevait une fois par semaine les denrées livrées par les camions de fournisseurs payés par les organisations humanitaires internationales (la Croix-Rouge), par le FUS et le palais présidentiel de Miraflores. Les employées distribuaient ces produits à chaque repas. Le refuge se transforma avec le temps en une institution de confinement dont le caractère était néanmoins ambigu : un gardien y restait toute la nuit et était le seul à disposer des clefs de la grille de la porte d’entrée. La vie y était rythmée par une routine, imposée par les réunions et les activités des responsables.

Que je puisse considérer les refuges de sinistrés au Venezuela sous l’angle d’un espace social d’enquête nécessite d’effectuer un bref détour méthodologique, du fait que je suis vénézuélienne. Dans la zone métropolitaine de Caracas, les refuges font partie de la « ville précaire ». Comme le signalent Akhil Gupta et James Ferguson (1997) dans l’introduction de leur ouvrage sur les « lieux anthropologiques », la question de la différenciation entre « le terrain » et le « chez soi » relève d’une distance spatiale qui est traditionnellement au coeur de la construction de « l’autre » en anthropologie. Lorsqu’on est « chez soi », on n’est pas « sur le terrain », et vice versa. Les descriptions de l’« autre monde » par celui qui arrive de l’extérieur trahissent sa provenance : elles masquent souvent l’impact des processus contemporains sur ces sociétés. Dans cette vision de l’anthropologie, les refugios des sinistrés de La Tragedia seraient ainsi trop « proches » de moi, qui suis vénézuélienne. Mais, dans la « construction du terrain » des refuges de sinistrés (Amit 2000), j’ai refusé d’envisager les refuges comme des « villages », les sinistrés étant avant tout des citadins, et j’ai opté pour une démarche méthodologique plus extérieure, hybride, combinant l’observation participante la plus large possible en termes de diversité de lieux et de sujets. J’ai ainsi adopté une stratégie méthodologique qui a pris en compte différents sites, styles, sources et implications avec les institutions, posture qui est, à mon avis, la seule qui permette de saisir la complexité des propos exprimés par les sinistrés dans un contexte social et politique tout aussi problématique, celui de la polarisation autour de la figure du président Chávez, indépendamment du fait que je sois à cheval sur « le terrain » et le « chez soi ».

À propos des victimes de désastre, Alice Fothergill rapporte comment les femmes victimes des inondations de Grand Forks, dans le Dakota du Nord, en 1997, se sont soudainement senties éprouvées une seconde fois par le « stigmate de la charité » (Fothergill 2003) lorsqu’elles sont devenues dépendantes de l’aide d’autrui. L’expérience des sinistrés rejoint ainsi celle des familles pauvres vivant sous un régime d’assistance car elle se construirait à partir d’une relation entre l’institution qui fournit l’aide et la personne qui la perçoit. Le stigmate ressenti par les sinistrés est par ailleurs inégalement reparti dans le monde social, et le refuge de confinement est le lieu où se joue la fin de la compassion, où le stigmate de la charité ne relève plus d’un épisode temporaire mais se révèle davantage l’issue d’une situation chronique qui conduit à une nouvelle condition d’invisibilité sociale.

De la compassion à la normalisation : le sinistre comme expérience chronique

La disqualification de Carmen met en évidence la tension existant entre sa biographie et le cadre moral du refuge. En 2003, Rodríguez avait été nommé par le FUS responsable du refuge de Caricuao, poste qu’il a occupé entre 2003 et 2005. Il avait créé une « association » nommée « Chaîne de valeurs »[11] (Cadena de valores) pour bénéficier d’un financement du FUS, et devait assurer la gestion des ressources envoyées toutes les semaines, principalement des livraisons de nourriture – viande, haricots noirs, farine de maïs et flocons d’avoine. L’« association » était composée de trois personnes. Rodríguez assurait donc la direction du refuge et de l’association, et était par ailleurs membre d’une Église protestante évangélique. Ses allusions à Dieu, à la Bible et aux mandats du président Chávez montraient qu’il se percevait comme l’instigateur d’un changement social et moral nécessaire dans le refugio. Cependant – était-ce parce qu’il se sentait impuissant à adoucir la détresse économique et sociale des familles? – il consacrait ses journées à réprimander les mères. Il faisait de la gestion du refuge une expérience émotive et radicale. Dans les réunions administratives que Rodríguez organisait avec les familles, il usait de métaphores illustrant en quoi consistait le « salut social » proclamé par la « révolution bolivarienne ». Mais son registre s’avérait plus religieux que politique, proche en fait de celui de la « bataille contre le mal » (Pollak-Eltz 2001) menée par les membres des Églises évangéliques protestantes et charismatiques. La « guerre sainte » et la « guerre contre les injustices sociales » se conjuguaient ainsi, faisant en partie écho à la rhétorique présidentielle dont les éléments émotionnels touchaient avec force les milieux populaires. Comme Rodríguez le disait lui-même, il voulait « lutter contre le mal dans le refuge », ce qui suscitait des conflits permanents avec les hébergés. Pour lui, les mères hébergées à Caricuao étaient des « pécheresses » (pecadoras), et son assistant partageait son avis. À les croire, les enfants traînaient, sales et seuls, pendant que les mères passaient leur temps dans « l’oisiveté », la « fainéantise » et la « frivolité ». Ils appuyaient leurs blâmes de dictons sur la maternité : « être une mauvaise mère est le pire des défauts d’une femme », « ce qu’on ne peut pas lui pardonner ».

J’interrogeai Rodríguez sur la source de sa détermination à « chasser le mal » et à « imposer le bien » dans ce lieu qu’il qualifiait d’« enfer ». Il me raconta son histoire. Après la mort de sa mère, à seize ans, il avait fait le ménage dans une clinique puis dans une école. Menant une vie très précaire, il avait trouvé une maison abandonnée dans un barrio et avait rejoint une Église évangélique. Il s’était s’associé avec un jeune homme de l’Église pour solliciter un financement du FUS et créer une association d’aide sociale. C’est ainsi que l’administration du refuge de sinistrés lui a été attribuée. La biographie de Rodríguez montre que les premières valeurs qu’il cherchait à rétablir étaient les siennes alors que, désemparé, presque sans aucune ressource ni support institutionnel, il devait faire face seul aux demandes des assistés. Le chemin de son propre salut se confondait ainsi avec les normes qu’il prétendait imposer dans le refugio. À sa rage s’ajoutait la pénurie de moyens que connaissent les fonctionnaires des administrations vénézuéliennes. Sa croisade pour la réforme des moeurs faisait de lui un « entrepreneur de la morale » dans le sens proposé de Howard Becker (1985 : 171-176) : non seulement il se croyait supérieur aux mères et doutait rarement de son bon droit, mais il était également en position de les dénoncer aux fonctionnaires supérieurs du FUS et, éventuellement, de les faire expulser. Dans ce refuge, j’ai eu vent de menaces d’expulsion où les responsables avaient fait venir la Garde Nationale, accompagnée par un juge de mineurs à la suite de la dénonciation d’une mère. La tension engendrée par les cadres normatifs stricts des politiques de prise en charge d’une part, et la part d’arbitraire dans la prise de décision à propos de la gestion des refuges d’autre part, teintaient tous les aspects de la vie quotidienne. Par exemple, les règles imposées empêchaient les femmes d’organiser leur vie pour travailler en ville. Elles étaient durement réprimandées si elles essayaient de se débrouiller, et on leur reprochait d’abandonner leurs enfants. En effet, les mères devaient souvent enfermer ces derniers dans leur chambre et les laisser seuls toute la journée, ce dont les responsables étaient très au fait. Mais les dénonciations de ces actes étaient arbitraires : elles découlaient souvent de conflits entre les uns et les autres, ou de disputes entre voisines.

Au lendemain du désastre du 15 décembre 1999, le secours d’urgence porté à Carmen et à sa famille fut rapide. Une fois obtenu le certificat de perte de logement émis par les pompiers, Carmen fut hébergée dans un refuge de transit, La Ciudadela bolivariana. Situé à Catia, la plus grande zone populaire de la ville de Caracas, ce refuge fut le plus important de la ville durant les mois qui suivirent la catastrophe. En mars 2000, 56 292 sinistrés logeaient dans 210 centres civils d’accueil et 18 678 étaient hébergés dans 72 centres d’accueil des forces armées. Ces centres ou refuges étaient répartis sur l’ensemble du territoire national (ILDIS 2000 : 52). Les études socio-économiques menées dans les refuges civils et militaires montrent que 70 % des familles sinistrées vivaient en-dessous du seuil de pauvreté (España, Luengo et Maldonaldo 2000). Carmen demeura dans La Ciudadela bolivariana pendant plus d’un an en attendant son nouveau logement. La question foncière est un enjeu majeur pour les habitants des barrios des villes vénézuéliennes car il est très improbable de devenir propriétaire d’une maison. Ainsi, l’offre d’un logement par le gouvernement n’était-elle pas négligeable. Lorsqu’elle évoquait son premier séjour dans ce refuge de transit, Carmen se souvenait qu’elle était pleine d’optimisme car, bien que subsistant dans des conditions très précaires, elle était devenue officiellement une « bénéficiaire » alors qu’elle n’avait jamais pu l’être auparavant. Même si ce « nouveau départ » était déjà façonné par les institutions qui géraient ces programmes et qu’on lui imposait maintes contraintes – la plus importante étant celle de quitter la ville –, elle y voyait néanmoins la cristallisation d’un recommencement.

Temporalité et événement extrême : la force de la précarité chronique

Début 2001. Après avoir vécu dans le refuge de transit de La Ciudadela Bolivariana, Carmen est relogée à Barinas, poblado 4, dans les plaines du sud du Venezuela, à 600 km de Caracas. C’est à ce moment là qu’elle dit avoir obtenu ce qu’elle espérait de la part du gouvernement. Les sinistrés furent relogés dans de nouveaux lotissements construits loin des villes pour la plupart des cas. Les maisons fournies par le gouvernement y étaient équipées d’un lave-linge, d’un réfrigérateur et de quelques meubles. Une fois la famille installée dans son logement, Carmen décida de partir deux semaines voir son fils aîné qui habitait à Barquisimeto, dans l’État de Lara, à 350 km de Caracas. Elle avait eu ce premier enfant à 17 ans et avait dû l’envoyer chez sa mère car elle n’avait pas les moyens de l’élever seule tout en travaillant en ville. Elle ne le voyait que pendant les vacances scolaires, et encore fallait-il qu’elle eût suffisamment d’argent pour payer le transport. Son compagnon n’habitait pas avec elle de façon permanente et ne lui rendait visite que les fins de semaine.

Lorsqu’elle évoquait son séjour de cinq mois dans la nouvelle maison, les larmes lui montaient aux yeux. Elle se sentait tellement bien à Barinas :

On n’a jamais eu faim. Je faisais des plats cuisinés que je vendais, et je vendais aussi des sodas et des choses comme ça car on avait un frigo pour les garder au frais, et mon mari m’apportait un peu d’argent, et avec ça on s’en sortait…

Entretien avec Carmen, refuge Caricuao, novembre 2001

Puisqu’elle avait finalement obtenu une maison à elle, elle songeait à enfin réunir ses enfants et partit donc chercher son aîné chez la grand-mère. Cependant, à son retour de Barquisimeto, Carmen trouva sa nouvelle maison pillée et incendiée. Les grilles avaient été fermées avec un cadenas, et c’est en vain qu’elle essaya de les ouvrir. Personne sur le site ne put lui fournir d’explications. Or, elle était sûre que la maison avait été brûlée par ses voisins qui n’étaient qu’« un tas de malandrins ». Quelqu’un lui avait même dit que c’était un coup monté des sans-abris, qui étaient exclus des politiques de relogement et donc toujours à la recherche de maisons inhabitées. Elle avait tout perdu.

Carmen prit ses enfants et se rendit au siège du FUS à Caracas, à 8 heures de bus de Barinas, pour porter plainte, pensant qu’elle pourrait ainsi récupérer sa maison. Mais au FUS, on lui annonça que sa maison était occupée par une autre famille qui l’avait trouvée délaissée. La pression de la demande était si forte auprès des bureaux des institutions chargées de mettre en oeuvre la politique d’attribution de nouveaux logements, que les fonctionnaires justifiaient tacitement la prise irrégulière des maisons « abandonnées » par ceux qui en avaient besoin. De plus, Carmen apparaissait dans le recensement du FUS comme étant déjà bénéficiaire d’une maison. Elle exposa alors son cas. Mais au lieu de clarifier sa situation et de chercher à trouver une solution, les administrateurs la déclarèrent « déserteur » (desertora) – terme militaire devenu une catégorie institutionnelle qui la désignait comme fautive vis-à-vis du programme de relogement – car « elle avait laissé sa maison vide ». Son nom prit place à la fin d’une autre liste d’attente. Elle fut envoyée dans le refuge où nous nous sommes rencontrées entre la fin 2001 et l’année 2004. Son cas était loin d’être unique puisque des sinistrés de ce même refuge me racontèrent également que les bénéficiaires des nouvelles maisons ne pouvaient pas s’en éloigner – ne serait-ce qu’une journée – à cause des risques de pillage et de saccage. Du refuge de Caricuao à celui de La Ciudadela Bolivariana, où elle avait logé avant d’occuper sa nouvelle maison à Barinas, Carmen faisait le bilan de son parcours : « En tout cas, la vie dans tous les refuges est horrible ».

La déprédation de la nouvelle maison de Carmen à Barinas n’avait qu’un caractère ordinaire et banal aux yeux des institutions. Ce phénomène met en lumière bien des paradoxes. Tout d’abord, en raison du pillage, Carmen ne possédait plus l’« attestation objective » de sa condition de sans-abri, le « certificat de perte de logement » délivré par les pompiers à la suite de son évacuation. Or, rien ne peut se substituer à ce certificat, et son seul récit ne pouvait faire foi dans les bureaux du FUS car les sinistrés dont la maison a été saccagée ne constituent pas une catégorie institutionnelle reconnue. Carmen se retrouvait dépourvue de tout recours, exclue de toute catégorie sociale pour signifier, et donc légitimer et exiger, que son nouveau malheur soit réparé.

Par ailleurs, c’est ici que se noue la relation dialectique entre ce qui affecte quotidiennement les victimes et ce qui a été socialement construit comme l’origine de leur malheur. D’une part, ce nouvel événement vécu par Carmen comme un drame extrême – le pillage de sa nouvelle maison – relève de la banalité du quotidien des familles pauvres déplacées en province, souvent privées de toute protection sociale et juridique, éloignées des sources de travail de la grande ville, et coupées de leurs liens sociaux. D’autre part, La Tragedia de décembre 1999, socialement construite comme l’événement le plus dramatique qu’ait vécu la société vénézuélienne, n’avait plus de sens pour Carmen en tant qu’origine de son malheur. Elle se voyait avant tout comme la victime des pilleurs de sa nouvelle maison, mais elle ne pouvait revendiquer cette nouvelle condition puisque le saccage n’était pas reconnu comme un « événement malheureux » par l’institution pourvoyeuse d’aide. Sa disgrâce présente ne suscitait pas de compassion.

Cette contradiction apparaît encore plus si l’on constate que c’est à partir du désastre, sur le plan qualitatif aussi bien que quantitatif, que Carmen était enfin devenue légitimement bénéficiaire d’une aide aux yeux des institutions et de la société. Devenir victime l’avait fait entrer dans une catégorie spéciale qui lui octroyait un certain statut au sein de la société. Or, la catastrophe La Tragedia prit des dimensions moindres dans la biographie de cette femme, pour qui l’incendie et le pillage de la maison qui lui avait attribuée en tant que sinistrée étaient bien plus tragiques. Elle fut un certain temps le sujet légitime d’une politique publique, et une réparation de sa condition sociale paraissait alors possible. L’indemnisation s’était bien concrétisée dans un logement, mais elle avait spoliée de cet objet.

Yajaïra, qui occupait une chambre dans le même refuge avec ses enfants en bas âge, avait également subi la perte de sa maison récemment attribuée. Après La Tragedia, Yajaïra fut évacuée avec ses quatre enfants dans un refuge d’urgence où elle avait eu peur pour leur sécurité. Les militaires et les assistantes du FUS lui offrirent de partir à Barquisimeto. Après huit mois passés au Fort Terepaïma, elle avait obtenu l’une des maisons octroyées par le FUS, où elle vécut peu de temps. Elle s’était en effet rendue à Caracas pour quelques jours, pour récupérer de l’argent qu’on lui devait. Pendant ce séjour en ville, un chien errant avait mordu son fils qui, grièvement blessé, avait dû être hospitalisé pendant 25 jours sur place, dans un hôpital public. Au vu de son absence prolongée, dont elle n’avait pas pu prévenir les institutions, les fonctionnaires avaient classé la maison comme « abandonnée » au cours d’une inspection, et l’avaient attribuée à une autre famille. Yajaïra s’était ainsi retrouvée sans toit.

Le FUS ne voulait rien entendre des conditions dans lesquelles j’ai perdu ma maison. J’ai donc vécu dans un rancho que j’ai fait moi-même avec quatre bâtons et un morceau de toit, ici à Catia. J’y ai vécu cinq mois. Mais le rancho s’est écroulé, la zone n’était pas habitable. Les pompiers sont venus m’évacuer. Les voisins des maisons situées près du rancho voulaient me dénoncer à la Lopna[12], pour m’enlever mes enfants, du fait que j’avais construit ce rancho et que j’y habitais avec les petits. Les pompiers ont mis du temps pour me faire le certificat de damnificada à cause de cette affaire. Finalement, je l’ai eu, et je me suis installée ici. J’étais une damnificada pour la seconde fois.

Entretien avec Yajaïra, refuge Caricuao, avril 2003

Ces quelques mois passés dans la maison de Barquisimeto étaient pour Yajaïra les meilleurs moments de sa vie : « Je voudrais tellement y retourner. La zone est tranquille. Moi, je serais prête à envahir aussi une maison », ajoute-t-elle.

Ces parcours montrent les paradoxes qui opèrent dans le cadre de la normativité de la politique de relocalisation spatiale des victimes de La Tragedia. En effet, l’expertise sociale à l’origine de ces politiques stipule un devoir implicite des familles de quitter les barrios populaires de la ville vers de nouveaux sites en dehors de la zone métropolitaine (CEPAL 2000 ; Negrón 1999). Mais avec ces relogements en lointaine province, les institutions coupent les liens avec les populations déplacées et instaurent un ordre détaché des réalités locales, qui devient vite contraignant. Ce type de situation est courant lors de relocalisations programmées par les gouvernements à la suite de catastrophes, comme le montre bien la littérature portant sur les désastres (Oliver-Smith 1991). En témoignent les propos d’un jeune lieutenant-colonel de l’Armée de terre de 35 ans, directeur de l’Office de relogement du FUS, qui soulignait, lors d’un entretien dans son bureau situé à Caracas en novembre 2001, « que quoiqu’il arrive et quelles que soient les conditions environnantes, les gens doivent rester là où ils ont été relogés ». Les principes sous-jacents de ses arguments correspondent bien aux processus institutionnels d’étiquetage des individus qui créent des zones d’ombre.

Si l’on reprend la reformulation de la notion d’économie morale établie par Didier Fassin (2005 : 365), entendue comme « les arguments moraux qui fondent les choix politiques les plus quotidiens » à l’égard des familles sinistrées par La Tragedia, l’argumentation du lieutenant-colonel fait porter la condamnation morale à ceux qui retournent en ville. En effet, aucun des formulaires que j’ai pu consulter parmi ceux destinés à recenser les causes du retour en ville ne mentionnait le pillage des maisons. Les entretiens témoignent d’une situation de pénurie économique telle dans les nouveaux sites qu’il était impossible pour les familles de subsister avec les seules aides que distribuaient sporadiquement les fonctionnaires venus de la capitale. Les institutions proclamaient qu’il fallait s’adapter aux nouvelles conditions de vie et l’abandon du logement, même pillé, révélait le « manque d’effort de la part des sinistrés pour recommencer leur vie », voire constituait une forme d’irrespect puisqu’ils rejetaient un don fait par leur gouvernement.

En mars 2002, le rapport du FUS indiquait que 14 000 logements avaient été attribués. Le lieutenant estimait à environ 2 000 le nombre de familles qui avaient « déserté » le programme d’attribution des maisons, sans jamais faire mention des vicissitudes auxquelles étaient confrontées les familles (vandalisme et squats des maisons), et en particulier les mères seules. Les institutions n’examinaient aucun cas individuellement et tout « retour » en ville signifiait l’absence de volonté d’adaptation. Et paradoxalement, alors que Carmen et Yajaïra souhaitaient à nouveau bénéficier d’une maison en province, elles avaient été placées par le FUS dans ces chambres du refuge à Caracas.

Subjectivation et fin de légitimité du malheur

La trajectoire institutionnelle de Carmen réifie les différentes catégories et qualifications qui lui ont été attribuées tout au long de sa prise en charge : de damnificada – victime du désastre, elle est devenue dignificada – hébergée dans un fort militaire avant d’être relogée, puis « déserteur » du programme de dignification, puis « mère irresponsable », et enfin « femme à la réputation douteuse » (comme le signalait la lettre d’expulsion). Ce parcours marque la métamorphose du statut moral au sein de la société vénézuélienne des sinistrés de La Tragedia. L’expérience des victimes de La Tragedia bénéficiaires du « programme de dignification » relève donc des deux conceptions du sujet oscillant entre subjectivation – être conscient de soi – et assujettissement – être soumis au souverain – (Fassin 2000). D’un côté, la dignification introduit une relation de subjectivation politique par la singularisation des sinistrés de La Tragedia comme bénéficiaires. De l’autre côté, en sollicitant la prise en compte de leur situation particulière, les sinistrés assujettis s’en remettent à la bienveillance de l’autorité.

Foucault (1994 : 539-561) distingue trois dimensions de la morale afin de rendre compte de l’ambigüité de cette notion. Il identifie tout d’abord un ensemble descriptif de valeurs et de règles qui agissent par l’intermédiaire d’appareils prescriptifs divers (la famille, les institutions éducatives, les Églises, etc.) qu’il qualifie de « code moral » (Foucault 1994 : 555). Il cerne ensuite un ensemble de phénomènes ayant trait à « la moralité des comportements » réels des individus dans le rapport aux règles et aux valeurs qui leur sont proposées. Il propose enfin un troisième niveau relatif aux manières dont la personne se constitue elle-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs du code (Foucault 1994 : 556). Ces modes d’assujettissement concernent la façon dont l’individu établit son rapport à la règle et se reconnaît comme lié à l’obligation de la mettre en oeuvre. Dans ce lien, l’identité, la subjectivité et le soi s’accrochent à la politique, à l’autorité et au gouvernement. Le rapport de force opposant Carmen et Yajaïra aux fonctionnaires s’expliquerait donc par les contradictions marquant la construction d’une subjectivation à partir de la responsabilité de la disgrâce.

Si l’on suit la logique exposée par Mary Douglas (2001 : 192) sur la responsabilité de l’infortune, la répartition du blâme par les « dominants » dans le refuge était par principe défavorable aux hébergés. Pour les responsables du refuge, le pillage et l’incendie du nouveau logement, tout comme l’incendie de la chambre, bien que fréquents, ne sont en effet pas construits comme une source valable de misère. Et c’est pourquoi ceux qui en sont victimes ne peuvent ni réclamer ni envisager obtenir une « nouvelle » réparation, c’est-à-dire un nouveau logement. Ayant échoué dans ses tentatives de relogement et de relocalisation, Carmen attribue un sens nouveau à la promesse de dignification faite par le gouvernement ; alors que cette promesse portait en 1999 la certitude d’un avenir meilleur, elle ne tient plus en 2004 pour Carmen qu’au succès des négociations improbables qu’elle a entamées avec les fonctionnaires.

Les refuges de sinistrés de Caracas constituent un exemple paradigmatique d’un espace de contraintes sociales où se cristallise la dialectique de la mise en marge relevant des conditions structurelles de la domination. Mais l’espoir d’une nouvelle vie fleurissait toujours entre ces murs. Je le voyais dans l’agir de Carmen. Comparée aux autres hébergées, elle « s’en sortait » bien : elle disposait de la chambre la plus aérée du refuge, ses trois enfants allaient à l’école de façon régulière et elle faisait suivre son cadet par le psychologue de l’école en raison de ses problèmes d’apprentissage. Elle avait même réaménagé la chambre – son mari venant en fin de semaine pour installer de nouvelles portes munies de serrures – et manifestait ainsi qu’elle ne quitterait les lieux qu’après avoir trouvé mieux.

La biographie de Carmen témoigne de façon exemplaire de la manière dont des facteurs tels que la localisation, l’infrastructure et l’organisation sociopolitique jouent de concert pour produire des conditions de vie d’une vulnérabilité extrême. Mais réduire l’explication d’actions parfois répréhensibles de mères des refuges – enfermement prolongé des enfants et violence physique – à leur seule marginalisation sociale ferait « oublier le fait que les humains sont les agents actifs, et non les victimes passives, de leur propre histoire » (Bourgois 2001 : 46). Carmen refusait la fatalité de la vulnérabilité en essayant de devenir maîtresse de son avenir, comme le montrent ses stratégies de génération de revenus et son souhait de se présenter comme un sujet responsable. Elle se battait contre un stigmate dominant chez les fonctionnaires qui doutaient a priori de l’honnêteté de tous ceux en demande d’un nouveau logement. Ce stéréotype négatif se traduisait dans le pouvoir inouï qu’exerçait le personnel à leur égard. Carmen devait aussi lutter pour faire valoir son droit à la vie privée. Une autre mère me disait qu’elle se démenait pour donner une nourriture de qualité à ses enfants, en me laissant entendre qu’elle devait parfois les laisser enfermés pour cela. Enfin, ces femmes se battaient en défiant leurs partenaires de condition et le personnel de leur « jeter la première pierre ». Ainsi, quand Carmen était traitée de zorra, c’est-à-dire de prostituée qui trompe son mari, elle répondait : « Si je le suis, les autres le sont aussi »…