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L’éthique dans le social et le politique

L’éthique émerge à la fin du XXe siècle comme un lieu alternatif de critique sociale et politique. C’est au nom du respect de normes éthiques comme guides pour l’action juste, responsable ou bienfaisante que les chercheurs contemporains en appellent à la protection de l’environnement, à une sécurité sociale pour les populations vulnérables, à des règles régissant les expérimentations dans le champ de la santé, à l’intervention préventive face aux génocides ou encore au respect des droits des minorités autochtones ou immigrantes. Les luttes pour la justice sociale, le respect des droits fondamentaux ou la protection de la planète transitent désormais par la justification éthique. Au Canada, les gouvernements fédéraux, provinciaux, voire municipaux se dotent de codes d’éthique. Il en va de même pour la plupart des gouvernements occidentaux, des organismes internationaux, voire des marchés boursiers. L’éthique devient un nouveau lieu, voire un outil de légitimation des pratiques sociales, mais aussi des choix politiques et des stratégies économiques.

Parallèlement, face à cette omniprésence de l’éthique dans la sphère sociale, la question des fondements normatifs de ces guides pour l’action se pose avec de plus en plus d’acuité. Existe-t-il des valeurs, des principes ou autres normes universellement valides pour fonder cette éthique? La question est devenue centrale pour les défenseurs et les opposants aux Charte des droits de l’homme, Charte des droits des peuples autochtones, voire pour les tenants de la Déclaration universelle de l’Unesco sur la diversité culturelle adoptée en 2001[1]. Les principes éthiques à la base des multiples chartes et conventions internationales ont-ils une valeur universelle? Doivent-ils respecter les valeurs inscrites dans chacune des moralités locales concernées? Un tel défi pourra-t-il jamais être relevé? L’un des enjeux majeurs de la mondialisation consiste en cette rencontre des éthiques à prétention universelle avec les morales ou éthiques propres à chacun des milliers de groupes ethniques et religieux qui peuplent les quelque 190 États souverains actuels.

Au niveau national, sur tous les continents, le défi soulevé par la diversité morale est accentué par l’émergence, à l’intérieur de chacun de ces États, de minorités ethniques et religieuses issues pour la plupart de la migration internationale au siècle dernier. Plus précisément, l’éthique est confrontée au défi, exacerbé par la quête de reconnaissance (Honneth 2000), des porteurs de cette diversité, en particulier dans les États qui ont adopté une forme ou l’autre de multiculturalisme (Kymlicka 2007). La promotion de normes éthiques universelles, voire même nationales, est mise au défi d’une éthique de la reconnaissance tout autant des identités culturelles que des morales véhiculées par chacune des minorités à l’intérieur de la nation (Taylor 1994). Comment appliquer une éthique de la reconnaissance des moralités plurielles sans tomber dans une essentialisation des identités morales, un processus de réification des moralités et des normes éthiques contre lequel ont lutté les relativistes aussi bien que les défenseurs des droits de l’homme? Et ce, sans revenir sur les acquis de l’égalité ni morale, ni politique, ni juridique des individus et des peuples?

Pour certains, le défi de l’universalisme éthique devient vital pour la survie des sociétés modernes. Le pape Benoît XVI soutient[2] que c’est le relativisme moral qui est responsable de la corruption des affaires humaines, thème d’ailleurs largement repris par le parti républicain américain et la droite morale lors des dernières élections présidentielles aux États-Unis. Les promoteurs des droits de l’homme, voire des droits de diverses collectivités jugées vulnérables, n’en appellent pas moins, eux-aussi, au respect de principes éthiques universaux qui reposeraient sur des valeurs partagées par l’humain et ce, d’un univers moral local à l’autre. Il n’est donc pas étonnant qu’à la fois la portée et les limites d’un relativisme moral retiennent autant l’attention des juristes, des philosophes ou des sociologues. Pour ce qui est des anthropologues cependant, la réserve dont ils font preuve vis-à-vis de la place de la morale et de l’éthique dans la gestion des enjeux des sociétés est tout à fait notable. L’anthropologie a historiquement été maladroite face à ces débats, se repliant généralement, au nom du relativisme, sur une défense quasi inconditionnelle des morales locales et une dénonciation de ce qu’elle percevait comme des impérialismes éthiques. Ces hésitations sont toutefois en voie d’être jugulées. Le relativisme radical fait progressivement place à une analyse plus sensible des conditions du respect de pratiques contestées (Brown 2008). Même si l’anthropologie s’est intéressée, depuis les tout débuts de la discipline, aux moralités comme champ de recherche, ces dernières années ont vu l’anthropologie de la morale et de l’éthique s’imposer comme une sous-discipline de plein droit (Howell 1997 ; Heintz 2009 ; Zigon 2008). Les textes présentés dans le présent numéro illustrent chacun, dans des domaines variés, l’importance accordée aujourd’hui à ce nouveau champ de recherche. L’anthropologie plonge ainsi résolument dans les débats contemporains qui portent sur les enjeux de société à caractère moral.

La prudence traditionnelle des anthropologues face à la morale et à l’éthique

La reconnaissance par les anthropologues du caractère moral ou éthique des pratiques inscrites dans les institutions familiales, politiques, économiques ou religieuses n’a pas pour autant suscité l’émergence d’une sous-discipline dédiée à la description, à la comparaison ou à la théorisation des moralités. Bien sûr, comme nous le montrerons dans ce numéro, les anthropologues n’ont pas oblitéré toute l’analyse du poids de la morale dans les décisions individuelles et collectives. Pourtant, ceux qui ont plaidé pour une telle anthropologie des moralités et de l’éthique s’entendent pour déplorer un certain désengagement de la discipline[3]. Les plaidoyers classiques de Edel et Edel (1959) ou de Hatch (1983) en attestent. Ginsberg notait déjà en 1953, dans le bilan qu’il dressait des publications sur la diversité des moralités il y a plus d’un demi-siècle, qu’on s’était peu intéressé à ce sujet, bien qu’il fusse « impressionné par l’attention croissante maintenant accordée par les anthropologues – après une période d’indifférence – aux problèmes éthiques » (Ginsberg 1968 : 235). Pour ces pionniers, c’est le relativisme culturel qui aurait constitué un frein à la réflexion sur ces domaines de recherche. Parkin (1985), pour sa part, responsabilise plutôt les structuralistes et les fonctionnalistes pour avoir

[C]onfondu le moral avec le social [de telle sorte que] les ethnographes ne pouvaient pas isoler pour analyse ces moments contemplatifs de réflexivité morale qui, plutôt que les règles claires et strictes, caractérisent l’activité humaine et les situations difficiles.

Parkin 1985 : 4-5

Pocock (1986) suggère plutôt, comme explication du désintérêt des anthropologues, l’existence d’un a priori ethnocentriste associant l’éthique à l’Occident alors que les sociétés traditionnelles seraient, implicitement, considérées comme étant engluées dans des codes moraux et des normes sociales rigides qui ne laissent que peu de place au raisonnement éthique libre et à la réflexivité morale. Zigon (2007), plus récemment, fait porter le fardeau de ce relatif désintérêt sur l’héritage de Durkheim et sur son plaidoyer enjoignant à considérer les faits moraux comme parties intégrantes de tous les domaines d’étude (religion, famille, économie, etc.), héritage qui serait « le principal obstacle à une étude anthropologique des moralités » (Zigon 2007 : 134). Fassin et Stoczkowski (2009) s’en font également l’écho dans l’introduction d’un récent numéro d’Anthropological Theory, mais pour se demander si l’anthropologie doit être morale, autant par ses positions que par l’intégration de la morale comme objet légitime de recherche en soi.

Un désintérêt somme toute relatif

Le bilan n’est pourtant pas si sombre. D’ailleurs, le fait que des synthèses des travaux anthropologiques portant sur les moralités et l’éthique aient pu être publiées dès le milieu du XXe siècle (Ginsberg 1968 ; Edel et Edel 1959) relativise la portée de cette critique. L’anthropologie a porté depuis longtemps une attention soutenue à la morale et à l’éthique comme objets de recherche. En attestent les travaux classiques de Westermark (1906-1908) sur l’analyse comparée des diverses moralités, de Lévy-Bruhl (1971 [1903]) sur la « science des moeurs », de Firth (1963) ; ou encore sur le rôle des valeurs morales dans la stabilité et le changement des structures sociales (voir le texte de Massé dans ce numéro pour un bref historique). Plus récemment, certains en ont même appelé à une « ethnoéthique » qui s’intéresse à la construction culturelle du mal (Parkin 1985) ou à la réflexion sur les façons dont les valeurs morales du bon et du beau sont intimement liées à l’esthétique Yoruba (Hallen 2001). Lieban (1990) en appelait à une ethnoéthique, qui au contraire de la bioéthique, s’intéresserait au cadre éthique plus ou moins implicite que se donnent les divers guérisseurs traditionnels pour définir les limites de leurs interventions, ou encore aux critères utilisés par les clients de ces guérisseurs pour juger de l’acceptabilité de certaines de leurs « prescriptions ».

Le débat s’en trouve donc ouvert : anthropologie de la morale (ou des moralités), anthropologie de l’éthique ou ethnoéthique? Et ce débat est loin d’être clos. Récemment Heintz (2009) propose d’englober l’éthique (tout comme les valeurs et les normes morales) sous le chapeau d’une anthropologie de la morale, invoquant l’impossibilité de départager entre les niveaux sociétaux (associés à la morale) et individuels (associés à l’éthique), la question préalable de l’existence, universelle, d’une telle liberté individuelle et d’une telle dichotomie société-individu étant indémontrable. Zigon (2008) préfère désigner ce champ de recherche comme relevant d’une anthropologie des moralités. Alors que l’anthropologie de la morale sera d’abord concernée par les codes moraux institués, les discours publics normatifs et les dispositions morales incarnées et inscrites dans les habitus, l’éthique se caractérisera par la réflexivité et la capacité individuelle de prendre un recul critique et constructif face aux diverses morales. Pour Zigon toutefois, cette étude des « moments éthiques » s’inscrit toujours dans le cadre d’une anthropologie des moralités.

D’autres préfèrent démarquer anthropologie de la morale et de l’éthique comme deux champs de recherche complémentaires, mais spécifiques, ne serait-ce que pour des raisons heuristiques. Telle est la position que nous adopterons dans ce volume, ces deux concepts référant à des fondements épistémologiques et à des approches méthodologiques difficilement conciliables même à l’intérieur d’une « ethnoéthique » (voir le texte de Massé dans le présent numéro). L’opposition entre le local et l’universel ne suffit pas, selon nous, à rendre compte des rapports complexes qu’entretient l’individu avec les normes éthiques. Alors qu’une anthropologie des moralités se concentrerait sur l’analyse fine de la nature et de la genèse des codes moraux (mais aussi sur leur comparaison et la recherche de dénominateurs communs potentiellement « universaux »), une anthropologie de l’éthique devrait se consacrer à l’analyse des processus, individuels et collectifs, de construction de jugements sur le bien, le juste, le tolérable et l’acceptable, processus rendus possibles par une liberté et une agencéité limitées. L’éthique recouvre alors les processus réflexifs et critiques de remise en cause des multiples normativités morales à travers lesquelles l’individu doit naviguer. L’éthique peut, de même, être définie comme le lieu d’arbitrage entre diverses injonctions morales et divers codes moraux acceptés par des collectivités. Cet arbitrage est le lot de chaque individu, même dans les sociétés traditionnelles trop longtemps considérées comme asservissant l’individu aux normes. Alors que la morale est impérative, et concerne le choix de se plier ou non à des codes moraux, l’éthique pourrait être abordée comme un espace de liberté relative, dans lequel l’individu (mais aussi des collectivités) redéfinissent leurs choix en fonction d’une analyse réflexive conduisant à une sélection de principes, de normes et de valeurs. Une telle anthropologie de l’éthique se devra d’être plus ambitieuse que l’anthropologie de la morale, en englobant autant l’analyse contextualisée des codes moraux locaux, que les mécanismes d’acceptation et de prise de distance face à ces codes, voire les mécanismes de reconstruction et de réhabilitation du statut éthique d’individus ou de collectivités à la suite de dérapages qui peuvent avoir temporairement fragilisé ce statut. L’anthropologie de l’éthique se préoccupera alors de la multiplicité des moyens et processus dont l’individu et les collectivités disposent pour se doter d’un soi moral ou d’une identité morale collective.

Le présent numéro

Les questionnements récurrents sur l’éthique de la pratique anthropologique, de ses finalités ou de ses méthodes n’épuisent donc pas le dossier de l’éthique. Ce numéro n’abordera donc pas ces débats, qui relèvent plus d’une déontologie professionnelle ou d’une éthique de la recherche que d’une véritable anthropologie des moralités. En tant qu’objets de recherche, l’éthique et la morale méritent directement et explicitement l’attention des anthropologues. Si les philosophes et les bioéthiciens s’efforcent de construire des cadres éthiques universaux fondés sur des principes qui transcendent les cultures ou s’inscrivent dans des droits de l’homme universaux, très peu de disciplines s’intéressent à la description et à l’analyse des moralités locales, en particulier celles qui régissent les rapports sociaux dans la vie quotidienne. C’est ainsi que l’anthropologie se donne comme mandat, entre autres, de répondre à des questions telles que : quelles sont les conceptions de la morale dans diverses cultures? Quelles sont ses frontières et ses interfaces avec le religieux ou le politique? Quelles sont les valeurs et les normes sociales en jeu dans les jugements éthiques? Mais également, comment se construisent les raisonnements moraux dans la quotidienneté? Par quel processus, et sur quelles bases, juge-t-on de l’acceptabilité morale de tels comportements envers ses enfants, ses apparentés, ou les autorités religieuses ou civiles? Au-delà des approches essentialistes qui cherchent à identifier des composantes réifiées de chacune des moralités (locales ou universelles), la question pertinente devient de plus en plus celle de la construction d’une posture éthique par des individus (abordés comme des sujets éthiques) ou des collectivités. Se doter d’un soi éthique réflexif implique de naviguer à travers une pluralité de normes morales, de composer avec une pluralité de morales et de négocier un positionnement éthique personnel lorsqu’on est confronté à des situations critiques appelant à l’arbitrage entre diverses positions reposant sur autant de solides valeurs considérées comme fondamentales.

Pour être en mesure de relever le défi posé par ces questions de recherche, l’une des conditions sera le dépassement des dogmes d’un relativisme culturel rigide. Dans un récent bilan des positions anthropologiques sur le relativisme, Brown (2008) considère qu’un tel dépassement est bel et bien confirmé. Pourtant, certains n’en continuent pas moins à voir à travers, par exemple, la question des droits de l’homme, voire de la globalisation des politiques européennes face à l’aide au développement, l’imposition de la logique ancienne ancrée dans la position universaliste qui repose sur une position « affective » échappant à toute rationalité (Bauby 2009). Sans nier l’omniprésence de survivances d’un tel impérialisme moral universaliste dans les politiques de développement et l’humanitaire, les anthropologues, et plusieurs organismes internationaux avec eux, reconnaissent en grande majorité aujourd’hui que les grands défis résident dans les accommodements des grands principes universalistes aux contextes culturels et politiques locaux (Macklin 1999 ; et aussi Eberhard, Massé, Droz dans ce numéro). L’anthropologie se doit de dépasser le « don quichottisme » qui s’attaque à des moulins à vent pourtant déjà largement maîtrisés. Elle doit aussi dépasser les lieux communs tels que celui de l’appel soit à des médiateurs, soit à des négociateurs qui, du fait qu’ils se situeraient à cheval entre deux cultures, seraient habilités à arbitrer des malentendus intranationaux ou internationaux, et à trouver des consensus dans des cas précis de conflits (aide internationale, politique étrangère, multiculturalisme et communautarisme, etc.). Or, au-delà des poncifs et du « relativisme vulgaire » (Bibeau dans ce numéro) qui en appellent à une prise de conscience des similitudes et des différences entre les moralités locales, le besoin s’imposera toujours de définir les valeurs, principes et droits en vertu desquels ces arbitrages seront conduits par les médiateurs. Et ces arbitrages ne seront jamais neutres ; les normes éthiques retenues en bout de piste seront toujours susceptibles d’être sujettes aux mêmes critiques relativistes, et d’être dénoncées par les sujets de la médiation.

Les articles de ce numéro ont pour objectif de réfléchir aux frontières entre les domaines de la morale et de l’éthique, tâche qui s’avère loin d’être aisée, comme en témoigne la diversité des positions adoptées par nos collaborateurs. L’éthique serait-elle un ensemble structuré de valeurs explicites définissant le bien, le juste et le beau, ensemble accessible au chercheur à travers les chartes, constitutions et autres positions formelles ayant un caractère absolu? L’éthique serait-elle le lieu de débats ayant pour but d’« élever certaines convictions au rang supérieur », qui la consacreraient comme éthique de la conviction, ainsi que le propose ici Yvan Droz? Et la morale relève-t-elle alors d’une éthique hégémonique? Peut-on aussi voir dans la morale le lieu des normes et des codes proposés ou imposés aux membres d’une collectivité alors que l’éthique serait le lieu de débats ouverts et critiques face aux diverses positions morales dogmatiques, voire le lieu d’une réflexivité critique engagée dans un processus délibératif conduisant à l’arbitrage entre diverses valeurs fondamentales (Massé)? Ou encore, à l’instar de ce que suggèrent plusieurs dans ces pages, peut-être faut-il élargir les champs de la morale et de l’éthique pour inclure dans la boîte à outils des concepts celui d’éthos en tant que réservoir non structuré de principes d’action reconnus intuitivement comme justes (Droz) ou en tant qu’« ordre normatif intériorisé qui régit les conduites » (l’éthos de la souffrance de Lorillard). Faudra-t-il élargir le champ de la morale pour y inclure la notion de vertu qu’Ali et Pandian définissent ici comme un ensemble de dispositions morales et de pratiques incarnées de l’engagement moral? Doit-on même dépasser l’opposition entre morale et éthique pour se concentrer sur la seule normativité des normes morales et sur l’universalité du processus de « rationalisation morale » ainsi que le suggère ici Ruwen Ogien? Au-delà de cette diversité de définitions, ce qui est clair pour l’ensemble des auteurs dans ce numéro, c’est que l’éthique est façonnée par des forces sociales, historiquement et culturellement situées, qu’elle est intimement liée aux institutions sociales que sont la religion, la politique ou la famille, et qu’elle occupe une place centrale dans la construction des identités des groupes définis selon le genre, la classe sociale ou l’origine ethnique.

Les collaborateurs à ce numéro ont aussi contribué à relever trois défis. Le premier est celui d’illustrer, à partir de recherches ethnographiques, les modalités de construction de moralités locales. Ce défi est relevé par des analyses des moralités propres aux Kikuyu (Nigéria), aux Sénoufo (Côte d’Ivoire), aux Saint-Luciens (Antilles), aux Moldaves (Europe de l’Est) ou aux Kallar (Inde médiévale et Asie du Sud contemporaine). Ces exemples sont convoqués ici pour illustrer la diversité des mondes moraux locaux. Le second défi est de souligner les contributions à l’anthropologie de certaines autres disciplines des sciences sociales. Tel est particulièrement le cas de l’anthropologie du droit – en particulier appliquée aux droits de l’homme – (Eberhard), de la philosophie et de la psychologie (Ogien), ou de l’histoire, dans ce dernier cas pour une généalogie des vertus en Inde du Sud (Ali et Pandian). En troisième lieu, certains textes soulèvent la question des méthodes disponibles pour élaborer une anthropologie de tels objets. Ainsi, Massé rapporte-t-il les suggestions de plusieurs anthropologues qui voudraient retenir les situations de rupture, les régimes de vie morale, le raisonnement moral et les traditions comme autant de lieux méthodologiques d’observation et d’analyse. Yvan Droz propose le recours au concept d’éthos en tant que construit sociologique issu de l’observation des pratiques, ainsi que l’adoption des discours comme concept analytique adapté à l’approche anthropologique. L’éthique en devient dès lors, pour Droz, une « rationalisation de l’éthos ».

De façon plus spécifique, le texte de Massé s’aventure dans un essai de définition des champs de la morale et de l’éthique à la lumière de l’évolution des recherches anthropologiques au cours du XXe siècle. Après un bref rappel historique des incursions des anthropologues dans ces domaines, l’auteur identifie certains des postulats fondamentaux d’une anthropologie de la moralité. Il suggère que ces postulats empiristes, essentialistes et culturalistes ont confiné l’anthropologie à des entreprises descriptives des valeurs et des normes propres aux moralités locales. La morale alors considérée comme partagée par tous les membres d’un groupe apparaissait comme un cadre rigide de dogmes subis par des individus passifs et prisonniers des traditions. L’auteur montre de quelle façon émerge, en parallèle, une anthropologie de l’éthique qui, depuis Raymond Firth, accorde une priorité à l’analyse des processus de gestion circonstanciée des normes morales et de la construction de la conduite éthique de l’individu. Dans la seconde moitié du XXe siècle, et tout particulièrement au cours des dernières décennies, plusieurs anthropologues font de la négociation des normes par un individu capable de réflexivité dans le cadre d’une autonomie relative le coeur d’une telle anthropologie de l’éthique. La liberté, l’agencéité et la réflexivité deviennent des concepts clés et ce, même dans des ethnographies de la moralité réalisées dans des sociétés classiquement associées à l’immuabilité du poids des traditions. Un recul critique face aux dogmes d’un relativisme radical sera présenté, dans la mouvance des réflexions anthropologiques contemporaines, comme un pré-requis pour une anthropologie tant de la morale que de l’éthique.

Ali et Pandian, respectivement historien et anthropologue, abordent l’éthique en tant que forme de pratiques sociales dont les justifications morales prennent racine dans des traditions morcelées, faites de continuité et de ruptures. Ils illustrent leur propos à partir du cas des pratiques de discrimination exercées historiquement envers la caste des Kallar (Tamil country) qui se voient au XXe siècle considérés comme des parias et des bandits, en dépit d’une moralité traditionnelle fondée sur une « civilité agraire ». Histoire et anthropologie convergent ici vers une « généalogie des vertus » et l’analyse du rôle des traditions dans la construction de ces dispositions morales incorporées. Les auteurs en appellent à une conception de la moralité qui déborde du simple registre de règles et de principes ancrés dans des traditions immuables. Cette généalogie, appliquée au cas des Kallar, vise à retracer le cheminement et les conditions d’émergence et de résurgence de traditions qui déterminent le caractère moral ou non de pratiques sociales. Pour favoriser une telle contextualisation, ils identifient trois pré-requis. Le premier consiste à porter attention aux diverses formes de réflexivité et de construction du soi éthique selon les multiples écoles philosophiques indiennes, théistes ou non théistes, voire selon les diverses variantes qui en ont existé. Le second est de tenir compte, au-delà des variantes régionales et culturelles, des processus sociaux de classe et de castes ainsi que des évolutions politiques telles que le devenir de l’État. Le troisième pré-requis sera d’analyser les multiples liens entre les défis éthiques modernes et l’héritage du poids des traditions morales qui, bien que fragmentées, sont toujours efficientes. Ce n’est qu’à ce prix (interdisciplinarité, sensibilité aux variantes régionales, sociales et historiques des discours éthiques) que l’étude des pratiques morales et de la personnalité éthique indienne contemporaine est possible.

Si tous les anthropologues s’entendent pour reconnaître autant l’importante variabilité interculturelle dans les valeurs morales que l’universalité du jugement moral, certains ont tendance à chercher les sources de l’universalité du jugement moral dans la présence de valeurs qui seraient universellement partagées, alors que d’autres la trouvent dans la distribution transculturelle des intuitions morales. Mais, demande Ogien, les philosophes et les psychologues sociaux ont-ils raison de chercher ces fondements de l’universalité au niveau d’une unité psychologique des réactions morales intuitives, préréflexives, comme le suppose une certaine psychologie de l’éthique à la mode? Plus encore, doit-on chercher dans ces intuitions morales les frontières des diverses « extensions du domaine de l’éthique »? Rien n’est moins certain, répond le philosophe dans ce numéro. Élargissant ici les horizons disciplinaires de l’anthropologie, Ogien entreprend une analyse critique de ce courant de pensée dont l’influence déborde le seul champ de la psychologie. La distinction entre des intuitions, traduisant des réactions morales spontanées universelles, et les rationalisations morales élaborées localement par chaque société ne reposerait sur aucune base solide. L’universalité serait peut-être à trouver du côté normatif, c’est-à-dire dans des principes élémentaires du raisonnement moral (comme l’évitement des contradictions, par exemple). La question de fond abordée ici est donc celle de savoir si les frontières du domaine de l’éthique doivent être définies dans des termes minimalistes (la morale se réduit à quelques intuitions morales de base, partagées universellement, liées au souci de ne pas nuire aux autres, tout le reste relevant des simples conventions sociales) ou maximalistes (l’univers des comportements jugés immoraux est aussi large que les justifications élaborées localement pour justifier une pluralité de devoirs moraux seront variables). Ogien effectue une analyse critique des contributions et des limites de chacune de ces positions, débat particulièrement pertinent pour l’anthropologie.

Poursuivant à sa façon la réflexion sur l’universalisme, Christoph Eberhard demande alors si le défi ne consisterait pas à dépasser l’opposition stérile entre relativisme et universalisme qui a contribué à disqualifier jusqu’à récemment, aux yeux de la discipline, toute anthropologie des droits de l’homme. Pour ce faire, il faut d’abord qu’une anthropologie du droit dépasse la simple recherche de « droits » universellement reconnus, au profit d’une analyse des normes « équivalentes » aux notions occidentales de droit à l’intérieur de chaque culture. Le défi devient alors de dépasser la seule approche comparative (structuraliste) des droits de l’homme, en se livrant à une analyse des mouvements locaux de réappropriation, d’évitement, de critique de ces droits en contexte de globalisation. Eberhard nous convie alors à une anthropologie critique des droits de l’homme qui resitue ceux-ci dans un horizon pluraliste et interculturel en s’inspirant d’une « nouvelle éthique de l’agir collectif responsable ». Poser un regard neuf sur le droit et sur l’éthique suppose non seulement la reconnaissance de la diversité culturelle (étape déjà franchie), mais le développement de nouveaux cadres d’analyse fondés sur la gouvernance (en lieu et place du gouvernement), et sur l’éclatement des oppositions conceptuelles binaires et réductrices entre gouvernants et gouvernés, experts et citoyens ordinaires ; mais cela passe aussi par un élargissement de l’anthropologie du droit à une anthropologie de la responsabilité axée vers le futur (conduisant par exemple au principe de précaution).

Gilles Bibeau, tout en poursuivant cette réflexion sur l’universel et le relatif en éthique, prend un tout autre chemin. Il nous convie aux sources même de l’éthique que constitue le tragique de la condition humaine. Pour éviter les ornières d’un « relativisme éthique vulgaire » préoccupé par la recherche des différences et similitudes dans les normes éthiques locales, il tente plutôt de chercher la nécessaire distinction entre les morales et l’éthique dans un « ordre humain fondateur » qu’il propose de débusquer derrière la question du tragique qui traverse les multiples moralités ; ou plus précisément, dans la question de la finitude, de la mort, de la « face d’ombre » et autres négativités que l’éthique métamorphose en « négatif constitutif » afin de transcender l’ordre naturel et la fatalité du mal. Il faudrait donc se soustraire au mythe éthique moderne du tout positif, d’une quête utopique d’éthique dans toutes les sphères d’activité. L’éthique ne sera jamais réductible à des répertoires de valeurs et de principes endiguant la négativité, ni à une invention de normes et de règles qui harnachent, en les inversant, les sources de violence qui sont en nous. Nous sommes ici au coeur de l’un des deux volets de l’anthropologie, celui qui porte le regard vers l’humain qui se profile à l’horizon de toutes les moralités. Pour ce faire, Bibeau revient aux grands auteurs grecs qui ont parlé du tragique dans l’humain, de la passion, de la violence sublimée, aux débats de Einstein et de Freud sur la part de négativité dans l’homme, en passant par une analyse du viol et de la torture dans l’oeuvre cinématographique de Roman Polanski.

Les textes qui suivent dans ce numéro inscrivent plus explicitement leurs réflexions dans le rapport entre morale et éthique dans des ethnographies locales des moralités. Yvan Droz, dans un texte traitant de l’éthos kikuyu (Kenya) face à la circoncision féminine (et masculine) montre, données ethnographiques à l’appui – et dans une approche moins conciliante envers les droits universaux que celle défendue par Eberhard dans ce numéro – que les conceptions de l’individu qui sont au coeur de cet éthos ne sont pas réductibles aux conceptions universalistes et rationalistes sur lesquelles se fondent les droits de l’homme et de l’éthos protestant fondamentaliste. Il souligne, entre autres, le rôle central joué traditionnellement par la clitoridectomie comme outil fondamental de l’accomplissement personnel et étape incontournable de la reconnaissance de chaque kikuyu comme membre de la société. Cette reconnaissance comme personne passe de même par la transmission transgénérationnelle des biens et des noms et par l’acquisition d’un capital symbolique tout au long d’une trajectoire de vie qui, pour être considérée comme réussie, doit passer tant par l’accès à la propriété que par l’expérience de la circoncision. Considérant que même aujourd’hui, la circoncision demeure l’une des conditions de réussite de ces trajectoires de vie, et que l’accès à la propriété et à la reconnaissance sociale est loin d’être garanti par des moyens dits « modernes », Droz demande si l’on ne devrait pas suspendre la critique des éthiques locales (et, partant, l’invocation des droits de l’homme) et ce, au moins jusqu’à ce que soit mis sur pied un État de droit et des politiques sociales qui garantissent une autonomie décisionnelle et une sécurité à des citoyens confrontés à la misère et la maladie.

Dans son travail chez les Nyarafolo, un groupe sénoufo de la Côte d’Ivoire, Marie Lorillard analyse pour sa part un concept clé de la moralité locale. Le concept de furogo se rapprocherait des notions de souffrance et de fatigue selon les circonstances dans lesquelles il est invoqué (maladie, perte de proches). Cette situation de souffrance serait tout autant omniprésente dans la culture orale (les récits historiques comme répertoire de chants, par exemple) que dans les rapports sociaux. Lorillard y voit le fondement d’un éthos nyarafolo construit à partir d’une souffrance sociale et physique. L’anthropologue se veut sensible à une phénoménologie de la souffrance soucieuse des dimensions tangibles et intimes de la souffrance. Elle analyse cet éthos local tout en évitant deux pièges ; celui d’une délégitimation de la souffrance, écueil auquel conduit une certaine anthropologie critique de la « souffrance sociale » ; mais également l’écueil du misérabilisme compassionnel qui mène trop souvent à un jugement moral sur les responsables de cette souffrance (le colonisateur, par exemple). Lorillard montre de même de quelle façon l’éthique de l’endurance attribuée aux Sénoufo a été construite tant par les anthropologues que par les colonisateurs à partir de segments de culture réifiés. Elle s’attache surtout à l’examen des manières dont ces stéréotypes ont servi aux colonisateurs européens dans leur construction d’un Sénoufo stéréotypé comme travailleur, pacifique et docile. Or, les jeunes utilisent aujourd’hui encore cet éthos de la souffrance pour exprimer leur sentiment de marginalisation à l’intérieur du pays, se considérant comme des exilés intérieurs auxquels l’État nie tout droit.

Ana Marin s’intéresse à l’anthropologie de la bioéthique moldave en prenant comme appui la construction culturelle et politique de l’éthique de l’avortement dans cette société postcommuniste. Elle s’attaque à une double ethnographie, soit celle de la construction d’une bioéthique moldave, et celle des pratiques de l’avortement. Existe-t-il une bioéthique propre à la Moldavie et, de façon plus générale, les bioéthiques sont-elles « nationales » dans le sens où l’influence du contexte social, culturel et politique national transcende celle des théories philosophiques mondialisées? Dans le cas de la Moldavie, l’analyse va ici dans le sens de la démonstration de l’émergence d’une bioéthique façonnée à la confluence des politiques pro-natalistes soviétiques ; de la position de pouvoir de certains éthiciens locaux ; d’une fermeture relative face aux approches bioéthiques occidentales ; de l’importance croissante du discours religieux orthodoxe ; et enfin de l’association contemporaine de l’avortement à la dépravation morale occidentale (en dépit de politiques officielles en faveur d’un avortement libre). L’auteure montre comment la bioéthique officielle, enseignée dans les universités, s’arrime à des discours politiques et religieux qui culpabilisent les femmes qui ont recours à l’avortement. Ces positions officielles s’enracinent à leur tour dans une culpabilisation des femmes et dans un discours sur la honte associée à l’avortement, discours culpabilisant alimenté tant par les membres de l’entourage que par les professionnels de la santé. Ici, honte et culpabilité sont au coeur d’une moralité populaire moldave qui conforte la position éthique officielle. L’anthropologie est ainsi interpellée par cette bioéthique moldave tout à fait insensible au vécu des femmes. L’auteure montre que les bioéthiques nationales s’imposent comme des objets d’analyse fondamentaux pour l’anthropologie de l’éthique.

Marie Meudec, enfin, présente une ethnographie de l’obeah à Sainte-Lucie dans la Caraïbe. De façon originale, l’auteure aborde cet ensemble de pratiques magico-religieuses sous l’angle novateur de lieu d’émergence de discours moraux et métaphore de l’ordre sociomoral antillais. L’obeah, bien que répandu, n’en demeure pas moins un sujet tabou et sa pratique entraîne son lot de jugements moraux. S’impose alors une anthropologie des pratiques de gestion des infortunes qu’elle situe à la confluence des discours moraux inscrits dans la moralité populaire, dans les morales proposées par les diverses églises et les discours des divers guérisseurs. Meudec suggère que ces discours moraux élaborés en marge des pratiques de l’obeah se structurent autour d’idiomes tels que la honte, la respectabilité, la jalousie, la confiance. C’est en fonction de telles formes culturelles que se construisent, s’expriment et s’interprètent les pratiques sujettes au jugement moral. L’ethnographie de la moralité saint-lucienne passerait tout autant par une analyse fine des marqueurs du statut moral des praticiens de l’obeah : les faits d’être de sexe féminin, célibataire, âgée, d’une propreté douteuse, avec de mauvaises fréquentations, et d’être unilingue créole constituent autant de marqueurs d’une certaine « immoralité », d’ailleurs implicitement associée aux femmes. Le poids de ce stigma conduirait les praticiens à compenser cette image négative en affichant une vie morale fondée sur la bonté, le désintérêt financier, le respect des autres, l’honnêteté ainsi qu’un discours d’autolégitimation morale. Marie Meudec montre ici l’importance d’une anthropologie relationnelle, interactionniste et intersubjective des moralités, approche qui va au-delà des approches essentialistes classiques, mais qui demeure consciente du poids du genre et de l’ordre social postcolonial.

Ce numéro, croyons-nous, contribue à définir les pourtours, toujours mouvants, des champs de l’anthropologie de la morale et de l’anthropologie de l’éthique. Tout en illustrant la diversité et la richesse des recherches récentes, les textes qui le composent attestent de la pertinence d’un engagement croissant des anthropologues dans un champ de recherche longtemps faiblement investi.