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De facture théorique plutôt modeste mais s’appuyant sur la riche expérience ethnographique des rédacteurs et de leurs collaborateurs auprès des peuples autochtones, ce livre s’attache à circonscrire ce qu’est le transnational et porte essentiellement sur le transnationalisme pratiqué par les peuples autochtones des Amériques. L’examen de leurs pratiques dans différentes situations montre qu’il s’agit d’un processus qui peut permettre la construction de nouvelles identités, et même, comme le disent les rédacteurs de l’ouvrage, de nouveaux territoires virtuels.

Le trapèze amazonien, région où se rencontrent les frontières du Brésil, de la Colombie et du Pérou retient d’abord l’attention. Dans les deux premiers chapitres, Jean-Pierre Chaumeil et Jean-Pierre Goulard s’intéressent respectivement aux Yaguas et aux Ticuna qui sont répartis dans les trois pays. Pour les Yaguas, le fleuve Amazone constitue l’axe central de la cartographie sociale et du territoire imaginé. Un shamanisme fluvial viendra appuyer de façon efficace le développement de cet imaginaire dans le système régional et renforcer leur position par rapport aux sociétés voisines. Les Ticuna sont aussi confrontés à la construction d’une identité transfrontalière qui transcende leur appartenance à trois États nationaux différents. Cette construction est examinée sur les plans du religieux (les mouvements messianiques) et du politique (le factionnalisme au sein des fédérations). Bien que le religieux unisse et que le politique sépare, tous deux contribuent à l’expansion de l’espace social dans lequel s’élabore le projet ethnique plus global.

Dans un troisième chapitre, Xavier Albo traite du projet de construction d’une nation ethnique aymara qui transcende les trois pays dans lesquels ils se répartissent, la Bolivie, le Pérou et le Chili. Même s’ils partagent des dénominateurs communs, comme la cosmovision, la langue et le territoire, les Aymaras doivent encore s’inventer des traditions qui leur permettraient justement d’imaginer leur communauté, dans le sens où Anderson en parle. Tout en examinant les efforts organisationnels sur les plan supra et transnational, l’auteur s’interroge aussi sur les conditions qui pourraient favoriser le développement d’une conscience de la nation aymara qui dépasserait les frontières. Une solution a sa faveur, qui consiste à transformer les États excluants actuels en un État plurinational et qu’en ce sens la globalisation pourrait favoriser ce processus.

Stefano Varese et Françoise Lestage consacrent respectivement les chapitres quatre et cinq aux migrants indigènes de l’État mexicain d’Oaxaca. Tout en réfléchissant sur la notion de territorialité distante, Varese souligne l’apparent paradoxe de peuples indigènes expulsés de leur territoire par la faim (notamment vers la Californie), mais qui restent suffisamment attachés à ce territoire pour joindre leurs efforts à ceux qui, au Mexique, réclament droits, autonomie et souveraineté. Ainsi, les migrants indigènes portent le territoire en eux et sont tout autant des citoyens de leurs communautés, de leur pays d’origine que de leur pays d’accueil. L’auteur souligne le concept de citoyenneté multiple et propose la reconnaissance institutionnelle de ce type de citoyenneté par les deux États concernés.

Françoise Lestage insiste sur l’importance de reconnaître la spécificité des migrants indigènes qui portent tous en eux l’expérience préalable de la discrimination raciale. Son examen des effets du transnationalisme sur la reproduction de la communauté indigène et sur les relations entre celle-ci et l’État national fait ressortir la complexité des identités. Si l’apport financier des migrants contribue à l’amélioration des conditions matérielles dans les localités d’origine, certaines parties de la culture sont plus favorisées que d’autres. Les valeurs américaines de consommation sont indéniablement véhiculées dans les communautés, et la langue subit des transformations dans la mesure où les enfants des migrants n’arrivent plus à s’exprimer dans la langue indigène. Cependant, à la faveur de luttes menées de concert avec d’autres migrants mexicains sur le territoire des États-Unis, les migrants indigènes auraient pris conscience de leur mexicanité, un processus qui pouvait difficilement se produire dans les limites de la communauté indigène et qui peut avoir des effets sur l’État-nation mexicain.

Dans le sixième chapitre, Richard Chase Smith se penche sur le chemin parcouru par les indigènes amazoniens en général sur la scène internationale et se demande de quelle manière la transnationalisation de leurs luttes politiques a profité à l’ensemble. L’auteur constate une croissance rapide des organisations, surtout à partir de 1985, et montre bien la variété et la complexité des types d’organisation qui sont passés du type « syndicat paysan » au mouvement indianiste et à la fédération ethnique. Or, ce qui semble caractériser négativement la fédération ethnique, c’est le personnalisme des leaders qui ne cessent de changer et qui emportent avec eux une partie de la mémoire. Ce phénomène, doublé du manque d’institutionnalisation, constitue un défi à la continuité.

Dans le septième chapitre sur la conférence inuit circumpolaire (CIC) Françoise Morin et Bernard Saladin d’Anglure s’interrogent sur la position particulière de ce type d’ONG autochtones qui se sont constituées à la fois en interlocuteurs valables devant les instances internationales et en alliés « inévitables » des États-nations. Ces ONG se trouvent en quelque sorte à la croisée de deux types de processus : ceux qui relèvent des traditions communautaristes et consensuelles des peuples indigènes et ceux qui relèvent des institutions et des techniques bureaucratiques des États modernes occidentaux. Pour l’instant, le bilan est plutôt positif. Ainsi, avec l’adoption du terme « inuit » par les populations circumpolaires, la CIC a réussi l’invention de l’ethnicité inuit essentielle à sa fondation. Son intervention dans le dossier de la pêche à la baleine a remis les intérêts des communautés indigènes à l’ordre du jour. Enfin, elle a été active et efficace dans le domaine des droits indigènes par son engagement dans le travail de l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Bref, la transnationalité indigène est un véritable instrument politique. Cependant, les obstacles à son développement restent nombreux, l’origine et les finalités politiques du financement n’en étant pas les moindres.

Roberto Santana est l’auteur du dernier chapitre qui constitue une réflexion critique sur le cas de l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional (EZLN) dans l’État du Chiapas au Mexique. Il soutient que le mouvement s’est converti à l’indianisme sans comprendre en profondeur les sociétés indigènes. Il considère que le mouvement est dans une impasse et que son recours à la transnationalisation a pour but de s’en sortir. Il ne voit en cette adhésion aucun projet stratégique au-delà de la résistance et affirme que les conditions de vie des indigènes du Chiapas n’ont connu aucune amélioration. L’univers indigène attend, écrit-il.

Bien que Santana soit un des rédacteurs de l’ouvrage, sa contribution, qui attribue une certaine passivité aux populations indigènes, n’est pas représentative de l’ensemble. Au contraire, les auteurs ont fait ressortir l’incroyable capacité d’action et de projection de ces populations. Leurs analyses sont en général bien campées dans l’histoire des mouvements et c’est sans trop de complaisance qu’ils en ont montré les contradictions. Il reste encore plusieurs chapitres à écrire sur le transnationalisme, dont un en particulier qui relaterait le trans-nationalisme autochtone au féminin, mais déjà cet ouvrage ouvre de stimulantes perspectives.